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N° 1262

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ASSEMBLÉE NATIONALE

CONSTITUTION DU 4 OCTOBRE 1958

TREIZIÈME LÉGISLATURE

Enregistré à la Présidence de l'Assemblée nationale le 18 novembre 2008

RAPPORT D’INFORMATION

FAIT

en application de l’article 145 du Règlement

AU NOM DE LA MISSION D’INFORMATION (1)

SUR LES QUESTIONS MÉMORIELLES

Président - Rapporteur

M. Bernard ACCOYER,

Président de l’Assemblée nationale

(1) La composition de cette mission figure au verso de la présente page

La mission d’information sur les questions mémorielles, est composée de :

M. Bernard ACCOYER, président-rapporteur ; Mme Catherine COUTELLE, vice-présidente ; M. Guy GEOFFROY, vice-président ; M. Maxime GREMETZ, secrétaire ; M. Rudy SALLES, secrétaire ; M. Alfred ALMONT, M. Patrick BEAUDOUIN, Mme Martine BILLARD, M. Gérard CHARASSE, M. René COUANAU, Mme Pascale CROZON, M. Bernard DEROSIER, M. Jean-Louis DUMONT, M. Jean-Pierre DUPONT, M. Alain FERRY, Mme Marie-Louise FORT, M. Jean-Louis GAGNAIRE, M. Daniel GARRIGUE, M. Jean-Pierre GRAND, Mme Arlette GROSSKOST, Mme Françoise HOSTALIER, M. Michel HUNAULT, M. Michel ISSINDOU, M. Christian KERT, Mme Gabrielle LOUIS-CARABIN, M. Lionnel LUCA, Mme Jeanny MARC, M. Hervé MARITON, M. Alain NERI, Mme George PAU-LANGEVIN, M. Jean-Pierre SOISSON, Mme Christiane TAUBIRA, M. Christian VANNESTE

SOMMAIRE

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INTRODUCTION 9

PREMIÈRE PARTIE : LA FRANCE EN DÉBAT AVEC SON PASSÉ 11

I.- DES « LOIS MÉMORIELLES » RÉVÉLATRICES ET PROBLÉMATIQUES 11

A. L’APPARITION D’UNE NOUVELLE GÉNÉRATION DE « LOIS MÉMORIELLES » 11

1. Une intervention parlementaire ancienne et protéiforme 11

a) La Révolution : fêtes civiques et culte des grands hommes 11

b) Une mythologie républicaine célébrée de manière protéiforme 15

2. Les nouveaux termes du débat : la « querelle des lois mémorielles » 18

a) La loi « Gayssot » de juillet 1990 et la pénalisation du délit de négationnisme 19

b) Le tournant de 2005 et la mobilisation des historiens 21

B. QUE PENSER DE CES INITIATIVES LÉGISLATIVES ? 22

1. Une conséquence de la limitation des pouvoirs du Parlement 23

2. Des lois au contenu très divers mais dont la motivation commune est placée sous l’invocation du « devoir de mémoire » 25

3. Une dynamique de qualification de l’histoire pouvant présenter des risques juridiques et politiques 36

a) Un risque d’inconstitutionnalité 37

b) Un risque d’atteinte à la liberté d’opinion et d’expression 38

c) Un risque d’atteinte à la liberté des enseignants et des chercheurs 51

d) Un risque de remise en cause des fondements mêmes de la discipline historique 53

e) Un risque de fragilisation de la société française 54

f) Une source possible d’embarras diplomatique 55

C. LA DIMENSION EUROPÉENNE DU DÉBAT : LA PROPOSITION DE DÉCISION-CADRE D’AVRIL 2007 56

1. Un texte dont certaines dispositions suscitent une vive inquiétude chez les historiens et les juristes 57

2. Rappel du contenu juridique de la proposition de décision-cadre 58

II.- LES AMBIGUÎTÉS DU « DEVOIR DE MÉMOIRE » 60

A. L’HISTOIRE DE FRANCE ET LA MÉMOIRE NATIONALE : UN COUPLE SOUS TENSION 61

1. La méthode historique, garantie de rationalité et d’universalité 61

a) L’histoire contre la mémoire 62

b) L’histoire avec la mémoire 64

2. La tension médiatique 64

B. LE « DEVOIR DE MÉMOIRE » : UNE NOTION UTILE MAIS DONT LE MANIEMENT EST DÉLICAT 66

1. Une notion essentiellement positive 66

a) Une notion à visée morale 66

b) Une notion qui trouve son origine dans une demande et un contexte précis 68

c) Une notion qui a permis des avancées fondamentales en matière de justice pénale : la lutte contre l’oubli des crimes les plus graves perpétrés contre la communauté internationale 71

d) Une notion qui a conduit à l’adoption de dispositifs de « réparation de l’histoire » 75

2. Une notion qui peut être source de malentendus si elle ne vise que la reconnaissance des souffrances 78

a) Une notion problématique sur le plan intellectuel et moral 78

b) Une notion dont les effets politiques ne doivent pas être négligés 80

c) Une notion devenue un enjeu délicat des relations internationales 83

C. LA LEÇON DE SAGESSE DE PAUL RICOEUR : LE « TRAVAIL DE MÉMOIRE » EN PRÉALABLE AU « DEVOIR DE MÉMOIRE » 84

1. Le cheminement vers la « juste mémoire » 84

2. Des exemples d’application concrète du « travail de mémoire » 86

DEUXIÈME PARTIE : LES CLEFS D’UNE POLITIQUE RASSEMBLANT LA NATION AUTOUR D’UNE MÉMOIRE PARTAGÉE 91

I.- PRÉSERVER L’EXPRESSION DU PARLEMENT SUR LE PASSÉ TOUT EN PERMETTANT AUX HISTORIENS DE TRAVAILLER SEREINEMENT 92

A. SORTIR DE L’IMPASSE À LAQUELLE CONDUISENT LES « LOIS MÉMORIELLES » : LE PARLEMENT DOIT PRÉSERVER LA SPÉCIFITÉ DE LA LOI ET UTILISER DE NOUVEAUX MODES D’EXPRESSION SUR LE PASSÉ 92

1. Le souci d’apaisement et de réconciliation autour de notre passé conduit à ne pas remettre en cause les « lois mémorielles » existantes 93

2. Le Parlement doit désormais renoncer à la loi pour porter une appréciation sur l’histoire ou la qualifier 94

3. La révision constitutionnelle centrée sur la revalorisation du Parlement implique de respecter le caractère normatif de la loi 96

4. Le Parlement pourra recourir à la nouvelle faculté de voter des résolutions 99

5. Il convient d’évaluer l’exacte portée de la proposition de décision-cadre européenne d’avril 2007 101

B. CRÉER UN ENVIRONNEMENT FAVORABLE À LA RECHERCHE HISTORIQUE 105

1. Améliorer l’accès aux archives 105

2. Encourager la transmission de la connaissance historique 107

II.- DONNER UN NOUVEL ÉLAN À LA POLITIQUE DE COMMÉMORATIONS 108

A. DES COMMÉMORATIONS NOMBREUSES MAIS PARFOIS DÉLAISSÉES PAR NOS CONCITOYENS 108

1. L’ère de la commémoration « nationale et civique » : la Troisième République 109

2. Le temps de la commémoration atomisée et désenchantée 111

a) Les allers et retours du calendrier commémoratif depuis 1945 111

b) Des commémorations davantage tournées vers les victimes 116

B. QUELS AXES DE RENOUVEAU POUR LE PROCESSUS COMMÉMORATIF ? 121

1. La nécessité de conserver des repères mémoriels forts 121

2. Comment dynamiser la politique de transmission de la mémoire ? 123

a) Quel partage des rôles entre le Parlement et l’Exécutif ? 123

b) Des pistes d’évolution ont été proposées 126

c) L’importance du travail préparatoire pour mieux associer les jeunes générations aux commémorations et célébrations 129

d) Le rôle rassérénant des cérémonies privées 130

3. Souligner le rôle décisif des collectivités locales et des associations dans l’animation des commémorations et célébrations 130

4. Jouer la carte du « travail de mémoire » en s’appuyant sur des institutions et des lieux à vocation pédagogique 132

a) Le rôle irremplaçable de l’institution culturelle et éducative : les musées et mémoriaux 133

b) Un exemple d’évocation pédagogique utile : l’histoire de l’immigration 135

c) L’importance des « chemins de mémoire » 136

5. Veiller à célébrer les figures ou les œuvres culturelles 136

III.- RÉAFFIRMER LA CONTRIBUTION FONDAMENTALE DE L’ÉCOLE À LA CONSTRUCTION D’UNE CULTURE HISTORIQUE PARTAGÉE 138

A. QUELQUES REMARQUES LIMINAIRES SUR LES OBJECTIFS ASSIGNÉS À L’ENSEIGNEMENT DE L’HISTOIRE PAR LES POUVOIRS PUBLICS 138

B. UNE ÉCOLE « BOUSCULÉE » PAR LES REVENDICATIONS MÉMORIELLES 142

1. A l’origine : l’école perçue comme le vecteur privilégié de l’apprentissage du « roman national » 143

2. Aujourd’hui : l’école tiraillée entre sa mission traditionnelle d’enseignement de l’histoire et sa volonté de répondre aux attentes suscitées par le « devoir de mémoire » 145

a) L’histoire : une discipline reine confrontée aux sollicitations de la société 145

b) Le « devoir de mémoire » à l’école : un risque de dévoiement de l’institution? 149

3. Des enseignants à la peine pour faire cours sur les questions historiques dites « sensibles » 156

a) Un réel sentiment de désarroi face à une mission parfois vécue comme impossible 156

b) Des établissements où peut s’inviter une certaine « concurrence des mémoires » 157

c) Des élèves vivant sous le régime du « présentisme » et de l’actualité médiatique 158

C. PARVENIR À UN ÉQUILIBRE ENTRE « DEVOIR D’HISTOIRE » ET « DEVOIR DE MÉMOIRE » À L’ÉCOLE 159

1. Rappeler les deux impératifs que sont « comprendre » et « faire comprendre » 159

a) L’enseignement de l’histoire ne doit pas être d’abord un instrument de commémoration ou d’expression des souffrances 159

b) Il doit mettre l’accent sur le « devoir d’intelligence » 160

2. Soutenir les professeurs dans leur enseignement des questions historiques dites « sensibles » 166

3. Limiter l’intervention du Parlement en matière de programmes scolaires à sa stricte mission d’évaluation et de contrôle de l’action du Gouvernement 169

IV.- RÉFLÉCHIR AUX CONTOURS D’UNE « MÉMOIRE EUROPÉENNE » 173

A. L’ÉDUCATION HISTORIQUE 174

B. UNE POLITIQUE À L’ÉCHELLE DU CONTINENT 177

1. Conforter les échanges entre chercheurs européens 177

2. Repenser la Fête de l’Europe 178

3. Explorer une mémoire culturelle plutôt que strictement historique 179

LISTE DES RECOMMANDATIONS DE LA MISSION 181

CONTRIBUTIONS DES MEMBRES DE LA MISSION 185

TRAVAUX DE LA MISSION 197

ANNEXE 1 : LISTE DES PERSONNES AUDITIONNÉES 199

ANNEXE 2 : COMPTES RENDUS DES AUDITIONS ET DES TABLES RONDES 203

– Audition de M. Jean Favier, historien, président du Haut comité des célébrations nationales 203

– Audition de M. Pierre Nora, historien, membre de l’Académie française, éditeur, président de l’association Liberté pour l’Histoire 209

– Audition de M. Marc Ferro, historien, co-dirigeant de la revue Annales : histoire, sciences 218

– Audition de M. Serge Klarsfeld, écrivain, historien, président de l’Association des fils et filles de déportés juifs de France et vice-président de la Fondation pour la mémoire de la Shoah, et de son épouse, Béate Klarsfeld 225

– Audition de M. Denis Tillinac, écrivain et journaliste, président des Éditions La Table ronde 231

– Audition de M. Gérard Noiriel, historien, directeur d’étude à l’École des Hautes études en sciences sociales (EHESS), président du Comité de vigilance face aux usages publics de l’histoire 238

– Audition commune de M. François Dosse, historien, et de M. Thomas Ferenczi, journaliste, responsable du bureau de Bruxelles au journal Le Monde 246

– Audition de M.  Jean-Denis Bredin, avocat, membre de l’Académie française 254

– Audition de M. Paul Thibaud, philosophe, journaliste, président d’Amitié Judéo-chrétienne de France 260

– Audition de M. André Kaspi, professeur émérite à l’Université de Paris I, président de la commission sur l’avenir et la modernisation des commémorations publiques 269

– Audition de M. Bronislaw Geremek, historien, homme politique polonais, député européen 274

– Audition de M. Alain Finkielkraut, philosophe, écrivain 281

– Table ronde sur « Les questions mémorielles et la recherche historique » 287

– Table ronde sur « Les questions mémorielles et la liberté d’expression » 308

– Table ronde sur « L’école, lieu de transmission » 321

– Table ronde sur : « Une histoire, des mémoires » 347

– Table ronde sur « Processus commémoratif » 364

– Table ronde : « Le rôle du Parlement dans les questions mémorielles » 390

– Audition de M. Xavier Darcos, Ministre de l’Éducation 409

– Audition de M. Jean-Marie Bockel, Secrétaire d’État chargé de la Défense et des Anciens combattants auprès de la Ministre de la Défense 419

– Audition de M. Robert Badinter, sénateur, ancien garde des Sceaux, ancien président du Conseil constitutionnel 428

– Audition de M. Yves Jego, Secrétaire d’État chargé de l’Outre-mer auprès de la Ministre de l’Intérieur, de l’Outre-mer et des collectivités territoriales 437

ANNEXE 3: LE TRAITEMENT DES QUESTIONS MÉMORIELLES À L’ÉTRANGER 443

ANNEXE 4 : LES PÉTITIONS DES HISTORIENS ET DES JURISTES 473

ANNEXE 5 : REPÈRES HISTORIQUES QUE L'ÉLÈVE DOIT CONNAÎTRE À LA FIN DE LA SCOLARITÉ OBLIGATOIRE 479

« Il est bon qu'une nation soit assez forte de tradition et d'honneur pour trouver le courage de dénoncer ses propres erreurs. Mais elle ne doit pas oublier les raisons qu'elle peut avoir encore de s'estimer elle-même. »

Albert Camus,

Chroniques algériennes 1939- 1958.

INTRODUCTION

Transmettre : cette fonction sociale essentielle semble plus difficile à remplir qu’autrefois, dans un monde marqué par la valorisation de l’individu et la contemplation du présent. Pourtant qu’il s’agisse de biens matériels, d’institutions publiques, de valeurs, de souvenirs, la question de l’héritage se retrouve au centre des grands débats contemporains.

L’allongement de la durée de la vie, l’affirmation des libertés individuelles, l’encouragement très légitime à entreprendre et à innover ont estompé le sentiment de continuité, de solidarité avec les anciennes générations, au point que les historiens parlent couramment de « fracture temporelle », de « fracture historique », pour évoquer la coupure radicale qui s’est opérée entre les vivants et les morts.

Outre cette « déprise de l’au-delà » qui, selon l’historien Jean-Pierre Rioux, nous distingue profondément de nos ancêtres, le recul des humanités classiques traduit la tendance contemporaine à vouloir créer plutôt qu’hériter et transmettre. Les anciennes élites apprenaient le latin et le grec, dont le français ne leur semblait que le tardif aboutissement. Elles s’appropriaient l’histoire ancienne, y compris dans sa dimension mythologique, au point de juger volontiers les événements qu’elles vivaient à l’aune de réminiscences antiques : on disait à Robespierre qu’il y avait encore des Brutus, les républicains citaient en exemple Cincinnatus et dénonçaient le « césarisme » des Bonaparte. Les termes mêmes de « république », « consulat », « empire », jetaient des ponts entre anciens et modernes.

Notre société, au contraire, se vit au présent, tournée vers un futur proche que tous les efforts tendent à rendre meilleur. Le paradoxe, c’est que l’individu moderne n’en continue pas moins d’avoir l’obsession du passé : s’il a perdu le sentiment d’un continuum sur longue période, il recherche toutefois des racines et des raisons d’agir. C’est pourquoi son attention se concentre plutôt sur l’histoire récente, l’histoire contemporaine, dont il découvre la grande richesse et la complexité. Car les sources abondent : au contraire de l’histoire ancienne qui n’a laissé qu’une quantité limitée de vestiges et de documents, l’histoire contemporaine se caractérise par la profusion des traces. La démocratisation de l’écriture a eu pour effet de multiplier les récits et les points de vue. L’apparition de la photographie, puis des documents audiovisuels nous permet de voir et d’entendre les plus modestes acteurs du dernier siècle. Enfin, le témoignage des survivants offre un champ immense à l’investigation des historiens, mais aussi de tous ceux qui, écrivains, journalistes, pédagogues, folkloristes, généalogistes, se mettent en quête d’une mémoire particulière.

Cette mémoire des survivants peut constituer un facteur de communion au sein d’un groupe soudé par une expérience spécifique, mais le récit s’évanouirait avec l’extinction des narrateurs s’il n’y avait pas transmission aux nouvelles générations. Cette transmission peut demeurer mémorielle, au sein de groupes sociaux éventuellement renforcés par un réseau associatif. Elle peut passer par le truchement de l’historien, le souvenir devenant alors un objet d’étude qu’un travail méthodique d’analyse tâche de dépassionner. La transmission, enfin, peut être relayée par l’engagement de la puissance publique, décidant de commémorer, d’honorer, d’immortaliser un personnage ou un événement du passé.

Au fil des auditions de notre mission, il est apparu clairement que nul ne contestait la légitimité des pouvoirs publics à intervenir en matière mémorielle. Pour Pierre Nora, (1) « la gestion du registre symbolique revient au politique ». Des plaques de rue de nos communes aux plus notables cérémonies publiques, l’action des élus locaux et nationaux est ancienne et acceptée, au point que les sollicitations ne manquent pas, venant des groupes qui se sentent oubliés dans les hommages publics.

Ce sont bien plutôt les voies et moyens de l’initiative mémorielle qui sont en débat aujourd’hui. Qui doit décider de ce qu’il faut commémorer, de ce qu’il faudrait oublier ? Où commence et où s’arrête le « devoir de mémoire » ? Ces questions ont été posées explicitement lorsque le Président de la République a envisagé que chaque classe de CM2 assure le parrainage d’un enfant victime de la Shoah. Le débat a été amorcé dans la société, mais guère dans les assemblées parlementaires, ce qui posait une autre question essentielle : quelle est la place du Parlement et singulièrement de la loi dans le domaine de l’histoire et de la transmission de la mémoire ?

C’est pour répondre à l’ensemble de ces interrogations qu’il était utile que l’Assemblée nationale engage une réflexion globale sur les questions mémorielles en créant une mission d’information pluraliste. A partir des auditions et tables rondes organisées depuis avril 2008, le présent rapport s’efforce d’analyser les rapports parfois compliqués qu’entretient notre nation avec son passé, avant de dessiner les contours d’une politique susceptible de rassembler les Français autour d’une mémoire partagée.

Bernard Accoyer

Président-Rapporteur

PREMIÈRE PARTIE :
LA FRANCE EN DÉBAT AVEC SON PASSÉ

Le débat public, depuis quelques années, s’est focalisé sur les lois dites « mémorielles », un qualificatif surtout employé par leurs détracteurs. Mais ce débat traduit un malaise plus profond, qui tient à des tensions entre histoire et mémoire que la médiatisation du passé rend parfois douloureuses. C’est pourquoi l’action politique passe par une réflexion rigoureuse sur le sens et l’usage du « devoir » ou « travail » de mémoire.

I.- DES « LOIS MÉMORIELLES » RÉVÉLATRICES ET PROBLÉMATIQUES

Le concept de « loi mémorielle » est très récent, puisque l’expression n’apparaît qu’en 2005 pour désigner rétrospectivement un ensemble de textes dont le plus ancien ne remonte qu’à 1990. Mais les lois ainsi qualifiées s’inscrivent dans une longue tradition commémorative dont ils ont à la fois reçu et remis en question l’héritage.

A. L’APPARITION D’UNE NOUVELLE GÉNÉRATION DE « LOIS MÉMORIELLES »

Dès la Révolution, les élus de la nation investissent le champ de l’histoire et de la mémoire, jetant les bases du cérémonial républicain qui perdure jusqu’à nos jours.

1. Une intervention parlementaire ancienne et protéiforme

Dans le double souci d’affermir les institutions et de souder la nation, les assemblées révolutionnaires ont adopté des modes nouveaux de rapport à l’histoire – la fête civique, le culte des grands hommes – qui ont façonné durablement l’historiographie républicaine. Forts de ce précédent, les députés des Troisième et Quatrième Républiques se sont sentis légitimes à intervenir de manière protéiforme dans la célébration du passé, avant que la délimitation du domaine de la loi ne restreigne les possibilités offertes à leurs successeurs de la Cinquième République.

a) La Révolution : fêtes civiques et culte des grands hommes

La Révolution française, parce qu’elle constitue une rupture, ne puise pas ses exemples dans le passé de la France. Au plus célèbre-t-elle des figures d’hommes de lettres, comme ses précurseurs intellectuels Voltaire et Rousseau. C’est plutôt dans une Antiquité de convention qu’elle cherche ses thèmes, ses héros, son esthétique : la démocratie athénienne, le gouvernement austère et probe de Sparte, la République romaine inspirent les artistes et les orateurs, sans donner lieu pour autant à des commémorations à caractère historique ou mémoriel. C’est bien plutôt le style antique qui vient habiller, relever et magnifier la représentation d’événements récents, que le nouveau pouvoir souhaite mettre en valeur.

Conscients de vivre une époque historique, les hommes et les femmes de la Révolution ne commémorent pas le passé, mais leur présent : dans un exercice d’autocélébration qui ne sera pas sans connaître de multiples péripéties, ils jettent les bases du cérémonial républicain par une double invention : la fête civique et le culte laïque des grands hommes.

Toute l’histoire de la Révolution est rythmée par ces « journées » que les historiens présenteront comme festives : fêtes libératrices dans les récits favorables aux sans-culottes, bacchanales de la canaille dans les écrits contre-révolutionnaires. Dans les deux cas, le terme de « fête » est trompeur ou du moins métaphorique : totalement ou partiellement spontanées, imprévisibles, violentes, les « journées » révolutionnaires n’ont d’autre but que la prise du pouvoir.

C’est par contamination qu’elles ont été qualifiées de festives car, à côté de ces explosions politiques, pour les commémorer et aussi pour les conjurer, les pouvoirs publics organisent nombre de fêtes programmées et bien réglées. Désir d’affermir des institutions jeunes par une manifestation d’éclat, volonté de rassembler les citoyens dans la concorde d’une liesse, tentative de substituer une mythologie nationale aux figures révérées sous la royauté et la chrétienté : « la fête est alors l’indispensable complément du système de législation. Car le législateur fait des lois pour le peuple, mais c’est la fête qui fait le peuple pour les lois », résume Mona Ozouf dans La Fête révolutionnaire.

L’Ancien Régime aussi avait ses fêtes et ses célébrations : les festivités dynastiques célébraient le cycle des naissances, mariages, funérailles et sacres dans la famille régnante, les fêtes religieuses rythmaient l’année en faisant revivre la passion du Christ, les fêtes populaires ménageaient des moments de liberté ritualisée, par l’inversion des règles qui caractérise aussi bien le carnaval que la fête des fous.

Dans l’utopie de la fête civique se fondent les anciennes distinctions et divisions. Révolutionnaire, la fête l’est dans la mesure où elle prétend remplir à elle seule les trois fonctions des anciennes festivités : à la fois politique par son contenu, religieuse par son déroulement liturgique et populaire à travers son projet pédagogique. Au contraire du sujet, le citoyen ne peut plus simplement se réjouir d’une inversion temporaire et ludique de la société : il s’élève à mesure qu’il prend connaissance et conscience des efforts accomplis, avant lui et pour lui, par les défenseurs de la liberté. « C’est là que l’enfant viendra lire le nom et les hauts faits des héros ; c’est là que leur âme s’imprégnera de l’amour de la patrie et du goût des vertus », écrit en 1796 le député du Tarn François-Antoine Daubermesnil, dans son Rapport au nom de la commission chargée de présenter les moyens de vivifier l’esprit public.

C’est en ce sens que les fêtes civiques de la Révolution ont un caractère mémoriel : au temps linéaire et accéléré des événements réels, elles tentent de substituer un temps cyclique, et par là prévisible, au cours duquel le peuple recevra, par la célébration des hauts faits révolutionnaires, l’exemple de ses aînés, retrouvant « leur poussière et la trace de leurs vertus », selon les termes de notre Hymne.

La première, et sans doute la plus réussie des fêtes révolutionnaires, est celle de la Fédération, le 14 juillet 1790. Organisée à l’occasion du premier anniversaire de la prise de la Bastille, elle rassemble deux cent mille personnes au Champ-de-Mars, où est dressé l’autel de la patrie : Talleyrand célèbre la messe, assisté de trois cents prêtres revêtus d’aubes blanches et d’écharpes tricolores, en présence du Roi et du Président de l’Assemblée nationale assis côte à côte sur des sièges semblables et fleurdelysés. Le Roi, les députés, l’armée prêtent serment de fidélité à la Constitution, puis le peuple s’égaye dans les pavillons de danse.

Dès l’origine, la célébration du 14 juillet prend donc une double nature : commémoration d’un événement historique sans doute, mais plus encore manifestation d’unité nationale mêlant solennité publique et réjouissances populaires.

Dans le même esprit est célébrée, le 15 avril 1792, la fête de la Liberté, en l’honneur des quarante Suisses condamnés aux galères du régiment de Château-Vieux, qui s’étaient mutinés en 1790.

En 1793, la Convention décrète (2) la fête de la Fraternité, puis celle de l’Hospitalité en l’honneur des réfugiés de la révolution de Brabant. Le 14 juillet doit devenir la fête de la Régénération, donnant l’occasion de proclamer au monde l’unité et l’indivisibilité de la République. L’assassinat de Marat conduit à la reporter au 10 août, journée marquant la chute de la monarchie, « jour d’affranchissement » selon le décret.

Voulue par les hébertistes dans leur entreprise de déchristianisation, la fête de la Raison, le 10 novembre 1793, ne devrait pas avoir de caractère mémoriel : à Notre-Dame cependant, où la Raison est figurée par une actrice de l’Opéra drapée dans les couleurs nationales, on voit les images de Marat et de Le Peletier de Saint-Fargeau, martyrs républicains tombés sous les lames de la contre-révolution.

La fête des Victoires, le 30 décembre 1793, célèbre « la bravoure des quatorze armées de la République naissante ». Enfin, le 8 juin 1794, jour de la Pentecôte, la fête de l’Être suprême permet à Robespierre de rejeter publiquement l’athéisme.

Dans les fêtes votées par les conventionnels, la confusion de l’historique, de l’artistique et du politique est totale : le grand ordonnateur des fêtes civiques « dont le peuple était tout à la fois l’ornement et l’objet », le peintre David, est aussi député de Paris à la Convention. Secondé par les poètes Marie-Joseph Chénier et Lebrun, les musiciens Gossec, Lesueur et Cherubini, il met en scène une histoire imaginaire en fonction des besoins politiques du moment. Le Comité de Salut public transforme le Théâtre-français en « Théâtre du peuple ». L’ordonnance du 27 floréal appelle les poètes « à célébrer les principaux événements de la Révolution française, à composer des pièces dramatiques républicaines, à transmettre à la postérité les grandes époques de la régénération des Français, à donner à l’histoire le ferme caractère qui convient aux annales d’un grand peuple conquérant sa liberté, attaquée par tous les tyrans de l’Europe ».

À une époque où l’historien n’est encore que le parent pauvre de l’écrivain et du poète, la Révolution cherche des faiseurs d’épopée capables de soulever l’enthousiasme populaire, but qu’ont déjà atteint les grands chants de la Révolution – La Marseillaise, le Chant du départ, la Carmagnole. L’ironie de l’Histoire voudra que, des œuvres nées à l’ombre de la guillotine, la postérité retienne surtout les stances des victimes, comme André Chénier, ou les chants hostiles comme ceux d’Ange Pitou : plus personne ne lit le poète officiel Lebrun, que ses amis avaient pourtant surnommé « Lebrun-Pindare ».

Après la chute de Robespierre, la réaction thermidorienne ne renonce pas aux fêtes civiques, allant jusqu’à instituer une fête de la Liberté pour célébrer la chute de l’Incorruptible. Une loi complémentaire à la Constitution de l’an III décrète l’établissement de sept fêtes nationales destinées « à entretenir la fraternité entre les citoyens », à les « attacher à la patrie et aux lois ». La dernière fête civique de facture révolutionnaire est celle de la Paix générale, sous le Consulat, en 1802.

Goût de l’antique, besoin de sacralité, espérance de concorde par la pédagogie : les mobiles de la fête civique se retrouvent dans le culte des grands hommes qu’invente aussi la Révolution française à la mort de Mirabeau.

L’Assemblée nationale constituante, par son décret du 4 avril 1791, transforme alors l’église Sainte-Geneviève en « temple de la patrie », sous le nom de « Panthéon français ». Il s’agit certes d’inhumer dignement un des pères de la Révolution, mais plus encore de célébrer les vertus civiques par la force de l’exemple. Après Mirabeau, c’est Voltaire qui entre au Panthéon ; Rousseau ne le rejoindra qu’en 1794.

Le 10 février 1792, après avoir proposé le transfert au Panthéon de Montesquieu – initiative demeurée sans suites –, le marquis de Pastoret, président de l’Assemblée nationale législative, fait adopter l’inscription au fronton de la phrase devenue célèbre : « Aux grands hommes, la patrie reconnaissante. ». Remanié par Quatremère de Quincy, le monument devient une nécropole qui accueille non seulement les corps des martyrs (Le Peletier de Saint-Fargeau, Marat), mais le souvenir des combattants dont la dépouille est perdue, comme les marins héroïques du Vengeur du peuple. La notion de « grand homme » se révèle assez large, puisqu’aux hommes d’État et aux écrivains s’ajoutent des soldats héroïques et même un enfant, Bara.

Les révolutionnaires, toutefois, font l’expérience de l’inconstance mémorielle. Le 21 septembre 1794, Mirabeau, considéré par les jacobins comme corrompu, fait place à Marat, dont les cendres sont à leur tour expulsées dès le 14 février 1795. De même, Le Peletier de Saint-Fargeau ne reste que deux ans au Panthéon. Le député Mattieu fixe alors une règle prudente, qui ne sera pas toujours respectée : "Les honneurs du Panthéon ne pourront être décernés à aucun citoyen (...) que dix ans après sa mort."

Le culte des grands hommes ne se manifeste pas seulement au Panthéon : outre les odes, tableaux et bustes qu’ils inspirent, leur souvenir est honoré jusque dans l’enceinte législative où les représentants du peuple votent aussi bien des hommages déclaratifs que des mesures réparatrices. Ainsi, la fille de Le Peletier de Saint-Fargeau est adoptée par les Conventionnels et la veuve de Jean-Jacques Rousseau se voit octroyer une pension de l’État après avoir remis à la Convention les manuscrits en sa possession.

Plus généralement, le culte des grands hommes permet de donner des visages, des incarnations, aux grandes abstractions du discours républicain : il donnera lieu à une imagerie abondante qui se retrouvera durablement dans l’imaginaire national et dans les écoles.

b) Une mythologie républicaine célébrée de manière protéiforme

Sous l’Empire, les festivités se font plus militaires. Aux chars symboliques des défilés révolutionnaires succèdent les feux d’artifice qui fascinent le peuple, sans autre allégorie que l’éclat du régime. Le Panthéon n’est plus qu’une nécropole de hauts fonctionnaires ; il est rendu au culte catholique sous la Restauration puis, après la parenthèse de la Deuxième République, redevient une église sous le Second Empire. Dans l’opposition, les républicains se donnent une mythologie héroïque et mobilisatrice qui triomphera après leur arrivée au pouvoir.

Née par étapes, entre le 4 septembre 1870, le vote des lois constitutionnelles de 1875 et l’élection d’un authentique républicain à sa présidence en 1879, la Troisième République ne célébrera pas son propre avènement, mais celui de la Révolution. Le gouvernement d’Ordre moral ayant échoué à créer une « fête de la France » non commémorative le 30 juin 1878, les républicains reprennent la date du 14 juillet qui, par la loi, est instituée fête nationale en 1880, sans que le texte n’indique d’ailleurs explicitement si l’événement commémoré est la prise de la Bastille ou la fête de la Fédération. Neuf ans plus tard, le premier centenaire de la Révolution est célébré avec faste.

Les députés républicains se considèrent comme les continuateurs des Constituants, des Législateurs et des Conventionnels, opinion qu’exprime nettement Georges Clemenceau à la tribune de la Chambre des députés, le 29 janvier 1891, quand la pièce de Victorien Sardou, Thermidor, soulève une polémique : « C’est que cette admirable Révolution par qui nous sommes n’est pas encore finie, c’est qu’elle dure encore, c’est que nous en sommes encore les acteurs, c’est que ce sont toujours les mêmes hommes qui se trouvent aux prises avec les mêmes ennemis. Oui, ce que nos aïeux ont voulu, nous le voulons encore. »

Toutefois, la célébration de la Révolution française n’est pas exclusive d’autres hommages ; à l’imitation de leurs grands ancêtres justement, les parlementaires s’estiment fondés à marquer, par la loi, leur volonté d’honorer les grands hommes de leur temps. Rien ne borne alors le domaine d’intervention de la loi, celle-ci comprise comme l’expression de la volonté générale. Dès lors, le Parlement intervient de manière protéiforme, à travers les hommages aux morts, les hommages aux vivants, les mesures réparatrices et commémoratives.

La loi sert ainsi à fixer la participation de l’État, y compris financière, à certaines funérailles particulièrement symboliques : outre la loi du 6 juin 1871 sur les funérailles de Mgr Darboy et des otages de la Commune, on citera la loi du 11 décembre 1882 sur les funérailles de Louis Blanc, la loi du 8 avril 1883 sur celles de Léon Gambetta, la loi du 29 juin 1894 prévoyant des funérailles nationales après l’assassinat du président Sadi-Carnot ou la loi du 21 février 1899 accordant des funérailles nationales au président Félix Faure. Cet usage se perpétue jusqu’à la fin de la Quatrième République avec la loi du 28 mars 1957 prévoyant des obsèques nationales après la mort d’Édouard Herriot.

Autre forme d’hommage aux défunts, le transfert au Panthéon résulte aussi d’un vote au Parlement. La loi du 19 juillet 1881 ayant réaffecté le monument au culte des vertus civiques par l’inhumation des grands hommes, dans la plus pure tradition révolutionnaire, députés et sénateurs votent presque à l’unanimité le transfert de Victor Hugo en 1885. Moins consensuel, celui d’Émile Zola fait l’objet d’une proposition de loi adoptée après la réhabilitation d’Alfred Dreyfus, en 1906, puis d’un projet de loi portant ouverture d’un crédit extraordinaire pour l’organisation de la cérémonie, en 1908. Les parlementaires votent encore le transfert au Panthéon des époux Berthelot en 1907, de Gambetta en 1920 et de Jean Jaurès en 1924. Sous la Quatrième République, sont votés par trois lois de 1948 les transferts de Félix Eboué, de Victor Schœlcher, de Jean Perrin et de Paul Langevin, puis celui de Louis Braille en 1952.

S’agissant des combattants tombés au champ d’honneur, la Première Guerre mondiale ouvre le cycle des lois du souvenir, avec la loi du 2 juillet 1915 instituant la mention « Mort pour la France », les lois du 1er et du 19 octobre 1915 relatives à « la commémoration et à la glorification des Morts pour la France au cours de la Grande Guerre » ou encore la loi du 8 novembre 1920 relative à l’inhumation d’un soldat inconnu sous l’Arc de Triomphe.

La loi rend aussi des hommages aux vivants quand elle déclare, le 23 mai 1871, que les armées et le chef du pouvoir exécutif ont « bien mérité de la patrie », formule que la Chambre des députés retrouvera pour Georges Clemenceau dans la loi du 19 novembre 1918 et pour honorer le président américain Wilson dans la loi du 2 décembre 1918.

L’hommage peut n’être pas seulement déclaratif, quand la loi alloue au grand homme une récompense pour services rendus, comme la loi du 3 août 1875 accordant une pension à Louis Pasteur.

En ouvrant des crédits, la loi peut même être réparatrice et manifester la volonté d’effacer au moins les conséquences d’un épisode historique honni : tel est l’objet de la loi du 30 mai 1873 sur la reconstruction de la colonne Vendôme, de la loi du 26 mai 1876 prévoyant la reconstruction de la maison d’Adolphe Thiers, détruite par les communards, ou de la loi du 30 juillet 1881, dite « loi de réparation nationale », pour les victimes du coup d’État du 2 décembre 1851.

C’est encore à la loi que nous devons la construction de plusieurs monuments expiatoires ou commémoratifs, dont le moindre n’est pas la basilique du Sacré-Cœur de Montmartre, érigée pour expier « les crimes de la Commune » en application de la loi du 24 juillet 1873. Sous la Quatrième République, la loi du 10 août 1950 est à l’origine du monument de Chasseneuil à la mémoire des héros de la Résistance, de même que la loi du 28 février 1951 prévoit un monument des Bretons des Forces Françaises Libres à Camaret.

La loi, enfin, peut être strictement commémorative en instituant des médailles ou en prévoyant des contingents supplémentaires dans l’ordre de la Légion d’honneur à l’occasion de certains anniversaires.

A l’exemple de la loi du 6 juillet 1880 instituant la fête nationale du 14 juillet, d’autres célébrations ont été fixées par voie législative. Ainsi, c’est par la loi que la commémoration de l’armistice du 11 novembre 1918 a été imposée par le Parlement au Gouvernement, en trois étapes : la loi du 1er septembre 1920 reportant à cette date la commémoration du cinquantenaire de la République – au lieu du 4 septembre –, la loi du 10 novembre 1921 instituant une commémoration annuelle et enfin la loi du 24 octobre 1922 relative à l’inscription du 11 novembre dans le calendrier des fêtes nationales.

La fixation des jours de fête, et singulièrement des jours fériés, revêt une importance d’autant plus grande pour le législateur de la Troisième République qu’en plus de ses aspects historiques, le débat peut comporter une dimension religieuse. Pendant les discussions sur la séparation des Églises et de l’État, en 1905, plusieurs amendements – repoussés, mais examinés – ont invité le législateur à fixer des « jours fériés laïques », soit en les instituant, soit en changeant la dénomination des jours hérités de la tradition chrétienne. Le Sénat, en 1894, avait déjà tenté de « républicaniser » la figure de Jeanne d’Arc en votant une proposition de loi tendant à doubler le 14 juillet, reconsidéré comme « fête de la Liberté », d’une « fête de la Patrie » dédiée non à la sainte, mais à la patriote issue du peuple. Reprise au lendemain de la Première Guerre mondiale par l’écrivain nationaliste et député Maurice Barrès, l’idée fait l’objet d’une loi promulguée le 10 juillet 1920.

C’est dans cette lignée que les parlementaires de la Quatrième République ont inscrit le 8 mai comme fête nationale fériée le 20 mars 1953. De même, la Journée nationale du souvenir des victimes et des héros de la déportation est créée par la loi du 14 avril 1954.

Au total, ces multiples usages mémoriels de la loi par les régimes d’assemblée des Troisième et Quatrième Républiques sont toutefois contrebalancés par un recours régulier à des lois d’amnistie qui, en effaçant des crimes et délits à caractère politique, visent à garantir aussi par l’oubli une forme d’unité nationale : la loi du 11 juillet 1880 portant amnistie des communards, d’ailleurs promulguée trois jours avant la fête nationale, mais aussi la loi du 30 décembre 1903 amnistiant les délits de grève, la loi du 19 avril 1946 amnistiant les condamnés indochinois ou plusieurs lois de 1949 à 1953 amnistiant certains faits de collaboration.

2. Les nouveaux termes du débat : la « querelle des lois mémorielles »

Sous la Cinquième République, les assemblées parlementaires perdent une grande partie de leurs pouvoirs mémoriels, comme l’organisation des obsèques et funérailles nationales ou les transferts au Panthéon, qu’une stricte délimitation du domaine de la loi fait entrer dans le domaine réglementaire. Elles perdent aussi, pour un demi-siècle, le pouvoir de voter des résolutions, pouvoir dont elles avaient précédemment usé en matière d’hommage et de commémoration.

A partir de 1958, la politique de mémoire devient donc l’affaire de l’Exécutif. Dès le 11 avril 1959, c’est un décret qui revient sur le statut de jour férié du 8 mai, en fixant les commémorations au deuxième dimanche du mois de mai (3). De même, c’est par un simple décret du 18 décembre 1964 qu’est décidé le transfert au Panthéon de Jean Moulin, voulu par le Président de la République et organisé par le ministre de la culture. En donnant l’impulsion, en assistant ou non aux cérémonies, le chef de l’État est en position d’orchestrer personnellement les hommages publics, dans une visée politique.

Dépossédés d’une grande partie de leurs pouvoirs dans la commémoration du passé, les parlementaires défendent les intérêts présents et futurs des anciens combattants ainsi que des victimes, en bataillant pour maintenir la retraite du combattant et surtout en votant la loi du 26 décembre 1964 prévoyant l’imprescriptibilité des crimes contre l’humanité. Dans ce domaine, leur souci n’est pas encore le « devoir de mémoire », notion qui apparaîtra dans les années 1980, mais le « devoir de vigilance » entendu sur le registre du « plus jamais ça ». Ce souci est ravivé par plusieurs procès d’auteurs niant la réalité de la solution finale : des condamnations sont prononcées sur le seul fondement de la législation pénalisant le racisme et l’antisémitisme, mais une jurisprudence ancienne sur la neutralité du juge en matière historique rend les poursuites malaisées.

a) La loi « Gayssot » de juillet 1990 et la pénalisation du délit de négationnisme

Pour combattre plus efficacement le négationnisme, la création d’un « délit de négation des crimes contre l’humanité » est envisagée par le ministre de l’Intérieur, Charles Pasqua, dès 1987. Par ailleurs, une proposition de loi de M. Georges Sarre, déposée le 2 avril 1988, vise « ceux qui portent atteinte à la mémoire ou à l’honneur des victimes de l’holocauste nazi en tentant de le nier ou d’en minimiser la portée ». Rappelons en outre que les personnes condamnées comme révisionnistes ont été exclues du bénéfice de l’amnistie dans la loi du 20 juillet 1988.

C’est dans ce contexte qu’est déposée la proposition de loi de M. Jean-Claude Gayssot, qui deviendra la loi du 13 juillet 1990. A l’origine, nul ne qualifie ce texte de « mémoriel » puisqu’il a pour objet de réprimer pénalement une forme particulière d’antisémitisme. « Le racisme n’est pas une opinion, c’est un délit », explique M. Jean-Claude Gayssot à ses collègues de 1990, jugement formulé par lui dans les mêmes termes devant les membres de notre mission (4). Comme la loi du 1er juillet 1972 qu’il a l’ambition de compléter, le texte obéit avant tout au devoir de vigilance. Mais à la différence de la législation antérieure, qui condamnait universellement et abstraitement toute forme de racisme et d’antisémitisme, il fait référence à un épisode historique particulier dont la contestation outrage la mémoire d’une communauté.

Combattue par l’extrême droite, cette loi est aussi critiquée par deux historiens renommés pour leur sérieux et leur humanisme : Pierre Vidal-Naquet, au nom du libre examen et de la liberté d’expression, mais aussi Madeleine Rebérioux, qui pose explicitement le parallèle avec la tentation soviétique de contrôler l’histoire. « La loi impose des interdits, elle édite des prescriptions, elle peut définir des libertés. Elle est de l’ordre du normatif. Elle ne saurait dire le vrai. Non seulement rien n’est plus difficile à constituer en délit qu’un mensonge historique, mais le concept même de vérité historique récuse l’autorité étatique. L’expérience de l’Union soviétique devrait suffire en ce domaine. Ce n’est pas pour rien que l’école publique française a toujours garanti aux enseignants le libre choix des manuels d’histoire », écrit-elle dans la revue L’Histoire de novembre 1990.

Réfutant les interrogations d’Hannah Arendt sur la validité des sciences sociales appliquées à l’univers concentrationnaire, ainsi que la phrase d’Elie Wiesel selon laquelle « l’holocauste transcende l’histoire », elle réaffirme la vocation de l’historien à se pencher sur la question : « Les génocides peuvent et doivent être ‘‘pensés’’, comparés et, dans la mesure du possible, expliqués. Les mots doivent être pesés, les erreurs de mémoire rectifiées. Expliquer le crime, lui donner sa dimension historique, comparer le génocide nazi à d’autres crimes contre l’humanité, c’est le combattre. »

Dans un article plus tardif, paru dans Le Monde le 21 mai 1996 après la mise en cause de M. Roger Garaudy, l’ancienne présidente de la Ligue des droits de l’Homme juge la loi du 13 juillet 1990 « hautement critiquable » pour trois raisons.

La première, la plus attendue, vise à défendre l’autonomie de la discipline historique, contre un texte législatif accusé d’empiéter sur le domaine de la connaissance scientifique : « Il confie à la loi ce qui est de l’ordre du normatif et au juge chargé de son application la charge de dire la vérité en histoire, alors que la vérité historique récuse toute autorité officielle. L’URSS a payé assez cher son comportement en ce domaine pour que la République française ne marche pas sur ses traces. »

La deuxième raison, sur le thème juridique du « précédent », est formulée en ces termes : « Il entraîne quasi inéluctablement son extension un jour à d’autres domaines qu’au génocide des juifs : autres génocides et autres atteintes à ce qui sera baptisé ‘‘vérité historique’’. »

La troisième raison enfin, d’ordre politique, l’amène à s’interroger sur les effets réels d’un texte répressif : « Il permet aux négationnistes de se présenter comme des martyrs, ou tout au moins comme des persécutés. Déjà, Garaudy publie une nouvelle édition de son livre en ‘‘samizdat’’. » Dans cette perspective, la loi ne ferait que conforter la théorie du complot : « Imagine-t-on le doute rampant qui va s’emparer d’esprits hésitants ? ‘‘On nous cache quelque chose, on ne nous dit pas tout, le débat est interdit…’’ Imagine-t-on les réactions de tels adolescents à qui les enseignants tentent d’inculquer un peu d’esprit critique ? Imagine-t-on le parti que peuvent en tirer les antisémites larvés, qui n’ont pas disparu ? » C’est pourquoi Madeleine Rebérioux préfère que l’antisémitisme et la xénophobie soient poursuivis en tant que tels, sur le fondement de la loi du 1er juillet 1972 relative à la lutte contre le racisme : pour elle, « en matière de recherche, répression égale régression ».

Ces avertissements, toutefois, ne sont guère entendus à l’époque, y compris chez les historiens qui ne se mobilisent pas. D’autres textes relatifs à des événements du passé sont donc adoptés, en particulier la loi du 29 janvier 2001 relative à la reconnaissance du génocide arménien de 1915 et la loi du 21 mai 2001 tendant à la reconnaissance de la traite et de l’esclavage en tant que crime contre l’humanité. C’est seulement en 2005 que le débat prend la dimension d’une polémique nationale, à propos de textes déjà votés.

b) Le tournant de 2005 et la mobilisation des historiens

Le 23 février 2005 est promulguée la loi « portant reconnaissance de la Nation et contribution nationale en faveur des Français rapatriés », dont le deuxième alinéa de l’article 4, adopté par voie d’amendement, est ainsi rédigé : « Les programmes scolaires reconnaissent en particulier le rôle positif de la présence française outre-mer, notamment en Afrique du Nord, et accordent à l’histoire et aux sacrifices des combattants de l’armée française issus de ces territoires la place éminente à laquelle ils ont droit. »

Le 25 mars 2005, Le Monde publie une pétition d’historiens intitulée « Colonisation : non à l’enseignement d’une histoire officielle. » Ses auteurs réclament l’abrogation de la nouvelle loi.

Le 10 juin 2005, le Sénat accorde son prix d’histoire au livre Les Traites négrières de l’historien Olivier Pétré-Grenouilleau : suite à une interview dans la presse, celui-ci fait l’objet d’une plainte d’un collectif d’Antillais, de Guyanais et de Réunionnais.

C’est dans ce contexte que Libération publie, le 13 décembre 2005, la pétition « Liberté pour l’histoire » signée par dix-neuf historiens de grand renom, qui se constituent en association sous la présidence de René Rémond. « Émus par les interventions politiques de plus en plus fréquentes dans l’appréciation des événements du passé et par les procédures judiciaires touchant des historiens et des penseurs », les signataires entendent rappeler que l’histoire n’est pas une religion, ni la morale, ni « l’esclave de l’actualité », ni la mémoire, ni un objet juridique. « Dans un État libre », concluent-ils, « il n’appartient ni au Parlement ni à l’autorité judiciaire de définir la vérité historique. La politique de l’État, même animée des meilleures intentions, n’est pas la politique de l’histoire. ». Au nom de ces principes, les signataires de la pétition réclament l’abrogation des lois du 13 juillet 1990, du 29 janvier 2001, du 21 mai 2001 et du 23 février 2005, qu’ils jugent « indignes d’un régime démocratique ».

S’exprimant en 2006 dans la revue Études, René Rémond estime que la liste de ces « lois mémorielles montre bien quelles ont été les considérations à l’origine de leur adoption : des considérations essentiellement électorales, qui ne sont assurément pas méprisables, mais qui relèvent plus de l’émotion que de la raison, qui n’ont aucune légitimité scientifique et qui confondent la mémoire avec l’histoire. Elles procèdent toutes de la même aspiration de communautés particulières, religieuses ou ethniques, à faire prendre en considération par la communauté nationale leur mémoire particulière par l’intermédiaire de l’histoire, qui est prise en otage. C’est contre cette instrumentalisation qui entraîne une fragmentation de la mémoire collective que les historiens ont pris position. »

C’est à l’occasion de cette polémique que le concept de « loi mémorielle » se généralise, sans qu’il soit donné de définition autre que descriptive à cet ensemble pour le moins hétéroclite. Comment caractériser ces « lois mémorielles » que Mme Françoise Chandernagor propose quant à elle d’appeler « lois historiennes » et M. Robert Badinter « lois compassionnelles » (5) ? Ces textes ont certes en commun de se référer à un événement du passé, non pour punir rétroactivement ses auteurs, mais pour établir entre le passé et le présent un lien de « reconnaissance », dans toutes les significations de ce mot : le constat d’une réalité, l’expression d’une gratitude ou au contraire la contraction d’une dette. Pour le reste, les rédactions diffèrent profondément, comme on le verra plus loin.

La diversité des « lois mémorielles » se reflète aussi dans les clivages entre historiens : pour vive qu’elle ait pu être, leur réaction n’en demeure pas moins tardive et surtout contrastée. Témoignant des divisions existant au sein de la communauté des historiens, le manifeste de « Liberté pour l’histoire » est critiqué dès le 20 décembre 2005 dans une tribune signée de trente-deux intellectuels et significativement intitulée « Ne confondons pas tout ». Alors que la loi «Gayssot» est considérée comme la « mère de toutes les autres lois mémorielles » par Pierre Nora, qui a succédé à René Rémond comme président de l’association Liberté pour l’Histoire, le Comité de vigilance sur les usages publics de l’histoire, lui, ne réclame pas son abrogation.

Le deuxième alinéa de l’article 4 de la loi du 23 février 2005 est finalement abrogé par décret le 15 février 2006, après avoir été déclassé le 31 mai par le Conseil constitutionnel. Mais la décision du Conseil se borne, en l’espèce, à constater que le contenu des manuels scolaires ne relève pas du domaine législatif.

Il reste à analyser plus dans le détail les motivations, le contenu et la portée des lois mémorielles.

B. QUE PENSER DE CES INITIATIVES LÉGISLATIVES ?

Les développements qui suivent concernent les « lois mémorielles » adoptées depuis 1990 par lesquelles le Parlement a porté, d’une manière ou d’une autre, une appréciation sur des périodes ou des acteurs de l’histoire.

Ces lois présentent les trois caractéristiques suivantes : elles sont une conséquence de la limitation des pouvoirs du Parlement établie par la Constitution du 5 octobre 1958 ; elles ne peuvent être confondues les unes avec les autres, car elles ont un objet différent, mais elles sont proches par leur source d’inspiration ; enfin, bien que motivées par d’excellentes intentions, ces lois peuvent présenter des risques juridiques, voire politiques.

1. Une conséquence de la limitation des pouvoirs du Parlement

La multiplication des lois mémorielles depuis 1990, date d’adoption de la loi « Gayssot », est sans doute d’abord une conséquence de la limitation des pouvoirs du Parlement par le Constituant de 1958.

Jusqu’au vote de la révision constitutionnelle de juillet 2008 (6), et depuis les deux décisions du Conseil constitutionnel de juin 1959 rendues sur les projets de Règlement de l’Assemblée nationale et du Sénat (7), le Parlement était privé de la faculté d’adopter des déclarations sur les sujets jugés importants par le biais de résolutions. Cette restriction, qui ne figurait pas dans le texte initial de la Constitution de 1958, a été apportée par le juge constitutionnel pour éviter le retour du vote de résolutions aboutissant à mettre en jeu la responsabilité du Gouvernement, une pratique des Républiques antérieures qui avait contribué à leur instabilité politique. Avant le vote de la révision constitutionnelle de juillet 2008, seules deux catégories de résolutions pouvaient être adoptées par les assemblées : d’une part les mesures et décisions d’ordre intérieur ayant trait à l’organisation de leur fonctionnement – résolutions modifiant leur Règlement ou créant une commission d’enquête –, et les résolutions portant sur des textes européens transmis au Parlement en application de l’article 88-4 de la Constitution.

La pratique des résolutions parlementaires sous la IV° République

Sous Troisième et la Quatrième Républiques, chacune des assemblées parlementaires pouvait voter des résolutions dont l’objet ne se limitait pas à des mesures d’ordre interne ou à la mise en œuvre de procédures explicitement prévues par la Constitution.

Les résolutions pouvaient alors tendre à :

– inviter le Gouvernement à prendre l’initiative d'un texte législatif,

– lui demander d’appliquer d’une certaine manière les dispositions des lois existantes,

– exprimer le point de vue de l’assemblée sur une question relevant de l’action gouvernementale,

– manifester une attitude devant un événement (sympathie à l’égard des victimes d’une catastrophe, par exemple).

De fait, un grand nombre de résolutions adoptées par l’Assemblée nationale sous la Quatrième République constituaient une immixtion dans des domaines qui, même alors, relevaient strictement des attributions de l’Exécutif. Ainsi en était-il, en matière de relations internationales, des

résolutions demandant au Gouvernement de prendre en considération des propositions de trêve dans les combats d’Indochine (3 juin 1949), de prendre toutes initiatives susceptibles d’accroître l’autorité politique du

Conseil de l’Europe (14 novembre 1950) ou de faire une déclaration interprétative d’une convention internationale (2 décembre 1953). Les résolutions intervenaient en outre très souvent dans le processus d’exécution des lois et dans le fonctionnement de l’administration. Des résolutions ont notamment demandé une modification des modalités d’application d’un décret (27 mars 1947), la non application de la pénalité de 10 % aux contribuables justifiant de l’insuffisance de leurs ressources de trésorerie (21 décembre 1951) ou l’abrogation d’un décret établissant les conditions de location dans les HLM (10 juin 1954). La procédure des résolutions pouvait par ailleurs être utilisée pour inciter le Gouvernement à ne pas appliquer la loi ou les règlements. Ainsi, une résolution du 17 mai 1950 invite le Gouvernement à n’appliquer aucune sanction à des fonctionnaires ayant fait grève et à n’opérer aucune retenue sur leur traitement. La résolution pouvait aussi constituer une forme de pression sur la justice. Par exemple, une résolution du 22 juillet 1954 qualifie d’« arbitraires » des licenciements et demande la réintégration des salariés concernés avant que les tribunaux aient pu se prononcer.

Source: étude du service des archives de l’Assemblée nationale

Si la décision du Conseil constitutionnel a permis d’éviter le vote de résolutions susceptibles de remettre en cause l’équilibre institutionnel souhaité par le Constituant de 1958, elle a aussi singulièrement corseté la fonction « tribunicienne » des assemblées, pourtant essentielle en démocratie : en effet, une assemblée politique dont les élus représentent le peuple et détiennent une part de la souveraineté nationale doit pouvoir s’exprimer, y compris en adoptant des déclarations sur les questions qui lui semblent relever de l’intérêt général.

La pratique du vote des résolutions – définies strictement comme l’adoption d’un vœu ou l’expression d’une opinion n’ayant aucune portée contraignante à l’égard du Gouvernement – est d’ailleurs partagée par de nombreux parlements. Certains exemples montrent ainsi que les textes adoptés, même purement déclaratoires, peuvent revêtir un poids politique certain du fait de leur objet ou du contexte de leur adoption.

Exemples de résolutions adoptées par des parlements sur le massacre des Arméniens de 1915

On citera ici l’exemple de la résolution adoptée par le Bundestag en juin 2005 « déplorant les actes du Gouvernement Jeune Turc de l’empire ottoman qui ont conduit à l’anéantissement quasi-total des Arméniens en Anatolie ». Ce texte, regrette « le rôle peu glorieux du Reich allemand qui, face aux informations multiples sur l’expulsion et l’élimination organisée des Arméniens, n’a rien entrepris pour mettre un terme aux atrocités ». Il invite les länder à « contribuer par leur politique éducative à ce que la recherche sur l’expulsion et l’anéantissement des Arméniens – partie de l’étude de l’histoire des conflits ethniques du XXe siècle – se poursuive aussi en Allemagne ».

Auparavant, le Parlement européen avait adopté, le 15 novembre 2000, sur le même sujet, une résolution dont le paragraphe 10 invitait «  le Gouvernement turc et la Grande Assemblée nationale turque à accroître leur soutien à la minorité arménienne – qui représente une part importante de la société turque – notamment par la reconnaissance publique du génocide que cette minorité avait subi avant l’établissement d’un État moderne en Turquie ».

Privé d’un instrument d’expression démocratique, le Parlement français a, en quelque sorte, compensé cette restriction par le vote de lois à portée plus symbolique que normative. Telle est la conclusion du Comité de réflexion et de propositions sur la modernisation et le rééquilibrage des institutions de la Cinquième République présidé par M. Édouard Balladur : « l’interdiction faite aux parlementaires d’exprimer par la voie des résolutions des prises de position politiques a été détournée, puisque c’est dans le corps même de la loi qu’elles trouvent trop souvent place, au détriment du caractère normatif et de la qualité de la loi. Les lois dites « mémorielles », dont la prolifération est par elle-même le signe d’un malaise, traduisent cette dérive. » (8).

On peut citer à titre d’exemple la loi du 29 janvier 2001 relative à la reconnaissance du génocide arménien, par laquelle en une seule phrase « La France reconnaît publiquement le génocide arménien ». Ainsi que l’a souligné l’historien Pierre Nora devant la mission : « C’est une résolution, pas une loi » (9).

La gestion du symbolique appartenant naturellement aux élus, il semble que le Parlement ait souhaité, avec les lois mémorielles, prendre pied sur un terrain qui à l’heure actuelle est davantage occupé par le Président de la République ou le Premier ministre, lesquels, à l’occasion de discours ou de cérémonies commémoratives, fixent les grandes lignes du devoir de mémoire de la nation à l’égard des victimes de l’histoire. On peut comprendre que le Parlement ait également souhaité jouer un rôle de premier plan dans la reconnaissance des souffrances liées à au passé. Mais cette volonté tout à fait légitime l’a conduit dans une voie problématique.

2. Des lois au contenu très divers mais dont la motivation commune est placée sous l’invocation du « devoir de mémoire »

L’habitude a été prise depuis l’appel de l’association Liberté pour l’histoire de décembre 2005, de faire référence, lorsque les lois « mémorielles » sont évoquées, à quatre lois précises : celle du 13 juillet 1990 tendant à réprimer tout acte raciste, antisémite ou xénophobe, celle du 29 janvier 2001 relative à la reconnaissance du génocide arménien, celle du 21 mai 2001 tendant à la reconnaissance de la traite et de l’esclavage en tant que crime contre l’humanité et celle du 23 février 2005 portant reconnaissance de la nation et contribution nationale en faveur des Français rapatriés.

En fait, les lois qui au cours des dernières années ont porté, d’une manière ou d’une autre, une appréciation sur des périodes ou des acteurs de l’histoire, sont au nombre de sept. Leur contenu est très divers, même si l’on peut estimer que leur source d’inspiration est commune.

Ø La loi n° 90-615 du 13 juillet 1990 tendant à réprimer tout acte raciste, antisémite ou xénophobe (loi « Gayssot ») : l’histoire et la mémoire de la Shoah pénalement protégées au nom de la lutte contre le racisme et l’antisémitisme.

Ce texte résulte d’une proposition de loi – dont le premier signataire était M. Jean-Claude Gayssot – venue en discussion après l’émotion suscitée par la profanation du cimetière juif de Carpentras, le 10 mai 1990. Il s’agit de la seule des lois dites « mémorielles » récentes à revêtir un caractère pénal en instituant un délit de presse.

Son article 9 – qui insère un article 24 bis dans la loi du 29 juillet 1881 sur la liberté de la presse – incrimine la « contestation » publique des faits historiques qualifiés de crimes contre l’humanité par le statut du Tribunal militaire international de Nuremberg de 1945 en prévoyant une peine d’emprisonnement d’un an et une amende de 45 000 euros ou l’une de ces deux peines seulement.

En réalité, comme on le verra plus loin, pour beaucoup de commentateurs, la loi « Gayssot » n’est pas une loi mémorielle.

L’article 9 – qui condamne la contestation publique du génocide juif – est en effet motivé par le souci général de la proposition de loi de lutter contre le racisme, présenté dans l’exposé des motifs comme « l’une des manifestations de la dégradation de toute vie en collectivité ». Quant au négationnisme, il n’est que l’une des variantes de l’antisémitisme, une autre forme de racisme : comme le rappelle également l’exposé des motifs « on aurait pu penser que la révélation des camps d’extermination lui avait porté, en France, un coup fatal. Hélas, si le discours antisémite s’est fait plus prudent et moins ouvert, il n’en est pas moins toujours tenu. ».

Aussi les auteurs de la proposition de loi, avant de rappeler que les préambules des Constitutions de 1946 et 1958 ont réaffirmé solennellement l’interdiction de toute discrimination fondée sur l’origine, la race ou la religion, placent-ils leur démarche sous le signe de la vigilance des « hommes et des femmes de notre temps (qui) ont été instruits par l’expérience. Ils savent – et ils ne doivent pas l’oublier – que c’est au nom du racisme, de l’antisémitisme qu’ont été perpétrés les crimes les plus monstrueux de l’histoire et les génocides. Ils doivent rester particulièrement vigilants.».

Par ailleurs, la loi « Gayssot » étend aux délits de presse définis par la loi du 29 juillet 1881 la possibilité pour les associations dont l’objet est « d’assister les victimes de discrimination fondée sur l’origine nationale, ethnique, raciale ou religieuse » de se constituer partie civile en cas d’infractions à caractère raciste, possibilité instituée par la loi du 30 juillet 1987 portant diverses mesures d’ordre social. Elle ouvre ainsi l’action judiciaire aux associations regroupant des personnes que le racisme ou le négationnisme atteint directement, parmi lesquelles les victimes du nazisme et leurs descendants. De fait, ces textes permettent aux associations de déportés d’exercer un devoir de vigilance au nom du devoir de mémoire.

Ø La loi n° 94-488 du 11 juin 1994 relative aux rapatriés anciens membres des formations supplétives et assimilés ou victimes de la captivité en Algérie : la mémoire des victimes militaires (les harkis) d’un conflit.

L’exposé des motifs du projet de loi rappelle que les harkis, – hommes et femmes – éprouvèrent, pendant une longue période, « le sentiment d’être devenus " les oubliés de l’Histoire " », et que le temps est venu pour la nation « d’honorer la dette contractée envers ceux qui, par fidélité à notre drapeau, ont combattu à nos côtés et abandonné une terre à laquelle ils étaient profondément attachés ».

L’article premier de la loi a une visée directement mémorielle : selon ses termes, « La République exprime sa reconnaissance aux rapatriés anciens membres des formations supplétives et assimilés ou victimes de la captivité en Algérie pour les sacrifices qu’ils ont consentis ».

Pour l’essentiel, les mesures prévues par la loi tendent, selon l’exposé des motifs, à « compenser les préjudices moraux subis par les anciens membres de ces formations supplétives qui ont combattu dans les rangs de l’armée en Algérie », grâce au versement d’une allocation forfaitaire et d’aides diverses destinées notamment à financer l’accession à la propriété et les travaux d’amélioration de la résidence principale.

Ø La loi n° 99-882 du 18 octobre 1999 relative à la substitution, à l’expression « aux opérations effectuées en Afrique du Nord », de l’expression « à la guerre d’Algérie ou aux combats en Tunisie et au Maroc » : le droit mis au diapason de l’histoire et de la mémoire.

Issue d’une initiative parlementaire, cette loi, dont le titre annonce clairement l’objectif, modifie le code des pensions militaires et des victimes de la guerre (10) pour mettre en cohérence la lettre du droit avec l’énoncé d’une vérité historique reconnue par l’ensemble de la société. Avec cette loi, le Parlement mettait fin à une longue période au cours de laquelle la guerre d’Algérie était « une guerre ne voulant pas dire son nom » (11). Le droit évoquait en effet jusqu’alors les « opérations effectuées en Afrique du Nord » ou les « opérations de maintien de l’ordre en Algérie ».

Ø La loi n° 2000-644 du 10 juillet 2000 instaurant une journée nationale à la mémoire des victimes des crimes racistes et antisémites de l’État français et d’hommage aux Justes de France : la mémoire de « l’irréparable » et des Justes de France.

Également issue d’une proposition de loi, cette loi désigne la date du 16 juillet pour commémorer l’anniversaire de la rafle du Vélodrome d’Hiver à Paris (si ce jour est un dimanche ou sinon le dimanche suivant) (12).

Autour de la date de la rafle dite du « Vel’ d’Hiv’ », qui conduisit au regroupement en 1942 de treize mille juifs de la région parisienne, dont quatre mille enfants, dans différents camps de transit avant leur déportation à Auschwitz, la loi associe symboliquement au devoir de mémoire à l’égard des victimes de la politique antisémite du régime de Vichy et à la reconnaissance de la réalité historique de la complicité de « l’État français » dans la déportation des Juifs vers les camps de la mort, l’hommage de la nation aux Justes de France qui ont « recueilli, protégé ou défendu au péril de leur propre vie et sans aucune contrepartie, une ou plusieurs personnes menacées de génocide ».

Cette loi prescrit en outre l’organisation chaque année, à cette même date, de cérémonies officielles aux niveaux national et local. Le décret portant application de la loi (13) dispose ainsi qu’une cérémonie officielle est organisée à Paris devant le monument érigé à proximité du site du Vélodrome d’Hiver et qu’une cérémonie analogue a lieu au chef-lieu de chaque département à l’initiative du préfet, ainsi que devant les stèles érigées pour pérenniser la mémoire de ces événements.

La philosophie de la loi du 10 juillet 2000 s’inspire de celle du discours du Président de la République Jacques Chirac, lors du 53ème anniversaire de la rafle du Vel’d’Hiv’, le 16 juillet 1995. Premier Président de la République à avoir choisi de s’exprimer à l’occasion de cette cérémonie, M. Jacques Chirac avait construit son intervention autour de deux temps forts.

D’abord, en reconnaissant sans ambiguïté la responsabilité de l’État français dans la persécution des juifs : « Oui, la folie criminelle de l’occupant a été secondée par des Français, par l’État français », et même la responsabilité de la France : « la France, patrie des Lumières et des Droits de l’Homme, terre d’accueil et d’asile, accomplissait l’irréparable. Manquant à sa parole, elle livrait ses protégés à leurs bourreaux », donc l’existence d’une faute collective : « il y a les erreurs commises, il y a les fautes, il y a une faute collective. ».

Ensuite, en évoquant « une certaine idée de la France (…) fidèle à ses traditions, à son génie. Cette France n’a jamais été à Vichy (…). Elle est présente, une et indivisible, dans le cœur de ces Français, de ces “justes parmi les nations” qui, au plus noir de la tourmente, en sauvant au péril de leur vie (…) les trois quarts de la communauté juive résidant en France, ont donné vie à ce qu’elle a de meilleur. Les valeurs humanistes, les valeurs de liberté, de justice, de tolérance qui fondent l’identité française nous obligent pour l’avenir. ».

La proposition de loi suit le même cheminement en opérant ce qu’on pourrait appeler une « synthèse mémorielle », qui assume une réalité historique, une faute irréparable et des actes héroïques, pour rendre hommage aux victimes du régime de Vichy, ainsi qu’aux Justes. Comme l’affirme l’exposé des motifs de ce texte : « Ombre et lumière de l’Histoire, telle se veut cette proposition de loi qui réunit dans un même texte les deux réalités de notre pays, de notre peuple ».

Ø La loi n° 2001-70 du 29 janvier 2001 relative à la reconnaissance du génocide arménien de 1915 : la reconnaissance d’un crime extrême par sa qualification.

Résultant également d’une initiative parlementaire, cette loi a une portée purement déclarative (14). Son article unique dispose en effet que : « La France reconnaît publiquement le génocide arménien ».

Selon l’exposé des motifs, ce crime est dans « la mémoire collective de l’humanité » et en le reconnaissant, après la reconnaissance de ce génocide par les Nations unies en 1985 et par le Parlement européen en 1987 (résolution adoptée le 18 juin), le Parlement français s’honorera en s’inscrivant « comme d’autres parlements nationaux, dans cette démarche profondément démocratique » (15).

Ø La loi n° 2001-434 du 21 mai 2001 – dite « Loi Taubira » – tendant à la reconnaissance de la traite et de l’esclavage en tant que crime contre l’humanité : la qualification d’un fait historique au nom du devoir de mémoire.

Selon l’exposé des motifs de la proposition de loi déposée par Mme Christiane Taubira et plusieurs de ses collègues, la France « patrie des droits de l’homme ternie par les ombres et les « misères des Lumières », redonnera éclat et grandeur à son prestige (…) en s’inclinant la première devant la mémoire des victimes de ce crime orphelin. ».

Le dispositif de la loi comporte à la fois des dispositions de nature déclarative et normative.

Aux termes de l’article premier, la « République française reconnaît que la traite négrière transatlantique ainsi que la traite dans l’océan Indien d’une part, et l’esclavage d’autre part, perpétrés à partir du XVe siècle, aux Amériques et aux Caraïbes, dans l’océan indien et en Europe contre les populations africaines, amérindiennes, malgaches et indiennes constituent un crime contre l’humanité. ».

L’article 2 dispose que les programmes scolaires et les programmes de recherche en sciences humaines accorderont à la traite négrière et à l’esclavage « la place conséquente qu’ils méritent », tandis que la coopération à des fins d’articulation entre les archives écrites en Europe et les sources orales disponibles dans les régions affectées par ces deux fléaux est encouragée.

Par ailleurs, la loi contient plusieurs prescriptions : introduction d’une requête en reconnaissance des crimes reconnus par la loi auprès du Conseil de l’Europe et de l’ONU, visant notamment à rechercher une date commune de commémoration de l’abolition de la traite négrière et de l’esclavage ; modification de la loi du 30 juin 1983 relative à la commémoration de l’abolition de l’esclavage pour que soit fixée, par décret, la date de cette commémoration pour chacune des collectivités territoriales d’outre-mer visées par la loi, ainsi que pour la France métropolitaine, et institué un Comité de personnalités qualifiées, dont la composition et les compétences seront précisées par un décret en Conseil d’État, chargé de proposer « des lieux et des actions qui garantissent la pérennité de la mémoire de ce crime à travers les générations » (16).

Enfin, la loi modifie l’article 48-1 de la loi du 29 juillet 1881 sur la liberté de la presse (exercice par certaines associations des droits reconnus à la partie civile par les articles qui pénalisent la provocation à la discrimination, à la haine ou la violence, l’injure et la diffamation envers une personne ou un groupe de personnes à raison de leur origine ou de leur appartenance ou non à une ethnie, une nation, une race ou une religion) pour l’étendre aux associations se proposant de « défendre la mémoire des esclaves et l’honneur de leurs descendants ».

Tant la loi du 29 janvier 2001 relative à la reconnaissance du génocide arménien que la loi du 21 mai 2001 tendant à la reconnaissance de la traite et de l’esclavage comme crime contre l’humanité visent des crimes d’une gravité extrême à propos desquels le législateur évoque le devoir de mémoire de la France, « patrie des droits de l’homme ».

Ainsi, le devoir de mémoire apparaît dans les documents parlementaires et les débats comme une spécificité française, liée au caractère exemplaire et universel de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen de 1789 : la vocation de la France en matière de promotion et de défense des droits de l’homme lui impose de reconnaître les souffrances résultant des crimes qui ont massivement violé ces mêmes droits. Tels sont les termes du rapport de M. René Rouquet sur la proposition de la loi relative à la reconnaissance du génocide arménien : parce qu’elle est le pays des droits de l’homme, la France dispose d’une autorité morale qui donnera une force particulière à cette reconnaissance (17). De même Mme Christiane Taubira estime dans son rapport que la France, « l’une des premières puissances esclavagistes avant de devenir abolitionniste, se doit, en tant que patrie des droits de l’homme, de donner à la reconnaissance de l’esclavage un éclat particulier en le déclarant crime contre l’humanité » (18).

Ø La loi n° 2005-158 du 23 février 2005 portant reconnaissance de la Nation et contribution nationale en faveur des Français rapatriés : la mémoire des victimes civiles d’un conflit.

L’exposé des motifs du projet de loi portant reconnaissance de la Nation et contribution nationale en faveur des Français rapatriés de 2004 insiste sur le fait que la reconnaissance de l’œuvre positive de nos compatriotes sur ces territoires « est un devoir pour l’État français ». Une fondation est prévue « pour assurer la vérité de leur histoire (celle des Français d’Algérie, des anciens des forces supplétives, des harkis et de leur familles), comme celle de la guerre, la pérennité de leurs traditions et veiller à défendre leur honneur et leur dignité ». Le projet se réfère à une phrase significative du discours prononcé par le Président de la République le 5 décembre 2002, lors de l’inauguration du mémorial national de la guerre d’Algérie, des combats du Maroc et de la Tunisie : « …après ces déchirements (…) notre République doit assumer pleinement son devoir de mémoire ».

Quant au dispositif, il comprend plusieurs mesures d’aménagement de la loi du 11 juin 1994 relative aux rapatriés (revalorisation de l’allocation de reconnaissance, prorogation jusqu’au 31 décembre 2009 des aides financières pour l’accession à la propriété, l’amélioration de l’habitat et le désendettement immobilier), et prévoit le versement d’une indemnité forfaitaire compensatrice aux personnes qui, suite aux événements d’Algérie, ont dû s’exiler et ont été dans l’impossibilité de cotiser à un régime de retraite.

Par ailleurs, elle interdit toute injure ou diffamation commise envers une personne ou un groupe de personnes en « raison de leur qualité vraie ou supposée de harki, d’ancien membre des formations supplétives ou assimilées », ainsi que toute apologie des crimes commis contre les harkis ou les membres de ces formations après les accords d’Évian, l’État assurant « le respect de ce principe dans le cadre des lois en vigueur » (article 5).

La loi comprend également quatre articles à caractère mémoriel placés au début du dispositif.

– Aux termes de l’article premier, la « Nation exprime sa reconnaissance aux femmes et aux hommes qui ont participé à l’œuvre accomplie par la France » dans les anciens départements français d’Algérie, au Maroc, en Tunisie et en Indochine, ainsi que dans les territoires placés antérieurement sous souveraineté française. Elle reconnaît par ailleurs « les souffrances éprouvées et les sacrifices endurés par les rapatriés, les anciens membres des formations supplétives et assimilés, les disparus et les victimes civiles et militaires des événements liés au processus d’indépendance de ces anciens départements et territoires et leur rend, ainsi qu’à leurs familles, solennellement hommage » (19).

– Aux termes de l’article 2, la nation associe les rapatriés d’Afrique du Nord, les personnes disparues et les populations civiles victimes de massacres ou d’exactions commis durant la guerre d’Algérie et après le 19 mars 1962 (20) en violation des accords d’Évian, ainsi que les victimes civiles des combats de Tunisie et du Maroc, à l’hommage rendu le 5 décembre aux combattants morts pour la France en Afrique du Nord.

– L’article 3 prévoit la création d’une « fondation pour la mémoire de la guerre d’Algérie, des combats du Maroc et en Tunisie ».

– Enfin, l’article 4 dispose que : « Les programmes de recherche universitaire accordent à l’histoire de la présence française outre-mer, notamment en Afrique du Nord, la place qu’elle mérite.

Les programmes scolaires reconnaissent en particulier le rôle positif de la présence française outre-mer, notamment en Afrique du Nord, et accordent à l’histoire et aux sacrifices des combattants de l’armée française issus de ces territoires la place éminente à laquelle ils ont droit.

La coopération permettant la mise en relation des sources orales et écrites disponibles en France et à l’étranger est encouragée. ».

Comme déjà évoqué, l’alinéa consacré au rôle positif de la présence française outre-mer ouvre une polémique plusieurs mois après la promulgation de la loi. Le Président de la République Jacques Chirac déclare, dans un communiqué de presse du 9 décembre 2005, que « dans la République, il n’y a pas d’histoire officielle. Ce n’est pas à la loi d’écrire l’histoire. L’écriture de l’histoire, c’est l’affaire des historiens. ». Il décide alors de confier au Président de l’Assemblée nationale, M. Jean-Louis Debré, la mission « d’évaluer l’action du Parlement dans le domaine de l’Histoire et de la mémoire », avant de se prononcer, le 4 janvier 2006, pour une réécriture de l’article 4 de la loi du 23 février 2005 (21).

Dans un entretien donné au journal Le Monde daté du 27 janvier 2006, M. Jean-Louis Debré indique avoir proposé, dans son rapport remis le 25 janvier au Président de la République, de supprimer l’alinéa en question au motif qu’il n’est pas du ressort de la loi, en recourant à la procédure dite de « déclassement » prévue par l’article 37 alinéa 2 de la Constitution. Le jour même de la remise du rapport de M. Debré, le Président de la République, dans un communiqué de presse, annonce la saisine du Conseil constitutionnel sur le fondement de l’article 37 alinéa 2 de la Constitution, afin d’examiner le caractère réglementaire de l’alinéa et en soulignant que la « Nation doit se rassembler autour de son histoire ».

Saisi le 25 janvier 2006 par le Premier ministre, le Conseil constitutionnel, dans sa décision n°2006-203 I du 31 janvier 2006 considère que l’alinéa 2 de l’article 4 de la loi du 23 février 2005 a un caractère réglementaire : « Considérant que le contenu des programmes scolaires ne relève ni des « principes fondamentaux (...) de l’enseignement », que l’article 34 de la Constitution réserve au domaine de la loi, ni d’aucun autre principe ou règle que la Constitution place dans ce domaine ; que, dès lors, le deuxième alinéa de l’article 4 de la loi du 23 février 2005 susvisée a le caractère réglementaire » (22).

À la suite de cette décision, l’alinéa litigieux est abrogé par le décret n°2006-160 du 15 février 2006.

Ø Des initiatives législatives placées sous le signe du devoir de mémoire

La succession des différentes lois « mémorielles » depuis la loi dite « Gayssot » appelle plusieurs observations :

– Ces lois, au-delà des différences de leur contenu, semblent procéder d’une même volonté : « dire » l’histoire, voire la qualifier, en recourant à des concepts juridiques contemporains comme le génocide ou le crime contre l’humanité, pour, d’une manière ou d’une autre, faire œuvre de justice au travers de la reconnaissance de souffrances passées.

Lors de son audition par la mission, le président de l’Association des fils et filles de déportés juifs de France, M. Serge Klarskeld, s’est félicité de l’adoption des lois mémorielles, en considérant qu’elles relèvent d’une démarche morale et politique exemplaire. Il a en particulier lié le vote des lois mémorielles à la protection légitime de la sensibilité des victimes de l’histoire et de leurs descendants et à la nécessité de renforcer, par le biais de cette forme de reconnaissance, la cohésion d’une nation plurielle dans ses composantes.

Il a ainsi déclaré avoir soutenu la loi « Gayssot », car il « importait de protéger la sensibilité de tous ceux qui ont perdu un être cher dans la Shoah grâce à un arsenal de sanctions frappant négationnistes et révisionnistes ». (…) il en va de même de la loi reconnaissant le génocide arménien, de la loi de juillet 2000 instituant une journée nationale de commémoration des crimes racistes et antisémites et d’hommage aux Justes de France ou de la loi « Taubira », qui plus est dans un contexte où le peuple français est de plus en plus hétérogène, chaque population étant porteuse d’une mémoire spécifique, souvent douloureuse. Le renforcement de la cohésion et de l’identité nationales implique de reconnaître chacune d’entre elles. Cela doit être mis au crédit de la France » (23).

De son côté, et au-delà de l’analyse juridique, M. Robert Badinter, évoquant ces « lois compassionnelles », s’est exprimé en ces termes : « Il faut en effet mesurer (…) ce que peut signifier, pour les descendants de victimes de crimes contre l’humanité, un déni de mémoire. Ce refus de l’existence de ce qui fut, frôle l’intolérable. Et c’est bien une compassion devant des souffrances qu’a exprimée le Parlement français au moyen des quatre lois qu’il a votées au cours des dernières années, et qui se rapportaient au génocide juif perpétré par les nazis, au massacre des Arméniens par les Turcs, à la traite transatlantique et à l’esclavage, enfin à la douleur particulière ressentie, au regard de certaines attitudes, par les pieds-noirs et les harkis. » (24).

Selon M. Serge Barcellini, spécialiste des politiques mémorielles et ancien directeur général de l’Office national des anciens combattants et des victimes de guerre (ONAC), ces initiatives législatives présentent un trait commun. Elles marquent une rupture par rapport aux dispositifs législatifs de promotion du « droit au souvenir » apparus après la guerre de 1870 pour célébrer la mémoire des soldats morts pour la France.

La rupture se fait à deux niveaux :

– Le héros n’est plus le combattant mort pour la France, mais la victime : le déporté juif, l’esclave ou le rapatrié ;

– La finalité des politiques de mémoire n’est plus la même : alors que le droit au souvenir sert à enraciner l’idéologie nationale, le devoir de mémoire sert à enraciner les droits de l’homme. Comme l’écrit M. Barcellini « cette législation a introduit une inversion de l’héroïsation : au héros du droit au souvenir – le Mort pour la France, le poilu, le Résistant – a succédé le héros du devoir de mémoire –l’esclave, le mutin, la victime de la politique antisémite » (25). Après avoir exprimé l’intérêt du Parlement pour le « mort au combat », puis pour le « mort pour la France » de 1915 à 1985, ces lois traduisent désormais une volonté de reconnaissance des morts « à cause de la France ».

Selon M. Serge Barcellini, la loi annonciatrice de cette mutation est la loi du 15 mai 1985 sur les actes et jugements déclaratifs de décès des personnes mortes en déportation qui a créé la mention « Mort en déportation » portée sur l’acte de décès de toute personne de nationalité française ou résidant en France décédée dans une prison ou un camp visé par l’article L. 272 du code des pensions militaires d’invalidité et des victimes de la guerre. Cette mention légitime ainsi tous ceux – et en particulier les déportés juifs – qui n’ont pas bénéficié de la mention « Mort pour la France ». (26)

Depuis, toujours selon M. Serge Barcellini, le Parlement a voté « toute une série de lois qui relèvent de ce “ mort à cause de ” : la loi « Taubira », la loi sur l’Arménie, la loi «Gayssot». ». Il note aussi qu’il y a « autant inflation interne dans les lois relevant du “ mort pour ” – sur l’Indochine, sur la colonisation, – qu’inflation de lois relevant du " mort à cause de"  – qui conduit certains à parler de “conflit des victimes ” » (27).

– La spécificité des lois mémorielles tient aussi au fait qu’elles ont été presque toutes adoptées à l’unanimité, à l’exception de la loi « Gayssot » et de la loi du 23 février 2005 concernant les rapatriés qui ont dérogé à cette « coutume ».

Cette volonté d’unanimité est intrinsèquement liée au but poursuivi par les lois mémorielles, qui est de faire du Parlement le lieu de la compensation des « créances » de l’histoire.

3. Une dynamique de qualification de l’histoire pouvant présenter des risques juridiques et politiques

Les développements qui suivent concernent les quatre lois « mémorielles » qui ont suscité en 2005 et 2006 des prises de position très hostiles chez les historiens et les juristes : la loi du 13 juillet 1990 tendant à réprimer tout acte raciste, antisémite ou xénophobe, la loi du 29 janvier 2001 relative à la reconnaissance du génocide arménien, la loi du 21 mai 2001 tendant à la reconnaissance de la traite et de l’esclavage en tant que crime contre l’humanité et la loi du 23 février 2005 portant reconnaissance de la Nation et contribution nationale en faveur des Français rapatriés.

Même si ces lois ne peuvent être traitées comme un bloc homogène, elles risquent toutes, selon leurs détracteurs, d’induire une dynamique de qualification juridique de notre passé qui peut pousser certains groupes mémoriels à rechercher la condamnation des historiens au nom du respect dû à la mémoire des victimes de l’histoire ou de leurs descendants.

Si cette dynamique devait être encouragée par de nouvelles lois mémorielles, beaucoup craignent qu’à terme les historiens ne soient placés en « liberté surveillée » : pour eux, l’application ad infinitum de concepts juridiques comme le « génocide » ou le « crime contre l’humanité », bien que leur maniement obéisse à des conditions précises définies par le droit pénal international, pourrait empêcher les historiens d’écrire librement sur de nombreux épisodes de notre passé.

Certes, ces lois ne comportent pas de dispositions à caractère pénal, à l’exception de la loi «Gayssot». Toutefois, certains signes, comme « l’affaire Pétré-Grenouilleau », déjà évoquée, ou encore le dépôt de plusieurs propositions de loi visant à pénaliser la contestation du génocide arménien, semblent indiquer que la « sanctuarisation » d’épisodes historiques par la voie pénale ou que la menace du procès judiciaire pourrait se développer.

En outre, le risque est avancé que de nouvelles lois mémorielles pourraient porter atteinte à la liberté des enseignants, voire, dans le cas des enseignants-chercheurs, à leur indépendance, en contradiction avec la protection constitutionnelle dont ils bénéficient. Elles porteraient dès lors, contre les fondements de la discipline historique, des coups qui pourraient être destructeurs, privant ainsi les citoyens français de leur droit d’être éclairés par une histoire libre de toute influence politique.

De telles initiatives pourraient en outre contribuer à fragiliser la société, en remettant en cause ce que l’écrivain Denis Tillinac a appelé ses « consensus historiques inconscients ».

Il faut donc que le législateur porte une appréciation éclairée sur les risques non seulement juridiques mais aussi politiques que poserait l’adoption de nouvelles lois tendant à qualifier l’histoire.

a) Un risque d’inconstitutionnalité

M. Robert Badinter, ancien président du Conseil constitutionnel, a affirmé devant la mission (28) qu’aucune disposition de la Constitution, en particulier l’article 34 relatif au domaine de la loi, ne permet au Parlement de qualifier un fait historique.

Ainsi, pour M. Badinter, la loi du 29 janvier 2001 relative à la reconnaissance du génocide arménien de 1915 est inconstitutionnelle « parce que, à l’évidence, l’article 34 de la Constitution ne permet pas au Parlement de se prononcer ainsi sur un événement historique ».

En qualifiant de « génocide » un épisode historique survenu il y a près d’un siècle sur un territoire étranger, sans qu’on ne connaisse ni victimes ni auteurs français, le législateur a prononcé l’équivalent d’une condamnation, alors même que l’article 34 de la Constitution limite le rôle du Parlement en matière pénale à la fixation des règles concernant la détermination des crimes et délit, ainsi que les peines qui leur sont applicables.

Ce faisant, il tend à se substituer au juge, alors que seul ce dernier dispose du pouvoir de prononcer des condamnations, l’autorité judiciaire jouissant, selon l’article 64 de la Constitution, d’une « indépendance » garantie par le Président de la République, en tant que « gardienne de la liberté individuelle » (article 66 de la Constitution).

En conséquence, la Constitution ne permet pas au législateur de « condamner » des faits du passé, en les qualifiant par le recours aux concepts juridiques de crime contre l’humanité ou de génocide.

M. Robert Badinter a cité à l’appui de son propos un commentaire de M. Georges Vedel, qui fut membre du Conseil constitutionnel, sur la loi relative à la reconnaissance du génocide arménien de 1915. En se donnant une telle compétence, le législateur, non seulement ne respecte pas le domaine de la loi, mais il remet en cause : «…le principe de séparation des pouvoirs législatif et judiciaire, consacré tant par la Déclaration de 1789 que comme principe fondamental reconnu par les lois de la République. [Ce principe] met (outre le bon sens) un obstacle infranchissable à ce que le législateur se prononce sur la vérité ou la fausseté de tels ou tels faits, sur leur qualification dans une espèce concrète et sur une condamnation même limitée à une flétrissure. ». Selon M. Georges Vedel, si la loi du 29 janvier 2001 avait été déférée au Conseil constitutionnel, celui-ci aurait « déclaré l’inconstitutionnalité et, par voie de conséquence, la promulgation n’aurait pas eu lieu » (29).

M. Robert Badinter a également rappelé à la mission la jurisprudence que le Conseil constitutionnel a récemment développée sur le caractère normatif de la loi et qui condamne implicitement les récentes lois dites «  mémorielles ». Cette jurisprudence sera présentée dans la seconde partie du présent rapport, mais il convient d’ores et déjà de souligner que, selon l’ancien président du Conseil constitutionnel, cette nouvelle exigence constitutionnelle a sans doute été pensée, puis posée, par référence à l’apparition des lois dites « mémorielles ».

Toutefois, selon M. Robert Badinter, la loi « Gayssot » échappe à cette jurisprudence, car ce texte ne « condamne » pas l’histoire en recourant au langage pénal, mais réprime des propos niant certes l’existence de faits historiques, mais déjà revêtus de la chose jugée. Elle relève donc, comme on le verra plus loin, d’une logique différente de celle des autres lois « mémorielles ».

Enfin, la réforme constitutionnelle du 23 juillet 2008 a introduit un article 61-1 nouveau selon lequel le Conseil constitutionnel peut être saisi, lorsque, à l’occasion d’une instance en cours devant une juridiction, il est soutenu qu’une disposition législative porte atteinte aux droits et libertés que la Constitution garantit. Cette exception d’inconstitutionnalité pourrait être invoquée par ceux qui considèrent que les lois mémorielles instituent des délits d’opinion.

b) Un risque d’atteinte à la liberté d’opinion et d’expression

Dans toute démocratie, chacun se doit de respecter des règles de comportement communes afin de ne pas compromettre, par exemple par des propos blessants rendus publics, le vouloir « vivre ensemble » qui conditionne l’existence et la cohésion d’une collectivité humaine dont les valeurs cardinales sont la liberté et la tolérance.

Ø En France, la liberté de l’historien, bien que très étendue, est encadrée par certaines règles de droit essentielles.

Comme tout citoyen l’historien bénéficie d’une liberté d’opinion et d’expression protégée des intrusions du pouvoir. En corollaire, la publication de ses opinions est un droit reconnu par notre loi fondamentale. En effet, la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen de 1789, intégrée au « bloc de constitutionnalité » par le Conseil constitutionnel en 1971, dispose, dans son article 10 que « Nul ne doit être inquiété pour ses opinions, même religieuses, pourvu que leur manifestation ne trouble pas l’ordre public établi par la loi » et, dans son article 11, que « La libre communication des pensées et des opinions est un des droits les plus précieux de l’homme : tout Citoyen peut donc parler, écrire, imprimer librement, sauf à répondre de l’abus de cette liberté, dans des cas déterminés par la Loi » (30).

Cette liberté est également reconnue par la Convention de sauvegarde des Droits de l’Homme et des Libertés fondamentales établie sous l’égide du Conseil de l’Europe, plus communément appelée « Convention européenne des droits de l’homme » (31). Selon son article 10, paragraphe 1 : « Toute personne a droit à la liberté d’expression. Ce droit comprend la liberté d’opinion et la liberté de recevoir ou de communiquer des informations ou des idées sans qu’il puisse y avoir ingérence d’autorités publiques et sans considération de frontière ».

Toutefois, la liberté d’opinion et d’expression de l’historien n’est pas absolue. Elle est bornée par quatre dispositifs juridiques destinés à protéger soit un intérêt public, soit un intérêt privé.

– En premier lieu, la responsabilité de l’historien peut être engagée sur le fondement de l’article 1382 du code civil, qui dispose que « Tout fait quelconque de l’homme, qui cause à autrui un dommage, oblige celui par la faute duquel il est arrivé à le réparer ».

La jurisprudence a précisé la nature de la faute susceptible d’engager la responsabilité de l’historien. Ainsi, le juge se refuse à trancher des controverses historiques, mais il examine en revanche la méthode de travail employée par l’historien pour déterminer si ce dernier a commis ou non une faute d’ordre professionnel. Dans un arrêt du 27 février 1951, dit arrêt « Branly », la Cour de cassation a affirmé que la faute peut consister « aussi bien dans son abstention que dans un acte positif ; que l’abstention, même non dictée par la malice et l’intention de nuire engage la responsabilité de son auteur lorsque le fait omis devait être accompli soit en vertu d’une obligation légale, réglementaire ou conventionnelle, soit aussi dans l’ordre professionnel, s’il s’agit notamment d’un historien, en vertu des exigences d’une information objective ».

Ainsi, le métier d’historien imposant de publier des ouvrages ou de donner une opinion sur la base d’une information objective, ses écrits doivent respecter un devoir d’objectivité et de prudence qui peut entraîner sa responsabilité, sur le fondement de l’article 1382 du code civil, en cas d’omission d’une thèse ou d’éléments de fait importants pour la compréhension du sujet. C’est sur cette base que Bernard Lewis, historien de l’empire ottoman, fut condamné, le 21 juin 1995, par le tribunal de grande instance de Paris pour manquement à ses devoirs d’objectivité et de prudence en refusant de qualifier de génocide le massacre des Arméniens de 1915 par les Turcs. Le tribunal avait considéré que cet historien « ne pouvait passer sous silence des éléments d’appréciation convergents…révélant que, contrairement à ce que suggèrent les propos critiqués, la thèse de l’existence d’un plan visant à l’extermination du peuple arménien n’est pas uniquement défendue par celui-ci ». Le tribunal avait aussi estimé que « même s’il n’est nullement établi qu’il ait poursuivi un but étranger à sa mission d’historien (…) il a (…) manqué à ses devoirs d’objectivité et de prudence, en s’exprimant sans nuances, sur un sujet aussi sensible ; que ses propos, susceptibles de raviver injustement la douleur de la communauté arménienne, sont fautifs ».

Le champ d’application de la responsabilité civile de droit commun était donc très large – au point, selon certains, de créer une réelle menace sur la liberté d’expression des historiens. Les juges ayant perçu l’inadéquation de l’application de l’article 1382 du code civil à la liberté d’expression des historiens, ont réduit son utilisation dans ce type d’affaire. Deux arrêts de l’Assemblée plénière de la Cour de cassation du 12 juillet 2000 ont exclu l’application de l’article 1382 pour sanctionner les abus de la liberté d’expression prévus par la loi sur la presse de 1881 : selon la Cour, « Les abus de la liberté d’expression prévus et réprimés par la loi du 29 juillet 1881 ne peuvent être réparés sur le fondement de l’article 1382 du code civil ».

Comme l’ont indiqué les juristes que la mission a entendus, de telles procédures sont désormais, au regard de la jurisprudence de la Cour de cassation, pour la plupart vouées à l’échec, ce qui n’exclut pas toutefois qu’on les introduise.

– En deuxième lieu, comme tout citoyen, l’historien doit respecter le droit à la vie privée tel qu’il est défini par l’article 9 du code civil : « chacun a droit au respect de la vie privée ».

C’est pourquoi le fait d’écrire sur la vie privée des gens suppose d’obtenir leur une autorisation. La jurisprudence admet toutefois que l’historien, en particulier l’historien-biographe, puisse, sous certaines conditions, empiéter sur la vie privée des individus. Ainsi, le « droit à l’oubli » dont bénéficie a priori toute personne qui a été placée un jour sous les feux de l’actualité pour retrouver la maîtrise de sa vie privée peut être écarté si les faits concernant la vie de cette personne ont été révélés de façon licite en leur temps et si le rappel de ces faits est justifié par un intérêt actuel. La jurisprudence admet aussi qu’un historien peut se pencher sur la vie privée d’un mort, même si cela peut atteindre celle de ses proches, dès lors que sa démarche est justifiée par l’éclairage apporté au personnage. Enfin, lorsqu’il veut traiter de la vie de personnes décédées depuis longtemps et dont les proches ont disparu, l’historien bénéficie, d’une « immunité » (32).

– En troisième lieu, la liberté de l’historien est limitée par les dispositions de la loi sur la presse qui établissent un régime spécifique de responsabilité pour les paroles et les écrits.

La loi du 29 juillet 1881 définit ainsi plusieurs délits de presse susceptibles de brider la liberté de l’historien :

• l’injure et la diffamation, cette dernière étant définie comme « toute allégation ou imputation d’un fait qui porte atteinte à l’honneur ou à la considération de la personne ou du corps auquel le fait est imputé » (article 29 de la loi). Mais les propos de l’historien ne sont pas délictuels si celui-ci démontre sa bonne foi selon la jurisprudence et la doctrine : légitimité du but poursuivi ; absence d’animosité personnelle, c’est-à-dire sincérité ; prudence et mesure dans l’expression ; vérification des sources ; caractère sérieux de l’enquête, c’est-à-dire objectivité ;

• l’apologie des crimes de guerre, des crimes contre l’humanité et des crimes ou délits de collaboration avec l’ennemi (alinéas 3 et 4 de l’article 24 de la loi) ; la provocation à la haine raciale (alinéa 6 de l’article 24) ;

• enfin, la contestation de l’existence d’un ou plusieurs crimes contre l’humanité (ce denier délit fera, plus loin, l’objet d’une analyse spécifique).

Toutes ces limitations à la liberté d’opinion et d’expression reposent sur des fondements juridiques solides, qui ne sauraient être remis en question car ils contribuent au bon fonctionnement d’une société démocratique.

Étant par ailleurs légalement définis, encadrés par des procédures protectrices des droits de la défense, et établis au nom de la protection d’un intérêt public ou privé majeur, les délits de presse sont conformes aux principes les plus essentiels du droit national et international.

Sur le plan interne, la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen de 1789 précise que la liberté « consiste à pouvoir faire tout ce qui ne nuit pas à autrui » et que l’exercice des droits naturels « n’a de bornes que celles qui assurent aux autres Membres de la Société la jouissance de ces mêmes droits » (article 4). Son article 10 autorise en outre le législateur, comme cela a déjà été indiqué, à déterminer les cas d’abus de la libre communication des pensées et des opinions.

Ces principes sont repris, au plan international, par la Convention européenne des droits de l’homme.

Son article 10, paragraphe 2, garantit la liberté d’opinion et de la liberté de recevoir ou de communiquer des informations ou des idées, tout en stipulant que l’exercice de ces libertés « comportant des devoirs et des responsabilités, peut être soumis à certaines formalités, conditions, restrictions ou sanctions prévues par la loi, qui constituent des mesures nécessaires, dans une société démocratique, à la sécurité nationale, à l’intégrité territoriale ou à la sûreté publique, à la défense de l’ordre et à la prévention du crime, à la protection de la santé ou de la morale, à la protection de la réputation ou des droits d’autrui, pour empêcher la divulgation d’informations confidentielles ou pour garantir l’autorité et l’impartialité du pouvoir judiciaire ».

Son article 17 interdit, par ailleurs, l’abus de droit, en stipulant qu’aucune des dispositions de la Convention « ne peut être interprétée comme impliquant pour un État, un groupement ou un individu, un droit quelconque de se livrer à une activité ou d’accomplir un acte visant à la destruction des droits ou libertés reconnus dans la présente Convention ou à des limitations plus amples de ces droits et libertés que celles prévues à ladite Convention ».

Sur la base de ces dispositions, la Cour européenne des droits de l’homme, dans un arrêt du 23 septembre 1998 rendu à propos de l’affaire Lehideux, a mis en place « un standard européen sur les limites au libre débat dans l’histoire » (33).

Cette décision fait suite au recours déposé par MM. Lehideux, Isorni et Massol contre la France, après que la Cour de cassation eut rejeté leur pourvoi contre l’arrêt de la Cour d’appel qui retenait contre eux le délit d’apologie des crimes ou délits de collaboration au motif qu’ils avaient publié un article dans lequel ils développaient des arguments en faveur de la thèse du « double jeu » du maréchal Pétain.

L’arrêt de septembre 1998 condamne la France pour violation de l’article 10 de la Convention, après que la Cour ait distingué les faits historiques clairement établis – qui ne peuvent pas être contestés, tels que l’existence des camps de concentration – de ceux qui font toujours l’objet de discussions, car non « réputés incontestables ». En tant que tels, ces faits doivent pouvoir être débattus librement et toutes les opinions émises à cette occasion sont protégées au titre de l’article 10, paragraphe 2, de la Convention.

Dans cette affaire, la Cour estime en particulier qu’« il ne lui revient pas d’arbitrer cette question, qui relève d’un débat toujours en cours entre historiens sur le déroulement et l’interprétation des événements dont il s’agit. A ce titre, elle échappe à la catégorie des faits historiques clairement établis – tels l’Holocauste – dont la négation se verrait soustraite par l’article 17 (relatif à l’abus de droit) à la protection de l’article 10 (relatif à la liberté d’expression) ». Constatant de surcroît que la condamnation pénale pour apologie des crimes ou délits de collaboration est une mesure grave, alors qu’il existe d’autres moyens d’intervention et de réfutation, notamment par les voies de droit civiles, la Cour estime que cette condamnation est disproportionnée.

– Enfin, la liberté de l’historien n’est plus protégée dès lors qu’il conteste de manière publique l’existence de la Shoah. En effet, la loi du 13 juillet 1990 tendant à réprimer tout acte raciste, antisémite ou xénophobe, dite loi « Gayssot », a modifié la loi du 29 juillet 1881 sur la liberté de la presse pour prévoir un nouveau délit, celui de contestation des crimes contre l’humanité, tels qu’ils sont définis par le statut du tribunal de Nuremberg et qu’ils ont été reconnus par une juridiction.

L’article 24 bis de la loi de 1881 sanctionne ceux qui auront contesté (34), « l’existence d’un ou plusieurs crimes contre l’humanité tels qu’ils sont définis par l’article 6 du statut du tribunal militaire international annexé à l’accord de Londres du 8 août 1945 et qui ont été commis soit par les membres d’une organisation déclarée criminelle en application de l’article 9 dudit statut, soit par une personne reconnue coupable de tels crimes par une juridiction française ou internationale.» .

Depuis son adoption, la loi « Gayssot » est régulièrement critiquée. On sait qu’elle fait partie des lois « mémorielles » dont l’association Liberté pour l’histoire a demandé l’abrogation, en 2005, demande reprise par les soixante professeurs de droit signataires de « l’appel contre les lois mémorielles » (35). De même, de nombreux commentateurs se sont élevés contre l’instauration de ce qu’ils qualifient de « délit d’opinion ».

La jurisprudence ayant par ailleurs retenu une interprétation plutôt extensive de ce délit, les craintes de ceux pour qui cette loi constitue une atteinte excessive à la liberté d’opinion ont été confirmées. En effet, la Cour de cassation a jugé que la « minoration outrancière » des crimes contre l’humanité tombe aussi sous le coup de la loi, suivant en cela l’interprétation retenue par les travaux parlementaires : « si la contestation du nombre de victimes de la politique d’extermination dans un camp de concentration déterminé n’entre pas dans les prévisions de l’article 24 bis de la loi du 29 juillet 1881, la minoration outrancière de ce nombre caractérise le délit de contestation de crime contre l’humanité prévu et puni par ledit article, lorsqu’elle est faite de mauvaise foi » (Cass. Crim., 17 juin 1997).

Preuve de son caractère controversé, l’adoption de la loi « Gayssot » fut elle-même mouvementée : si le texte fut adopté en première lecture par l’Assemblée nationale, le 2 mai 1990, il fut rejeté, à deux reprises, par le Sénat les 11 et 30 juin, celui-ci ayant voté à une large majorité la question préalable sur la proposition de loi. La motion de procédure débattue en séance considérait en particulier que « la création d’un délit de contestation de l’existence de crimes contre l’humanité conduirait à instituer une vérité historique officielle et instaurerait ainsi un délit d’opinion ». Au final, le texte fut adopté par l’Assemblée nationale en dernière lecture le 30 juin 1990.

Enfin, comme on le verra plus loin, pour certains historiens et intellectuels, la loi « Gayssot » constitue un dangereux précédent, tout groupe mémoriel pouvant tenter d’obtenir une protection de « son » histoire calquée sur ce modèle. C’est ainsi que plusieurs propositions de loi ont été déposées pour pénaliser la négation ou la contestation du génocide arménien dont le Parlement a voté la reconnaissance en 2001.

Pourtant, quelle que soit la valeur de ces arguments, l’adoption de la loi « Gayssot » et son maintien dans notre ordre juridique obéissent à des raisons impérieuses. Celles-ci ont été parfaitement résumées par le juriste Michel Troper selon lequel il existe une spécificité de la négation du génocide des Juifs justifiant son incrimination : en effet, le négationnisme « s’inscrit dans un mouvement antisémite et antidémocratique, qui n’a pas cessé avec le génocide lui-même, et [il] l’alimente. » (36).

Comme l’a souligné également M. Jean-Claude Gayssot devant la mission, le but de la proposition de loi dont il était le premier signataire n’était pas « de réécrire l’histoire, ou d’écrire une histoire officielle ou d’imposer une vérité d’État, mais de condamner des propos et des actes qui contribuent à perpétuer l’antisémitisme. On me répondra que maintenant, tout le monde sait que la Shoah a existé ; mais plus on s’éloigne du moment où cela s’est passé, plus les parents et les proches des victimes quittent ce monde, plus on risque de se heurter à un discours pseudo-scientifique qui fait disparaître les bourreaux, rend les victimes responsables de ce qui leur est arrivé, incite à la haine et à la destruction » (37).

Ce dernier a par ailleurs rappelé à la mission que le Comité des droits de l’homme des Nations unies avait déclaré en 1996 que la loi du 13 juillet 1990, telle qu’elle avait été interprétée et appliquée, était compatible avec les dispositions du Pacte international relatif aux droits civils et politiques, l’instrument juridique onusien de référence pour la reconnaissance et la protection des libertés fondamentales.

Ainsi, la loi du 13 juillet 1990 est aujourd’hui considérée comme une loi de défense de la démocratie contre l’expression publique d’un discours antisémite qui se pare de la légitimité que confère le statut d’historien ou une publication qui se veut « savante ». Son abrogation pourrait donc être perçue non pas comme une mesure protectrice de la liberté d’expression, mais comme une capitulation devant la diffusion de thèses inacceptables, qui apparaîtraient comme victorieuses devant l’opinion publique.

C’est cette considération essentielle qui a conduit M. Jacques Toubon, bien qu’opposé à la proposition de loi, à la défendre une fois votée : « lors d’une nuit de débats à l’Assemblée nationale, je me suis fortement opposé au vote de la loi « Gayssot » (...) Mais, devenu ministre, je n’ai pas souhaité revenir sur cette loi, jugeant que les conséquences de son abrogation seraient pires que la loi elle-même » (38).

La Cour européenne des droits de l’homme a elle-même estimé que les auteurs de thèses négationnistes ne peuvent bénéficier de la protection de la liberté d’expression prévue par la Convention pour diffuser leurs théories, car elles relèvent d’une logique de diffamation et d’incitation à la haine raciale. Dans sa décision du 24 juin 2003 rendue dans l’affaire Garaudy, elle a estimé qu’« il ne fait aucun doute que contester la réalité de faits historiques clairement établis, tels que l’Holocauste, comme le fait le requérant dans son ouvrage, ne relève en aucune manière d’un travail de recherche historique s’apparentant à une quête de la vérité. L’objectif et l’aboutissement d’une telle démarche sont totalement différents, car il s’agit en fait de réhabiliter le régime national-socialiste et, par voie de conséquence, d’accuser de falsification de l’histoire les victimes elles-mêmes. Ainsi, la contestation des crimes contre l’humanité apparaît comme l’une des formes les plus aiguës de diffamation raciale envers les Juifs et d’incitation à la haine à leur égard. La négation ou la révision de faits historiques de ce type remettent en cause les valeurs qui fondent la lutte contre le racisme et l’antisémitisme et sont de nature à troubler gravement l’ordre public. Portant atteinte aux droits d’autrui, de tels actes sont incompatibles avec la démocratie et les droits de l’homme et leurs auteurs visent incontestablement des objectifs du type de ceux prohibés par l’article 17 de la Convention. ».

Pour M. Robert Badinter, ancien président du Conseil constitutionnel, l’argumentation développée par la Cour est « claire et (…) ramène à la loi «Gayssot». Sous couvert de prétentions historiques, le négationnisme n’est rien d’autre que l’expression d’un antisémitisme multiséculaire et, comme l’a dit la Cour, une incitation à la haine raciale. » (39).

Dans le même esprit, un autre commentateur a considéré qu’avec cette décision, la Cour « conforte son attachement à la protection de la mémoire européenne contre la révision et la négation de la Shoah et à la limitation de la liberté d’expression en matière de racisme et d’antisémitisme. » (40).

Par ailleurs, la spécificité de la loi « Gayssot », qui n’est pas une « loi mémorielle », tient au fait qu’elle tend à réprimer les propos qui contestent des faits revêtus de la chose jugée, c’est-à-dire, concrètement, les crimes contre l’humanité commis par les dirigeants nazis qui ont été jugés et condamnés comme tels par le tribunal de Nuremberg. Ainsi que l’a souligné M. Robert Badinter devant la mission : « Ce qui est certain, c’est que la loi «Gayssot» n’est pas une loi mémorielle : le Parlement n’a bien évidemment pas décidé de l’existence du génocide juif ; il a facilité la répression de propos niant l’existence de faits revêtus de l’autorité de la chose jugée, en votant une loi pénale. ». Précisant son propos, il a ajouté : « Je veux souligner pourtant, ayant relu très attentivement cette loi avant de venir devant vous, que ce qu’elle a pour objet d’interdire, sous peine de sanctions pénales, c’est la contestation de la chose jugée, à savoir la contestation de crimes jugés par le tribunal militaire international de Nuremberg (…) Il s’agit bien de crimes qui ont été, d’une part, définis dans le statut de Londres, et d’autre part, commis par une organisation ou une personne reconnues coupables par le tribunal.» (41).

Enfin, la loi « Gayssot » ne constitue nullement une exception en Europe. Si on ne retrouve pas, chez nos voisins, des dispositifs strictement identiques, ils sont à tout le moins proches du nôtre dans leur objet. Ainsi, en Allemagne, les individus qui « approuvent, contestent ou minimisent » les crimes contre l’humanité sont passibles du délit d’incitation à la haine raciale inscrit à l’article 130 du code pénal, lequel prévoit l’application d’une peine d’emprisonnement pouvant aller jusqu’à cinq ans. L’Autriche a, dès 1945, réprimé par une loi les propos négationnistes qui seraient «  propres à réactiver le national-socialisme ». Enfin, en Belgique, une loi du 23 mars 1995, inspirée de la loi « Gayssot », réprime « la négation, la minimisation, la justification ou l’approbation du génocide commis par le régime national-socialiste allemand durant la Seconde Guerre mondiale » et prévoit l’application d’une peine d’emprisonnement (de huit jours à un an) ou la privation des droits civiques pour les personnes tenant de tels propos dans un cadre public.

Ø L’accumulation de lois qualifiant juridiquement des faits ou des processus historiques induit un risque de censure déguisée et de création de délits d’opinion.

La multiplication des lois dites « mémorielles » pose trois problèmes au regard de la défense de la liberté d’expression et d’opinion : elle comporte un risque de censure déguisée par le biais du procès ; elle menace l’équilibre fragile sur lequel repose la loi de 1881 sur la liberté de la presse entre défense de la liberté d’opinion et d’expression et protection des personnes ; enfin, elle conduit le législateur, par une sorte d’engrenage, à doter ces lois d’un volet pénal qui présente un risque du point de vue de la liberté d’expression.

– Un risque de censure déguisée à travers la menace du procès

Pour avoir déclaré à un quotidien qu’il ne considérait pas que l’esclavage put être qualifié de génocide et exprimé des réserves à l’encontre de la loi du 21 mai 2001, l’historien Olivier Pétré-Grenouilleau, auteur d’une synthèse reconnue sur les « traites négrières », a fait l’objet d’une assignation en justice par le Collectif des Antillais, Guyanais et Réunionnais. La plainte a été abandonnée par la suite, mais, à cette occasion, la preuve a été faite que les lois mémorielles même sans volet pénal, sont susceptibles d’avoir des conséquences judiciaires très concrètes pour l’historien qui fait usage de sa liberté d’expression.

Certes, la loi du 21 mai 2001 n’a jamais eu pour objectif d’inspirer un tel procès. En outre, l’utilisation des termes de « crime contre l’humanité » à propos de l’esclavage et de la traite n’est pas en soi fondamentalement nouvelle, puisque les abolitionnistes des XVIIIe et XIXe siècles les utilisaient déjà pour dénoncer ces pratiques. Condorcet parlait ainsi d’un « crime contre l’espèce humaine » et Mirabeau qualifiait la traite et l’esclavage de « crime des nations ».

Il n’en reste pas moins que l’application par le législateur, à des épisodes lointains du passé, de concepts juridiques contemporains possédant une résonance particulière depuis qu’ils ont été utilisés en 1945 pour juger et condamner les grands criminels de guerre nazis, avant d’être repris dans les conventions internationales et les codes pénaux pour juger et sanctionner les futurs auteurs de crimes contre l’humanité, peut poser problème, comme en témoigne « l’affaire Pétré-Grenouilleau ».

Des termes de cette nature, à connotation pénale, lorsqu’ils servent à qualifier un épisode historique ou une période de l’histoire, constituent en effet une invitation puissante à faire le procès de ceux qui ne les reconnaissent pas, à défaut de pouvoir faire celui des auteurs de ces crimes, morts depuis longtemps. Car la qualification légale d’événements ou de processus historiques très anciens conduit à les sacraliser aux yeux des descendants pour lesquels ce passé doit être protégé de toute contestation, au nom de la souffrance des victimes de l’histoire.

Les lois « mémorielles » recourant à un langage pénal sont ainsi susceptibles de provoquer un « appel d’air » en faveur d’actions judiciaires engagées contre des historiens qui ne reconnaissent pas la « vérité » historique, établie par le législateur. Pour certaines personnes ou associations, seule la reconnaissance effective de cette vérité par tous ceux qui s’expriment sur la période historique concernée, au besoin par le procès, est susceptible d’apaiser les mémoires douloureuses issues du passé.

Telle est la position exprimée le philosophe Paul Thibaud devant la mission : « Toutes ces lois, apparemment différentes, aboutissent au même résultat. Même purement déclaratives, elles risquent d’avoir des effets semblables à ceux des lois pénales. Elles désignent des victimes, donc des descendants de victimes, c'est-à-dire des ayants droit, qui vont porter plainte parce qu’ils sont offensés par quelqu’un qui ira contre l’appréciation consacrée par la loi » (42).

Selon la vice-présidente et co-fondatrice de l’association Liberté pour l’histoire, Mme Françoise Chandernagor, que la mission a entendue, à l’occasion de sa table ronde du 14 octobre, les lois mémorielles présentent deux dangers.

• Bien que souvent non normatives, ces lois sont perçues et revendiquées comme telles par le public, qui les utilisera pour appuyer des actions fondées sur l’article 1382 du code civil ou des actions pénales fondées sur le délit d’injure. Cet environnement peut inciter les historiens, comme les éditeurs à l’autocensure. Plusieurs éditeurs auraient ainsi renoncé à publier des livres.

Le risque est d’autant plus grand que le droit français permet aux associations de mettre en mouvement l’action publique, le procureur étant tenu d’engager les poursuites après avoir vérifié que l’association a bien l’ancienneté requise (cinq ans) pour se constituer partie civile. Un historien peut donc être aisément traduit en justice, quel que soit le bien fondé de la plainte. Même si le plaignant est débouté, la personne poursuivie aura été discréditée sur le plan médiatique.

• Avec ces lois appliquant des concepts juridiques contemporains comme le crime contre l’humanité ou le génocide à des événements du passé, on est en présence d’« un pêché contre l’histoire, un pêché d’anachronisme ». L’« effet pervers » d’une telle qualification est que, faute de pouvoir condamner les auteurs du crime principal – par exemple les négriers dans le cas de l’esclavage –, la loi « mémorielle » tend à créer un délit connexe, dont on cherche à punir les auteurs : en l’espèce, les historiens qui ne reconnaissent pas dans leurs écrits ou leurs propos, l’appréciation portée par le Parlement sur tel ou tel événement du passé. Selon Mme Changernagor, cette forme très particulière de rétroactivité pourrait inciter le juge à utiliser l’exception d’inconstitutionnalité introduite par la révision constitutionnelle adoptée en juillet 2008 (43).

Le risque de créer des délits d’opinion

Le droit de la presse repose sur un équilibre entre préservation de la liberté et protection des droits des personnes.

Par conséquent, l’adoption de nouvelles lois mémorielles instituant de nouveaux délits de négationnisme à propos de certains événements historiques ne pourrait que fragiliser l’édifice mis en place par la loi de 1881 sur la liberté de la presse. Selon la juriste Nathalie Mallet-Poujol, « les délits de négationnisme ou de banalisation risquent de bousculer le fragile équilibre du droit de la presse en touchant à la subtile frontière entre des propos constitutifs d’une infraction et ceux qui restent une opinion… Ces délits de négationnisme risquent de rétablir une forme de délit d’opinion. » (44).

D’après cette spécialiste du droit de la presse, la loi «Gayssot» est la première à avoir dépassé une ligne blanche en inscrivant le délit de négationnisme dans la loi sur la presse, sans le rattacher à l’article 24 consacré aux provocations et apologies de crimes. Il aurait pourtant été plus logique, du point de vue de la cohérence de la loi de 1881 – qui comporte un petit nombre d’incriminations, dans le but de s’assurer que ces restrictions sont proportionnées à l’impératif démocratique de préservation de la liberté d’expression –, que le législateur assimile le négationnisme au délit de provocation, opération qui est d’ailleurs systématiquement faite par le juge. La solution retenue en 1990, même si elle se défend, n’est pas entièrement satisfaisante, car elle ne met pas en valeur la faute et le préjudice, ce qu’aurait permis, à l’inverse, un lien plus clair entre le délit de négationnisme et la provocation.

Par la suite, les propositions de lois visant à élargir le délit de négationnisme à la contestation d’autres crimes commis dans le passé, se sont, en quelque sorte, engouffrées dans la brèche ouverte par la loi « Gayssot ».

Un risque de qualification pénale généralisée de l’histoire en raison de l’attrait exercé par la sanction

Pour M. Pierre Nora, président de l’association Liberté pour l’histoire, la loi « Gayssot » est à l’origine d’un engrenage : « toutes les lois mémorielles s’alignent sur elle. » De fait, selon lui, elle est devenue la « loi-mère des autres lois mémorielles » (45).

Dans le cas précis de la loi du 21 mai 2001 tendant à la reconnaissance de la traite et de l’esclavage en tant que crime contre l’humanité, la vice-présidente de l’association Mme Françoise Chandernagor a parlé de « mimétisme mémoriel » : « un mimétisme à la René Girard : tu as quelque chose que je voudrais ; je ne t’empêche pas de l’avoir, mais je le veux aussi ».

Même si on n’a pas encore constaté « d’alignement » des lois mémorielles sur la loi «Gayssot» – celle-ci étant encore aujourd’hui la seule de son genre – il est certain que la loi du 13 juillet 1990 constitue pour beaucoup la loi de référence. Son volet pénal semble exercer un réel pouvoir d’attraction sur tous ceux qui considèrent que la qualification juridique légale ne suffit pas et qu’il faut lui associer un volet pénal pour sanctionner ceux qui nient cette qualification par leur propos ou leurs écrits.

Le risque d’escalade souligné par Pierre Nora et d’autres personnalités devant la mission semble bien réel, comme en témoignent plusieurs propositions de loi déposées à l’Assemblée nationale lors de la douzième législature dont les auteurs ont estimé que le dispositif pénal de la loi «Gayssot» devrait être étendu, pour des raisons de cohérence juridique, à la négation d’autres crimes contre l’humanité.

Une seule de ces propositions a été adoptée par l’Assemblée nationale. Transmis au Sénat, ce texte, qui tend à pénaliser la contestation du génocide arménien, n’a toujours pas été examiné par cette assemblée.

– La proposition de loi n° 1359 déposée le 15 janvier 2004 vise à punir des mêmes peines que celles prévues par la loi «Gayssot» ceux qui auront contesté tout autre crime contre l’humanité sanctionné par l’application des articles pertinents du nouveau code pénal ou par un tribunal international ou reconnu comme tel par une organisation intergouvernementale.

– La proposition de loi n° 1643 déposée le 8 juin 2004 vise à punir des mêmes peines ceux qui auront contesté, par l’un des moyens énoncés par l’article 23 de la loi du 29 juillet 1881 sur la liberté de la presse, l’existence d’un ou plusieurs crimes commis à l’occasion du génocide arménien de 1915 reconnu par la loi du 29 janvier 2001.

– La proposition de loi n° 3053 déposée le 3 mars 2005 vise à punir des mêmes peines ceux qui auront contesté, par l’un des moyens énoncés par l’article 23 de la loi du 29 juillet 1881, l’existence d’un ou plusieurs crimes contre l’humanité reconnus par une loi française ou commis par une personne reconnue coupable de tels crimes par une juridiction française ou internationale.

– La proposition de loi n° 3030 déposée le 12 avril 2006 vise à punir des mêmes peines ceux qui auront contesté, par l’un des moyens énoncés par l’article 23 de la loi du 29 juillet 1881, l’existence du génocide arménien de 1915. L’Assemblée nationale a adopté, en première lecture, le 12 octobre 2006, cette proposition de loi, en y ajoutant un article permettant aux associations qui défendent les intérêts moraux et l’honneur des victimes du génocide arménien de se constituer partie civile au titre de l’infraction prévue par ce texte (46).

Pour l’historien Pierre Nora « Lorsque l’ensemble des lois mémorielles copient la loi «Gayssot», ce n’est pas pour lutter contre le négationnisme : c’est pour formuler une vérité d’État officielle contre laquelle nul ne peut aller » (47).

Le Parlement ne peut ignorer les risques liés à une multiplication de textes de cette nature au regard de la liberté d’opinion et d’expression et afin d’éviter un tel engrenage, il doit se fixer une ligne de conduite pour l’avenir.

c) Un risque d’atteinte à la liberté des enseignants et des chercheurs

Les lois mémorielles peuvent également porter atteinte à la liberté des enseignants et des chercheurs, dès lorsqu’elles cherchent à orienter la manière de dispenser un cours d’histoire ou les axes du travail de recherche.

Elles peuvent aussi porter une atteinte indirecte à cette liberté par la mise en jeu de la responsabilité des historiens qui font de la recherche. Comme l’a fait remarquer à la mission la juriste Nathalie Mallet-Poujol, le risque de mise en jeu de la responsabilité de ces historiens existe d’abord « sur le plan administratif et disciplinaire : pourquoi n’envisagerait-on pas des poursuites disciplinaires contre certains historiens, au motif qu’ils n’auraient pas suivi des programmes de recherche ou des orientations historiques ? » (48).

Or la liberté des enseignants et des chercheurs revêt une valeur constitutionnelle ou légale selon qu’elle s’exerce dans le cadre de l’enseignement supérieur ou de l’enseignement scolaire.

– Dans le cadre de l’enseignement supérieur, il s’agit d’une protection constitutionnelle adossée au principe de l’indépendance des enseignants et des chercheurs.

Dans sa décision du 20 janvier 1984, le Conseil constitutionnel a dégagé le principe de l’indépendance des professeurs d’université, qui résulte, selon lui, d’un principe fondamental reconnu par les lois de la République : « considérant qu’en ce qui concerne les professeurs (…) la garantie de l’indépendance résulte en outre d’un principe fondamental reconnu par les lois de la République » (49).

Dans la même décision, le Conseil constitutionnel associe la libre expression et l’indépendance des enseignants et des chercheurs à la nature même des fonctions qu’ils exercent. Ainsi, même si les enseignants et les chercheurs sont des fonctionnaires chargés d’un service public et en tant que tels soumis à un statut, le Conseil estime que « par leur nature même, les fonctions d’enseignement et de recherche non seulement permettent mais demandent, dans l’intérêt même du service, que la libre expression et l’indépendance des personnels soient garanties par les dispositions qui leur sont applicables ».

– Dans le cadre de l’enseignement scolaire – primaire et secondaire –, les enseignants bénéficient d’une « liberté pédagogique », à caractère législatif. Cette liberté a été établie par la loi dite loi « Fillon » du 23 avril 2005 (50), qui précise qu’elle s’exerce dans le respect des programmes et des instructions du ministre chargé de l’éducation nationale.

Bien que ce libellé puisse laisser croire que les programmes et les circulaires peuvent être très directifs, il est rare que les textes précisent d’enseigner de telle ou telle manière un fait historique, les enseignants étant très attachés à leur liberté pédagogique, inséparable de l’exercice de leur mission d’enseignement. Le directeur général de l’enseignement scolaire, M. Jean-Louis Nembrini, a résumé en ces termes la position du ministère de l’éducation nationale sur la liberté pédagogique : « Depuis que la loi a introduit, en 2005, le principe de la liberté pédagogique, celui-ci est devenu sacro-saint pour nous. Les textes officiels ne comportent plus d’injonctions pédagogiques. Si nous devons, l’école étant républicaine, être très clairs quant au contenu de l’enseignement, nous évitons de dire comment il faut transmettre. » (51).

Comme l’écrit un ancien président de l’Association des professeurs d’histoire et de géographie, Jean Peyrot, « la liberté en pédagogie n’est pas une entité tombée du ciel des idées. Elle résulte d’expériences vécues, expériences de conflits plus que séculaires pour se libérer des dominations religieuses et idéologiques avec leurs récits orientés a priori (…). Elle est constitutive de notre école publique…[et]…s’inscrit dans les limites du plus grand commun accord sur ce qu’ont établi les méthodes scientifiques de la recherche et sur les degrés de certitudes reconnues.» (52).

Bien plus, l’intervention du législateur sur la définition du contenu des programmes ou l’orientation du travail de recherche a pu être considérée comme une forme d’abus de pouvoir. Ainsi, lorsqu’il évoquait la disposition relative au rôle « positif » de la présence française outre-mer, l’historien René Rémond, premier président de l’association Liberté pour l’Histoire, écrivait que « le pas décisif est franchi : le législateur dicte à l’enseignant son interprétation de l’histoire et se substitue à l’historien…Cette irruption du politique dans la définition des programmes et l’établissement de la vérité historique, si elle se généralisait, aurait pour conséquences la confiscation de l’histoire par les détenteurs du pouvoir et la dépossession des citoyens ordinaires » (53).

d) Un risque de remise en cause des fondements mêmes de la discipline historique

Par ailleurs, les récentes lois « mémorielles » relèvent souvent de l’histoire « mémoire », qui est « tournée vers le jugement du passé », se démarquant ainsi de l’histoire « science », qui « cherche à comprendre et à expliquer le passé ». Cette distinction utilisée devant la mission par l’historien Gérard Noiriel est intéressante, car elle permet de comprendre les logiques intellectuelles qui se sont affrontées lors des débats intervenus à partir de 2005 sur les lois mémorielles (54).

Les historiens hostiles aux lois mémorielles ont fait valoir devant la mission qu’ils ne défendent pas une corporation, mais plutôt une méthode, celle de la recherche historique.

Celle-ci exige le respect de certaines règles qui se situent aux antipodes d’une démarche visant à juger le passé en le qualifiant par des termes juridiques. Ainsi que le fait observer l’historien Pierre Nora, vouloir juger à tout prix l’histoire, surtout lorsqu’il s’agit de faits très éloignés dans le temps, parfois au nom d’une exigence de repentance de l’Occident vis-à-vis de ses anciennes colonies, revient à tuer l’histoire en tant que discipline scientifique : « Le mouvement de réinterprétation du passé par la mémoire, du jugement sur le passé au nom de la mémoire mène tout droit à l’abolition de toute forme d’esprit et de raisonnement historiques. » (55)

D’ailleurs, la défense du caractère scientifique de la discipline historique a conduit l’association Liberté pour l’Histoire à ne pas distinguer les lois mémorielles entre elles. Comme l’explique Mme Françoise Chandernagor, la position des signataires de l’appel du 13 décembre 2005 est motivée par un argument de principe : « ce n’est pas à des majorités politiques d’imposer et de fixer la vérité historique ; pas plus que ce ne serait à de telles majorités, nécessairement changeantes, de fixer sous peine d’amendes ou d’emprisonnement, la vérité scientifique. » (56).

C’est également ce qu’a indiqué à la mission l’avocat et historien Jean-Denis Bredin, en citant Paul Ricoeur et Georges Duby : « L’histoire française est fort compliquée et la loi, non plus que la justice, ne peut redresser l’histoire. Paul Ricœur, auteur notamment de La mémoire, l’histoire, l’oubli, disait fermement que l’histoire est une permanente réécriture et que la loi ne peut pas dominer l’écriture de l’histoire : le jugement judiciaire n’est pas le jugement historique. Georges Duby, quant à lui, estimait que l’enseignement de l’histoire est une école de la critique raisonnable, ou encore une école de la raison et de l’intelligence du citoyen majeur. Voilà ce que peut être l’histoire, voilà ce qu’elle n’a pas toujours été. Il ne faut pas qu’elle soit gênée par des lois qui lui imposeraient un chemin. » (57).

e) Un risque de fragilisation de la société française

La multiplication des lois mémorielles est-elle socialement bienvenue ? La question doit être posée, car la qualification du passé national à l’aune de concepts juridiques qui criminalisent notre histoire aura nécessairement des conséquences sur la façon dont les Français perçoivent leur pays.

En outre, dans leur ensemble, les questions mémorielles qui font débat depuis plus de trente ans dans notre pays, que ce soit la colonisation et l’esclavage, la résurgence de l’histoire de la collaboration ou le rapport à la guerre d’Algérie, dressent une image de notre passé qui n’est pas toujours « heureuse » et qui peut affaiblir le sentiment de fierté nationale.

De fait, les lois mémorielles ne trouvent pas toujours un écho favorable au sein de la population française. Une partie de nos concitoyens peut même y voir une forme de repentance irritante, voire exaspérante.

Cette réalité a notamment été soulignée par l’écrivain Denis Tillinac, sur la base de son expérience de président d’un comité de réflexion sur l’histoire de la traite négrière à Bordeaux. À l’occasion de ce travail, il a pu constater à quel point les sensibilités sont à vif lorsqu’il s’agit d’aborder la mémoire d’un fait historique pourtant aussi éloigné dans le temps que l’esclavage. D’où sa solidarité avec les signataires de la pétition « Liberté pour L’Histoire » : « Légiférer sur les faits historiques peut en effet se révéler dangereux pour l’unité nationale, laquelle repose sur des consensus plus ou moins inconscients » (58).

Dans un contexte où la mondialisation et l’ancrage européen peuvent être perçus moins comme une nécessité que comme un carcan, et où l’unité nationale est fragilisée, il estime qu’il faut laisser « la mémoire aux historiens, aux associations et aux communautés », « qu’il ne faut jamais oublier la majorité sociologique » et que « nous ne devrions pas rajouter de la repentance à la repentance à moins de susciter encore plus de xénophobie » (59).

En outre, rien ne garantit que la totalité du passé de la France ne fasse l’objet un jour de lois mémorielles pour incriminer non seulement des processus historiques éloignés dans le temps qui ont concerné plusieurs pays, comme l’esclavage, mais aussi l’histoire nationale plus récente, celle qui a été « patrimonialisée ».

Dans cet esprit, M. Denis Tillinac s’est interrogé sur les conséquences que pourrait avoir le vote de lois mémorielles concernant la Révolution française ou d’autres épisodes plus récents de notre histoire : « Que se passerait-il par exemple si les politiques s’emparaient des récentes considérations historiques autour de la Révolution française et, plus particulièrement, de la question du « génocide » de Vendée, voire, des interrogations sur la genèse du totalitarisme que certains disciples de François Furet font remonter à Danton, Saint-Just et Robespierre ? (…) Un parlementaire peut fort bien demander à ce que les crimes de Lénine et de Staline soient considérés comme des crimes contre l’humanité et que leur négation ou leur minoration entraînent des poursuites pénales, mais des Français estimables et, parmi eux, des parlementaires ont aussi été influencés par Lénine, Staline ou Trotski. Qu’adviendrait-il ? ». (1)

Tel est effectivement l’esprit de plusieurs initiatives parlementaires récentes, et en particulier d’une proposition de loi sur le « génocide vendéen ». Soulignant « la volonté incontestable de la Convention d’anéantir une population » et considérant que « la République est d’autant plus forte qu’elle saura reconnaître ses faiblesses, ses erreurs et ses fautes », la proposition prévoit dans son article unique que la « République Française reconnaît publiquement le génocide vendéen de 1793-1794 » (60). L’exposé des motifs cite les lois mémorielles qui reconnaissent d’autres crimes pour affirmer que celles-ci « permettent de mettre en exergue les souffrances subies par des peuples ».

De toute évidence, cette voie ne peut que déboucher sur une impasse.

f) Une source possible d’embarras diplomatique

Le vote de nouvelles lois « mémorielles » pourrait enfin avoir des conséquences non seulement sur le plan national, mais aussi sur le plan international.

Le postulat de la reconnaissance générale des souffrances du passé au nom du devoir de mémoire qui a conduit à l’adoption des récentes lois mémorielles peut aussi conduire le Parlement à s’ériger « en juge de la conscience universelle » (61), ce qu’il fait déjà, d’une certaine façon, avec la loi du 21 mai 2001, en qualifiant de crime contre l’humanité « la traite négrière transatlantique, ainsi que la traite dans l’océan Indien, d’une part, et l’esclavage d’autre part, perpétrés à partir du XVe siècle, aux Amériques, et aux Caraïbes, dans l’océan Indien et en Europe contre les populations africaines, amérindiennes, malgaches et indiennes ».

D’autres initiatives illustrent cette tendance. Ainsi, une proposition de loi relative à la reconnaissance du génocide ukrainien de 1932-1933 souligne, dans son exposé des motifs, que « la République française reconnaît, à travers ses lois, les différents événements qui ont marqué l’histoire internationale » et que les lois mémorielles, « permettent de mettre en exergue les souffrances subies par les peuples ». Le texte poursuit en estimant que puisque le « crime de masse le plus effroyable du régime stalinien » est inscrit « dans la mémoire collective de l’humanité », le Parlement français, « soucieux de ne pas introduire de discrimination dans les exactions commises contre la race humaine (…) s’honorera en votant sa reconnaissance publique » (62).

Cette « mondialisation » de la loi mémorielle n’est guère compatible avec la conduite d’une diplomatie aussi active et respectée que celle de la France. En effet, quelles pourraient être les conséquences du vote d’une loi mémorielle qui serait considérée comme un geste inamical par le peuple et le Gouvernement d’un pays partenaire ? Le Parlement français est-il prêt à assumer le risque de pousser notre politique étrangère à faire un tel saut dans l’inconnu ? Comme l’a souligné le ministre des affaires étrangères lors du débat sur la proposition de loi tendant à réprimer la négation du génocide arménien, « promouvoir les valeurs de la France, c’est aussi faire prévaloir l’esprit de responsabilité » (63).

Que dirions-nous en outre si, demain, des parlements étrangers prenaient l’initiative de se prononcer sur un aspect de notre passé ? Dans la pire des hypothèses, des représailles « mémorielles » pourraient intervenir par le truchement de lois, ce qui placerait, à terme, notre pays dans une position pour le moins inconfortable…

C. LA DIMENSION EUROPÉENNE DU DÉBAT : LA PROPOSITION DE DÉCISION-CADRE D’AVRIL 2007

La Commission européenne a présenté, le 28 novembre 2001, une proposition de décision-cadre dont l’objectif est de rendre le racisme et la xénophobie passibles de sanctions pénales effectives, proportionnées et dissuasives dans tous les États membres. Cette proposition se fonde sur l’article 29 du traité sur l’Union européenne qui mentionne la lutte contre le racisme et la xénophobie parmi les objectifs de rapprochement des règles de droit pénal des États membres.

La négociation de ce texte – qui doit être adopté, conformément à l’article 34 du traité sur l’Union européenne, à l’unanimité des États membres au sein du Conseil des ministres de l’Union européenne après consultation du Parlement européen – aura duré six ans.

Le 19 avril 2007, les ministres de la justice des Vingt-sept États membres sont parvenus à un accord politique unanime sur la proposition de décision-cadre, qui a conduit à la présentation d’une nouvelle version de ce texte, désormais intitulé proposition de décision-cadre concernant « la lutte contre certaines formes et manifestations de racisme et de xénophobie au moyen du droit pénal ».

Celle-ci doit encore être officiellement adoptée par le Conseil, après la levée des réserves d’examen parlementaire de certains États membres. À ce jour, aucune date d’adoption n’a été fixée par le secrétariat général du Conseil.

Dès le début des travaux de la mission (64), l’historien Pierre Nora a fait part des inquiétudes de l’association  Liberté pour l’Histoire  concernant ce texte. Des inquiétudes qui ont été exprimées de façon réitérée tout au long des auditions.

1. Un texte dont certaines dispositions suscitent une vive inquiétude chez les historiens et les juristes

Depuis l’accord politique d’avril 2007, les historiens de l’association Liberté pour l’Histoire ont attiré l’attention des autorités françaises sur les risques que ferait courir l’adoption de ce texte pour la liberté d’opinion et d’expression. Récemment encore, ce collectif a adopté, en octobre 2008, dans le cadre des « Rendez-vous de l’Histoire » de la ville de Blois, un appel rappelant que « dans un État libre, il n’appartient à aucune autorité politique de définir la vérité historique ».

D’après ce collectif d’historiens, la proposition européenne comporte certaines dispositions qui menacent la liberté d’opinion et d’expression, notamment celle des historiens, en prévoyant d’appliquer des sanctions pénales du type de celles de la loi «Gayssot» à la contestation de tous les crimes de génocide, crimes contre l’humanité et crimes de guerre et en donnant une définition de ces crimes plus large que celle retenue par notre code pénal.

Le collectif estime en outre que si la proposition de décision-cadre était adoptée en l’état, toutes les lois « historiennes » du Parlement « se trouveraient, aussi bien à l’avenir que rétroactivement, dotées d’un mécanisme pénal à déclenchement automatique »  (65).

Lors de la table ronde organisée par la mission sur le rôle du Parlement dans les questions mémorielles, Mme Françoise Chandernagor a développé l’argument en ces termes :  l’article de la proposition de décision-cadre qui fait référence aux crimes de guerre, crimes contre l’humanité ou génocides, « sans préciser à quelle époque ils devront avoir été commis, ni par quelle autorité ils devront avoir été qualifiés (…) permet les incursions de n’importe quelle autorité politique dans l’histoire, et sans appui sur un jugement préalable. En France, il refermera automatiquement le piège ouvert par les lois non normatives : si cette décision-cadre est adoptée en seconde lecture par le Conseil des ministres européen, toutes les lois qui n’étaient pas encore assorties de sanction pénale le seront »  (66).

Autrement dit, selon cette analyse, lorsque la décision-cadre européenne sera transposée dans notre droit, les délits de négation, d’apologie publique ou de banalisation grossière des crimes de génocide, des crimes de guerre et des crimes contre l’humanité qu’elle prévoit d’incriminer pourront être appliqués aux propos et écrits de ceux qui s’expriment sur des périodes de l’histoire pour lesquelles le législateur français aura recouru à des concepts juridiques tels que le génocide ou le crime contre l’humanité. Par le simple jeu de la coexistence de la décision-cadre européenne et des lois mémorielles françaises (telles que celle du 29 janvier 2001 relative à la reconnaissance du génocide arménien ou celle du 21 mai 2001 tendant à la reconnaissance de la traite et de l’esclavage en tant que crime contre l’humanité) ces textes seraient automatiquement dotés d’un volet pénal dès lors que ces crimes auront été niés ou banalisés.

Dans une tribune publiée dans journal Le Monde, trois historiens ont toutefois contesté l’analyse de l’association Liberté pour l’Histoire. En particulier, ils estiment qu’il « ne nous paraît pas raisonnable de laisser croire à l’opinion que des historiens travaillant de bonne foi à partir des sources disponibles, avec les méthodes propres à leur discipline, puissent être condamnés en application de cette directive pour leur manière de qualifier, ou non, tel ou tel massacre ou crime de l’Histoire. » (67).

Même si l’opposition des historiens n’est pas unanime, les arguments invoqués commandent de s’interroger sur la portée juridique exacte de la proposition de décision-cadre en droit français (Cf deuxième partie du rapport).

2. Rappel du contenu juridique de la proposition de décision-cadre

L’article 1er de la proposition établit que les actes intentionnels suivants seront punissables dans tous les États membres de l’Union européenne :

– l’incitation publique à la violence ou à la haine, même par la diffusion ou la distribution d’écrits, d’images ou d’autres supports, visant un groupe de personnes ou un membre d’un tel groupe, défini par référence à la race, la couleur, la religion, l’ascendance, l’origine nationale ou ethnique ;

– l’apologie publique, la négation ou la banalisation grossière des crimes de génocide, crimes contre l’humanité et crimes de guerre, tels que définis aux articles 6, 7 et 8 du Statut de la Cour pénale internationale, visant un groupe de personnes ou un membre d’un tel groupe défini par référence à la race, la couleur, la religion, l’ascendance ou l’origine nationale ou ethnique, lorsque le comportement est exercé d’une manière qui risque d’inciter à la violence ou à la haine à l’égard d’un groupe de personnes ou d’un membre d’un tel groupe (point c) du premier paragraphe de l’article 1er) ;

– l’apologie publique, la négation ou la banalisation grossière des crimes définis par l’article 6 de la Charte du Tribunal militaire international annexée à l’accord de Londres du 8 août 1945, visant un groupe de personnes ou un membre d’un tel groupe défini par référence à la race, la couleur, la religion, l’ascendance, l’origine nationale ou ethnique, lorsque le comportement est exercé d’une manière qui risque d’inciter à la violence ou à la haine à l’égard d’un groupe de personnes ou d’un membre d’un tel groupe (point d) du premier paragraphe de l’article 1er).

Pour l’apologie publique, la négation ou la banalisation grossière des crimes de génocide, des crimes contre l’humanité et des crimes de guerre visant un groupe de personnes défini par des critères autres que la race, la couleur, la religion, l’ascendance ou l’origine nationale ou ethnique le Conseil a invité, le 19 avril 2007, la Commission européenne à examiner, dans les deux ans à compter de l’entrée en vigueur de la décision-cadre, si un autre instrument est nécessaire pour couvrir de tels crimes.

Cette « clause de rendez-vous », qui pourrait viser les crimes commis par les régimes communistes, a été introduite à la demande des pays baltes.

Aux termes de l’article 3 de la proposition, chaque État membre doit prendre les mesures nécessaires pour faire en sorte que les actes ainsi visés soient punissables d’une peine maximale d’un à trois ans d’emprisonnement. Par ailleurs, l’article 10 prévoit que les États membres prennent les mesures nécessaires pour se conformer à ses dispositions deux ans après son adoption. La décision cadre doit entrer en vigueur le jour de sa publication au Journal officiel de l’Union européenne.

Il convient de souligner qu’en 2002, la délégation de l’Assemblée nationale pour l’Union européenne avait examiné la proposition de décision-cadre et l’avait approuvée. Bien que le texte examiné fut, à ce stade des négociations, beaucoup moins problématique que dans sa version définitive du point de vue de la liberté d’expression et d’opinion, la délégation n’en avait pas moins jugé utile de soulever la question de l’expertise juridique préalable des actes européens quant à leur conformité aux principes constitutionnels.

L’examen de la proposition de décision-cadre
par la délégation de l’Assemblée nationale pour l’Union européenne en 2002

La proposition de décision-cadre concernant la lutte contre le racisme et la xénophobie a été examinée par la délégation de l’Assemblée nationale pour l’Union européenne, au titre de l’article 88-4 de la Constitution, le 19 décembre 2002. Elle s’est donc prononcée très en amont de l’accord politique intervenu en avril 2007 sur un texte substantiellement remanié par la suite.

C’est d’ailleurs l’une des « failles » de la procédure d’examen des textes européens : celle-ci ne prévoit pas une transmission, via le Gouvernement à la délégation des versions successivement adoptées dans le cadre des négociations entre États membres et avec le Parlement européen. Rien n’empêche la délégation, tant que la « réserve d’examen parlementaire » instituée en application de l’article 88-4 de la Constitution n’a pas été levée sur un texte, de se prononcer une nouvelle fois pour tenir compte de l’évolution des négociations, mais faute d’une procédure de transmission des textes intermédiaires, la délégation n’a pas les moyens d’exercer sa vigilance.

La délégation s’est donc prononcée, il y a près de six ans, sur un texte dont les dispositions étaient alors moins susceptibles d’empiéter sur la liberté d’opinion. Ainsi, le texte de 2001 prévoyait l’incrimination de la négation publique ou de la minimisation des crimes définis à l’article 6 de la Charte du Tribunal de Nuremberg, « d’une manière susceptible de perturber la paix publique ».

A ce stade de la procédure européenne, il n’était donc pas question de « banalisation grossière » – notion plus vague –, ni de référence aux crimes de guerre, crimes de génocide et crimes contre l'humanité tels que définis par le Statut de la Cour pénale internationale.

La délégation, estimant toutefois nécessaire de bénéficier d’une expertise juridique solide sur les textes européens pouvant porter atteinte aux droits constitutionnellement protégés,  a adopté, le 19 décembre 2002, des conclusions recommandant en particulier :  

– que le Conseil d’État puisse se prononcer dès le début des procédures sur les textes susceptibles de porter atteinte à des droits constitutionnellement protégés,

– qu’il puisse compléter son avis en cas de modifications substantielles du texte au cours des discussions,

– que ces avis soient transmis au Parlement,

– et qu’au niveau européen, un droit d’« alerte précoce » soit conféré aux parlements nationaux lorsqu’une proposition porte atteinte aux droits fondamentaux.

II.- LES AMBIGUÎTÉS DU « DEVOIR DE MÉMOIRE »

Si le « devoir de mémoire » invite un peuple à se souvenir de son passé, afin de ne pas oublier ce qu’il peut avoir de glorieux et de sombre, il peut parfois tendre à mettre l’accent sur les aspects négatifs de l’histoire.

Cette invitation au souvenir se fait toujours au nom du présent et de l’avenir au motif qu’il ne faut pas « oublier » certaines facettes de l’histoire. L’objectif est en effet de tirer des leçons positives de l’histoire en évitant ainsi le retour de vieux démons qui ont pu écarter un pays de son cheminement vers plus de démocratie, plus de respect des droits de l’homme et plus de tolérance.

Aussi le devoir de mémoire est-il devenu fondamental pour les démocraties.

Mais si le devoir de mémoire est une notion essentiellement positive, il peut se prêter à des abus. S’il n’est plus guidé par la réflexion, s’il est sans cesse invoqué de manière « compulsive », il peut desservir la cause qu’il prétend servir, et affaiblir la vigilance qui doit être exercée contre les comportements et les propos susceptibles de déchirer le tissu politique et social d’une démocratie.

Les travaux de la mission ont montré que le devoir de mémoire doit être invoqué avec discernement pour garder son efficacité morale et politique. Le souci qu’a exprimé le philosophe Paul Ricoeur, dans son magistral ouvrage, La mémoire, l’histoire, l’oubli, devrait inspirer l’action des pouvoirs publics dans l’élaboration d’une politique de la « juste mémoire » : « Préoccupation publique je reste troublé par l’inquiétant spectacle que donne le trop de mémoire ici, le trop d’oubli ailleurs, pour ne rien dire de l’influence des commémorations et des abus de mémoire – et d’oubli. L’idée d’une politique de la juste mémoire est à cet égard un des mes thèmes civiques avoués » (68).

A. L’HISTOIRE DE FRANCE ET LA MÉMOIRE NATIONALE : UN COUPLE SOUS TENSION

Il faut noter que si les interventions du Parlement en matière mémorielle ont pu donner lieu à des polémiques, certaines initiatives de l’Exécutif ont également suscité de vives controverses, comme la commémoration de Guy Môquet ou le projet de confier à des élèves de l’école primaire le soin d’entretenir la mémoire d’enfants juifs victimes de la Shoah.

La polémique sur les lois mémorielles ne se limite donc pas au choix de l’instrument législatif, mais reflète un malaise plus profond dans le rapport des Français à leur passé national.

De fait, histoire et mémoire ne se confondent pas. Si la question de leur définition, de ce qui les distingue et de ce qui les rapproche, est connue et close pour la communauté des historiens, il n’en va pas de même du grand public, de sorte que la médiatisation des grands faits du passé ne suscite plus seulement des controverses historiques, mais aussi des mobilisations mémorielles.

1. La méthode historique, garantie de rationalité et d’universalité

« L’Histoire, avant tout, constitue un récit puis une analyse, une reconstruction du passé et, enfin, une tentative de compréhension de ce même passé », résume M. Jean Favier devant la mission (69). L’historien n’est pas un juge, ou du moins pas un juge du siège ; il peut être comparé plutôt au juge d’instruction : il enquête – au sens d’Hérodote – mais il ne lui appartient pas de prononcer une sentence morale. « L’historien n’a pas pour rôle d’exalter ou de condamner, il explique », déclarent les signataires de la pétition Liberté pour l’histoire.

a) L’histoire contre la mémoire

Pour autant, l’historien ne se borne pas à dresser un simple état des lieux : il soutient une thèse, en faveur de laquelle il argumente et s’engage. Comme tout citoyen, il est influencé par ses représentations, ses croyances, son milieu social, mais son travail consiste justement à étayer son jugement sur des critères qui ne soient pas purement subjectifs. Si une parfaite objectivité de l’individu historien ne peut sans doute exister, la méthode historique obéit, elle, à des exigences déontologiques – le questionnement scientifique, le croisement des sources, l’absence de jugement de valeur –, qui constituent autant de gages de rationalité et d’universalité.

Il y a certes des domaines d’étude plus étroits que la grande histoire nationale, mais l’histoire locale elle-même ou bien l’histoire particulière d’une population ne s’étudient scientifiquement qu’à titre d’échantillon, sans que l’historien puisse négliger de replacer son objet d’étude spécifique dans le mouvement général des hommes et des civilisations.

C’est pourquoi les historiens récusent le reproche qui leur est parfois fait de prétendre, dans une démarche corporatiste, au monopole de l’interprétation. S’ils s’adressent au public, c’est pour partager les résultats d’un travail qu’ils considèrent accomplir au bénéfice de tous. A l’inverse, ils refusent toute injonction, « dogme », « interdit », « tabou » par lequel la société prétendrait entraver leur libre examen.

Là se noue l’opposition entre le chercheur et l’autorité publique qui tendrait à figer une interprétation historique en lui conférant le statut de « chose jugée ». L’interprétation est par nature mouvante, si bien que la discipline historique n’a cessé de se renouveler, dans ses modes d’investigation comme dans ses résultats. « Révisionnistes non par volonté idéologique mais par métier », selon l’expression de Mme Madeleine Rebérioux, les historiens œuvrent à une perpétuelle remise en question de leur propre travail. « Quand la loi, qui a vocation à être pérenne, a tendance à clore ou à circonscrire définitivement son objet, la discipline historique, elle, a vocation à l’ouverture et à l’inachèvement », a rappelé M. François Dosse en évoquant la pensée de Paul Ricœur. (70)

Cet inachevé dans la recherche d’une vérité fuyante ne peut convenir aux défenseurs de la mémoire, qui agissent au contraire dans un souci de fidélité.

À la différence de la mémoire individuelle qui se constitue spontanément, la mémoire collective est une création, née d’une transmission volontaire entretenue délibérément : il peut s’agir d’une mémoire nationale, mais il existe en fait de multiples mémoires collectives, liées à un groupe ethnique, à une religion, à une province, à une ville, à une guerre, à un métier… De sorte qu’un même individu peut se réclamer de plusieurs groupes mémoriels, voire choisir la filiation qui fortifie plus particulièrement ce qu’il ressent comme son identité. Ainsi, l’historien Gérard Noiriel a cité devant la mission l’exemple de sidérurgistes lorrains d’origine italienne ou polonaise qui, ayant intégré les rites et les codes de la mémoire ouvrière française, ne revendiquaient pas spontanément leur filiation immigrée.

Construite et plurielle, la mémoire a aussi pour caractéristique de faire appel à l’affectif, à la sensibilité, à l’émotion : c’est pourquoi elle est plus compréhensible et de la sorte plus médiatique que le travail du chercheur, par nature austère, complexe et nuancé.

Une mémoire blessée peut légitimement appeler des mesures de reconnaissance et de réparation, mais quand il est impossible de poursuivre les bourreaux, le risque existe, comme cela a déjà été souligné, d’instruire plutôt le procès des historiens. « Cette révision générale de l’histoire en fonction de la victime est extraordinairement dangereuse. Prendre conscience de cela, c’est défendre la raison, le bon sens, l’esprit critique et l’intérêt national », selon M. Pierre Nora (71).

A confondre histoire et mémoire, le premier risque encouru est celui du manichéisme : réduit à un récit, le souvenir tend naturellement à se scénariser à travers l’opposition des amis et des ennemis, des bons et des méchants, alors que l’analyse historique s’attachera plutôt à discerner les ambiguïtés et les glissements.

Le second risque est celui de l’anachronisme, qui consiste à appliquer à un fait historique les valeurs d’aujourd’hui. « L’historien ne plaque pas sur le passé des schémas idéologiques contemporains et n’introduit pas dans les événements d’autrefois la sensibilité d’aujourd’hui », résume le manifeste de l’association Liberté pour l’Histoire. Le premier travail de l’historien, préalable à l’écriture, consiste précisément à resituer les personnages qu’il étudie dans l’échelle de valeurs de leur temps et de leur corporation, qui peut paraître incompréhensible à nos mentalités modernes. Le rapport au sacré, à la mort, à la famille, à la terre, à la violence, n’est pas le même pour un citoyen romain, un paysan français du Moyen-Âge, un ouvrier du XIXe siècle ou un employé dans l’entre-deux-guerres.

En outre, nous savons aujourd’hui ce qui s’est passé « après », mais l’historien doit tâcher de maintenir indéterminé cet avenir du passé pour se mettre dans les coordonnées de ceux qu’il souhaite comprendre en remontant le temps.

Prendre ses distances avec le passé, pour pouvoir l’analyser de manière rationnelle et dépassionnée, n’est pas une démarche naturelle. Elle l’est d’autant moins que ce passé renferme des épisodes insupportablement douloureux. Dans ce cas, comment les descendants des victimes pourraient-ils se désolidariser des victimes ? Leur mémoire ne peut s’analyser seulement comme un ensemble de souvenirs et de représentations, elle vise à « se constituer un corpus commun de valeurs », selon l’expression de M. Paul Thibaud (72). Si la mémoire ne se confond pas avec l’histoire, elle n’est pas non plus un sous-ensemble de la discipline historique, qu’elle dépasse dès lors qu’elle pose la question éthique de la responsabilité.

b) L’histoire avec la mémoire

On cite souvent la phrase de Santayana, selon laquelle « une civilisation qui oublie son passé est condamnée à le revivre ».

Cependant, sans mise en perspective historique, la mémoire est condamnée à demeurer compassionnelle. À l’inverse, dans le domaine de l’histoire contemporaine, les sources mémorielles constituent un apport précieux à la connaissance. Comme l’a rappelé M. Gérard Noiriel devant la mission, « un grand nombre des nouveaux domaines de la recherche historique – l’histoire du mouvement ouvrier, des femmes, de la Shoah, de l’immigration – ont été au départ développés par des groupes mémoriels » (73).

L’histoire, écrite par les vainqueurs, tend à oublier les vaincus. Par la célébration de la « Grande Révolution » et l’écriture d’une histoire de France fédératrice, comportant une part de mythologie et de légende, la République a établi une historiographie aux qualités pédagogiques certaines, mais tendant à l’hagiographie laïque. C’est ce que dénonce Mme Suzanne Citron en discernant, dans le « roman national », une simple « histoire de l’État, qui se justifie en occultant l’autre ou en occultant ses propres crimes » (74).  La mémoire permet de rendre la parole aux victimes. « Mais faut-il pour autant faire de la défaite un droit éternel sur le reste de l’humanité ? » s’interroge M. Paul Thibaud (75)

L’histoire ne peut donc ignorer la mémoire, même si l’historien a pour tâche d’interpréter les témoignages et les représentations : « L’historien, dans une démarche scientifique, recueille les souvenirs des hommes, les compare entre eux, les confronte aux documents, aux objets, aux traces, et établit les faits. L’histoire tient compte de la mémoire, elle ne s’y réduit pas », affirme le manifeste « Liberté pour l’histoire ».

2. La tension médiatique

« Chercher, toujours chercher – établir des faits, les confronter, comprendre leur enchaînement et leur sens –, c’est une tâche d’historien », écrivait pour sa part Mme Madeleine Rebérioux, non sans ajouter : « Et de citoyen. » (76).  Le malaise français dans le rapport au passé ne s’explique pas seulement par le choc de deux savoirs, l’un scientifique et l’autre mémoriel. Cette confrontation n’aboutirait pas à une telle tension si elle n’avait pas lieu sous le feu des médias, mettant en évidence le rôle civique de l’historien, qui a connu une évolution aussi profonde que défavorable.

Il n’est pas anodin que les premiers grands historiens de la Révolution aient été des hommes politiques de premier plan : Lamartine, Guizot, Thiers, Jaurès… Leur interprétation des faits historiques témoignait d’une représentation du monde qu’ils proposaient à leurs concitoyens, y compris pour éclairer le présent et l’avenir. Comme s’il s’était entravé lui-même en se donnant, à la fin du XIXe siècle, de fortes exigences de scientificité, l’historien a perdu une grande partie de son prestige social : longtemps écouté et respecté dans la haute fonction consistant à écrire le roman national, il se trouve aujourd’hui relégué au rang de l’expert, y compris en matière judiciaire. Cette évolution est aggravée par la crise du « sens de l’histoire » et l’absence de grand projet collectif, conduisant le public à ressasser l’histoire plutôt que de la vivre.

Certes, l’historien continue de se vouloir un « médiateur » auprès du public, mais ce rôle est déjà pris par les médias modernes, qui le sollicitent sans nécessairement admettre sa méthode ni ses réserves. Le phénomène n’est d’ailleurs pas propre à la discipline historique et tient au statut de la parole savante aujourd’hui : il existe dans la société de l’information une relative solitude du chercheur, dans la mesure où sa connaissance aiguë de faits complexes peut l’amener à formuler des conclusions paradoxales et susciter ainsi l’incompréhension de l’opinion publique.

M. Jean-Pierre Rioux invite à considérer que « l’histoire n’est pas la science du passé mais celle du temps » (77),  c’est-à-dire le savoir qui permet d’accéder à une compréhension des phénomènes à l’œuvre dans la durée, contre l’instantanéité médiatique qui tend à abolir la chronologie.

Sommés de dire le vrai et le faux, immédiatement – eux qui procèdent au contraire par un perpétuel questionnement – les historiens risquent d’éprouver la tentation de s’enfermer dans leur tour d’ivoire. Tel n’est pourtant pas l’intérêt du pays, qui a besoin de leur savoir et ne doit négliger aucune piste pour encourager la recherche historique.

B. LE « DEVOIR DE MÉMOIRE » : UNE NOTION UTILE MAIS DONT LE MANIEMENT EST DÉLICAT

« Notre temps a inventé le devoir de mémoire » a dit l’historien René Rémond (78).

Cette notion qui répond à des impératifs moraux profonds est utilisée par les plus hautes autorités ; au niveau national mais aussi dans les enceintes internationales, Nations unies, ou Comité des ministres du Conseil de l’Europe ou à l’occasion des visites de Chefs d’État. Elle semble irriguer chaque discours public prononcé sur le passé.

Dans le même temps, cette notion – précieuse et sensible – n’est pas à l’abri de pratiques susceptibles de la dévoyer. Car le devoir de mémoire peut facilement basculer vers une forme de ressassement du passé : il peut alors « bavarder » au risque de lasser le citoyen, voire de susciter des jalousies entre communautés (79).

1. Une notion essentiellement positive

Le devoir de mémoire est né d’un contexte et d’un besoin précis : la lutte contre l’oubli de la folie criminelle nazie et le souvenir de l’idéal de fraternité qui anima la Résistance. Il a trouvé une traduction concrète – extraordinairement importante – dans les développements de la justice pénale, ainsi que dans la mise en place de dispositifs originaux de « réparation de l’histoire ».

a) Une notion à visée morale

Ce qui définit le devoir de mémoire, c’est sa finalité morale. Comme l’écrit M. René Rémond, « Se souvenir n’est pas seulement souhaitable dans l’ordre de la connaissance, c’est aussi – et plus encore – un impératif d’ordre moral, et c’est y manquer qui est une faute. Ce devoir est sélectif : il ne joue que pour les crimes. Il se justifie par le devoir de piété à l’adresse des victimes : c’est justice qu’elles survivent dans la mémoire des peuples. C’est aussi une réparation : la mémoire demande pardon pour ce qui n’a pu être prévenu ou empêché. En reconnaissant des fautes, un peuple se grandit. » (80).

Sur le plan politique, le devoir de mémoire constitue un acte de courage, puisqu’il suppose qu’une nation regarde avec lucidité son passé. En effet, rien de bon ne saurait être bâti sur le mensonge, même par omission. Le devoir de mémoire entretient donc un lien essentiel avec l’histoire : celle-ci doit être connue, évoquée et assumée. Une phrase significative de l’allocution prononcée par le Président de la République le 10 mai 2008, à l’occasion de la journée de commémoration nationale des mémoires de la traite négrière, de l’esclavage et de leurs abolitions, permet d’illustrer ce propos : « Regardons cette histoire telle qu’elle a été, regardons-là lucidement car c’est l’histoire de France ».

Par ailleurs, en intégrant ainsi le souvenir d’un passé qui a pu être oublié ou minimisé, volontairement ou non, dans la mémoire collective, le devoir de mémoire permet de déboucher sur un appel au rassemblement autour d’une histoire nationale dont il faut pouvoir tout dire. On peut donc en attendre un renforcement du sentiment d’appartenance collective des citoyens à la nation.

Cet objectif de réconciliation nationale qui est au cœur du devoir de mémoire doit permettre à la société de se conforter à partir de la reconnaissance de ses fautes, de ses torts ou de ses crimes à l’endroit de telle ou telle de ses communautés, mais également sur la base de la reconnaissance des souffrances ou des injustices subies par tel ou tel groupe. Il doit aussi contribuer au renforcement de la vigilance collective face à d’éventuels renouvellements de ces actes et insister sur les valeurs auxquelles la société est attachée.

Tel était le sens du discours du Président de la République le 10 mai 2008 : « Ayons le courage d’en parler pour assumer ensemble notre histoire. La période coloniale et l’abolition de l’esclavage sont souvent vécues comme des histoires extérieures (…) Elles font pourtant intrinsèquement partie de l’histoire de France. De cette histoire nous devons pouvoir tout dire (…) Je voudrais que l’on mette cette lucidité au service de l’apaisement. Et ainsi nous verrons lucidement et de façon apaisée la mémoire de l’esclavage ».

Dans une société démocratique comme la nôtre, le devoir de mémoire constitue une véritable pédagogie du souvenir. Car le passé n’est convoqué, par les plus hautes autorités de l’État, que pour rappeler les promesses d’égalité, de liberté et de fraternité que la République doit s’efforcer de respecter chaque jour. Au final, le devoir de mémoire est un rappel de nos idéaux, ceux sans lesquels les citoyens d’une nation ne peuvent vouloir vivre ensemble ou s’engager à créer un monde plus juste et plus solidaire.

L’exemple du Canada est particulièrement instructif. Mme Michaelle Jean, Gouverneure générale de ce pays, haïtienne descendante d’esclave réfugiée au Canada, s’exprimait ainsi à l’occasion d’un discours prononcé à Montréal, en avril 2006, en hommage à une esclave noire, martyre de la ville : « Notre objectif n’est pas de réécrire l’histoire, mais d’amorcer un devoir de mémoire. Il s’agit de tirer des leçons de notre passé, même celui que certains préféreraient ignorer. De nous engager ensemble à bâtir un monde plus juste et plus humain ». Ces mêmes engagements ont été à nouveau exprimés à l’occasion de la cérémonie du souvenir pour le 90ème anniversaire de la bataille de la crête de Vimy, en avril 2007 : « Car vous, jeunes de ce pays, vous avez un devoir de mémoire à l’égard de celles et de ceux qui ont sacrifié leur propre jeunesse, parfois même leur vie, au nom d’un idéal de justice et de liberté » (81).

b) Une notion qui trouve son origine dans une demande et un contexte précis

Bien que le devoir de mémoire ne semble avoir envahi le discours politique et l’espace médiatique que récemment, cette notion est en fait ancienne. Elle est liée au contexte historique de l’après-guerre et à la demande des associations de déportés constituées à partir de 1945. Ces associations poursuivaient un double objectif : celui du souvenir des morts disparus et la transmission de la mémoire de cet événement tragique à des fins civiques, morales et politiques. Ainsi, les statuts de l’Amicale de Mathausen, adoptés le 31 juillet 1947, affirment sa volonté « d’honorer la mémoire des Français assassinés…de maintenir présents, à l’esprit de tous les Français et Françaises, les actes de barbarie dont se sont rendus coupables les assassins nazis et leurs collaborateurs, d’empêcher par cette propagande et ce rayonnement le retour des conditions politiques et sociales qui ont permis l’instauration des régimes partisans de ces méthodes d’autorité ». De même, le responsable départemental de l’une des principales associations françaises écrit en 1953 « Qu’avons-nous promis (aux morts en déportation) ? Que le monde entier saurait ce que fut leur calvaire, que le monde entier reconnaîtrait en eux des martyrs et des héros, que nul ne toucherait à leur mémoire, que, nous, vivants, les familles des morts et les rescapés eux-mêmes auraient dans leur nation la première place. » (82).

L’historienne Annette Wieworka a minutieusement évoqué l’histoire de « l’inscription » du souvenir de la déportation dans les années qui suivirent la guerre. En particulier, toute une symbolique fut construite autour des cendres et de la terre, que l’on transposait dans des urnes ensuite inhumées dans des cimetières ou déposées sur des monuments aux morts, pour sceller, à jamais, le souvenir des camps de concentration, dans un contexte marqué par les récits des déportés où « c’est le crématoire crachant jour et nuit sa fumée qui est le signe permanent de la mort concentrationnaire » (83).

Et si l’on jure de se souvenir, c’est pour agir et transformer le monde. Ainsi, en 1954, à l’initiative de la Fédération nationale des déportés internés résistants et déportés (FNDIPR), des « urnes du souvenir », contenant de la terre de tous les camps, de tous les hauts lieux de la Résistance, ainsi que des villes et des villages martyrs de tous les pays d’Europe, mêlée de cendres, ont été rapportées de Buchenwald pour être réparties sur tout le territoire, une par département. Lors de la cérémonie de la réception des urnes par les délégués départementaux, un serment est scellé, celui-ci étant gravé sur chaque urne : « Réunis à Buchenwald symbole de tous les hauts lieux de souffrance devant l’urne sacrée où la terre des camps d’extermination se mêle à la terre baignée de sang des villes et des villages martyrs de tous les pays d’Europe. Nous Jurons, pour rester fidèle à l’union née dans la souffrance et le combat contre l’hitlérisme, de nous consacrer au rapprochement des peuples dans la paix, en vue d’assurer leur sécurité, leur indépendance et la liberté Nous le jurons ».

Le devoir de mémoire sous-tend également le travail de reconnaissance, par l’Allemagne, de son passé nazi. Le 27 septembre 1951, dans une déclaration au Bundestag, adoptée à l’unanimité et qui a jeté les bases des relations entre la République fédérale allemande et Israël, le Chancelier Adenauer définissait ainsi la position de son pays sur cet aspect de l’histoire de l’Allemagne : « Le Gouvernement fédéral et avec lui la grande majorité du peuple allemand sont conscients des souffrances infinies infligées aux Juifs d’Allemagne et des zones occupées pendant la période national-socialiste (…) Au nom du peuple allemand, des crimes indicibles ont été perpétrés, qui obligent à réparation morale et matérielle ». Ainsi, au nom du devoir de mémoire, un premier accord d’indemnisation est signé en 1952 par l’Allemagne entre Israël et la « Claims Conference », représentant les Juifs de la diaspora. Cet accord a abouti au versement de 3,5 milliards de deutschemarks sur douze ans. La « Claims Conference » estime, globalement, à 60 milliards de dollars les sommes versées depuis 1952 et a indiqué, en juin 2008, avoir obtenu, pour la prochaine décennie, 320 millions de dollars supplémentaires pour venir en aide aux survivants de l’Holocauste.

Une des illustrations les plus éclatantes du devoir de mémoire mis en œuvre par la République fédérale allemande est l’agenouillement à Varsovie, le 20 octobre 1970, devant le Mémorial du résistant juif du ghetto, du Chancelier Willy Brandt, geste qui eut valeur d’un symbole. Comme l’écrit le spécialiste de l’Allemagne, Alfred Grosser, « le chancelier au passé entièrement éloigné du national-socialisme assume l’héritage. Et la mémoire assumée devient, au-dedans et au-dehors, facteur d’apaisement, gain moral. » (84).

Depuis, le rapport de l’Allemagne au devoir de mémoire a évolué avec le passage du temps et des générations. Aux efforts pour surmonter le passé national-socialiste (« vergangenheitsbewaeltigung ») s’est progressivement substituée une « culture de la mémoire » (« erinnerungskultur »), plus large, prenant en compte les souffrances des populations civiles allemandes pendant la guerre et le passé communiste de la RDA (85).

Devoir de vigilance, devoir de transmission, le devoir de mémoire a également été, en France, une arme de combat au service de la vérité, contre l’image d’un pays qui avait presque effacé de son inconscient collectif le souvenir de la collaboration. C’est le sens de l’action menée par les époux Klarsfeld, et que M. Serge Klarsfeld a rappelée en ces termes devant la mission : « Nous avons aussi pris conscience du rôle de Vichy dans la solution finale alors que pas un mot ne figurait à ce sujet dans les manuels scolaires, les agrégés d’histoire chargés de leur rédaction se livrant à une manipulation visant à faire accroire que les Juifs arrêtés en France l’avaient été par la seule police allemande. Nous sommes donc repartis en campagne dès 1978 en déclenchant des procédures judiciaires contre certains responsables dont René Bousquet, Jean Leguay et Maurice Papon. Il a fallu plus de deux décennies pour aboutir, en dépit des polémiques et des obstacles – le Président de la République d’alors avait tenté de bloquer ces procédures – mais cela a permis aux Français de mieux connaître leur propre histoire. C’est ainsi qu’après le procès de Klaus Barbie, nous avons pu obtenir la condamnation de Paul Touvier et de Maurice Papon » (86).

Cette démarche judiciaire devait être complétée par la réalisation, en 1978, du Mémorial de la déportation des Juifs de France, qui dresse la liste et la composition des convois partis de France vers les camps d’extermination, car, selon M. Serge Klarsfeld, « il ne nous était pas possible d’assister au procès des bourreaux sans avoir recueilli le nom de toutes leurs victimes » (87). Cependant, le travail de recherche considérable effectué à cette occasion ne se résume pas à l’établissement de faits, dûment vérifiés, à des fins purement judiciaires : il se veut avant tout, comme l’indique le texte du Mémorial, un « acte de piété et d’hommage ». En cela, cette œuvre est exemplaire d’un véritable « travail de deuil » qui vise à surmonter la peine par l’écriture de histoire. Comme l’écrit Paul Ricoeur en citant l’historien Michel de Certeau, l’histoire, comme « tombeau pour le mort », sauve l’« avoir été des ruines du n’être plus » (88).

Ce travail militant, couplé au rôle « pédagogique » des procès Barbie, puis Touvier et Papon, a permis de faire sortir des « limbes » de la mémoire nationale l’une des périodes les plus sombres de notre histoire. Il répondait d’ailleurs à une exigence intellectuelle fondamentale : le respect, issu des Lumières, que l’on doit à la vérité. En effet, comme l’écrit Mme Sophie Ernst, « on ne peut pas prétendre à la fois se recommander des Lumières et du rationalisme critique et se satisfaire d’une " légende dorée " de la nation, en feignant d’ignorer ce que l’on sait. Si l’on a obstinément appelé à se souvenir, cela a été au nom de ce que l’on devait à l’humanité » (89).

c) Une notion qui a permis des avancées fondamentales en matière de justice pénale : la lutte contre l’oubli des crimes les plus graves perpétrés contre la communauté internationale

Le devoir de mémoire a permis deux grandes avancées sur le plan de la justice pénale.

Ø En premier lieu, le devoir de mémoire s’est « incarné », sur le plan international, à travers des juridictions qui garantissent pour l’avenir que les crimes les plus graves qui peuvent être commis à l’encontre de la communauté des États seront effectivement poursuivis, jugés et condamnés.

De fait, les juridictions pénales internationales sont les gardiennes vigilantes du châtiment qui doit être imposé, au nom de la morale commune à tous les hommes.

La lutte contre l’impunité des auteurs de tels crimes est indissociable de ce double devoir de justice et de mémoire que l’on doit à leurs victimes. Elle est également inséparable de notre attachement aux droits de l’homme. Comme l’a rappelé M. Robert Badinter, lors de l’examen, au Sénat, du projet de loi portant adaptation du droit pénal à l’instauration de la Cour pénale internationale, « Lutter contre l’impunité des auteurs de crimes contre l’humanité, dont les victimes se comptent par milliers, par dizaines de milliers, par centaines de milliers, voire parfois plus encore, est l’impératif catégorique moral de tous ceux qui croient dans les valeurs fondamentales de la démocratie et des droits de l’homme. » (90).

Plusieurs juridictions pénales internationales ont été ainsi créées pour permettre à la communauté internationale de remplir cette obligation fondamentale.

– L’Accord de Londres du 8 août 1945, qui constitue la première « loi » répressive internationale, a établi un Tribunal militaire international chargé de juger les criminels de guerre, ainsi que les auteurs de « crimes contre l’humanité », – nouveau concept juridique – ayant œuvré pour le régime nazi.

– À l’initiative de la France, une résolution du Conseil de sécurité des Nations unies n° 827 adoptée le 25 mai 1993, a créé un tribunal international « pour juger les personnes présumées responsables de violations graves du droit humanitaire international » commises sur le territoire de l’ex-Yougoslavie depuis 1991, le Tribunal pénal international pour l’ex-Yougoslavie (TPIY). Dans son allocution de présentation du quinzième rapport annuel du TPIY à l’Assemblée générale des Nations unies, prononcée le 13 octobre 2008, le Président du Tribunal, M. Fausto Pocar, a indiqué qu’à ce jour, 116 des 161 personnes mises en accusation par le Bureau du Procureur avaient été jugées, précisant que sur les 43 accusés restants — à l’exception des deux encore en fuite — 22 sont actuellement jugés en première instance, 6 attendent le prononcé de leur jugement, 10 sont en appel et 5 accusés, – dont 4 appréhendés ces derniers mois –  attendent l’ouverture de leurs procès, qui est imminente.

– Les atrocités commises au Rwanda au cours de la guerre interethnique entre Hutus et Tutsis ont également conduit le Conseil de sécurité des Nations unies à instituer un second tribunal pénal international ad hoc. Le 8 novembre 1994, il adopte la résolution n° 955 créant le Tribunal pénal international pour le Rwanda (TPIR), habilité à juger les personnes présumées responsables de génocide ou d’autres violations graves du droit international humanitaire commis sur le territoire du Rwanda et les citoyens rwandais présumés responsables de tels actes ou violations commis sur le territoire d’États voisins entre le 1er janvier et le 31 décembre 1994. Selon le dernier rapport annuel du Tribunal, entre le 1er juillet 2007 et le 30 juin 2008, des procès concernant 19 accusés dans 4 affaires visant chacune plusieurs accusés et 2 affaires visant chacune un seul accusé se sont ouverts. Par ailleurs, le nombre total de personnes jugées en appel s’élève à 23 (91).

– Le 7 juillet 1998, naît la Cour pénale internationale, à l’occasion de l’adoption de la Convention de Rome. Aux termes de son article 5, la Cour est compétente pour juger les « crimes les plus graves qui touchent l’ensemble de la communauté internationale » : le génocide, les crimes contre l’humanité et les crimes de guerre. Le préambule du Statut énonce que « les crimes les plus graves qui touchent l’ensemble de la communauté internationale ne sauraient rester impunis et que leur répression doit être effectivement assurée par des mesures prises dans le cadre national et par le renforcement de la coopération internationale ». Le préambule poursuit ainsi : les États parties au présent statut « sont déterminés à mettre un terme à l’impunité des auteurs de ces crimes et à concourir ainsi à la prévention de nouveaux crimes ».

En vertu du principe de complémentarité, la Cour ne peut exercer sa compétence que dans les cas où les États ne peuvent pas ou ne souhaitent pas poursuivre eux-mêmes les criminels. La Cour peut toutefois connaître des criminels dont le pays d’origine n’a pas ratifié le traité, dès lors qu’elle a été saisie en ce sens par le Conseil de sécurité des Nations unies. Par ailleurs, les poursuites pourront être déclenchées non seulement sur plainte du Conseil de sécurité ou d’un État, mais aussi à l’initiative du procureur indépendant, l’ouverture des poursuites devant cependant, dans ce dernier cas, être autorisée par la Chambre préliminaire de la Cour.

Ø En second lieu, le devoir de mémoire est à l’origine d’une révolution juridique, celle de l’imprescriptibilité des crimes dont on estime que leur gravité est telle qu’elle est de nature à remettre en cause le droit de chaque peuple à habiter cette planète.

En effet, le temps ne saurait retirer des mains de la justice ceux qui ont commis ce que Paul Ricoeur appelle, dans La mémoire, l’histoire, l’oubli, « l’impardonnable de fait ». C’est pourquoi l’action judiciaire à l’encontre des auteurs de tels forfaits ne peut jamais s’éteindre.

Dans notre droit, cette règle juridique a été consacrée par la loi du 26 décembre 1964 tendant à constater l’imprescriptibilité des crimes contre l’humanité tels qu’ils ont été définis par le Tribunal de Nuremberg.

En effet, la loi de 1964 dispose que les crimes contre l’humanité sont « imprescriptibles par leur nature ». Plus précisément, aux termes de son article unique, « les crimes contre l’humanité tels qu’ils sont définis par la résolution des Nations Unies du 13 février 1946, prenant acte de la définition des crimes contre l’humanité telle qu’elle figure dans la Charte du Tribunal International du 8 août 1945, sont imprescriptibles par leur nature ».

La nature imprescriptible de ces crimes a été inscrite dans le nouveau code pénal entré en vigueur le 1er mars 1994. Après avoir défini le génocide (art. 211-1) et les autres crimes contre l’humanité (art. 212-1), le code dispose que l’action publique relative à ces crimes, ainsi que les peines prévues, sont imprescriptibles (art. 213-5).

En reconnaissant ainsi l’imprescriptibilité, notre ordre juridique n’a fait que partager le consensus international qui s’est cristallisé, dès 1945, autour de la reconnaissance de la gravité de ces crimes et de la nécessité de leur réserver un traitement juridique particulier.

C’est ce qu’a rappelé la Cour de Cassation à l’occasion du procès Barbie : la loi s’est « bornée à confirmer qu’était déjà acquise en droit interne, par l’effet des accords internationaux auxquels la France avait adhéré, l’intégration à la fois de l’incrimination dont il s’agit et de l’imprescriptibilité de ces faits » (Deuxième arrêt Barbie de la Chambre criminelle de la Cour de cassation, 26 janvier 1984).

Cette qualification exceptionnelle dans notre droit s’appuie également sur une source constitutionnelle indirecte. L’imprescriptibilité peut être rattachée au début du Préambule de la Constitution du 27 octobre 1946, qui est annexé à la Constitution de la Cinquième République et aux termes duquel : « Au lendemain de la victoire remportée par les peuples libres sur les régimes qui ont tenté d’asservir et de dégrader la personne humaine, le peuple français proclame à nouveau que tout être humain, sans distinction de race, de religion ni de croyance, possède des droits inaliénables et sacrés. »

En gravant ainsi, dans le marbre de notre loi fondamentale, le souvenir de la victoire remportée contre des régimes caractérisés par leur mépris systématique de la personne humaine et en réaffirmant, de manière solennelle, le caractère sacré et inaliénable de certains droits, notre Constitution ne pouvait qu’accueillir favorablement la règle de l’imprescriptibilité.

Quant à la justification morale de l’imprescriptibilité, le philosophe Vladimir Jankelevitch avait, dans un essai célèbre publié en 1956, démontré avec éclat l’énormité que constituerait l’effacement de ces crimes par le seul effet de l’écoulement du temps : « Tous les critères juridiques habituellement applicables aux crimes de droit commun comme en matière de prescription sont ici déjoués : crime " international ", crime " contre l’essence humaine ", crime " contre le droit d’exister ", autant de crimes hors de proportion ;  oublier ces crimes gigantesques contre l’humanité serait un nouveau crime contre le genre humain » (92).

Depuis, l’imprescriptibilité des crimes les plus graves commis contre la communauté internationale a trouvé un nouveau fondement juridique avec le statut de la Cour pénale internationale qui pose pour principe (article 29) que les crimes relevant de cette juridiction (le génocide, les crimes contre l’humanité et les crimes de guerre) sont imprescriptibles. Il élargit donc aux crimes de guerre l’imprescriptibilité traditionnellement réservée aux crimes contre l’humanité. Mais à l’occasion de l’adaptation de notre droit pénal à la définition de ces crimes par le Statut de la Cour, le Gouvernement français n’a pas souhaité aller jusqu’à reconnaître l’imprescriptibilité des crimes de guerre.

Selon l’exposé des motifs du projet de loi portant adaptation du droit pénal à l’institution de la Cour pénale internationale, déposé au Sénat le 15 mai 2007 et adopté par celui-ci, en première lecture, le 10 juin 2008, le choix a été fait d’allonger les délais de prescription des crimes de guerre, afin « de ne pas « banaliser » en droit français la règle de l’imprescriptibilité de l’action publique à des infractions autres que les crimes contre l’humanité ». Ainsi, le projet de loi propose d’allonger de dix à trente ans le délai de prescription de l’action publique pour les crimes de guerre (et de trois à vingt ans pour les délits) et de vingt à trente ans le délai de prescription de la peine prononcée en cas de condamnation pour l’un de ces crimes à compter de la date à laquelle la décision est devenue définitive (de cinq à vingt ans en matière délictuelle) (93).

Cela ne signifie pas pour autant qu’après trente ans, les criminels de guerre échapperaient à toute justice. Au-delà de ce délai, la compétence des juridictions françaises pourra être relayée par celle de la Cour pénale internationale, en raison du principe de complémentarité.

d) Une notion qui a conduit à l’adoption de dispositifs de « réparation de l’histoire »

Depuis quelques années, plusieurs pays ont adopté des dispositifs d’indemnisation visant à « réparer » l’histoire.

Cette démarche est distincte de l’action répressive des tribunaux pénaux internationaux, qui sont chargés de condamner les auteurs de crimes d’une gravité exceptionnelle, mais, à l’instar du sentiment d’impérieuse nécessité qui a conduit à créer de telles juridictions, elle est motivée par le devoir de mémoire.

Les réparations financières versées par l’Allemagne à l’État Israël, qui ont déjà été évoquées, constituent l’exemple le plus connu – et emblématique – des dispositifs d’indemnisation des victimes de l’histoire. Mais elles ne doivent pas faire oublier les versements effectués par la République fédérale allemande aux ressortissants d’autres pays anciennement inclus dans l’orbite du troisième Reich. En 1953, a été adoptée la loi sur l’indemnisation des victimes du national-socialisme, puis de 1959 à 1964 des accords ont été signés par l’Allemagne avec une douzaine d’États de l’Europe occidentale, dont la France, pour indemniser leurs ressortissants, le montant total des versements s’élevant à 500 millions d’euros. Avec les États-Unis un accord a également été conclu en 1995, complété en 1999.

Après la chute du mur de Berlin, un processus d’indemnisation de l’Europe centrale et orientale a été engagé, sur la base d’accords signés avec la Pologne (255 millions d’euros), la République tchèque (140 millions d’euros), la Russie, la Biélorussie et l’Ukraine (500 millions d’euros) et les États baltes, les fonds étant mis à la disposition de « Fondations pour la réconciliation ». Pour indemniser les travailleurs « forcés », une fondation « Mémoire, responsabilité, et avenir » a été créée en 2000, dotée de 5,16 milliards d’euros versés à parité par le gouvernement fédéral et les entreprises allemandes ; 1 650 000 personnes en ont bénéficié (94).

En France, trois dispositifs d’indemnisation des victimes (ou de leurs ayants cause) de persécutions antisémites et d’actes de barbarie pendant la Seconde Guerre mondiale ont été adoptés :

– Le décret n° 99-778 du 10 septembre 1999 institue une commission pour l’indemnisation des victimes de spoliations (CIVS) intervenues du fait des législations antisémites en vigueur durant l’occupation, qui propose au Premier ministre des mesures de réparation, de restitution ou d’indemnisation.

– Le décret n° 2000-657 du 13 juillet 2000 institue une mesure de réparation pour les orphelins dont les parents ont été victimes de persécutions antisémites.

– Le décret n° 2004-751 du 27 juillet 2004 prévoit une aide financière en reconnaissance des souffrances endurées par les orphelins dont les parents ont été victimes d’actes de barbarie durant la seconde guerre mondiale.

De son côté, le Japon a versé, au titre des dommages de guerre ou de l’assistance économique, dans le cadre de 54 traités bilatéraux, des sommes importantes aux gouvernements des pays victimes de sa politique d’expansion. En 1995, le communiqué du Premier ministre Muruyama de 1995 reconnaissant le verdict des procès de Tokyo, qui constitue le texte de référence sur le plan mémoriel, évoque l’« agression » et la « domination coloniale » comme des « faits historiques indéniables » ayant provoqué « des peines et des souffrances incommensurables aux peuples d’Asie » et exprime les « profonds remords » et les « excuses officielles » du Japon.

Toutefois, le Japon n’a pas procédé, depuis la Seconde Guerre mondiale, à un devoir de mémoire « à l’allemande », comme l’illustrent les polémiques récurrentes sur les « femmes de réconfort ». Ainsi, il n’a pas souhaité, arguant du versement des fonds effectué dans le cadre des traités bilatéraux, accorder de réparations financées sur fonds publics à ces femmes, dans leur majorité de nationalité coréenne, que les troupes japonaises d’occupation prostituèrent de force. Le fonds de compensation institué en 1995 est donc alimenté par des dons privés, ce qui n’a pas manqué de susciter de vives polémiques(95).

Aux côtés de ces dispositifs liés à la réparation des souffrances provoquées par la Seconde Guerre mondiale, des mécanismes visant à compenser les torts causés aux populations autochtones ont été, ces dernières années, institués par les gouvernements de pays occidentaux.

En 1999, le Premier ministre danois et le chef du gouvernement groenlandais ont publié une déclaration commune dans laquelle le Gouvernement, agissant au nom de l’État du Danemark, s’excusait pour la manière dont avait été prise et mise en œuvre la décision de transplanter de force les habitants de Thulé hors de leurs terres. Ceux-ci ont reçu un dédommagement collectif de 500 000 couronnes danoises et 63 personnes ont reçu de la Cour suprême du pays, à titre individuel, des compensations s’élevant de 15 000 à 25 000 couronnes (96).

Au Canada, les excuses officielles prononcées le 11 juin 2008 par le Gouvernement pour les sévices et assimilations forcées infligés aux enfants des « premières nations » (Amérindiens, métis et Inuits) ont été accompagnées de l’adoption d’une série de mesures favorisant le devoir de mémoire et la réconciliation nationale. En 2006, a été adopté un plan de 5 milliards de dollars canadiens pour l’indemnisation individuelle des survivants des pensionnats ayant accueilli des enfants autochtones âgés de sept à quinze ans. Ceux-ci ont en effet été parfois arrachés à leurs familles sur le fondement d’une loi adoptée en 1920 rendant obligatoire la fréquentation de ces établissements. Or le dernier pensionnat n’a été fermé qu’en 1980 et on estime que 150 000 enfants auraient été enlevés de force à leurs familles. Cette enveloppe prévoit également le financement de projets éducatifs, ainsi que celui de la commission de vérité et réconciliation établie sur le modèle de la commission sud-africaine (cf première partie, II C 2). Le 1er juin 1998, cette commission, sous la présidence du juge Harry Laforme, un indien Mississauga, a commencé ses travaux, afin de permettre aux anciens pensionnaires survivants de raconter ce qu’ils ont subi (97).

C’est également au nom du devoir de mémoire que des associations ou des familles peuvent demander à des entreprises le versement de compensations aux descendants des victimes de l’histoire ou de fonds à des institutions chargées d’entretenir le souvenir d’un fait tragique.

L’occurrence la plus médiatisée de cette nouvelle incarnation du devoir de mémoire a été l’accord négocié entre les associations juives américaines et les banques suisses, sous la pression du Congrès des États-Unis et la menace de l’engagement, en 2006, d’une action de groupe devant la justice américaine, pour la restitution des comptes détenus par les victimes de la Shoah à leurs ayants-droits. Le montant finalement retenu s’est élevé à 1,25 milliard de dollars, les associations décidant d’en verser une partie à des réfugiés survivants refoulés à la frontière suisse ou à leurs héritiers, ainsi qu’à des travailleurs forcés du régime nazi.

En France, à la suite du travail de la « commission Mattéoli », instituée en mars 1997, à l’initiative du Président de la République Jacques Chirac, un processus d’identification des fonds en déshérence au sein des sociétés d’assurance a conduit au versement, par ces entreprises, de 70 millions de francs à la Fondation pour la mémoire de la Shoah.

Évoquant ces procédures et beaucoup d’autres, qui semblent se multiplier, le magistrat Antoine Garapon (98) note qu’elles peuvent être mal interprétées, car l’introduction d’une réclamation chiffrée fait basculer la demande d’un registre exclusivement moral, marqué par la quête de reconnaissance des souffrances du passé, à une dimension où l’intérêt et la mémoire se mélangent. Aussi la démarche ne peut-elle échapper à une forme d’ambiguïté si sa finalité n’est pas clairement établie. Autrement dit, pour ne pas perdre le sens d’une demande exprimée au nom du devoir de mémoire, le discours politique doit l’accompagner : « L’argent n’a pas de signification en soi mais la reçoit d’une parole politique. Doit ainsi s’instaurer une chronologie, un ordre entre la parole politique, le récit de justice et le versement de l’argent. » (99).

2. Une notion qui peut être source de malentendus si elle ne vise que la reconnaissance des souffrances

La façon dont est parfois invoqué ou mis en œuvre le devoir de mémoire peut être problématique. La finalité première de ce devoir doit être de dire la vérité sur l’histoire d’un pays : la volonté de mieux connaître le passé d’un pays doit être le préalable de la reconnaissance des souffrances liées aux aspects les plus sombres de ce passé.

Mais, si au nom du devoir de mémoire, il convient de ne rien occulter du passé, il ne faut pas que cet appel au souvenir conduise à n’évoquer que les « ombres » de ce passé et à faire de celles-ci l’unique horizon mémoriel de la nation.

Le discours des autorités sur l’histoire d’un pays ne saurait donc se résumer à la seule mémoire du crime et à la commémoration de celui-ci. Car ainsi, que l’écrivait René Rémond, la « focalisation » sur les pages sombres de notre histoire, « impose de l’histoire et de l’action des hommes une vision criminaliste qui n’est pas sans conséquence sur l’idée qu’on se fait de l’humanité » (100).

a) Une notion problématique sur le plan intellectuel et moral

Paradoxalement, le devoir de mémoire, qui semble si fort, car si universel, est, dans le même temps, d’une grande fragilité sur le plan intellectuel et moral.

Dans la formule « devoir de mémoire », il y a le terme « devoir ». Or celui-ci est d’ordre a priori individuel : on pourrait donc penser que le devoir de mémoire est une injonction adressée à chacun de nous. Mais quelle peut être la valeur d’une telle injonction si de facto nous la respectons si peu ou la prenons si peu en compte dans notre vie quotidienne ? En effet, nous ne nous imposons pas de penser, tous les jours, à un aspect de notre passé, puis à un autre, etc.

L’historien Jean Favier a évoqué en ces termes cette contradiction fondamentale sur laquelle repose le devoir de mémoire, qui, en réalité, ne devrait pas concerner l’individu, mais la société : « Dans la formule « devoir de mémoire », le terme « devoir » me gêne beaucoup : un devoir moral, en effet, ne doit pas être interprété comme une obligation imposée de l’extérieur. En outre, il ne concerne pas l’individu mais la société qui, elle, a le devoir d’aider ce dernier à se souvenir. » (101).

Autre fragilité du devoir de mémoire : celui-ci va à l’encontre de la première propriété de la mémoire, à savoir la conscience du temps qui passe et qui nous sépare inéluctablement de nos ancêtres. Comme l’a fait observer à la mission M. Alain Finkielkraut, « La mémoire, c’est d’abord la distance. Les héritiers des victimes ne sont pas des victimes. La première chose que nous devons à ceux qui sont morts, c’est de ne pas nous prendre pour eux» (102).

À l’inverse, un « devoir » de mémoire qui abolit toute distance entre les morts et les vivants peut être excessivement dangereux. Le devoir de mémoire peut alors « figer » la mémoire dans des incantations qui s’apparentent, selon Paul Ricoeur, à la compulsion de répétition analysée par Freud. C’est là que se situe, selon le philosophe de la « juste mémoire », le danger du « trop de mémoire » : « Le trop de mémoire rappelle la compulsion de répétition, dont Freud nous dit qu’elle conduit à substituer le passage à l’acte au souvenir véritable par lequel le présent serait réconcilié avec le passé. » (103).

Cette comparaison avec la terminologie freudienne permet précisément de souligner à quel point le « trop de mémoire » peut déboucher sur la violence : chacun peut constater, dans le monde, qu’à force de ressasser les blessures ou les humiliations du passé, on peut être amené à vouloir s’en libérer, en infligeant d’autres blessures ou humiliations. En analysant les stratégies politiques qui, dans l’ex-Yougoslavie et au Rwanda, ont conduit à perpétrer des « violences de masse », le politologue Jacques Sémelin a mis en évidence cette compulsion de répétition. Ainsi, les récits utilisés par les élites politiques de ces pays pour expliquer à leurs peuples la raison de leurs malheurs et leur indiquer les moyens du redressement visent à préparer le « passage à l’acte ». Le discours type utilisé à cette occasion a été ainsi résumé par ce chercheur : « Si nous souffrons aujourd’hui, ce n’est pas notre faute, nous sommes des victimes de l’Histoire (…) Si nous sommes des victimes, nous avons bien le droit de nous défendre contre Eux. Et d’ailleurs ne nous ont-ils pas déjà massacrés dans le passé ?». L’injonction au souvenir, le « Souvenez vous !» des Oustachis croates, des Tchetniks serbes ou des Inyenzi (combattants) hutus, est donc destinée à faire monter la peur et à construire la haine, celle-ci pouvant alors se projeter dans l’action : « l’entreprise de destruction du « eux » s’apparente donc à une opération de survie du « nous », une « guerre d’autodéfense » comme on le dira au Rwanda ».  (104).

Dernière fragilité : Paul Ricoeur nous rappelle que le devoir de mémoire, lorsqu’il est proclamé à tout va, peut faire figure d’abus de mémoire. En effet, il peut servir de caution à l’appropriation, à des fins intéressées, de la mémoire des victimes qui n’étant plus là, ne peuvent plus s’exprimer : « C’est cette captation de la parole muette des victimes qui fait virer à l’us et à l’abus. » (105). Ce « détournement » de la parole des absents, effectué au nom du devoir de mémoire, ouvre alors la voie aux manipulateurs de tout genre : l’appel au souvenir n’a dès lors plus rien de moral.

b) Une notion dont les effets politiques ne doivent pas être négligés

Comme l’écrit le philosophe Tzvetan Todorov, la mémoire peut être rendue « stérile » : « parce que le passé, sacralisé, ne nous rappelle rien d’autre que lui-même ; parce que le même passé, banalisé, nous fait penser à tout et à n’importe quoi.» (106).

Dès lors que l’on « plaque » sur cette mémoire stérile, un devoir de mémoire mal compris, on s’expose à subir les effets politiques, plus ou moins graves, de son invocation. Loin de nous pousser à bien agir, le devoir de mémoire peut paralyser, diviser et creuser un peu plus l’écart entre les pays développés et les autres :

Ø D’abord, comme le philosophe Alain Finkielkraut l’a souligné devant la mission, « il est révélateur qu’en matière mémorielle ce soit toujours de la mémoire des crimes dont il s’agit », avant de rappeler que « le crime ne doit pas exercer de monopole sur la mémoire » (107)

S’il vient à se concrétiser, ce « monopole » de la mémoire du crime ne peut manquer de freiner ou de nuire au renforcement des liens entre pays et habitants d’un même pays. En effet, Paul Ricoeur, dans La mémoire, l’histoire, l’oubli, nous rappelle que les événements fondateurs d’une nation sont, pour l’essentiel, des actes violents légitimés après coup. Or nous dit ce philosophe, « Ce qui fut gloire pour les uns, fut humiliation pour les autres (…) A la célébration d’un côté correspond de l’autre l’exécration. C’est ainsi que sont emmagasinées dans les archives de la mémoire collective des blessures symboliques appelant guérison ».

Ce fut précisément la situation de l’Allemagne et de la France de 1814 jusqu’à 1958, année qui marque le début de la réconciliation souhaitée par le général de Gaulle et le chancelier Adenauer. Toute cette période fût précisément marquée par la « survalorisation » d’un passé qui se résumait à un affrontement entre les deux peuples (108).

D’autres exemples pourraient être cités, car ils sont nombreux et montrent qu’une vraie réconciliation entre les peuples n’est pas envisageable sans un travail à la fois historique et politique de reconnaissance des torts des uns et des autres.

Au sein même d’une nation plurielle dans ses composantes, l’obsession d’un « passé criminel » peut conduire à affaiblir le lien social. C’est le cas lorsque, dans certains discours, l’argument des crimes du passé est utilisé pour conforter la posture de la « victime éternelle » : ce ne sont pas les éventuelles faiblesses du système qui sont accusées d’être à l’origine de la détresse économique ou sociale, mais le passé du pays, qui condamne par avance le descendant d’esclave, le fils de harki ou de l’immigré, à l’échec. Ainsi un argumentaire est parfois développé pour expliquer que celui-ci est victime d’une forme de « double peine » : dominé dans le passé, car réduit en l’esclavage ou conquis par la force, il ne peut espérer avoir sa chance dans la société d’aujourd’hui, le racisme du passé expliquant le racisme d’aujourd’hui.

Or pour construire l’avenir, il faudra, comme le rappelle l’historien Benjamin Stora, « sortir de la rumination du passé » : « « La visite perpétuelle et ressassée du temps colonial et des guerres de décolonisation devient (…) une activité de fabrication d’identités. Aux antipodes d’une apologie d’un progrès commun, l’engouement pour la répétition d’un passé cruel freine la connaissance réelle, car la transmission mémorielle s’organise autour de la fabrication de stéréotypes, dans une reconstruction du sens parfois douteuse.». Optimiste, Benjamin Stora ajoute toutefois que « Les fils et filles d’immigrés, de pieds-noirs ou de harkis, les enfants des anciens descendants d’esclaves veulent, bien sûr, rester fidèles aux combats livrés par leurs ancêtres, mais ils entendent aussi se débarrasser des vêtements du passé pour ne pas vivre, toujours, en état de ressentiment perpétuel. » (109).

Ø Le devoir de mémoire peut être une source de ressentiments entre les différentes communautés, un phénomène qu’un sociologue a appelé la « concurrence des victimes », concurrence « pour la palme des plus grandes souffrances qui se produit sous couvert d’un débat pseudo-historique. » (110).

Selon cette analyse, le discours sur la singularité de la Shoah, qui a été érigée en symbole universel de lutte contre toutes les formes de racisme, a conduit à cette forme de surenchère, qui constitue l’un des plus grands dangers guettant le devoir de mémoire.

Pour M. Alain Finkielkraut, qui s’exprimait devant la mission, le devoir de mémoire a révélé son inefficacité en matière de lutte contre l’antisémitisme, tout en mettant en place une sorte d’engrenage qui enlève à la Shoah toute possibilité d’exemplarité. D’après lui, « loin d’être de l’eau qui en éteindrait la flamme (de l’antisémitisme), c’est de l’huile qui l’attise (…) À cela s’ajoute que cette "jalousie victimaire" ne semble pas totalement dénuée de fondement aux yeux de quelques-uns : il n’y a aucune raison pour que les Juifs soient les seuls bénéficiaires du devoir de mémoire puisque l’Occident, l’Europe et la France ont commis d’autres forfaits qui eux-mêmes réclament la repentance. Si un "élargissement" de la mémoire est compréhensible, le fait que la Shoah en constitue le paradigme nous fait en revanche pénétrer dans une zone inquiétante où la reconnaissance – par exemple des souffrances endurées par les ancêtres des Antillais ou des Maghrébins – semble primer sur la connaissance – les faits. On en vient ainsi à vouloir satisfaire ce que je ne peux qu’appeler "une envie de Shoah" chez les minorités estimant que leur histoire n’est pas assez reconnue. » (111).

Ø Enfin, le devoir de mémoire se prête facilement à l’accusation d’hypocrisie, lorsque, loin d’inspirer une action résolue pour combattre les crimes contre l’humanité, « le plus jamais ça » véhiculé par cet appel au souvenir et à la vigilance s’avère incapable d’empêcher le déroulement de nouvelles violences de masse dans le monde.

« Ainsi va la vanité pédagogique du ressassement » comme le fait remarquer l’historien Georges Bensoussan : « Déclinée sur tous les tons du "Plus jamais ça !", la "leçon pour l’humanité"  que l’on tirerait, dit-on d’une catastrophe historique constitue une illusion récurrente. « J’ai lu qu’après chaque génocide », explique un rescapé Tutsi de 1994, «  les historiens expliquent que ce sera le dernier. Parce que plus personne ne pourra jamais accepter une pareille infamie. Voilà une blague étonnante. » » (112).

Une telle remarque devrait nous inciter à tenir un discours plus prudent sur le « devoir de mémoire » sous peine d’élargir davantage le fossé entre des pays développés qui peuvent se donner facilement, via l’appel au souvenir, une bonne conscience, et des pays pauvres qui, pour certains d’entre eux, vivent encore dans une histoire marquée par la violence politique.

Mais cela n’empêche pas de tout faire pour se rapprocher du moment où nous pourrons respecter la promesse du « plus jamais ça » : l’émergence d’une justice pénale internationale, dotée des moyens juridiques rigoureux lui permettant de poursuivre et de condamner ceux qui, par leurs actes, ont violé la conscience universelle constitue sans doute le plus sûr moyen de lutter contre la barbarie.

c) Une notion devenue un enjeu délicat des relations internationales

Le devoir de mémoire a été au centre de la Conférence mondiale contre le racisme réunie du 31 août au 7 septembre 2001 à Durban, en Afrique du Sud. Celle-ci s’est conclue par l’adoption d’une déclaration finale reconnaissant l’esclavage comme « un crime contre l’humanité qui aurait dû toujours être reconnu comme tel », la France ayant été citée en exemple par de nombreuses délégations en raison du vote de la loi du 21 mai 2001.

La préparation et le déroulement de cette Conférence ont été l’occasion pour plusieurs pays africains, soutenus par des organisations non gouvernementales, de demander aux pays développés de leur accorder des réparations financières destinées à compenser le coût humain, économique et financier qu’avaient représentés, pour l’Afrique, la traite et l’esclavage. Selon certains dirigeants, l’indemnisation devait prendre la forme d’un soutien au développement du continent africain, tandis que d’autres défendaient une annulation pure et simple de la dette. De son côté, le secrétaire général des Nations unies, Kofi Annan, avait proposé, de manière prudente, l’idée de réparations volontaires, en observant que « le passage des générations a brouillé les responsabilités de l’extermination et de l’exploitation des peuples autochtones ».

Au final, aucun engagement en matière de réparation n’a été pris, ni aucune excuse présentée, par les Occidentaux. Américains et Européens ont œuvré de concert pour éviter l’adoption d’une déclaration laissant penser qu’une porte s’ouvrait pour le dépôt de recours en indemnisation devant les tribunaux nationaux. Ils ont également refusé d’être désignés comme les seuls responsables des maux de l’Afrique.

Même si l’adoption d’un texte rassemblant pays du Nord et pays du Sud autour d’une condamnation morale de l’esclavage constitue, en soi, un pas important, cette rencontre a illustré les effets pervers du devoir de mémoire, qui, à cette occasion, a davantage séparé pays riches et pays pauvres qu’il ne les a réunis, et cela pour deux raisons essentielles.

D’abord, la demande de réparation ne pouvait déboucher que sur un débat stérile : réparation au nom de quel récit partagé ? Sur ce point, il n’y avait aucun consensus possible, car il aurait fallu admettre que la traite existait en Afrique avant que l’Europe ne s’en mêle et que ceux qu’on appelait les « roitelets africains » aidèrent ensuite les négriers à l’organiser. Il aurait fallu aussi reconnaître que cette pratique continue manifestement de nos jours dans certaines parties du monde.

Ensuite, cette conférence a été l’occasion d’une remise en cause de la singularité de la Shoah et d’une exigence de réparation financière de l’esclavage au nom d’une égalité de traitement entre Shoah et esclavage. Ainsi, pour la première fois sans doute, la concurrence des mémoires et des victimes a trouvé à s’exprimer dans le cadre d’une conférence onusienne.

C. LA LEÇON DE SAGESSE DE PAUL RICOEUR : LE « TRAVAIL DE MÉMOIRE » EN PRÉALABLE AU « DEVOIR DE MÉMOIRE »

Que faut-il faire face au trop plein de mémoire ? Dans La mémoire, l’histoire, l’oubli, Paul Ricoeur nous a donné une leçon de sagesse en nous invitant à articuler mémoire et histoire, afin que le devoir de mémoire ne vire pas à l’abus de mémoire et s’ouvre sur l’avenir.

Son analyse est précieuse, car elle souligne la nécessité d’un « travail de mémoire », indispensable pour écarter les dangers qui s’attachent à une mémoire soumise au ressassement et à la revendication.

Aussi le devoir de mémoire est-il une invitation au souvenir qui doit être traitée avec sérieux pour ne pas devenir un slogan vidé de toute substance. Comme l’écrit l’historien Henry Rousso, « Le devoir de mémoire n’est qu’une coquille vide s’il ne procède pas d’un savoir. Il n’est qu’un sujet de bachot ou une leçon de morale pompeuse s’il n’est pas arrimé à un devoir de vérité » (113).

1. Le cheminement vers la « juste mémoire »

Si le devoir de mémoire est un appel légitime à un retour sur le passé d’un pays, il peut néanmoins faire l’objet d’abus. Dès lors, il ne fonctionne plus comme une invitation à se souvenir d’une « Histoire vraie », comprise et assumée, mais comme un encouragement adressé à la mémoire pour qu’elle se complaise dans le malheur. Le passé n’est plus perçu comme un objet de savoir, mais comme une source de ressentiments perpétuels. Paul Ricoeur nous a d’ailleurs mis en garde contre l’effacement de l’histoire auquel peut aboutir le devoir de mémoire : « L’injonction à se souvenir risque d’être entendue comme une invitation adressée à la mémoire de court-circuiter le travail de l’histoire » (114).

Faut-il alors faire prévaloir l’histoire sur la mémoire ? Le véritable problème est dans leur articulation, comme l’a expliqué l’historien François Dosse, spécialiste de la pensée de Paul Ricoeur : « Ce sont-là, en effet, deux rapports de liement et de déliement au passé de nature différente : plus distanciée et plus impersonnelle, l’histoire peut être équitable et aider à tempérer l’exclusivisme des mémoires singulières ; elle peut également contribuer à pacifier les guerres mémorielles. C’est ainsi qu’au soir de sa vie, Paul Ricoeur nous donne une leçon de jeunesse et d’espérance : la dialectique de la mémoire, de l’histoire et de l’oubli interdit la compulsion de répétition et le ressassement mortifère ; elle permet aussi de raviver le nécessaire rapport entre passé, présent et avenir. Dans Temps et récit, Ricoeur disait qu’il fallait "rendre nos attentes plus déterminées et notre expérience plus indéterminée." C’est là une extraordinaire leçon de "défatalisation" du passé. » (115).

François Dosse poursuit son exposé en présentant ainsi l’attachement de Paul Ricoeur au travail de mémoire : « À ce devoir de mémoire, Paul Ricoeur a préféré le "travail de mémoire" – où l’on entendra les échos freudiens de la cure, des souvenirs-écrans, de la résistance, du refoulement, du travail de deuil aussi. L’histoire comme « tombeau » pour le mort, pour reprendre cette fois la formule de Michel de Certeau - elle-même reprise par Paul Ricoeur – permet de faire place au présent en honorant et en fixant le passé… ».

Ce détour par l’histoire, qui permet à une nation de « faire son deuil », est le propre du travail de mémoire, qui a pour finalité la réconciliation avec le passé, le nôtre et celui des autres. C’est en se référant à ce cheminement que l’historien et politologue Jacques Sémelin a expliqué à la mission le sens de son projet d’encyclopédie électronique des violences de masse, premier site international de recherche présentant une base de données et d’analyse de l’ensemble des connaissances disponibles sur ces violences – massacres, génocides ou « nettoyages » ethniques (116). D’après lui, ce projet met en jeu la notion de mémoire, puisqu’il est fondé sur le souvenir des morts, tout en s’inscrivant dans un cadre scientifique et pédagogique : « Loin de juger pour condamner, il s’agit avant tout pour nous de comprendre afin d’œuvrer à la pacification des mémoires. Michel de Certeau n’écrivait-il pas : "L’écriture historique vise à calmer les morts qui hantent le présent et à leur offrir des tombeaux scripturaires ?" » (117).

En « défatalisant le passé », le travail de mémoire, par l’histoire, permet de promouvoir un « devoir » de mémoire qui ne s’enferre pas dans une « mémoire pathologique ». Ainsi, le devoir de mémoire, à la jonction entre travail de deuil et travail de mémoire, au lieu de nous enchaîner au passé, nous aide à le comprendre et à nous projeter vers l’autre et vers l’avenir. La dette à l’égard du passé redevient alors un gisement de sens pour l’action politique, car nos manquements, nos promesses non tenues, dûment connues, constituent autant d’invitations à mieux faire. Comme l’écrit Paul Ricoeur, « C’est en délivrant, par le moyen de l’histoire, les promesses non tenues, voire empêchées et refoulées par le cours ultérieur de l’histoire, qu’un peuple, qu’une nation, une entité culturelle peuvent accéder à une conception ouverte et vivante de leurs traditions » (118).

En ce sens, le devoir de mémoire est une notion éminemment républicaine : il nous rappelle que le combat pour plus de liberté, d’égalité et de fraternité et celui pour la paix sont de tous les jours.

2. Des exemples d’application concrète du « travail de mémoire »

Le travail de mémoire peut trouver à s’appliquer sur le plan politique aussi bien au niveau national qu’international. Celui-ci est en effet présent dans plusieurs processus qui ont été mis en œuvre à des fins de réconciliation nationale ou internationale.

Un des exemples les plus illustres appliqué à une situation de transition politique est celui de la commission Vérité et Réconciliation mise en place par l’Afrique du Sud. Présidée par Mgr Desmond Tutu, elle a siégé de 1996 à 1998 et a eu pour mission de rassembler les témoignages, d’indemniser les victimes et d’amnistier ceux qui avouaient avoir commis des crimes politiques. Elle était composée d’un comité des droits de l’homme, chargé d’établir la nature, la cause et l’ampleur des abus commis dans le cadre de l’Apartheid entre 1961 et 1994 et d’écouter les victimes, d’un comité de réparation et de dédommagements et d’un comité d’amnistie. Elle a entendu 20 000 victimes, organisé des audiences publiques dans tout le pays et rendu en octobre 1998 un rapport d’environ 4 000 pages comportant 250 recommandations parmi lesquelles une politique de réparation reposant sur des indemnités financières et l’édification de monuments publics commémorant les souffrances des victimes.

Même si cette entreprise d’apaisement s’est heurtée à des obstacles structurels, résultant des circonstances de sa création – par exemple l’impunité accordée à ceux qui avouaient leurs crimes – et n’a pas suscité l’unanimité, le rapport final de la commission ayant été contesté par des représentants des deux bords, ni toujours permis aux protagonistes de s’avancer sur le chemin du pardon véritable, elle a eu des effets positifs indéniables sur les victimes. Ainsi que l’écrit Paul Ricoeur dans La mémoire, l’histoire, l’oubli, les auditions ont « véritablement permis un exercice public de travail de mémoire et de deuil, guidé par une procédure contradictoire appropriée. En offrant un espace public à la plainte et au récit des souffrances, la commission a certainement suscité une katharsis partagée ».

Prenant acte de cette expérience et d’autres démarches similaires engagées depuis les années 1980 (Bolivie en 1982, Argentine en 1984), l’Assemblée parlementaire du Conseil de l’Europe a estimé que ces commissions peuvent être utiles aux pays de notre continent pour surmonter les épreuves du passé, établir la vérité et promouvoir la réconciliation dans les sociétés en transition (119). En particulier, dans une résolution adoptée en mai 2008, elle a considéré que « bon nombre de pays et de régions d’Europe ne sont toujours pas parvenus à un compromis sur l’héritage de leur passé tragique. Il faut donc les encourager à s’appuyer sur l’expérience des commissions vérité, à tirer un enseignement des forces et des faiblesses de ces dernières, à déterminer si ces expériences peuvent s’adapter à leurs contextes nationaux spécifiques, afin de réconcilier les sociétés divisées et de restaurer la justice, la confiance et l’espoir dans un avenir commun (…) L’Assemblée demande donc aux gouvernements, aux parlements, aux partis politiques et aux organisations de la société civile des États membres et observateurs du Conseil de l’Europe, en particulier de ceux dont les blessures du passé sont encore présentes dans la société, d’étudier les expériences et les meilleures pratiques internationales des commissions vérité, et d’examiner si le fait d’établir une telle commission pourrait contribuer à surmonter les épreuves du passé. » (120).

Le travail de mémoire concerne aussi les relations bilatérales – voire plurilatérales dans le cas de l’Union européenne – entre pays. C’est ce qu’a constaté la chercheure Valérie Rosoux, auteur d’une thèse sur l’usage du passé dans les relations franco-allemandes et franco-algériennes. Trois attitudes à l’égard du passé peuvent être adoptées par les dirigeants de pays qui ont été en conflit : la survalorisation, qui vise à accentuer le souvenir de l’affrontement, l’oblitération, qui passe sous silence le passé, et, enfin, le travail de mémoire qui cherche à « décloisonner » les récits nationaux et les mémoires, en évitant que celles-ci ne se développent en étant « agressives, crispées et exclusives les unes des autres ». Reconnaissant la pluralité des interprétations du passé, le « travail de mémoire » tente, en d’autres termes, « de remémorer le passé en oubliant son sens initial (l’inéluctable confrontation entre ennemis héréditaires) et en intégrant un sens nouveau (tel que – dans le cas de l’Union européenne – la déchirure entre peuples frères) » (121).

L’évolution des relations franco-allemandes, à partir de 1958, quand le général de Gaulle et le chancelier Adenauer décident de mettre fin à l’hostilité entre les deux peuples, constitue, à cet égard, sans doute l’un des plus beaux exemples de travail de mémoire diplomatique. Cette chercheure souligne qu’en 1962 le général de Gaulle décrit l’Allemagne comme un « grand peuple », rappelle aux Français qu’ils ont eux aussi, « dans certaines circonstances », fait du mal à la population allemande et s’arrête à Munich devant le Feldherrnhalle érigé à la mémoire des victimes de 1870 et de 1914-1918. De même, la transformation du souvenir de Verdun dans les deux pays illustre de manière frappante le décloisonnement des mémoires : « il n’est plus question de condamnations et d’appels à la revanche, mais d’une seule narration, réconciliatrice », les soldats des deux camps étant englobés dans le même hommage (122).

D’autres exemples peuvent être cités pour appuyer l’opportunité du travail de mémoire en matière diplomatique. Ainsi, un travail de ce type a été effectué entre l’Allemagne et la République tchèque à propos des expulsions de la minorité allemande des Sudètes en 1945 et 1946 décidées par les « décrets Benes », dans un contexte où, régulièrement, ces expulsés et leurs descendants, demandent, sans être soutenus par le gouvernement fédéral, l’abrogation de ces décrets, voire, pour les plus radicaux d’entre eux, la restitution de leurs biens ou un « droit à la patrie ». Le président tchécoslovaque Vaclav Havel a adressé, en 1990, au nom de son peuple, des excuses officielles au peuple allemand pour ces expulsions. En 1997, ce contentieux a été réglé entre les deux pays par une déclaration de réconciliation qu’ils ont signée et dans laquelle tous deux reconnaissaient les « torts et injustices »  infligés de part et d’autre et s’engageaient à « ne pas entraver les relations futures avec des questions d’ordre juridique ou politique liées au passé ».

Cette déclaration de réconciliation a été érigée par le Parlement européen en modèle pour appuyer sa demande de reconnaissance générale, à des fins de réconciliation, des crimes liés à la Seconde Guerre mondiale ou à la période postérieure, par les États membres de l’Union européenne. Dans une résolution adoptée le 20 novembre 2002, un peu moins de deux ans avant le grand élargissement de l’Union européenne à dix pays d’Europe centrale et orientale, il recommande « qu’à l’exemple de la déclaration germano-tchèque de 1997, les États membres, présent et futurs, signent une «déclaration européenne» commune comprenant une reconnaissance mutuelle des crimes contre l’humanité, des atrocités et des injustices commises durant et après la Seconde Guerre mondiale et exprimant leurs regrets à ce sujet ainsi que l’engagement de pleinement embrasser les valeurs et objectifs communs de l’intégration européenne en tant qu’ils fournissent des moyens efficaces pour surmonter les anciennes divisions, hostilités et préventions enracinées dans des interprétations politiques et historiques du passé nationalement déterminées. » (123).

On peut d’ailleurs considérer que le « travail de mémoire » n’a pas été étranger à la conduite de la diplomatie de « bon voisinage » mise en œuvre dans le cadre du « Pacte de stabilité » européen des années 1993-1995. Lancé par le gouvernement de M. Édouard Balladur et organisé sous l’égide de l’Organisation pour la coopération et la sécurité en Europe (OSCE), le Pacte concernait les pays d’Europe centrale et orientale, ainsi que les pays baltes, et avait pour objectif de formaliser la politique de prévention des conflits définie par l’Europe des Douze pour éviter la répétition d’une crise de type yougoslave dans la région.

La politique de bon voisinage a conduit à l’organisation de tables rondes multilatérales aboutissant à des engagements politiques, réaffirmant l’intangibilité des frontières et la protection des minorités. Le but politique recherché était de faire admettre aux candidats à l’adhésion que les règles de bon voisinage excluaient le recours à la violence pour « liquider » les héritages du passé. La Déclaration politique adoptée à l’issue de la Conférence finale sur le Pacte de stabilité en Europe, réunie à Paris les 20 et 21 mars 1995, indique clairement ce lien entre perspective d’adhésion et travail d’apaisement des « résidus » de tension liés à l’histoire : « Afin de mieux soutenir leur démarche vers l’adhésion et de mieux garantir le renforcement de la paix, de la stabilité, de la démocratie, de la coopération et de la prospérité en Europe, nous avons estimé primordial de surmonter les problèmes du passé. Dans cet esprit, les travaux ont été concentrés sur l’approfondissement par les États participants de leurs relations de bon voisinage sous tous leurs aspects, y compris ceux touchant aux droits de personnes appartenant aux minorités nationales ».

D’une nature différente, car il s’agissait alors non pas de prévenir un conflit, mais de retisser des liens entre pays ayant connu une guerre, un Pacte de stabilité pour l’Europe du Sud-Est a été lancé en juillet 1999 par l’Union européenne pour encourager la coopération régionale entre les pays des Balkans occidentaux (Croatie, Bosnie-Herzégovine, Serbie-et-Monténégro, Ancienne République yougoslave de Macédoine et Albanie).

Parallèlement, l’Union européenne a lancé, lors du Sommet de Zagreb de 2000, réunissant les chefs d’État et de Gouvernement de l’Union européenne et des pays des Balkans occidentaux, le Processus de stabilisation et d’association (PSA) qui se traduit par la négociation et la conclusion d’Accords d’association et de stabilisation (ASA), par lesquels les pays de la région s’engagent à respecter les critères d’adhésion posés par l’Union européenne en ce qui concerne les réformes démocratiques, le respect des droits de l’homme et des minorités et les réformes économiques, ainsi que les conditions particulières inscrites au processus, c’est-à-dire la coopération avec le Tribunal pénal international pour l’ex-Yougoslavie (TPIY) et le respect des accords de paix ayant mis fin à la guerre en ex-Yougoslavie. Au Sommet de Thessalonique de juin 2003, une perspective européenne a été ouverte aux pays des Balkans occidentaux, une fois qu’ils auront rempli toutes les conditions posées par l’Union européenne dans le cadre du Processus de stabilisation et d’association, notamment en ce qui concerne la coopération avec le TPIY.

Ainsi, le lien établi par l’Union européenne entre le cheminement des pays de cette région sur la voie de l’adhésion et leur coopération effective avec le Tribunal pénal international pour l’ex-Yougoslavie relève également de cette démarche « d’apurement » du passé qui caractérise la politique d’élargissement de l’Union européenne. Le 21 juin 2003, lors du Sommet de Thessalonique, le Président de la République Jacques Chirac a déclaré : « Il n’est pas facile d’affronter sincèrement le devoir de mémoire et de justice, d’accepter le retour de l’ennemi d’hier. La réconciliation demande une vraie volonté de part et d’autre, mais nous vous parlons avec notre expérience, il n’y a pas de plus belle aventure humaine que la réconciliation ».

C’est un travail de ce type qui devra être accompli entre la France et l’Algérie, lorsque les conditions seront réunies pour le faire objectivement et sereinement, sous le sceau de la réciprocité et dans le respect dû aux souffrances des victimes. Tel est le sens des paroles du Président de la République Jacques Chirac prononcées à Alger en 2001 lors d’une visite d’État : « Il se trouve que nous avons à assumer le poids de l’histoire. Mais le poids de l’histoire, cela finit par s’effacer. Le poids de l’histoire était beaucoup plus difficile à effacer entre l’Allemagne et la France. (…) Et pourtant le contentieux était séculaire, considérable et se chiffrait par des millions et des millions de morts, dans des guerres successives. Donc j’ai la conviction très profonde que la relation entre la France et l’Algérie est dans la nature des choses (…) et qu’elle ne peut que se développer. » (124). Devant l’Assemblée nationale, le 14 juin 2000, le président algérien, Abdelaziz Bouteflika, avait, de son côté, plaidé pour une « coopération purgée des relents du passé ».

DEUXIÈME PARTIE : LES CLEFS D’UNE POLITIQUE RASSEMBLANT LA NATION AUTOUR D’UNE MÉMOIRE PARTAGÉE

La deuxième partie du présent rapport présente les préconisations de la mission sur le traitement des questions mémorielles par les pouvoirs publics.

Ces propositions s’organisent autour de quatre thèmes : l’expression du Parlement sur le passé, le rôle de la politique de commémorations, l’enseignement de l’histoire dans le primaire et le secondaire et, enfin, la dimension européenne des problématiques abordées par la mission.

En effet, les questions mémorielles dépassent largement la seule problématique des lois dites « mémorielles », car celle-ci ne fait que refléter un certain malaise dans les rapports qu’entretiennent les Français avec leur « roman national ».

À partir de ce constat, il a paru nécessaire à la mission de définir les clefs d’une politique permettant de rassembler les Français autour de leur passé. C’est ce que le philosophe Paul Thibaud a appelé lors de son audition "une politique de la mémoire" : « À défaut de légiférer sur des sujets qui concernent non pas des actes, mais des opinions, les politiques doivent s’appuyer sur des informations et des jugements qui concernent le passé, pour envisager un avenir. Ils doivent constamment les réinterpréter... Le souvenir se transforme ; les hommes politiques ont quelque chose à dire car ils participent à cette réinterprétation, comme tout le monde. Tout le monde ressasse le passé, porte des jugements sur tel ou tel épisode et l’intègre à sa vision du monde. Il faut rendre plus exacte et plus exigeante la présence en nous du passé national » (125).

Si la mission ne reprend pas à son compte la notion de « politique de la mémoire », en raison de la dimension quelque peu « orwelliene » de cette expression, elle en partage l’objectif : il faut que le passé national vive en nous, afin de cimenter le sentiment d’appartenance collective à une France dont la grandeur réside – précisément – dans une Histoire faite d’ombre et de lumières.

Au-delà des préconisations du présent rapport, il importe donc que tous les moyens soient mobilisés – archives et recherche historiques, enseignement de l’histoire, médias, commémorations et célébrations, lieux de mémoire… – pour que les Français s’approprient leur passé autour d’une mémoire partagée.

Proposition : la mission souhaite que se poursuive la réflexion sur l’appropriation par les citoyens de l’Histoire de France, en vue de construire une mémoire partagée.

I.- PRÉSERVER L’EXPRESSION DU PARLEMENT SUR LE PASSÉ TOUT EN PERMETTANT AUX HISTORIENS DE TRAVAILLER SEREINEMENT

Quelle doit être la nature de l’intervention du Parlement lorsqu’il souhaite s’exprimer sur un fait historique ?

Cette intervention doit être protectrice de la liberté d’opinion et d’expression des citoyens – et donc de la liberté de recherche et d’expression des historiens –, tout en permettant au Parlement de se pencher sur l’histoire au titre de son droit d’expression politique.

La satisfaction de ce double objectif implique d’abord d’abandonner le recours à des lois qui utilisent le langage pénal pour qualifier l’histoire au profit du nouvel instrument que la récente révision constitutionnelle a mis à la disposition du Parlement, les résolutions.

Par ailleurs, le Parlement doit soutenir l’émergence d’un environnement favorable à la recherche historique, afin que celle-ci contribue au nécessaire travail de mémoire qui doit être accompli à l’égard de notre passé.

A. SORTIR DE L’IMPASSE À LAQUELLE CONDUISENT LES « LOIS MÉMORIELLES » : LE PARLEMENT DOIT PRÉSERVER LA SPÉCIFITÉ DE LA LOI ET UTILISER DE NOUVEAUX MODES D’EXPRESSION SUR LE PASSÉ

Les différents risques liés à la dynamique de qualification juridique de l’histoire induite par la multiplication des lois mémorielles ont été exposés dans la première partie du présent rapport.

Il convient de les rappeler brièvement pour souligner les dangers que recèle tout excès d’initiatives législatives portant, d’une manière ou d’une autre, une appréciation sur des faits historiques : risque d’inconstitutionnalité, risque d’atteinte à la liberté d’opinion et d’expression, risque d’atteinte à la liberté des enseignants, risque de remise en cause du caractère scientifique de la discipline historique et, enfin, risques politiques tant sur le plan de la fragilisation de la cohésion nationale que sur le plan diplomatique.

À partir de ce constat, il y a lieu d’estimer que le Parlement ne doit pas s’engager plus en avant dans une voie qu’il serait, tôt ou tard, amené à regretter.

En outre, l’esprit de la révision constitutionnelle – historique par son ampleur et les moyens qu’elle prévoit d’accorder au Parlement pour accroître sa place dans les institutions – impose de respecter, plus que jamais, la fonction normative de la loi.

Le « pacte constitutionnel » qui s’est noué entre l’exécutif et le législatif à l’occasion de l’adoption de la loi constitutionnelle du 23 juillet 2008 devrait conduire le Parlement à sortir de l’engrenage des lois mémorielles et l’inciter à adopter des prises de position sur le passé par le biais des résolutions prévues par l’article 34-1 nouveau de la Constitution.

1. Le souci d’apaisement et de réconciliation autour de notre passé conduit à ne pas remettre en cause les « lois mémorielles » existantes

Historiens et commentateurs sont d’accord pour reconnaître que les « lois mémorielles » ont toutes été votées avec les meilleures intentions. L’objectif de la mission n’était donc pas de revenir sur les textes en vigueur comme cela a été acté dès la première réunion.

En premier lieu, des recommandations proposant de revenir sur l’acquis ne seraient pas comprises par l’opinion publique – pensons à l’impact qu’aurait dans notre pays, mais aussi en Europe et ailleurs, une abrogation de la loi «Gayssot» –, et raviveraient à coup sûr les querelles mémorielles. Comme cela a souvent été souligné au cours de nos travaux et notamment par la vice-présidente et cofondatrice de l’association Liberté pour l’histoire, Mme Françoise Chandernagor, on « ne peut toucher à ce qui a déjà été promulgué (…). Il ne faut pas remettre en cause ce qui est acquis car ceux qui sont concernés le prendraient pour une agression » (126).

En second lieu, les lois mémorielles récemment adoptées, exception faite de la loi du 13 juillet 1990, l’ont été parfois pour apporter une réponse à une demande de reconnaissance de la part de certains de nos compatriotes. Et ces démarches successives ne se sont pas vraiment inscrites dans une réflexion d’ensemble sur ce type d’intervention législative.

Au contraire, les travaux de cette mission ont permis, grâce aux témoignages précieux des personnes auditionnées, de mieux comprendre la complexité des rapports entre histoire et mémoire et de mieux apprécier les risques qu’il y à légiférer sur l’histoire, en particulier en recourant à des catégories juridiques comme le crime contre l’humanité ou le génocide.

Conformément à l’engagement pris au cours de la réunion constitutive du 2 avril 2008, la mission ne remet pas en cause les lois dites « mémorielles » existantes, en particulier la loi du 13 juillet 1990 tendant à réprimer tout acte raciste, antisémite ou xénophobe, la loi du 29 janvier 2001 relative à la reconnaissance du génocide arménien, la loi du 21 mai 2001 tendant à la reconnaissance de la traite et de l’esclavage en tant que crime contre l’humanité et la loi du 23 février 2005 portant reconnaissance de la Nation et contribution nationale en faveur des rapatriés

2. Le Parlement doit désormais renoncer à la loi pour porter une appréciation sur l’histoire ou la qualifier

Les lois portant une appréciation, d’une manière ou d’une autre, sur l’histoire comportent deux risques principaux.

Ø L’histoire ayant vocation à l’inachèvement, il n’appartient pas aux majorités politiques de porter une appréciation sur des faits du passé.

Paul Ricoeur nous rappelle que l’histoire a vocation à « l’inachèvement ». La loi, en revanche, doit être pérenne. Le Parlement ne doit donc pas encourager le mélange des genres, en adoptant des lois qui sont la traduction d’une interprétation de l’histoire par la majorité politique du jour.

A vouloir « dire » l’histoire, le Parlement en dépossède les historiens, les chercheurs, mais aussi les citoyens : ces derniers ayant une vision de l’histoire plurielle et mouvante, comment le Parlement pourrait-il prétendre en donner une version figée, gravée dans le marbre de la loi ? Cela n’aurait aucun sens et cet exercice d’écriture officielle de l’histoire conduirait, à terme, à remettre en cause les équilibres sur lesquels repose la perception qu’ont les Français de leur histoire.

Par ailleurs, comme cela a déjà été dit dans la première partie du présent rapport, en s’engageant encore davantage dans une voie qui le conduit à qualifier l’histoire par le recours à des concepts juridiques, le législateur peut remettre en cause la liberté d’expression et d’opinion. Une telle démarche est non seulement aventureuse ; elle est aussi inutile.

Ø La multiplication de lois qualifiant l’histoire accroît les risques de mise en jeu de la responsabilité des historiens et de création de délits d’opinion.

Les lois qui qualifient l’histoire en recourant à des concepts juridiques comme le génocide ou le crime contre l’humanité ont des effets pervers d’un triple point de vue, qu’on rappellera ici brièvement (cf. I Première partie) :

– Elles peuvent conduire à une inflation des actions en responsabilité civile de l’historien et porter atteinte à sa liberté d’opinion et d’expression car, même s’il sort indemne du procès, la menace d’une action judicaire comporte en soi un risque d’autocensure pour les historiens et les éditeurs.

– Elles peuvent conduire le législateur à commettre un « pêché d’anachronisme » en matière d’interprétation des faits historiques, en appliquant à des réalités historiques lointaines des concepts juridiques forgés pour le monde contemporain. En outre, ce pêché d’anachronisme remet en cause l’un des principes les plus fondamentaux du droit pénal, celui de non-rétroactivité. S’agissant de la loi du 21 mai 2001 tendant à la reconnaissance de la traite et de l’esclavage en tant que crime contre l’humanité, M. Robert Badinter argumente ainsi : « Si donc le Parlement doit faire preuve de la dernière fermeté contre tout ce qui, aujourd’hui, pourrait constituer une forme quelconque de trafic d’êtres humains ou d’esclavage, il ne peut pas proclamer, contre le principe fondamental de non-rétroactivité, qu’il y a eu crime contre l’humanité à une époque où cette notion juridique n’existait pas. »(127).

– Elles accroissent les risques de mise en jeu de la responsabilité pénale par mimétisme mémoriel, selon l’expression de Mme Françoise Chandernagor. Ce « mimétisme mémoriel » conduit, d’abord à reconnaître solennellement par la loi un crime commis dans l’histoire en le qualifiant de génocide ou de crime contre l’humanité, puis à lui associer un volet pénal pour sanctionner ceux qui nient ou contestent cette qualification. En agissant ainsi, le législateur remet en cause le fragile équilibre de la loi de 1881 sur la liberté de la presse visant à concilier la défense de la liberté d’opinion et d’expression avec la protection des droits des personnes. En multipliant des lois qui qualifient l’histoire à travers des concepts du droit pénal, le législateur risque de donner corps au spectre du délit d’opinion.

Par ailleurs, notre droit permet d’ores et déjà d’imposer des sanctions à l’encontre de ceux qui défient l’histoire à des fins de provocation à la discrimination ou à la haine raciale.

Il convient en effet de rappeler qu’au nom de la défense de la liberté, le droit de la presse permet déjà de sanctionner les propos qui remettent en cause l’histoire à des fins racistes.

Ainsi, la loi du 1er juillet 1972 a modifié l’article 24 de la loi du 29 juillet 1881 pour créer un nouveau délit de provocation à la haine raciale. Aux termes de l’alinéa 6 de cet article, ceux qui, soit par des discours, cris ou menaces proférés dans des lieux publics, soit par des écrits, imprimés, dessins, gravures, peintures, emblèmes, images ou tout autre support de l’écrit, de la parole ou de l’image vendus ou distribués, soit par des placards ou des affiches exposés au regard du public, soit par tout moyen de communication au public par voie électronique, « auront provoqué à la discrimination, à la haine ou à la violence à l’égard d’une personne ou d’un groupe de personnes à raison de leur origine ou de leur appartenance ou de leur non-appartenance à une ethnie, une nation, une race ou une religion déterminée, seront punis d’un an d’emprisonnement et de 45 000 euros d'amende ou de l’une de ces deux peines seulement. ». En outre, en cas de condamnation pour l’un de ces faits, le tribunal pourra ordonner, pour une durée de cinq ans, l’interdiction des droits civiques, civils et de famille, en particulier le droit de vote, l’éligibilité et le droit d’être tuteur.

Sans doute est-il préférable d’utiliser cet arsenal pénal pour sanctionner les propos les plus graves. Comme l’a fait observer Mme Nathalie Mallet-Poujol devant la mission, « L’arsenal juridique existe, servons-nous en, quitte à le retravailler. Pour les propos les plus graves, utilisons l’arsenal pénal, les dispositions relatives à la provocation à la discrimination et à la haine raciale. Pour les propos les plus stupides,  la bêtise relevant moins de la poursuite pénale que de la poursuite civile, utilisons l’arsenal civil sur le droit de la responsabilité, avec un débat intellectuel sur la fausseté des allégations. » (128).

3. La révision constitutionnelle centrée sur la revalorisation du Parlement implique de respecter le caractère normatif de la loi

Réhabiliter le Parlement, c’est d’abord revaloriser le travail législatif. Dans ce but, la loi constitutionnelle du 23 juillet 2008 de modernisation de la Cinquième République donne au Parlement des outils puissants et efficaces, en particulier la maîtrise par celui-ci de la moitié de l’ordre du jour et le principe de l’examen en séance publique des projets de lois sur la base du texte adopté par la commission et non sur le texte déposé par le Gouvernement.

Cette nouvelle latitude du Parlement dans l’élaboration de la loi, impose aux parlementaires d’exercer leurs nouveaux droits de manière responsable, en respectant les exigences de clarté, d’intelligibilité et de normativité de la loi récemment posées par le Conseil constitutionnel.

Résumant la position du Conseil sur le sujet, son président M. Pierre Mazeaud, déclarait ainsi à l’occasion de la présentation de ses vœux au Président de la République, le 3 janvier 2005 : « La loi permet ou elle défend, elle ordonne, elle établit, elle punit ou elle récompense » ; elle ne peut être « un rite incantatoire. Elle est faite pour fixer des obligations et ouvrir des droits. En allant au-delà, elle se discrédite ».

La jurisprudence du Conseil constitutionnel relative à la clarté et à la normativité de la loi

– Dès 2002, le Conseil a relevé l’exigence de la clarté de la loi : « Considérant qu’il appartient au législateur d’exercer pleinement la compétence que lui confie l’article 34 de la Constitution ; qu’il doit, dans l’exercice de cette compétence, respecter les principes et règles de valeur constitutionnelle et veiller à ce que le respect en soit assuré par les autorités administratives et juridictionnelles chargées d’appliquer la loi ; qu’à cet égard, le principe de clarté de la loi, qui découle du même article de la Constitution, et l’objectif de valeur constitutionnelle d’intelligibilité et d’accessibilité de la loi, qui découle des articles IV, V, VI et XVI de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen de 1789, lui imposent, afin de prémunir les sujets de droit contre une interprétation contraire à la Constitution ou contre le risque d’arbitraire, d’adopter des dispositions suffisamment précises et des formules non équivoques… ». (129).

– En 2004, le Conseil constitutionnel a dégagé le fondement constitutionnel du principe de normativité des dispositions énoncées par la loi, complétant ainsi le principe de clarté. (130)

Selon le considérant n° 12 de la Décision : « Considérant qu’aux termes de l’article 6 de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen de 1789 : «  La loi est l’expression de la volonté

générale » ; qu’il résulte de cet article comme de l’ensemble des autres normes de valeur constitutionnelle relatives à l’objet de la loi que, sous réserve de dispositions particulières prévues par la Constitution, la loi a pour vocation d’énoncer des règles et doit par suite être revêtue d'une portée normative ».

Par ailleurs, le considérant n° 13 de la même décision rappelle l’exigence de clarté de la loi, en précisant qu’il s’agit « de prémunir les sujets de droit contre une interprétation contraire à la Constitution ou contre le risque d’arbitraire, sans reporter sur des autorités administratives ou juridictionnelles le soin de fixer des règles dont la détermination n'a été confiée par la Constitution qu’à la loi… ».

– Enfin, une décision de 2005 lie l’exigence de normativité de la loi à l’article 6 de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen aux termes duquel « la loi est l’expression de la volonté générale ».  (131)

Selon le considérant n° 8, « Considérant qu’aux termes de l’article 6 de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen de 1789 : « La loi est l’expression de la volonté générale... » ; qu’il résulte de cet article comme de l’ensemble des autres normes de valeur constitutionnelle relatives à l’objet de la loi que, sous réserve de dispositions particulières prévues par la Constitution, la loi a pour vocation d’énoncer des règles et doit par suite être revêtue d’une portée normative… ».

Avec cette jurisprudence, le Conseil a poursuivi un double objectif :

– rappeler au législateur que la loi doit fixer des règles et que ces règles doivent être suffisamment précises et non équivoques ;

– donner à ces exigences un double fondement constitutionnel. D’une part, les exigences d’accessibilité et d’intelligibilité de la loi se rattachent aux exigences de sécurité juridique, prévues par l’article 17 de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen, ainsi qu’au respect de l’égalité entre les citoyens. D’autre part, la loi n’étant l’expression de la volonté générale que dans le respect de la Constitution, le Parlement ne peut voter, sauf exceptions prévues par celle-ci, des lois qui n’ont de lois que le nom, car elles sont dépourvues de toute normativité et donnent ainsi trop de latitude aux autorités administratives et judiciaires pour fixer les règles applicables. Ainsi, « le caractère normatif de la loi, défini comme se rapportant à l’édiction de règles, est établi sur le fondement de la formule de la Déclaration de 1789 selon laquelle "la loi est l’expression de la volonté générale"…Le Conseil tire en effet la conclusion que vouloir n’est pas expliquer, souhaiter, considérer, désirer, estimer ou constater » (132).

Cet argumentaire a été repris, en 2006, par plusieurs professeurs de droit qui ont signé un « Appel de juristes contre les lois mémorielles ». Cet appel estime en effet que ces lois violent la Constitution, car, entre autre, « elles conduisent le législateur à outrepasser la compétence que lui reconnaît la Constitution en écrivant l’histoire. Les lois non normatives sont ainsi sanctionnées par le Conseil constitutionnel. Tel est le cas des lois dites "mémorielles" » (133).

Cette position rejoint celle de M. Robert Badinter, ancien président du Conseil constitutionnel, devant la mission. Comme cela a déjà été souligné dans la première partie du présent rapport, ce dernier a estimé que le Conseil constitutionnel avait construit sa jurisprudence sur l’exigence de normativité de la loi par référence aux « lois mémorielles » : « Il est intéressant d’observer que la première décision du Conseil constitutionnel qui serait à mon sens transposable aux quatre lois dites mémorielles est postérieure à la dernière de celles-ci : c’est la décision du 21 avril 2005, rendue sous la présidence de M. Mazeaud sur la loi d’orientation et de programme pour l’avenir de l’école, dite loi Fillon. Le Conseil y a souligné que "la loi a pour vocation d’énoncer des règles et doit par suite être revêtue d’une portée normative". Ce principe était en lui-même connu, mais il est frappant que le Conseil l’ait énoncé à un moment où l’on s’interrogeait déjà sur la portée des lois mémorielles » (134).

A l’avenir, le Conseil constitutionnel aura d’autant plus à cœur de veiller au caractère normatif de la loi qu’il pourra être désormais saisi par tout citoyen sur le fondement de « l’exception d’inconstitutionnalité » prévue par l’article 29 de la loi constitutionnelle du 23 juillet 2008. Le constituant a en effet inséré un article 61-1 nouveau dans la loi fondamentale pour permettre la saisine du Conseil, lorsque, à l’occasion d’une instance en cours devant une juridiction, il est soutenu qu’une disposition législative porte atteinte aux droits et libertés que la Constitution garantit. Cette saisine, dont les modalités seront définies par une loi organique, s’effectuera sur renvoi du Conseil d’État ou de la Cour de cassation.

L’exception d’inconstitutionnalité pourrait donc trouver à s’appliquer aux textes votés par le Parlement qui « qualifient » l’histoire. Dès lors, tant l’esprit de la révision constitutionnelle adoptée par le Parlement réuni en Congrès le 21 juillet 2008 que les principes posés par le Conseil constitutionnel relatifs à l’exigence de normativité de la loi et les risques de censure de la loi liés à l’exception d’inconstitutionnalité devraient pousser le Parlement à ne plus adopter de « lois mémorielles », sauf pour fixer des dates de commémoration.

Proposition : la mission considère que le rôle du Parlement n’est pas d’adopter des lois qualifiant ou portant une appréciation sur des faits historiques, a fortiori lorsque celles-ci s’accompagnent de sanctions pénales. Mais le Parlement est dans son rôle quand il édicte des normes ou des limitations destinées à défendre des principes affirmés par le Préambule de la Constitution notamment pour lutter contre le racisme et la xénophobie.

4. Le Parlement pourra recourir à la nouvelle faculté de voter des résolutions

La recours aux résolutions est apparu comme une solution pragmatique au dilemme que pose la conciliation entre le droit d’expression des élus de la nation sur notre passé, la protection de la spécificité de la loi et la nécessité d’éviter des initiatives qui, peu ou prou, tendraient à introduire dans notre droit des dispositifs qui s’apparentent à des délits d’opinion.

Avant même l’adoption de la révision constitutionnelle, la solution des résolutions avait été évoquée par plusieurs personnalités auditionnées par la mission. Ainsi, pour M. Pierre Nora : « Une réforme institutionnelle avait déjà été évoquée : l’Assemblée nationale ne devrait-elle pas pouvoir formuler des résolutions, comme c’était le cas sous la IVe République ? Il me semble que les élus pourraient réfléchir dans ce sens, tout en se gardant des possibles dérives » (135). S’il n’a pas utilisé le mot de résolution, M. Marc Ferro est allé dans ce sens en estimant qu’en matière mémorielle, « le Parlement doit pouvoir faire des déclarations au nom de la Nation » (136).

Dans le même esprit, le Comité de réflexion et de propositions sur la modernisation et le rééquilibrage des institutions de la Cinquième République, après avoir cité les lois mémorielles comme exemples de la dérive qui consiste à inscrire dans la loi, faute de recourir à un autre mode d’expression autorisé par la Constitution, des prises de position politiques, a recommandé le recours aux résolutions : «  Soucieux à la fois d’éviter l’adoption de lois « bavardes » et dénuées de portée normative et de permettre au Parlement d’exercer la fonction "tribunicienne" utile au fonctionnement de toute démocratie, le Comité recommande de lever l’interdit qui frappe les résolutions » (137).

Le verrou constitutionnel qui interdisait le recours à ce mode d’expression politique du Parlement étant désormais levé, cette réforme paraît constituer une chance pour le Parlement à un double titre. La possibilité de voter des résolutions permet de recentrer la loi sur sa vocation normative, qui est d’ouvrir des droits et de prescrire des obligations, voire de fixer des interdictions, assorties le cas échéant de sanctions. Par ailleurs, le vote des résolutions est un mode d’expression du Parlement particulièrement adapté à ce que doit être la nature de son intervention dans le domaine de l’histoire. En effet, les résolutions « historiennes » ne devraient pas avoir pour objectif de livrer le point de vue du Parlement sur l’histoire stricto sensu. Il serait, par exemple, absurde que le Parlement adopte des résolutions décrivant le processus de décollage économique de l’Occident au XIIe siècle ou le caractère attentatoire aux droits de l’homme du servage pratiqué en Russie à l’époque des Tsars. En revanche, pour reprendre les termes de M. Jacques Toubon devant la mission : « la reconnaissance d’événements ou de situations significatifs dans l’affirmation des valeurs communes de la citoyenneté républicaine, n’est pas nécessairement la même chose que l’histoire () Grâce à la réforme de la Constitution qui a été votée voilà quelques semaines, vous disposez aujourd’hui, pour cette reconnaissance, d’un instrument utile : vous pouvez désormais adopter des résolutions, ce qui était interdit par le texte de 1958. Graver dans le marbre de la loi entraîne en effet trop de questions »(138).

La portée politique des résolutions adoptées par Parlement sera, n’en doutons pas, considérable, car les résolutions ne sont pas une forme d’expression anodine surtout lorsqu’elles expriment, avec clarté et solennité, nos idéaux autour de la reconnaissance de certains faits historiques. C’est ce qu’a rappelé M. Jean Favier devant la mission : « La Déclaration des droits de l’homme n’était pas une loi et son impact a été colossal. Le Parlement ne peut-il voter des déclarations solennelles ? Elles auraient le même effet que la loi sans en avoir les inconvénients juridiques ». Et sur le rétablissement des résolutions : « Je me réjouirais d’autant plus de cette initiative que l’inflation législative est patente. Une déclaration solennelle aurait, elle, un retentissement extraordinaire dans le monde entier. » (139).

La faculté de voter des résolutions sur l’histoire n’en est pas moins porteuse de risques. Pour le philosophe Paul Thibaud, les résolutions constituent un meilleur mode d’expression que la loi, mais elles peuvent être autant de réponses à des demandes particulières : « Comment les députés pourraient-ils résister aux demandes pressantes de groupes minoritaires qui demandent avec passion la reconnaissance d’une souffrance à laquelle, à tort ou à raison, ils s’identifient ? » (140).

Le nouvel article 34-1 de la Constitution, tel qu’il résulte de la réforme du 23 juillet 2008 (art. 12) renvoie les modalités d’exercice de ce nouveau droit à la loi organique et non pas aux règlements des assemblées, comme le prévoyait le texte initial du projet de loi. Mais il comporte un garde fou introduit par l’Assemblée nationale qui permet de s’opposer à l’inscription à l’ordre du jour des propositions de résolution lorsque leur adoption ou leur rejet serait de nature à mettre en cause la responsabilité du Gouvernement ou contiendrait des injonctions à son égard.

Article 12 de la loi constitutionnelle du 23 juillet 2008 relatif aux résolutions

Après l'article 34 de la Constitution, il est inséré un article 34-1 ainsi rédigé : «Art. 34-1.- Les assemblées peuvent voter des résolutions dans les conditions fixées par la loi organique. Sont irrecevables et ne peuvent être inscrites à l'ordre du jour les propositions de résolution dont le Gouvernement estime que leur adoption ou leur rejet serait de nature à mettre en cause sa responsabilité ou qu'elles contiennent des injonctions à son égard. »

Au-delà, la loi organique, voire les règlements de chaque assemblée pourront encadrer l’examen des propositions de résolution mais en tout état de cause, il est particulièrement important que le Parlement ne décrédibilise pas son droit d’expression sur le passé par les initiatives qu’il serait susceptible de prendre dans ce domaine. Dans le domaine mémoriel, tout particulièrement, il devra s’attacher à promouvoir, par le biais des résolutions, une vision de l’histoire fondée sur la pédagogie, le respect de la vérité scientifique, et le souci d’exprimer les valeurs universelles de liberté, d’égalité et de fraternité de notre République.

Proposition : la mission estime que le vote des résolutions prévues par l’article 34-1 nouveau de la Constitution devrait donner au Parlement un meilleur outil d’expression sur l’histoire lorsqu’il souhaite reconnaître des évènements significatifs pour l’affirmation des valeurs de la citoyenneté républicaine.

5. Il convient d’évaluer l’exacte portée de la proposition de décision-cadre européenne d’avril 2007

Comme indiqué en première partie du présent rapport, certains historiens et juristes ont mis en avant les risques d’atteinte supplémentaires à la liberté d’opinion et d’expression liés à la proposition de décision-cadre d’avril 2007.

S’il était adopté, ce texte permettrait d’harmoniser, au sein de l’Union européenne, les sanctions pénales visant en particulier l’incitation publique à la haine raciale. Une telle avancée doit bien entendu être saluée au regard de la protection des droits de l’homme, mais son incidence juridique doit aussi être rigoureusement appréciée afin d’éviter d’aggraver le risque de pénalisation du travail des historiens.

Ø Observations sur la portée du texte

La lecture des dispositions de la proposition de décision-cadre appelle deux observations.

– Premièrement, les crimes visés par la proposition de décision-cadre sont ceux qui ont été définis par le statut de juridictions internationales créées par une volonté internationale : celle des États qui ont signé en 1945 la convention de Londres instituant le statut du tribunal de Nuremberg et celle des pays qui ont signé en 1998 le traité de Rome définissant le statut de la Cour pénale internationale.

En conséquence, on peut considérer que l’obligation d’incriminer l’apologie publique, la négation ou la banalisation grossière des crimes définis aux articles 6 et 7 du statut de la Cour pénale internationale ne concerne que les seules infractions définies par cette convention internationale, et non les crimes « comparables » qui pourraient déjà être définis par une loi nationale.

Plus précisément, cette référence explicite à la Cour pénale internationale implique que les crimes antérieurs à ceux visés par son statut, que ce soit la traite négrière ou le génocide arménien, qui ont déjà fait l’objet d’une qualification par le législateur français, ne devraient pas être concernés par l’incrimination prévue par la proposition de décision-cadre. En effet, la compétence de la Cour, telle qu’elle résulte l’article 11 de son statut, est une compétence ratione temporis : « La Cour n’a compétence qu’à l’égard des crimes relevant de sa compétence commis après l’entrée en vigueur du présent Statut ». Le Statut ne peut avoir d’effet rétroactif.

– Deuxièmement, le champ d’incrimination de la proposition de décision-cadre est plus large que celui de la loi « Gayssot ». Aujourd’hui, notre droit ne reconnaît que le délit de « négationnisme » prévu par l’article 24 bis de la loi du 29 juillet 1881 sur la liberté de la presse, telle que modifiée par la loi du 13 juillet 1990 (article 9), qui incrimine une seule catégorie de faits historiques : ceux qui ont fait l’objet d’une décision définitive du Tribunal militaire international de Nuremberg, car ils ont été jugés comme constituant des crimes de guerre et des crimes contre l’humanité sur le fondement des définitions de ces crimes retenues par le statut de cette juridiction.

Cette définition limitée du négationnisme s’élargirait nécessairement sous l’effet de la transposition de la proposition de décision-cadre dans notre droit.

En effet, l’article 1er de la proposition de décision-cadre établit que les actes intentionnels suivants seront punissables dans tous les États membres de l’Union européenne : l’apologie publique, la négation ou la « banalisation grossière » des crimes de génocide, crimes contre l’humanité et crimes de guerre, tels que définis par le statut de la Cour pénale internationale, ainsi que l’apologie publique, la négation ou la banalisation grossière des crimes définis par la Charte du Tribunal militaire international de Nuremberg.

Autant on ne peut contester la nécessité de combattre le racisme sous toutes ses formes, y compris lorsqu’il opère un déni d’histoire à des fins racistes, et se féliciter que l’Europe se dote d’un arsenal permettant de combattre l’antisémitisme qui avance masqué sous des arguments pseudo-scientifiques, autant on doit s’interroger sur la portée de l’incrimination d’apologie publique, de négation et surtout de « banalisation grossière » des crimes de génocide, des crimes de guerre et des crimes contre l’humanité au regard de la liberté d’opinion et d’expression.

On peut en effet penser que la loi «Gayssot» satisfait à l’obligation d’incriminer la négation des crimes perpétrés par le régime nazi et jugés à Nuremberg posée par la proposition de décision-cadre, mais pas formellement à l’obligation d’incriminer la « banalisation grossière » (notion plus vague) de tels crimes.

C’est précisément parce que le champ d’incrimination de la proposition de décision-cadre apparaît autrement plus vaste que celui de la loi du 13 juillet 1990 que certains historiens se sont mobilisés avec force. Ainsi, la vice-présidente de l’association Liberté pour l’histoire, Mme Françoise Chandernagor, a évoqué en ces termes leur attitude face au texte européen : « Cette décision-cadre provoque une mobilisation générale des historiens les plus renommés et les moins suspects de négationnisme dans quelque domaine que ce soit (…) Beaucoup d’historiens européens souhaitent un retrait pur et simple des articles 1-1°c) et d) (relatifs à l’incrimination de l’apologie publique, de la banalisation grossière et de la négation des crimes définis par les statuts respectifs du tribunal de Nuremberg et de la Cour pénale internationale) » (141).

Ø Exercer l’option de la Déclaration

Certes, le paragraphe 4 de l’article 1er de la proposition de décision-cadre permet aux États membres de limiter, par une déclaration lors de l’adoption du texte par le Conseil – ou ultérieurement (142) – le délit de négation ou de banalisation grossière aux seuls crimes précédemment reconnus par un jugement définitif rendu par une juridiction nationale et/ou une juridiction internationale.

Il s’agit d’un élément extrêmement important au regard de la liberté d’expression et d’opinion : il conduit à adosser deux des trois délits prévus par la proposition de décision-cadre (la négation et la banalisation grossière des crimes majeurs définis par les statuts respectifs du Tribunal militaire international de Nuremberg et de la Cour pénale internationale, mais pas leur apologie publique) à des faits incontestables, puisque formellement établis au terme d’un débat judiciaire et revêtus de l’autorité de la chose jugée.

L’État membre qui adopte une telle déclaration garantit à ses citoyens – et à ses historiens – qu’ils ne pourront être inquiétés que si leur propos remet en cause l’existence d’un crime « réellement » commis, car établi par la décision définitive soit d’une juridiction pénale nationale, soit d’une juridiction pénale internationale.

Selon les informations recueillies à ce jour, notamment auprès de la Chancellerie et de la Représentation permanente de la France auprès des institutions de l’Union européenne, le Gouvernement français envisage de faire une telle déclaration.

A ce stade, la rédaction envisagée de la déclaration pourrait être formulée de la manière suivante : « La France déclare, conformément à l’article 1er, paragraphe 4, qu’elle ne rendra punissables la négation ou la banalisation grossière des crimes visés au paragraphe 1 c) et/ou d) que si ces crimes ont été établis par une décision définitive rendue par une juridiction internationale ».

Le choix envisagé par le Gouvernement français, s’il se concrétisait, présenterait deux grands avantages :

– Les comportements incriminés ne concerneraient que la négation ou la banalisation grossière de crimes dont la matérialité est incontestable ;

– La déclaration permettrait de faire référence à des crimes, dont la qualification en tant que crimes contre l’humanité, crimes de guerre ou crimes de génocide, fait l’objet du plus fort consensus international possible, puisque cette qualification repose sur le Statut de la Cour pénale internationale ou sur la Charte du Tribunal militaire international de Nuremberg.

Ø Veiller aux conditions d’application de la transposition de la décision-cadre

Une fois adopté, le texte européen, éventuellement assorti de la déclaration précitée, ne manquerait pas d’entraîner des modifications en droit interne.

Ainsi, outre l’extension du champ d’incrimination actuel de la loi « Gayssot » à l’apologie publique, à la négation ou à la banalisation grossière des crimes de génocide, des crimes de guerre et des crimes contre l’humanité tels que définis par le statut de la Cour pénale internationale, lorsque de tels crimes auront fait l’objet d’une décision définitive d’une juridiction internationale, la question se posera de l’interprétation de la notion de « banalisation grossière ».

Dans le cadre de la loi « Gayssot », l’interprétation de la jurisprudence de la Cour de cassation – qui sanctionne la « minoration outrancière » du nombre des victimes des camps d’extermination – est assez proche de celle de « banalisation grossière ». Cependant, les termes de « minoration outrancière » semblent plus précis et plus clairs que ceux du texte européen.

Il appartiendra donc au législateur, lors de la transposition de la décision-cadre, d’apporter à notre droit les adaptations nécessaires, en veillant en particulier à ce que les termes de « banalisation grossière » n’aboutissent pas in fine à censurer le travail des historiens.

Proposition : la mission souligne l'importance de la proposition de décision-cadre du 20 avril 2007 relative à « la lutte contre certaines formes et manifestations de racisme et de xénophobie au moyen du droit pénal » pour l'ensemble des pays européens ;

– demande que soit rigoureusement appréciée la portée en droit interne français de ce texte ;

– souhaite que le Gouvernement, lors du vote définitif de la proposition de décision-cadre par le Conseil des ministres de l'Union européenne, utilise la possibilité ouverte aux États-membres de faire une déclaration au titre du paragraphe 4 de l'article 1er de ce texte.

B. CRÉER UN ENVIRONNEMENT FAVORABLE À LA RECHERCHE HISTORIQUE

Au fil des auditions, sans esquiver la question des lois mémorielles, historiens et chercheurs ont précisément suggéré aux élus d’autres manières de manifester leur intérêt pour l’histoire. La question des moyens budgétaires n’est pas seule en cause : des initiatives simples peuvent améliorer l’accès aux archives et la transmission des connaissances historiques.

1. Améliorer l’accès aux archives

Sans être la source exclusive de la recherche historique, les archives en demeurent la source principale. De manière constante depuis la Révolution, le Parlement a compétence pour fixer les règles applicables aux archives publiques, compétence qu’il vient d’exercer en adoptant la loi du 15 juillet 2008 relative aux archives ainsi que la loi organique du 15 juillet 2008 relative aux archives du Conseil constitutionnel. La mission ne souhaite évidemment pas revenir sur des dispositions si récemment votées. En revanche, dans leur mission de contrôle du Gouvernement et d’évaluation des politiques publiques, les parlementaires sont fondés à vérifier que les règles fixées dans la loi s’appliquent effectivement, qu’il s’agisse de la collecte, de la conservation ou de la valorisation des archives.

Le premier pas consiste à travailler pour les générations à venir par la collecte des archives, sous toutes leurs formes, à tous les niveaux de production. Les fonds d’archives ne sont jamais exhaustifs, ils ne font que rassembler ce qui a échappé aux destructions. En veillant à ce que soit assurée une collecte convenable des archives publiques dans l’ensemble des administrations nationales et des collectivités locales, en apportant une formation adéquate aux personnels chargés de la collecte, en soutenant l’acquisition d’archives privées, les responsables politiques élargiraient le champ de la recherche historique future. Ils peuvent d’ailleurs donner l’exemple, en versant leurs propres archives d’hommes politiques dans le cadre de protocoles aux contours définis par la loi.

En outre, il importe de veiller à la mise en œuvre effective des nouvelles dispositions pénalisant le détournement d’archive publique ainsi que le vol, la destruction et la dégradation de biens culturels (art 311-4-2 et 322-3-1 du Code pénal). Après des années de relative indifférence, l’arsenal répressif a été considérablement durci, ce qui peut permettre d’éviter des pertes irréparables dans le patrimoine archivistique. Toutefois, ces nouvelles dispositions ne seront pas dissuasives si elles demeurent lettre morte.

S’agissant de la conservation et de la communication des archives, les parlementaires ont aussi leur mot à dire. Le principe de communicabilité immédiate des archives publiques comporte de nombreuses exceptions légales, mais il est possible à l’administration en charge des archives, après accord de l’autorité dont émanent les documents, d’accorder des dérogations qui peuvent être individuelles ou générales. Afin d’éviter que cette faculté prenne un tour discrétionnaire, ou qu’une excessive prudence des administrations se solde par une incommunicabilité de fait, il ne paraît pas anormal que les parlementaires se montrent vigilants, soit en appuyant préventivement les demandes des chercheurs par un courrier, soit en questionnant le Gouvernement sur les raisons d’un éventuel refus.

La communication des archives, en outre, n’est pas seulement un problème juridique. Au plan matériel, il importe d’éviter que les principaux centres d’archives se trouvent en travaux en même temps. L’accueil des chercheurs doit intégrer une réflexion sur l’hébergement de ceux qui viennent de loin et n’ont pas de gros moyens financiers, en particulier des étudiants étrangers dont le regard sur nos archives est précieux.

La puissance publique a également la possibilité de démontrer son intérêt pour certains domaines d’étude en définissant des priorités dans la numérisation des documents, ceux-ci se trouvant en accès libre en ligne. De même, il est possible de simplifier grandement la tâche des chercheurs par la constitution d’instruments de recherche, de guides des sources, ainsi que par la mise en ligne d’inventaires virtuels permettant de consulter à distance ces instruments de recherche. L’actualisation vigilante et régulière de tels outils constituerait même un excellent moyen de surmonter l’émiettement des archives publiques en France.

Quant à la valorisation des archives, c’est-à-dire leur utilisation en direction du public, elle comporte une dimension pédagogique de nature à renforcer la promotion du devoir de mémoire. Plusieurs personnalités auditionnées ont souligné l’intérêt d’initier les jeunes aux archives pour leur donner le goût de l’histoire : alors que la notion abstraite de « document » ne peut guère mobiliser l’attention d’un élève, l’observation d’une « trace » authentique suscitera plus facilement sa curiosité. Si les archives publiques doivent être correctement conservées, cela ne signifie donc pas qu’elles doivent demeurer invisibles et enfermées. La tenue d’expositions, l’édition de livres illustrés ou de fac-similés sont de nature à créer un lien affectif entre les Français et le trésor de leurs archives.

2. Encourager la transmission de la connaissance historique

Dans une même logique, il importe de valoriser nos lieux de mémoire et nos sites muséaux. C’est ainsi qu’il a été suggéré de fédérer en réseau les musées d’histoire, moins connus et moins fréquentés que les musées d’art, mais aussi de leur adosser chaque fois qu’il est possible un organisme de recherche, conformément à la loi d’orientation sur la recherche de 2006.

Une telle politique permettrait d’envisager la création d’une filière professionnelle des métiers de l’histoire, au service des musées et des structures en charge du patrimoine : différente de la formation des historiens universitaires, elle comporterait ses propres diplômes et masters professionnels, sur le modèle de la public history américaine.

De manière à réduire l’écart entre l’histoire savante et l’histoire vulgarisée, il faut sans doute réfléchir aux moyens de renforcer la formation permanente des enseignants en histoire, ce qui pourrait aussi permettre, dans certains cas, de démocratiser l’accès à la profession d’historien.

Il est bien entendu recommandé d’accompagner toute commémoration d’un véritable travail scientifique de recherche, assorti de publications ou de colloques. Dans les lieux marqués par une histoire douloureuse, comme Vichy, l’organisation de tels colloques peut d’ailleurs avoir une portée réconciliatrice.

Enfin, les pouvoirs publics ont l’opportunité d’atteindre le grand public en investissant davantage les médias dont ils rédigent le cahier des charges et abondent les crédits : en s’appuyant sur l’audiovisuel public, y compris l’audiovisuel extérieur et la chaîne parlementaire, il est possible de financer et de diffuser à une large échelle des documentaires, des programmes et des fictions à caractère historique, qui renforceraient grandement l’effet des commémorations classiques.

Proposition : la mission appelle de ses vœux un renforcement de la formation permanente des enseignants en histoire, et un soutien, si nécessaire, de manière à rapprocher l’histoire enseignée à l’école des évolutions récentes de la recherche historique.

Proposition : la mission :

– estime nécessaire que le Parlement, dans le cadre de son pouvoir de contrôle et d’évaluation, veille à une bonne application de la loi du 15 juillet 2008 relative aux archives, qu’il s’agisse de la collecte, de la répression des détournements et dégradations ou encore de la possibilité qui ne doit pas rester lettre morte d’accorder des dérogations aux chercheurs ;

– suggère de définir des priorités nationales dans la numérisation des documents d’archive et des instruments de recherche à mettre en ligne, afin de faciliter la tâche des historiens français et étrangers ;

– préconise de fédérer en réseau nos musées d’histoire, moins connus et moins fréquentés que les musées d’art, et de leur adosser chaque fois qu’il est possible un organisme de recherche, conformément à la loi d’orientation sur la recherche de 2006 ;

– souhaite la création d’une filière professionnelle des métiers de l’histoire, comportant ses propres diplômes et masters professionnels, au service des musées et des collectivités territoriales, fondations ou associations en charge du patrimoine ;

– considère que les médias audiovisuels ont vocation à produire et à diffuser davantage de programmes à caractère historique, en particulier pour renforcer l’effet des commémorations.

II.- DONNER UN NOUVEL ÉLAN À LA POLITIQUE DE COMMÉMORATIONS

La politique de commémorations est un vecteur privilégié de transmission des valeurs qu’une nation choisit de mettre en avant et, à ce titre, l’un des piliers du devoir de mémoire. Les commémorations sont également l’un des moments où se « cristallisent » les problématiques mémorielles d’un pays, parce qu’elles ont pour ambition d’honorer ou de célébrer le souvenir d’un événement ou d’un personnage historique, afin de lui conférer, dans la mémoire collective, une dimension unitaire et exemplaire.

Il importe donc de redynamiser un processus qui tend parfois à s’essouffler non seulement en raison de la disparition progressive des témoins directs de certains évènements, mais sans doute aussi en partie parce que le rapport des Français à leur histoire et à la mémoire nationale s’est complexifié.

A. DES COMMÉMORATIONS NOMBREUSES MAIS PARFOIS DÉLAISSÉES PAR NOS CONCITOYENS

Le processus commémoratif est aujourd’hui parfois victime de son émiettement et de l’intérêt limité qu’il suscite auprès des Français – en particulier des jeunes générations. Le peu d’appétence de certains nos concitoyens pour des rituels qui semblent figés, est un constat unanime mais qui tient aussi au fait que le sens même des commémorations est brouillé. Sous la Troisième République, la cérémonie républicaine constituait un temps fort de la vie collective ; désormais, elle semble s’être perdue dans le brouillard de l’événementiel et du présentisme.

Faut-il alors penser, comme l’historien Pierre Nora, que la nation telle que la définissait le philosophe et historien Ernest Renan, à la fois « possession d’un riche legs de souvenir » et « consentement actuel », « désir de vivre-ensemble » et « volonté de continuer à faire vivre l’héritage indivis », est « morte et ne reviendra plus » et que, dès lors, la commémoration, qui devait conforter le sentiment national n’a plus de raison d’être (143) ?

1. L’ère de la commémoration « nationale et civique » : la Troisième République

La Troisième République a mis en place ce que M. Pierre Nora a appelé le « modèle classique de la commémoration nationale », reposant sur la triple affirmation de la France, de la République et de la Nation (144), à travers les cérémonies du 14 juillet et du 11 novembre, introduites par le Parlement qui, comme cela a déjà été indiqué, est à l’origine de ces deux cérémonies.

Le 14 juillet, qui célèbre l’unité d’un peuple autour de la nation mise en scène par la fête de la Fédération de 1790, est au cœur de la culture républicaine de la commémoration. Le 14 juillet est d’ailleurs la fête de la République, instituée par l’article unique de la loi du 6 juillet 1880 : « la République adopte comme jour de fête nationale annuelle le 14 juillet » (145). Comme le rappelait M. Henri Martin, rapporteur du projet de loi au Sénat, lors de la séance du 29 juin 1880, « ce jour là, le 14 juillet 1790 (…) la révolution a donné à la France la conscience d’elle-même ».

Le fait que cette date soit souvent confondue avec celle de la prise de la Bastille n’a rien d’étonnant car dès l’origine, le 14 juillet est une date « bicéphale » : pour les vrais républicains, c’est au 14 juillet 1789 que la fête nationale rend hommage, la fête de la fédération n’étant que la réplique de l’événement historique et symbolique survenu aux premiers jours de la Révolution (146). Péguy l’a fort bien exprimé dans son ouvrage Clio : « La prise de la Bastille, dit l’histoire, ce fut proprement une fête, ce fut la première célébration, la première commémoration et pour ainsi dire le premier anniversaire de la prise de la Bastille (…) Ce n’est pas la fête de la Fédération qui fut la première commémoration, le premier anniversaire de la prise de la Bastille. C’est la prise de la Bastille qui fut la première fête de la Fédération, une Fédération avant la lettre ».

La commémoration de la prise de la Bastille est donc un choix volontaire de la part des fondateurs de la Troisième République : ce jour là, les Français ont été libérés des chaînes de l’ancien régime et leur égalité politique et juridique est devenue une réalité. Le 14 juillet est notre « date-souvenir » la plus importante, car elle nous rappelle, chaque année, ce qui fonde notre identité politique en réaffirmant les principes de liberté, d’égalité et de fraternité que la prise de la Bastille a concrétisés. Gambetta, en utilisant un terme religieux, a synthétisé, dans un discours prononcé le 14 juillet 1872 à La Ferté-sous-Jouarre, le sentiment de régénération inséparable du 14 juillet : « c’est la vraie date révolutionnaire, celle qui a fait tressaillir la France (…) On comprend que ce jour-là notre Nouveau Testament nous a été donné et que tout doit en découler ».

Le second pilier commémoratif de la Troisième République est le 11 novembre, jour de l’anniversaire de l’armistice institué par la loi du 24 octobre 1922. Le grand historien des anciens combattants de la Première Guerre mondiale, Antoine Prost, a analysé, dans des pages lumineuses, le sens profondément républicain des cérémonies se déroulant pendant l’entre deux guerres.

Il s’agit d’un culte funéraire, marqué notamment par l’appel des morts et la sonnerie Aux morts, officiellement adoptée en 1932 ; c’est aussi le seul culte républicain qui ait peut être réussi en France et suscité, dans l’entre-deux-guerres, une unanimité populaire. Cela est dû au fait qu’on ne célèbre, à cette occasion, ni l’armée, ni même la Patrie, mais qu’au contraire, c’est la Patrie qui rend hommage aux citoyens morts pour la France, par le truchement des drapeaux, qui s’inclinent pendant la minute de silence.

Selon l’historien Antoine Prost : « parce qu’il est profondément bien de faire son devoir civique, ceux qui l’ont accompli jusqu’à la mort ne doivent jamais être oubliés, et réciproquement, honorer les citoyens morts pour la Cité est affirmer la grandeur du devoir civique (…) si la République n’est pas vivante déjà dans le cœur des citoyens, l’enseignement est stérile, et la célébration factice ; on peut alors entretenir le souvenir du passé, mais il n’a plus d’impact sur le présent, plus de sens pour l’avenir. C’est ce qui arrive aux monuments aux morts et aux cérémonies du 11 novembre. » (147).

Avec le 14 juillet et le 11 novembre, la Troisième République a mis en place une politique de commémoration d’une grande cohérence : ces deux temps forts permettent de célébrer, d’une part, la République patriotique, propriété de la patrie, c’est-à-dire de tous les citoyens, et d’autre part, le citoyen républicain, qui a payé de sa vie la défense de la patrie et de la République.

2. Le temps de la commémoration atomisée et désenchantée

Sous la Troisième République, la commémoration était « l’expression concentrée d’une histoire nationale, un moment rare et solennel ». Depuis, écrit M. Pierre Nora, la commémoration « s’est atomisée » (148). Mais la commémoration s’est aussi « désenchantée », car elle si célèbre toujours le jour où le peuple affirma sa liberté et la mémoire de ceux qui sont morts pour la France, elle accorde de plus en plus de place au souvenir des victimes.

a) Les allers et retours du calendrier commémoratif depuis 1945

Il est devenu aujourd’hui beaucoup plus délicat d’intégrer dans la mémoire nationale, par le biais d’une journée de commémoration ou d’hommage, des événements historiques.

Ø La commémoration du 8 mai

La reconnaissance de la date du 8 mai, comme fête nationale fériée de commémoration de la victoire sur le nazisme, n’a été définitivement acquise qu’en 1981.

En 1946, le Parlement adopte la loi n° 46-934 du 7 mai 1946 qui pose le principe d’une commémoration annuelle du 8 mai 1945, mais cette fête est « mobile » parce qu’on la veut non travaillée : « la commémoration de la Victoire remportée par les armées françaises et alliées le 8 mai 1945 sera célébrée le 8 mai de chaque année si ce jour est un dimanche et, dans le cas contraire, le premier dimanche qui suivra cette date ».

A la demande des parlementaires communistes qui souhaitent rendre le 8 mai férié, recevant en cela l’appui du RPF, une proposition de résolution, transformée en proposition de loi, donne naissance à la loi n° 53-225 du 20 mars 1953 relative à la commémoration de l’armistice du 8 mai 1945 : le 8 mai devient une fête nationale fériée.

Il en est ainsi, jusqu’au décret en Conseil d’État du 11 avril 1959 qui décide que l’anniversaire du 8 mai 1945 sera célébré le deuxième dimanche du mois de mai. Exceptionnellement, à l’occasion du vingtième anniversaire de la Libération, le décret du 1er avril 1965 fait du 8 mai 1945 un jour férié, puis un décret du 17 janvier 1968 décide que le 8 mai sera commémoré chaque année, à sa date, en fin de journée. Ces choix correspondent à la période gaullienne marquée par la vision selon laquelle la victoire du 8 mai n’est pas l’équivalent de l’armistice du 11 novembre : le 11 novembre est la victoire d’une nation rassemblée, le 8 mai est celle d’une nation émiettée, au sein de laquelle la Résistance a ses propres célébrations, comme l’appel du 18 juin (149).

Le 8 mai 1975, le Président de la République, Valéry Giscard d’Estaing, annonce qu’il ne souhaite plus commémorer officiellement l’anniversaire de la victoire de 1945, afin de souligner la volonté des Européens d’organiser en commun leur avenir pacifique. Sur le modèle du « Memorial Day » américain, une seule fête commémorative, célébrée le 11 novembre, doit subsister pour rappeler tous les combats, tous les sacrifices et toutes les victoires. Cette décision suscite un tollé général de la part des associations d’anciens combattants. Au Parlement, tous les groupes déposent des propositions de rétablissement de la fête de la victoire, le Sénat votant même à l’unanimité une proposition dans ce sens en 1979, à laquelle le Gouvernement fait obstacle (150).

La loi n° 81-893 du 2 octobre 1981 rétablit finalement la commémoration du 8 mai telle qu’elle était prévue par la loi du 20 mars 1953, en ajoutant cette date à la liste des fêtes légales désignées "jours fériés" par l’article L. 222-1 du code du travail.

Ø L’ombre de la collaboration : de la polémique sur la rafle du Vel d’Hiv’ à l’institution d’une journée commémorative

La commémoration des persécutions racistes et antisémites du régime de Vichy a également connu une naissance difficile au point d’être, au départ, « introuvable » (151).

Elle n’est réclamée, avec insistance, qu’au début des années 1990, au Président de la République, François Mitterrand, et conduit à la publication, le 17 juin 1992, dans le journal Le Monde, d’une pétition pour que soit reconnu lors du 50ème anniversaire de la rafle du Vel’ d’Hiv’, que l’État français de Vichy est responsable des persécutions et des crimes commis contre les Juifs de France. Le 14 juillet, le Président de la République oppose une fin de non-recevoir à ces exigences, en déclarant aux médias qu’il ne faut pas demander des comptes à la République. Cette réponse suscite une polémique croissante qui aboutit au décret n° 93-150 du 3 février 1993, instaurant une journée nationale commémorative des persécutions racistes et antisémites commises sous l’autorité de fait dite « Gouvernement de l’État français ». Cette journée est fixée au 16 juillet (s’il s’agit d’un dimanche et, dans le cas contraire, au dimanche suivant). Le 17 juillet 1994, un monument du Vel’d’Hiv est inauguré par le chef de l’État, le Premier ministre et le maire de Paris, portant une inscription ainsi rédigée : « La République française, en hommage aux victimes des persécutions racistes et antisémites et des crimes contre l’humanité commis sous l’autorité de fait dite « Gouvernement de l’État français » (1940-1944). N’oublions jamais ».

Enfin, la loi n° 2000-644 du 10 juillet 2000, d’origine parlementaire, instaurant une journée nationale à la mémoire des victimes des crimes racistes et antisémites de l’État français et d’hommage aux Justes de France fixe ladite journée au 16 juillet, date anniversaire de la rafle du Vélodrome d’Hiver à Paris, (si ce jour est un dimanche ou sinon au dimanche suivant). Cette date s’est en quelque sorte imposée au législateur après le discours, déjà cité, du Président de la République Jacques Chirac du 16 juillet 1995, reconnaissant la responsabilité de l’État français et de la France dans la rafle du Vel’ d’Hiv’.

Ø L’abolition de l’esclavage : un équilibre entre commémorations locales et commémoration nationale

La commémoration de l’abolition de l’esclavage résulte de l’adoption à l’unanimité de la loi du 21 mai 2001 tendant à la reconnaissance de la traite et de l’esclavage en tant que crime contre l’humanité.

Cette loi prévoit l’institution, pour cinq ans, d’un comité de personnalités qualifiées chargé de proposer des actions qui garantissent la pérennité de la mémoire de l’esclavage et la fixation par un décret, après la consultation la plus large, de la date annuelle de l’abolition de l’esclavage en France métropolitaine. C’est sur cette base juridique que le Comité pour la mémoire de l’esclavage, installé en janvier 2004, a suggéré dans un rapport au Premier ministre d’avril 2005 de retenir comme date de commémoration nationale le 10 mai, par référence au 10 mai 2001, jour de l’adoption définitive, par le Parlement français, de la loi dite « Taubira ». Le 30 janvier 2006, le Président de la République, Jacques Chirac, reprenait la proposition du Comité.

Le choix du 10 mai comme date nationale est révélateur de la difficulté d’enrichir aujourd’hui notre calendrier commémoratif. En effet, cette date, qui est celle de l’adoption d’une loi, ne correspond pas à celle de l’adoption du décret d’abolition de l’esclavage, soit le 27 avril 1848.

En réalité, le choix du 10 mai comme date « nationale » répond à une exigence politique de consensus, la date d’abolition effective de l’esclavage n’ayant pas été la même dans les différents départements d’outre-mer. Le Comité pour la mémoire de l’esclavage a préféré respecter les mémoires locales de cet épisode majeur de notre histoire en ne remettant pas en cause le principe de la commémoration « territorialisée » de l’abolition de l’esclavage acquis depuis 1983.

En effet, la loi n° 83-350 du 30 juin 1983 relative à la commémoration de l’abolition de l’esclavage avait déjà instauré dans les départements d’outre-mer et à Mayotte un jour férié destiné à commémorer l’abolition et le décret n°83-1003 du 23 novembre 1983 avait fixé des dates de commémoration différentes dans ces collectivités territoriales : le 27 mai pour la Guadeloupe, le 10 juin pour la Guyane, le 22 mai pour la Martinique, le 20 décembre pour la Réunion et le 27 avril pour Mayotte (152). Par ailleurs, le 27 avril de chaque année ou, à défaut, le jour le plus proche, aux termes de l’article 2 du décret, une heure devait être consacrée, « dans toutes les écoles, les collèges et les lycées de la République, à une réflexion sur l’esclavage et son abolition ».

A ces considérations territoriales s’est ajoutée la revendication de certaines associations, dont le « Comité Marche pour le 23 mai 1998 », pour que soit commémorée non seulement l’abolition de l’esclavage, mais aussi la mémoire des victimes de l’esclavage. Afin de tenir compte de ce souhait, une circulaire du Premier ministre du 29 avril 2008 demande aux ministres, aux préfets et aux recteurs d’apporter le soutien et l’attention nécessaires aux initiatives prises par les associations regroupant les Français d’outre-mer de l’Hexagone lors de la journée du 23 mai, qualifiée de « commémoration du passé douloureux des aïeux ». Cette date fait référence à la marche silencieuse du 23 mai 1998, qui a réuni plusieurs milliers d’antillais et de réunionnais et contribué au débat national ayant abouti au vote de la loi du 21 mai 2001.

Le président du Comité Marche pour le 23 mai 1998, M. Serge Romana, a estimé que le coexistence des deux dates – le 10 mai et le 23 mai – était le résultat « d’un affrontement mémoriel au sein de la République » (153).

La date du 23 mai concerne principalement les associations de ressortissants d’outre-mer résidant en France métropolitaine et descendants d’esclaves. Selon la présidente du Comité pour la mémoire de l’esclavage, Mme Françoise Vergès, la date du 10 mai est au contraire volontairement ancrée dans le présent et non dans le passé. De ce fait, elle n’appartient à « aucun territoire – personne ne peut dire « c’est mon histoire » –, (…) n’est liée à aucun moment historique précis et (…) se réfère à la notion très débattue aujourd’hui de crime contre l’humanité » (154).

Ø Les commémorations liées au conflit algérien : des divergences non résolues

Aucun consensus n’a pu être obtenu à ce jour sur une date unique permettant de commémorer tous les aspects de la guerre d’Algérie, épisode douloureux encore très présent dans la mémoire de nombreux Français. Il y a non seulement les pertes militaires directement liées au conflit mais aussi l’exil des rapatriés, le massacre des harkis et des membres des forces supplétives dès le cessez-le-feu, le terrorisme meurtrier de l’OAS : la difficulté est de « donner un sens positif à une guerre qui n’en a pas » (155).

Le calendrier commémoratif public lié à la guerre d’Algérie est donc éclaté entre deux perceptions d’un même évènement vécu différemment.

– Le décret du 31 mars 2003 institue une Journée nationale d’hommage aux harkis et aux autres membres des formations supplétives fixée au 25 septembre.

– Le décret n° 2003-925 du 26 septembre 2003 institue une journée nationale d’hommage aux « morts pour la France » pendant la guerre d’Algérie et les combats du Maroc et de la Tunisie, le 5 décembre de chaque année. Cette date, adoptée à la suite des travaux de la commission présidée par l’historien Jean Favier, correspond à l’inauguration en 2002, par le Président de la République Jacques Chirac, du mémorial national de la guerre d’Algérie et des combats du Maroc et de la Tunisie.

Par ailleurs, l’article 2 de la loi n°2005-158 du 23 février 2005 portant reconnaissance de la nation et contribution nationale en faveur des Français rapatriés indique que la nation associe les rapatriés d’Afrique du Nord, les personnes disparues et les populations civiles victimes de massacres ou d’exactions commis durant la guerre d’Algérie et après le 19 mars 1962 en violation des accords d’Evian, à l’hommage rendu le 5 décembre aux combattants morts pour le France en Afrique du Nord. 

Plusieurs propositions de loi, déposées en 2001, ont avancé la date du 19 mars, jour du cessez-le-feu mettant fin à la guerre d’Algérie le lendemain des accords d’Évian, comme journée de commémoration. Si cette date semble a priori légitime, elle ne réussit pas à réunir le consensus nécessaire à l’institution d’une journée commémorative. Lors de la discussion de ces propositions, le Gouvernement avait d’ailleurs estimé que l’adoption d’une telle initiative devait satisfaire une exigence d’unanimité ou de quasi unanimité, en indiquant qu’il s’opposerait à la poursuite du processus législatif si la proposition de loi ne recueillait pas au moins 70 % des voix à l’Assemblée nationale. Le texte n’ayant réuni que 58 % des voix en janvier 2002, la question est restée en suspens (156) mais suscite chaque année des discussions au sein du Parlement, notamment à l’occasion du projet de loi de finances et de l’examen des crédits du secrétariat d’État aux anciens combattants.

Les interventions concernant cette question lors de la table ronde consacrée par la mission au processus commémoratif ont confirmé l’absence de consensus, pour l’heure, sur le sujet. L’historien Jean-Jacques Jordi a résumé ainsi l’un des clivages mémoriels les plus forts à propos de la guerre d’Algérie : « La date du 19 mars fait débat. Mais la mère, dont le fils est en Algérie et à laquelle on annonce la fin de la guerre, est heureuse : elle respire. Pas ceux qui restent. Comment faire ? » (157).

b) Des commémorations davantage tournées vers les victimes

La commémoration n’est pas seulement devenue plus délicate, elle a, semble-t-il, changé véritablement de nature, en quelques années.

Ø Le nouveau paradigme de la commémoration

Ainsi que le constate le récent rapport de la commission « Kaspi » (158), le nombre de journées répertoriées dans les commémorations nationales a augmenté sensiblement : celles-ci sont passées, en quelques années, de six à douze ; six ont été créées entre 1880 et 1999, les six autres, en l’espace de sept ans, entre 1999 et 2006.

Depuis 1993, date d’adoption du décret instituant la journée commémorative des persécutions racistes et antisémites commises sous le régime de Vichy, six textes ont établi une commémoration pour célébrer le souvenir de victimes civiles ou militaires. Comme le souligne M. Serge Barcellini, le paysage mémoriel français a changé : il tend désormais à favoriser le souvenir des morts « à cause de la France », plutôt que celui du « mort pour la France » (159).

Liste des commémorations nationales instituées par la loi ou le règlement

– Loi du 6 juillet 1880 instaurant le 14 juillet comme jour de fête nationale annuelle de la République ;

– Loi du 10 juillet 1920 instaurant la fête nationale de Jeanne d’Arc ; fête du patriotisme (2e dimanche d’avril) ;

– Loi du 24 octobre 1922 fixant au 11 novembre la commémoration de la victoire de la paix ;

– Loi n°54-415 du avril 1954 consacrant le dernier dimanche d’avril au souvenir des victimes de la déportation et morts dans les camps de concentration du IIIème Reich au cours de la guerre 1939-1945 ;

– Loi n°81-893 du octobre 1981 complétant les dispositions de l’article L. 222-1 du code du travail qui rétablit la commémoration de la victoire du 8 mai 1945 ;

– Loi n°83-550 du 30 juin 1983 modifiée par la loi n° 2001-434 du 21 mai 2001 relative à la commémoration de l’abolition de l’esclavage ;

– Décret n°83-1003 du 23 novembre 1983 relatif à la commémoration de l’abolition de l’esclavage ;

– Décret n°2006-388 du 31 mars 2006 fixant la date, en France métropolitaine, de la commémoration annuelle de l’abolition de l’esclavage au 10 mai ;

– Décret n° 93-150 du 3 février 1993 instituant une journée nationale commémorative des persécutions racistes et antisémites commises sous l’autorité de fait dite « Gouvernement de l’État français » (1940-1944) ; abrogé par le décret n°2002-994 du 11 juillet 2002 ci-dessous ;

– Loi n°2000-644 du 10 juillet 2000 instaurant une journée nationale à la mémoire des victimes des crimes racistes et antisémites de l’État français et d’hommage aux « Justes » de France ;

– Décret n°2002-994 du 11 juillet 2002 portant application de la loi n°2000-644 du 10 juillet 2000 instaurant une journée nationale à la mémoire des victimes des crimes racistes et antisémites de l’État français et d’hommage aux « Justes » de France, fixée au 16 juillet ;

– Décret du 31 mars 2003 instituant une Journée nationale d’hommage aux harkis et aux autres membres des formations supplétives, fixée au 25 septembre ;

– Décret n°2003-925 du 26 septembre 2003 instituant une journée nationale d’hommage aux « morts pour la France » pendant la guerre d’Algérie et les combats du Maroc et de la Tunisie, le 5 décembre de chaque année. L’article 2 de la loi n° 2005-158 du 23 février 2005 portant reconnaissance de la nation et contribution nationale en faveur des Français rapatriés indique que la nation associe les rapatriés d’Afrique du Nord, les personnes disparues et les populations civiles victimes de massacres ou d’exaction commis durant la guerre d’Algérie et après le 19 mars 1962 en violation des accords d’Évian, à l’hommage rendu le 5 décembre aux combattants morts pour le France en Afrique du Nord ;

– Décret n°2005-547 du 26 mai 2005 instituant une journée nationale d’hommage aux « morts pour la France » en Indochine, le 8 juin de chaque année ;

– Décret n°2006-313 du 10 mars 2006 instituant le 18 juin de chaque année une Journée nationale commémorative de l’appel historique du général de Gaulle à refuser la défaite et à poursuivre le combat contre l’ennemi ;

– Cérémonie en hommage à Jean Moulin le 17 juin qui se déroule au Panthéon et n’est organisée par aucun texte, car elle répond à un usage.

C’est une rupture considérable dans l’évolution de la politique du souvenir de la France. Depuis l’époque napoléonienne jusqu’au début des années 1990, la France n’a fait « qu’héroïser » ses combattants : c’est d’abord l’héroïsation des chefs militaires au temps de la légende napoléonienne, puis celle des groupes de combattants (exemple de Camerone où 62 soldats français résistèrent en 1862 pendant plusieurs heures à 2 000 Mexicains), celle de l’héroïsation de masse (1914-1915) et, enfin, l’héroïsation des élites, qui est liée au souvenir de la Seconde Guerre mondiale et à celui de la Résistance (160).

Aujourd’hui, on peut encore trouver un exemple concret de politique mémorielle centrée sur le monde combattant au Royaume-Uni. Le travail de mémoire y entretient en effet davantage le souvenir des victoires militaires passées et des souffrances de l’armée britannique dans des campagnes malheureuses que l’enseignement et le respect des événements interpellant la conscience universelle. En particulier, la célébration du 11 novembre est un phénomène national d’ampleur qui mobilise la Reine, les parlementaires, l’armée et une large partie de la population (161).

Pour revenir à la France, et comme précédemment rappelé, la politique mémorielle française se caractérise par l’extraordinaire cohérence des textes adoptés par le législateur pendant et immédiatement après la Première Guerre mondiale, puis au lendemain de la Seconde Guerre mondiale pour honorer le souvenir des morts pour la France.

Cette prégnance de l’hommage rendu à ceux qui ont donné leur vie à la France en soldat est l’une des raisons historiques de la prise en compte tardive, par notre pays, de la spécificité de la Shoah et de son long cortège d’innocentes victimes civiles.

Ainsi, malgré la découverte des camps, seule compte la mémoire de la France combattante et victorieuse : le choix des quinze combattants morts pour la France inhumés au Mont Valérien, le 11 novembre 1945, illustre parfaitement, selon M. Serge Barcellini, cette inscription de la Seconde Guerre mondiale dans la continuité du dispositif mémoriel de la Première Guerre mondiale. La France commémorée en ce lieu est une France victorieuse et militaire : parmi les quinze corps symboliques ne figurent aucun déporté juif victime du génocide et aucun combattant alsacien-mosellan. En revanche, y figurent neuf soldats tombés sous l’uniforme, ainsi que trois corps « représentant » la Résistance (162).

C’est seulement à partir de 1985, avec la loi tendant à créer la mention « Mort en déportation », qu’un nouveau paradigme mémoriel se met en place : la politique du souvenir s’organise autour de la valorisation des victimes.

L’une des manifestations concrètes de l’intérêt porté aux victimes est d’ailleurs l’adoption des lois mémorielles pendant les années 1990-2005 et des textes instituant des commémorations tournées vers la figure de la victime. Mais le nouveau paradigme mémoriel se manifeste également sous d’autres formes, notamment dans le discours des autorités de l’État.

A titre d’illustration, le discours public sur la commémoration du 11 novembre ne célèbre plus une victoire, mais la fin d’une guerre civile européenne, dont la première victime est le soldat. Poussée jusqu’à son terme, la démarche qui consiste à valoriser la victime a conduit le Premier ministre Lionel Jospin, à l’occasion d’un discours prononcé le 5 novembre 1998 sur le plateau de Craonne, à demander que les mutins de 1917, fusillés pour l’exemple « au nom d’une discipline dont la rigueur n’avait d’égale que la dureté des combats réintègrent aujourd’hui, pleinement, notre mémoire collective nationale », un souhait qui a suscité une vive polémique au sein de classe politique française. Dix ans plus tard, le Président de la République Nicolas Sarkozy insistait, lors du 90ième anniversaire du 11 novembre, sur le fait que beaucoup de ceux qui furent exécutés alors « n’avaient pas été des lâches, mais que simplement ils étaient allés jusqu’à l’extrême limite de leurs forces ».

Auparavant, le maire de Craonne avait même estimé, en 1998, que l’offensive Nivelle était « le premier crime contre l’humanité ». Le rapport de la commission pour le 90ème anniversaire du 11 novembre 1918, présidée par l’historien Jean-Jacques Becker, a réfuté cette vision, en soulignant la nécessité d’éviter le contresens consistant à transformer ceux qui ont été dans leur masse des combattants conscients, même s’ils ne clamaient pas tous les jours leur patriotisme, en simples victimes (163).

Ø Vers une commémoration mondialisée des victimes de violations massives des droits de l’homme ?

Au niveau international, aucun dispositif juridique contraignant ne fixe actuellement de date de commémorations valables pour tous les États. En revanche, le devoir de mémoire ne se limite plus au cadre national. Il tend à s’affranchir des frontières et à inciter les États à commémorer le souvenir d’atteintes massives aux droits de la personne, afin que ces crimes ne soient pas oubliés après le départ des derniers témoins et que de telles tragédies ne puissent se reproduire.

Pour des raisons évidentes, la Shoah tend à devenir, sous l’action du Conseil de l’Europe, un sujet de commémoration commun sur notre continent. Ainsi, réunis à Strasbourg le 18 octobre 2002 à l’invitation de la France, les ministres de l’éducation nationale des États membres du Conseil de l’Europe ont décidé de consacrer dès 2003, dans toutes les écoles, une journée de la mémoire pour évoquer l’Holocauste et réfléchir aux moyens d’éviter le renouvellement de tels événements. L’idée d’une telle journée avait été suggérée en janvier 2000 par le secrétaire général du Conseil de l’Europe et elle avait fait l’objet, en octobre de cette même année, à Cracovie, d’un engagement des ministres européens de l’éducation.

Ainsi, depuis 2000, dans le cadre scolaire, voire dans un cadre plus large, plusieurs pays ont instauré une journée de la mémoire de l’Holocauste. Pour l’Allemagne, la France, la Suède, la République tchèque, l’Espagne, cette journée est organisée le 27 janvier, en souvenir de la libération du camp d’Auschwitz (164).

L’Assemblée générale des Nations unies a donné une dimension planétaire au souvenir de la Shoah en adoptant, en novembre 2005, une résolution pour que le 27 janvier soit reconnu par les nations, même celles qui n’ont pas été directement concernées par le génocide juif, comme « Journée internationale de commémoration en mémoire des victimes de l’Holocauste ».

Pour l’esclavage, l’ONU a fait un pas vers la recommandation d’une commémoration internationale de l’abolition de l’esclavage par la voix de son Assemblée générale. Celle-ci a demandé, le 26 novembre 2006, par le biais d’une résolution déposée par la Jamaïque que le 27 mars 2007 soit célébré comme Journée internationale de commémoration du bicentenaire de l’abolition de la traite transatlantique, l’objectif étant « d’honorer la mémoire de ceux qui ont péri à cause de l’esclavage, notamment en subissant les horreurs de la traversée de l’Atlantique…[et de]…promouvoir l’enseignement aux générations futures de l’histoire et des conséquences de l’esclavage et de la traite des esclaves. » (165).

Par ailleurs, la journée du 2 décembre dite « Journée internationale pour l’abolition de l’esclavage », commémore la date anniversaire de l’adoption par l’Assemblée générale des Nations unies de la Convention pour la répression et l’abolition de la traite des êtres humains et de l’exploitation de la prostitution d’autrui en 1949.

Pour l’heure, la France, sur le fondement de la loi du 21 mai 2001, est le seul État à avoir décrété une journée de commémoration des « mémoires de la traite, de l’esclavage et de leurs abolitions ». La disposition de ce texte demandant qu’une requête soit introduite auprès du Conseil de l’Europe, des organisations internationales et de l’ONU pour rechercher une date commune de commémoration de l’abolition de la traite négrière et de l’esclavage n’a toujours pas été suivie d’effet.

B. QUELS AXES DE RENOUVEAU POUR LE PROCESSUS COMMÉMORATIF ?

L’essoufflement qui semble parfois caractériser le processus commémoratif ne saurait remettre en cause l’utilité évidente de cet instrument de mémoire : en perdre l’usage, le banaliser, continuer à « l’émietter » serait rendre un mauvais service aux Français.

Cela reviendrait à les abandonner un peu plus au tumulte des identités mémorielles et de la mondialisation au lieu de réaffirmer les valeurs fondamentales de la citoyenneté républicaine. Nous n’avons donc pas d’autre choix que de préserver, grâce aux commémorations, mais aussi à d’autres formes de transmission, des repères mémoriels forts : parce qu’ils contribuent à cimenter la nation et à raffermir l’identité républicaine, ces repères doivent rester l’un des principaux piliers de la politique de rassemblement des Français.

1. La nécessité de conserver des repères mémoriels forts

Pourquoi faut-il encore commémorer aujourd’hui ? Pour trois raisons au moins, qui sous-tendent cette belle maxime d’Élie Wiesel : « Tant que nous nous souvenons, tout est possible » (166).

Ø Pour préserver l’identité nationale en luttant contre l’oubli et l’ignorance

Il faut qu’une nation continue de garder certains repères. Les commémorations doivent servir, comme l’a rappelé M. Jacques Toubon devant la mission, à « donner une identité aux vivants » (167). Sans ces repères mémoriels, il ne peut y avoir de dette et de reconnaissance envers les générations passées, ni de perception de la continuité temporelle qui donnent vie à la France dans le cœur des Français.

Ainsi que l’a souligné M. Bronislaw Geremek, la politique des commémorations, qui passe par la création des lieux historiques, par la dénomination des rues, par la construction des monuments, est la politique du souvenir quotidien de l’histoire. C’est en ces termes qu’il a défini devant la mission ce qu’est une politique de la mémoire vérifiée chaque jour : « La politique des commémorations, c’est l’histoire qui entre dans la vie publique (…) C’est elle qui assure le souvenir à tous les niveaux de vie quotidienne et de la vie sociale et qui assure la place de la mémoire » (168).

A l’inverse, rien n’est plus nuisible pour un peuple que de vivre sous le diktat du « présentisme » : cela le condamne à stagner et à ne plus avancer. Tocqueville le disait déjà : « Le temps de la société démocratique qui se veut linéaire et progressif pourrait bien se révéler être, en réalité, un temps de l’oscillation, de la stagnation, dans lequel l’homme va et vient sur lui-même et où, tout en se remuant sans cesse, l’humanité n’avance plus (…) Et non pas le temps d’une société humaine qui se posséderait elle-même, en choisissant sa propre voie, mais celui d’une humanité possédée par son propre reflet, prisonnière de lui, et suivant mollement le cours de sa destinée. »  (169)

Un pays a besoin d’éprouver un sentiment de « profondeur historique », sans lequel il se perdrait. C’est pourquoi il cherchera toujours un événement fondamental à célébrer pour fortifier le sens de la nation, même après la disparition des témoins. Comme l’a rappelé l’historien Jean-Jacques Becker, à propos du 11 novembre, les monuments aux morts seront toujours là ; par conséquent on continuera très probablement à commémorer le sacrifice de 1 400 000 de Français, autour d’une date, qui est la seule dans notre histoire, où, le même jour, à 11 heures, les 36 000 maires des communes de France se rendent au même endroit (170).

En outre, en s’appropriant des événements du passé, un peuple peut non seulement retrouver le sens du temps, mais aussi tirer de son histoire un ensemble de leçons. La commémoration donne « corps » au devoir de mémoire, car elle nous indique ce qui ne doit pas être oublié pour maintenir la promesse d’un monde plus juste et plus fraternel.

Mais cette exigence de profondeur historique à laquelle les commémorations permettent de répondre doit s’appuyer sur une exigence d’intelligibilité de l’événement, des lieux et des hommes. Il faut savoir très précisément ce que la date commémorée signifie : si le rapport au passé doit servir à ancrer l’identité des vivants, ce passé ne doit pas être mythifié.

Ø Pour mettre en exergue les valeurs de la République

La commémoration permet de célébrer les événements dont les autorités politiques décident qu’ils portent les valeurs communes de la citoyenneté républicaine. Nous commémorons pour réaffirmer nos convictions politiques les plus fondamentales : valeurs de la République, qui permettent au citoyen de s’auto-déterminer librement ; la valeur du sacrifice consenti par ceux qui sont morts pour la France ; les convictions qui motivent notre combat contre les atteintes portées aux droits de l’homme.

 Ø Pour faire prévaloir la fraternité

Commémorer, c’est rassembler les Français autour d’une date symbolique. C’est donc faire prévaloir la fraternité au sein de la République. Que l’on commémore l’ancien combattant, l’esclave ou la victime déportée, cette démarche s’inscrit dans le combat intellectuel et moral inlassable qui doit être mené pour que l’autre « ne soit plus perçu comme un ennemi à détruire, un objet à exploiter ou un sujet de mépris » (171).

2. Comment dynamiser la politique de transmission de la mémoire ?

« Trop de commémorations tuent la commémoration » : cette phrase a été prononcée par plusieurs des personnes auditionnées par la mission. Cela signifie-t-il qu’à l’heure où certains regrettent un relatif affaiblissement du « sentiment national », la politique de transmission pâtirait maintenant d’un « trop plein » d’initiatives. Les développements qui suivent permettent à certains égards d’en douter.

a) Quel partage des rôles entre le Parlement et l’Exécutif ?

A l’heure actuelle, notre calendrier commémoratif résulte d’initiatives tant réglementaires que législatives, même si, de fait, le réglementaire prime désormais sur le législatif. Faut-il établir une compétence exclusive soit du Parlement, soit de l’Exécutif dans la fixation du calendrier des commémorations nationales ?

La Constitution ne contient aucune disposition permettant de répondre à cette question, l’article 34, relatif au domaine de la loi, étant muet sur le sujet.

Par ailleurs, depuis une décision du 27 juillet 1982, le Conseil constitutionnel a établi que le partage du domaine de la loi et du règlement ne définit pas des champs de compétence exclusifs, mais permet au Parlement de « déborder » occasionnellement du domaine de la loi dès lors que le Gouvernement n’a pas fait usage des moyens constitutionnels (172) lui permettant de réaffirmer le caractère réglementaire d’une matière sur laquelle le législateur est intervenu ou entend intervenir (173).

Cependant, plutôt que de chercher à figer les règles du jeu à travers des instruments juridiques, il parait préférable de faire preuve de pragmatisme : puisqu’il procède du suffrage universel et qu’il représente la nation, le Parlement est tout à fait fondé à se prononcer sur les événements dont la commémoration permet de mettre en exergue les valeurs de la République.

Ø Premièrement, afin de mieux associer les parlementaires à la définition de la politique de la « mémoire combattante », il serait souhaitable qu’ils disposent de représentants es qualité au sein du Haut conseil de la mémoire combattante.

Créé par le décret n° 97-11 du 11 janvier 1997, cet organe, qui est présidé par le Président de la République, comprend le Premier ministre, les ministres en charge de la défense, de l’éducation nationale, de la culture, de l’intérieur et des anciens combattants, membres de droit, ainsi que cinq personnalités, choisies en raison de l’intérêt qu’elles portent aux politiques de mémoire (174), auxquelles s’ajoutent six personnalités qualifiées choisies en raison de leur engagement personnel dans la défense de valeurs combattantes ou de leurs compétences en matière de mémoire. Il a pour mission notamment de susciter et de favoriser toute mesure utile au renforcement de la mémoire des guerres et des conflits contemporains et de formuler des propositions relatives à la définition des cérémonies commémoratives en vue de perpétuer le souvenir des sacrifices consentis et de promouvoir le sens de l’honneur, de la patrie et du dévouement.

Les personnalités choisies en raison de l’intérêt qu’elles portent aux problèmes de mémoire sont nommées parmi les personnalités proposées respectivement par : le président du Conseil économique et social ; le chancelier de l’Institut ; le président du conseil d’administration de l’Office national des anciens combattants et victimes de guerre. Quant aux personnalités qualifiées, elles sont choisies parmi les personnalités proposées par le ministre en charge des anciens combattants et victimes de guerre, après consultation des autres membres de droit.

Proposition : la mission souhaite que les représentants de la Nation soient associés à la définition de la politique de la mémoire combattante et propose dans ce but de modifier le décret n° 97-11 du 9 janvier 1997 portant création du Haut conseil de la mémoire combattante pour permettre aux présidents des assemblées d’y nommer des parlementaires.

Ø Deuxièmement, il serait souhaitable que toute modification significative du calendrier commémoratif emprunte la voie législative.

Une réforme substantielle de notre calendrier commémoratif, si elle devait être un jour envisagée, ne pourrait, en effet, être laissée aux seules mains de l’Exécutif : le Parlement doit rester un acteur central de la définition des journées nationales de commémoration.

Cette considération ne se fonde pas uniquement sur le fait que de nombreuses dates de commémoration ont été fixées par la loi et que par conséquent elles ne sauraient être modifiées que par le législateur. Elle s’appuie sur la nécessité, dès lors qu’une modification de l’équilibre mémoriel sur lequel repose notre dispositif de commémorations serait envisagée, de permettre au Parlement de s’exprimer.

Un exemple concret permettra d’illustrer ce propos. Il a été question de l’établissement d’un Memorial Day « à la française », notamment à l’occasion des travaux conduits par la commission de réflexion sur la modernisation des commémorations publiques, présidée par M. André Kaspi. Ce dernier a clairement indiqué sa position à la mission, en déclarant que ce système ne paraît « pas adaptable à la France car il ne correspond pas à notre mentalité et la date choisie provoquerait un sursaut d’indignation auquel les politiques ne résisteraient pas. Il vaut donc mieux ne pas le proposer. » (175). De la même façon, le secrétaire d’État à la défense chargé des anciens combattants a estimé devant la mission qu’un Memorial Day ne lui semble « pas adapté à notre histoire nationale, y compris à celle de nos commémorations. » (176).

Pourtant, ce qui semble constituer aujourd’hui une évidence pourrait être un jour perçu différemment par les futures générations. Tout le monde peut convenir qu’un changement d’une telle ampleur de notre calendrier commémoratif devrait alors être approuvé par le Parlement.

Ø Troisièmement, si le Parlement souhaite continuer à légiférer pour rassembler les Français autour de leur histoire, c’est dans le domaine des commémorations qu’il pourra le faire en restant parfaitement dans son rôle.

En effet, si le Parlement reconnaît qu’il ne doit pas « juger » l’histoire en votant des lois, il est en revanche dans son rôle lorsqu’il légifère pour choisir des événements qui, à ses yeux, permettent d’affirmer les valeurs fondamentales de la citoyenneté républicaine.

Afin de ne pas prendre le risque d’émietter notre calendrier commémoratif, le législateur devrait toutefois respecter deux règles de bonne pratique.

Avant d’être examinée en séance, la proposition de loi instituant une nouvelle date de commémoration gagnerait à être précédée d’un travail de réflexion permettant aux parlementaires d’entendre l’avis d’historiens « spécialistes » de la période en question à l’occasion d’auditions de la commission compétente.

Il serait par ailleurs souhaitable que la loi commémorative reflète la volonté partagée des groupes politiques de mettre en exergue les valeurs républicaines ou de rendre hommage à l’apport de figures culturelles ou historiques, en s’inspirant ainsi des modalités habituelles d’adoption de la plupart des dernières « lois mémorielles ». L’exemple de la fixation, pour l’instant impossible, d’une date consensuelle pour commémorer la fin de la guerre d’Algérie, suffit à démontrer la pertinence d’un tel souhait.

Ø Quatrièmement, le Parlement pourra faire usage de la faculté que lui offre désormais la Constitution de voter des résolutions pour s’exprimer dans ce domaine. Celles-ci ne pourront pas modifier le calendrier commémoratif, mais permettront au Parlement de rendre hommage à des personnages ou à des actions particulières.

Un telle pratique s’inscrit parfaitement dans la mission du Parlement. Ainsi, sous la Quatrième° République, l’Assemblée nationale a, par le vote de résolutions, rendu hommage à la mémoire de Jan Mazarik, le premier Président de la République tchécoslovaque (11 mars 1948), et de Georges Mandel (6 juillet 1948). Elle a également fréquemment exprimé sa sympathie à l’égard des victimes de catastrophes comme celle de Courrrières (20 avril 1948). Elle s’est aussi félicitée de la réalisation en France du premier réacteur nucléaire sous la direction de Frédéric Joliot-Curie et de Raoul Dautry (16 décembre 1948).

Bien entendu, l’adoption des « résolutions commémoratives » devra se faire en conformité avec les règles constitutionnelles et organiques encadrant l’adoption de telles motions. Toutefois, dans cette perspective, la mission exprime le vœu que ces résolutions reflètent la volonté partagée des groupes politiques de mettre en avant les valeurs républicaines ou l’apport de figures culturelles ou historiques incontestables, afin que celles-ci s’inscrivent dans une démarche consensuelle, à l’instar de ce qu’il serait souhaitable de faire pour les futures lois commémoratives. D’ailleurs, en pratique, la distinction entre résolutions mémorielles et résolutions commémoratives risque d’être assez artificielle.

Proposition : la mission recommande que les initiatives du Parlement en matière de loi ou de résolution commémoratives reflètent la volonté partagée des groupes politiques de mettre en exergue les valeurs républicaines, de rendre hommage aux concitoyens qui ont défendu ces valeurs ou de célébrer l’apport de figures culturelles ou historiques.

b) Des pistes d’évolution ont été proposées

La mission a pu constater au cours de ses travaux que plusieurs propositions avaient été faites dans la période récente pour aménager notre calendrier commémoratif.

Ø Proposition de loi du 15 octobre 2008 (177)

Une proposition de loi déposée en 2008 suggère de réorganiser le calendrier commémoratif français autour de trois journées nationales fériées et chômées :

– le 11 novembre, « journée de la mémoire combattante pour l’ensemble des générations du feu, incluant la première guerre mondiale, la seconde guerre mondiale, la guerre d’Indochine, la guerre d’Algérie et les interventions extérieures de la France depuis 1950 » ;

– le 14 juillet, « fête de la République », qui demeure la « journée de rassemblement de tous les Français autour de leur identité nationale et des valeurs républicaines de la Nation » ;

– le 8 mai, « chute du nazisme, glorification des Droits de l’homme et nécessaire vigilance envers les totalitarismes ».

Quant aux autres journées nationales, c’est-à-dire le 2 novembre consacré aux Morts pour la France, le dernier dimanche du mois d’avril consacré au souvenir des victimes et des héros de la déportation, le 16 juillet ou le dimanche suivant le 16 juillet consacré à la mémoire des victimes des crimes racistes et antisémites de l’État français et à l’hommage aux « Justes » de France, le 25 septembre consacré à l’hommage aux harkis et aux autres membres des forces supplétives, le 5 décembre consacré aux « morts pour la France » pendant la guerre d’Algérie, les combats du Maroc et de la Tunisie, le 8 juin consacré aux « morts pour la France » en Indochine et le 18 juin consacré à la commémoration de l’appel du général de Gaulle, leur organisation serait laissée à l’appréciation des associations et des collectivités locales, étant précisé que les autorités de l’État et les représentants du Parlement y participeraient. Cette liste inclurait également les cérémonies commémoratives des 19 mars et 16 octobre, en mémoire des anciens combattants d’Afrique du Nord.

Ø Association des maires de France

Le président de l’Association des maires de France, M. Jacques Pélissard, arguant du fait que la multiplication des dates contribue à la dilution de l’hommage a, pour sa part, souligné l’intérêt qu’il y aurait à sortir de la vision « parcellisée » de l’histoire que reflète l’existence de multiples cérémonies, pour « retrouver une date unique qui permette de mettre en valeur tous les principes républicains de la nation ». Cette date ne devrait pas correspondre à un pont ni être un samedi ou un dimanche ou se situer dans les périodes de congés pour permettre aux enfants d’être présents (178).

Ø Commission « Kaspi »

M. André Kaspi, président de la commission de réflexion sur la modernisation des commémorations publiques, instituée en décembre 2007 par le secrétaire d’État à la défense, chargé des anciens combattants, a estimé devant la mission qu’il était impossible d’engager une révolution brutale, car elle susciterait immédiatement une levée de boucliers. Précisant que le champ d’investigation et de propositions de cette commission ne concernait que les commémorations relevant du ministère de la défense et que, par conséquent, celui-ci n’englobait ni le 14 juillet ni le 10 mai, il a reconnu qu’il fallait peut être privilégier certaines dates par rapport à d’autres, en mentionnant le 8 mai et le 11 novembre. Les autres commémorations perdureraient, mais sans avoir la même ampleur (179).

Ces propos ont été confirmés par le rapport rendu public le 12 novembre 2008, dont les conclusions avaient été présentées aux membres de la mission par M. André Kaspi le 8 novembre, à l’invitation du secrétaire d’État chargé de la défense et des anciens combattants.

Pour l’essentiel, le rapport de la commission Kaspi estime, d’une part, que l’État devrait donner plus d’importance aux trois dates du 14 juillet, du 11 novembre et du 8 mai – ces trois commémorations bénéficiant d’un fort consensus et devant être intégrées dans la mesure du possible au processus de construction européenne –, et d’autre part que toute liberté devrait être donnée aux collectivités territoriales pour organiser les autres commémorations et développer, par ce biais, le tourisme de mémoire. Les autres dates du calendrier commémoratif national ne seraient donc pas supprimées, car ceci n’aurait aucun sens, mais deviendraient des commémorations locales ou régionales.

Fruit d’un travail d’auditions conséquent, le rapport de la commission « Kaspi » contient d’intéressantes propositions. Il reste que la mission a pu mesurer tout au long de ses auditions l’attachement de nombre de nos concitoyens aux commémorations actuelles. Dès lors, compte tenu du rôle essentiel des commémorations dans la construction d’une mémoire partagée, toute réorganisation significative de notre calendrier commémoratif, si elle devait être envisagée, devrait être discutée devant le Parlement, garant de l’unité nationale.

Proposition : la mission demande que toute modification significative de notre calendrier commémoratif emprunte la voie législative.

c) L’importance du travail préparatoire pour mieux associer les jeunes générations aux commémorations et célébrations

Pour éviter que la commémoration ne se réduise à un rituel « desséché », il faut qu’elle reste un vecteur effectif de transmission des valeurs républicaines auprès des jeunes.

Il faut donc que ceux-ci soient sensibilisés à l’importance de l’événement célébré par un travail préparatoire, en amont de la cérémonie elle-même.

Il est en effet indispensable que la signification historique de l’événement et son lien avec les valeurs de la République soit bien comprise. Cela implique que le ministère de l’éducation nationale poursuive auprès des élèves son travail d’explication et que les enseignants y consacrent du temps. Toutefois, cette action pédagogique de préparation doit aussi bénéficier de l’appui d’une expertise extérieure, comme celle du ministère de la défense pour ce qui est des commémorations liées à la mémoire combattante.

C’est dans cet esprit que l’Office national des anciens combattants et des victimes de guerre (ONAC), a institué les « délégués à la mémoire combattante » chargés, en liaison avec le ministère de l’éducation nationale, de préparer les jeunes aux commémorations. Un nouveau protocole a été signé, le 31 janvier 2007, entre les ministères de la défense et de l’éducation nationale, pour assurer une meilleure coordination des actions pouvant être engagées en commun dans le domaine de la transmission de la mémoire.

Par ailleurs, la reconnaissance du passé par les jeunes implique de multiplier, autour de la commémoration elle-même, les formes de médiation : expositions temporaires, visites à des collections de musées ou à des mémoriaux thématiquement liés à la date commémorée, concours, spectacles, etc. Le succès de la cérémonie au Mont Valérien, haut lieu de la mémoire de la Résistance, au cours de laquelle un artiste a déclamé en « slam », au-dessus de la clairière des fusillés, des textes de résistants et des poèmes d’Aragon, montre qu’il ne faut pas craindre de « dépoussiérer », avec tact, le rituel commémoratif (180).

De même, l’ONAC a créé, en 2006, un concours scolaire, baptisé les « Petits artistes de la mémoire, la Grande Guerre vue par les enfants », qui proposait à des élèves de CM1-CM2 de travailler sur l’histoire d’un Poilu de leur commune (181). Comme en témoignent les rapports annuels du Comité pour la mémoire de l’esclavage, la commémoration du 10 mai s’accompagne elle aussi de formes de médiation innovantes – comme le spectacle historique et musical intitulé « le Chevalier de Saint Georges » présenté le 10 mai 2007 par le collège Victor Hugo de Saint-Yorre.

A cet égard, le rapport de la commission « Kaspi » estime, à juste titre, que toutes les initiatives « sont acceptables, si elles contribuent à éveiller l’enfant ou l’adolescent, si elles lui font comprendre la signification tout autant que l’importance de la commémoration ». A titre d’illustration, il cite des exemples de pratiques déjà utilisées par les enseignants, mais qui devraient être généralisées et mises en valeur, comme les lectures de textes avec commentaires, des chants, du théâtre, de nouveaux modes d’expression comme le slam, bref « tout ce qui peut retenir l’attention des jeunes esprits avec les moyens d’expression qui sont les leurs. Les TPE [travaux personnels encadrés] peuvent porter, en classe de première, sur une commémoration, comme les projets d’établissement. Pourquoi les communes ne mettent-elles pas sur pied des concours par Internet avec pour le vainqueur un prix qui serait remis officiellement, devant les caméras de télévision ? » (182).

d) Le rôle rassérénant des cérémonies privées

L’historien Marc Ferro a souligné devant la mission l’effet rassérénant de la volonté commémorative quand elle s’exprime à travers la fête. À ses yeux, la réconciliation nationale peut s’opérer par la multitude des mémoires, à condition de ne pas se livrer à des provocations (183).

En effet, la commémoration n’est pas que publique : elle peut aussi se dérouler en dehors du cadre fixé par l’État et de la présence de son représentant. Les commémorations privées peuvent aussi permettre à un ensemble de citoyens de se retrouver pour conserver le souvenir de certains événements historiques. L’exemple des commémorations privées de la fin de la guerre d’Algérie est, à cet égard, particulièrement significatif. Selon le président du Haut conseil des rapatriés, M. Yves Kodderitzsch, le 19 mars ne peut être un jour de commémoration nationale, car c’est un jour de défaite et de très grande souffrance où les rapatriés d’Algérie choisissent le silence. Le « peuple régional » que constituent les rapatriés, faute de territoire, « s’affirme » par ses propres commémorations dans des lieux particuliers (184).

3. Souligner le rôle décisif des collectivités locales et des associations dans l’animation des commémorations et célébrations 

Le processus commémoratif bénéficie en tout cas et de plus en plus fréquemment du concours précieux des collectivités locales.

De fait, les initiatives locales dans ce domaine foisonnent et s’épanouissent au point de jouer souvent un rôle beaucoup plus important que celui de l’État.

Il suffit de constater les formes variées et dynamiques de la politique mémorielle mise en œuvre par les collectivités locales : présence des élus locaux aux cérémonies commémoratives ; aide matérielle apportée à la réalisation des travaux d’écoles ou de classes effectués à l’occasion de ces journées ; plaques, stèles, monuments commémoratifs, édifices ou statues modifiant le domaine public ou privé des communes et destinés à célébrer la mémoire d’un événement ou d’un personnage historique (185) ; participation financière à la construction et à l’entretien des musées d’histoire et des mémoriaux, ainsi qu’à l’organisation d’expositions ou de manifestations commémoratives ; contribution à l’entretien des sépultures de guerre.

La liste est infinie, chaque collectivité locale pouvant apporter, à son échelon, une contribution décisive à la mise en œuvre concrète et quotidienne de la politique commémorative. Sur ce point, le secrétaire d’État chargé de la défense et des anciens combattants a souligné l’existence d’une véritable complémentarité avec l’État, hommage à la générosité et à l’inventivité des communes, des départements et des régions.

C’est une évidence : les collectivités locales constituent le point d’ancrage « naturel » des commémorations et les premiers animateurs de cette politique. Que l’initiative de la commémoration résulte d’une décision prise au niveau local, comme par exemple, le fait d’honorer, à Reims, l’action de la « force noire », ou d’une mesure prise par les pouvoirs publics, les collectivités sont, toujours, "en première ligne". En effet, en inscrivant, à proximité du citoyen, sous de multiples formes, la mémoire d’un lieu, d’un personnage ou d’un événement, l’échelon local permet de rapprocher l’histoire du citoyen et de le toucher dans sa vie quotidienne. Qui n’a pas été ému, par exemple, de lire sur la façade d’un établissement scolaire une plaque rappelant qu’il y a un peu plus de soixante ans des enfants juifs y furent arrêtés ?

De ce point de vue, le rôle des collectivités territoriales auprès des jeunes est particulièrement important. Elles sont les mieux placées pour rétablir entre cette catégorie de la population et les commémorations le lien affectif et identitaire sans lequel il ne peut y avoir de transmission. Ainsi que l’a souligné le président de la commission sur l’avenir et la modernisation des commémorations publiques, M. André Kaspi, « Chaque commune est dépositaire d’une histoire, chaque région est pourvue de lieux de mémoire ; toutes doivent être animées par la volonté de développer le sentiment identitaire. C’est à partir de cette réalité parlante et émouvante, témoignage de l’existence d’une mémoire locale et régionale inscrite dans la mémoire nationale, que les esprits des jeunes pourront être formés. » (186).

Aussi les collectivités locales sont-elles sans doute appelées à devenir le premier opérateur de la politique des commémorations.

Bien entendu, elles accompliront cette tâche essentielle avec le concours des dépositaires de la mémoire des événements qui ont marqué la conscience collective d’une nation ou d’un territoire, c’est-à-dire des associations. Ce sont ces associations qui, grâce au témoignage ou à la simple présence de leurs membres, donnent vie aux commémorations et permettent d’appuyer les actions du ministère de la défense et du ministère de l’éducation nationale pour associer les jeunes à ces manifestations et les sensibiliser à l’importance des faits historiques et des valeurs ainsi mises en lumière. Les fédérations d’anciens combattants, de déportés, mais aussi de rapatriés, comme les associations culturelles ou les associations qui ont la charge des lieux de mémoire locaux ou des musées, manifestent, par le travail qu’elles effectuent autour des commémorations – travail d’entretien du souvenir, de transmission et de pédagogie de la mémoire – un dévouement remarquable sans lequel le processus commémoratif finirait par se désincarner.

C’est ce constat qui conduit la mission à recommander qu’un état des lieux sur le rôle des collectivités locales et des associations dans le domaine mémoriel soit effectué, à partir duquel, le cas échéant, des propositions pourraient être formulées pour conforter certaines initiatives, notamment celles qui peuvent être conduites en partenariat avec les ministères de l’éducation nationale, de la défense et de la culture.

Proposition : la mission demande que soit réalisé et transmis au Parlement un état des lieux sur le rôle des collectivités territoriales et des associations dans l’animation des politiques mémorielles, dont l’action devient décisive pour le renforcement du lien identitaire et affectif des Français avec leur passé, afin de formuler, le cas échant, des propositions permettant de conforter les initiatives locales.

4. Jouer la carte du « travail de mémoire » en s’appuyant sur des institutions et des lieux à vocation pédagogique

La politique de transmission des valeurs de la République ne repose pas exclusivement sur les commémorations.

Il faut aussi souligner la contribution des musées, des mémoriaux et des multiples formes prises, ces dernières années, par les « chemins de mémoire » à la construction d’une politique qui rassemble les Français autour de leur passé. Les vecteurs de transmission présentent l’intérêt d’être accessibles aux citoyens presque quotidiennement et de jouer la carte du travail de mémoire, en restituant la complexité de l’histoire, sans exclure l’émotion.

a) Le rôle irremplaçable de l’institution culturelle et éducative : les musées et mémoriaux

La commémoration ne suffit pas à régler le rapport parfois tumultueux des Français à leur passé. Une date peut exprimer notre foi dans l’affirmation des valeurs républicaines, mais elle ne peut suffire à régler tous les problèmes que posent la compréhension du passé et l’accomplissement du devoir de mémoire.

Il existe une réponse à la double exigence de l’invitation à se souvenir pour en tirer des principes d’action, et de l’appréhension objective de notre histoire. M. Jacques Toubon a estimé devant la mission que cette réponse, plus que la commémoration, passe par « l’institution culturelle et éducative à vocation scientifique », c’est-à-dire le musée ou le mémorial, en évoquant à ce propos l’exemple du Musée régional de la Liberté de l’Ohio, qui traite de l’esclavage, mais aussi de toutes les questions de liberté et d’oppression, et celui de la Cité nationale de l’histoire de l’immigration, dont il préside le Conseil d’orientation (187).

C’est effectivement cette double vocation – rappeler et expliquer – qui fait la force des musées et des mémoriaux.

Ø Rappeler

Musées et mémoriaux sont des lieux de « provocation de la mémoire » (188). Ce sont autant de portes d’entrée pour l’accomplissement du devoir de mémoire. M. Jacques Chaban-Delmas mit parfaitement en lumière les raisons essentielles qui conduisent à soutenir la création de telles institutions lors de son inauguration du centre d’Histoire de la résistance et de la déportation à Lyon en 1992 : « La première est que nous devons bien cela à nos morts qui ne sont pas tout à fait morts aussi longtemps qu’une pensée fraternelle viendra réchauffer leurs ombres. La deuxième est que la société de notre temps a précisément besoin de ces valeurs-là pour trouver la force de croire(…) [La troisième est] qu’il s’agit d’un combat actuel, ne cédons pas à la tentation confortable d’imaginer que le temps a exorcisé le cauchemar nazi…».

Ces lieux sont souvent ceux de la mémoire de la France combattante ou de la Shoah. Ils évoquent des aspects de l’histoire qui ne doivent pas être oubliés sous prétexte que nous vivons dans un pays en paix depuis soixante ans. En effet, le souvenir du sacrifice consenti par nos soldats et les idéaux de paix et de fraternité qui animèrent la Résistance doivent rester présents dans l’esprit des Français.

Musées et mémoriaux assurent ainsi un maillage mémoriel du territoire, qui est particulièrement dense pour ce qui est du souvenir de la Seconde Guerre mondiale. Celle-ci a généré en effet de multiples « lieux de mémoire », qui vont des villages-martyrs aux musées de la résistance et de la déportation.

On compte ainsi plus de 200 musées des guerres contemporaines, qui couvrent la période allant de la guerre de 1870 (maison de la Dernière Cartouche à Bazeilles ouverte en 1890) aux guerres de décolonisation. Une centaine d’entre eux sont liés à un seul conflit, tandis que les autres sont des musées d’histoire locale, d’histoire militaire ou centrés sur une personnalité ; 80 % de ces musées sont consacrés à la Seconde Guerre mondiale (189).

Leur émergence, tout comme celle des mémoriaux, est liée au rôle croissant des collectivités locales, parfois aidées financièrement par l’État, dans l’animation d’une politique mémorielle destinée à entretenir le souvenir d’une figure historique locale ou la place d’un lieu particulier dans un processus historique plus large. La participation active de l’échelon local à la construction de ces sites ou de ces institutions culturelles est devenue une donnée structurelle de ce type d’initiative.

Par ailleurs, la période récente a été marquée par la réalisation de grands projets : Mémorial de Caen « Cité pour l’histoire de la paix » (1988), Centre d’Histoire de la Résistance et de la Déportation de Lyon (1992), Historial de la Grande Guerre de Péronne (1992), Mémorial de la résistance du Vercors (1994), centre de la Mémoire d’Oradour-sur-Glane (1999), Historial de Gaulle inauguré le 22 février 2008 à l’Hôtel national des Invalides, création prochaine de la Fondation pour la mémoire de la guerre d’Algérie et des combats de Tunisie et du Maroc, prévue par la loi du 24 février 2005 portant reconnaissance de la Nation et contribution nationale en faveur des Français rapatriés, etc.

A cela il faut ajouter la rénovation, en cours, des quatre hauts lieux de mémoire placés sous la responsabilité directe de la direction de la mémoire, du patrimoine et des archives du ministère de la défense : le Mont-Valérien, dont la mise en valeur s’achèvera en 2009, le Mémorial des guerres d’Indochine de Fréjus, le Mémorial du Débarquement allié au Mont-Faron et le camp du Struthof, où se trouve le Centre européen du résistant déporté.

Ø Expliquer

Les musées et mémoriaux doivent aussi participer à l’éducation à l’histoire. S’ils doivent contribuer à la reconnaissance de ce qui a été un acte héroïque ou une souffrance indicible, leur objet est aussi de faire connaître.

Ce double objectif est, par exemple, celui du mémorial du Martyr juif inconnu, inauguré en 1962, qui, grâce à la volonté du fondateur du Centre de documentation juive contemporaine créé à Grenoble en avril 1943 par Isaac Schneersohn, rassemble dans un même lieu une bibliothèque, un centre d’archives et un mémorial, lieu qui fût longtemps unique en son genre, puisqu’il a précédé le Yad Vashem d’Israël, et préfigure l’organisation de grands mémoriaux, de l’Historial de Péronne au Mémorial de l’Holocauste de Washington (190). De même, le musée-mémorial d’Izieu, dans l’Ain, où 44 enfants juifs, leur directeur et leurs enseignants furent arrêtés par la Gestapo de Klaus Barbie, inauguré en 1994, a pour thème le sort des enfants d’Izieu et le crime contre l’humanité.

b) Un exemple d’évocation pédagogique utile : l’histoire de l’immigration

Le recours à l’institution culturelle et éducative à fondement scientifique s’avère particulièrement opportun lorsqu’il s’agit d’évoquer un événement du passé. La valeur ajoutée du musée ou du mémorial devient encore plus évidente lorsque l’histoire est liée non à des événements qui peuvent être facilement isolés, mais à des processus, faisant intervenir plusieurs acteurs dont les visions sont opposées.

Telle est, par exemple, la démarche de la Cité nationale de l’histoire de l’immigration ou « musée de la Porte Dorée », ouverte le 10 octobre 2007. Le président du conseil d’orientation de la Cité, Jacques Toubon, a présenté la philosophie et la méthode de travail de cette institution en ces termes :

– D’abord, la reconnaissance de l’histoire des immigrés au sein de l’histoire de France est nécessaire, car elle est non seulement une œuvre de vérité, de connaissance et d’éducation, mais elle contribue aussi, grâce à la mise en valeur d’une perspective historique, à l’intégration, en modifiant le regard contemporain sur l’immigration. Aussi le musée permet-il d’apporter sa contribution à un objectif politique dont l’importance constitue une évidence.

– Ensuite, il faut partir de l’histoire. Ainsi, tout ce qui est dit dans la Cité provient exclusivement du travail des historiens. Par ailleurs, celle-ci accueille, dans un centre de ressources, les documents portant sur l’histoire et les cultures de l’immigration, de même que sur l’intégration des personnes qui en sont issues, et remplit une mission de recherche, qui l’a conduite à lancer des études sur le thème de l’immigration au plan régional.

– Enfin, le matériau ainsi collecté doit être mis en scène et vulgarisé, pour le rendre accessible au grand public – notamment au public scolaire. La Cité utilise donc toute une gamme de médias, des spectacles aux publications en passant par un site Internet et une médiathèque, pour diffuser le savoir qu’elle a recueilli (191).

c) L’importance des « chemins de mémoire »

Cette expression est notamment utilisée par la direction de la mémoire, du patrimoine et des archives du ministère de la défense qui, depuis août 2001, a engagé une politique de mise en valeur du patrimoine militaire de la France s’appuyant sur la division du territoire national en « territoires de mémoire ». Tous présentent une densité historique et mémorielle particulière et constituent le point de départ d’un travail de recensement des sites, puis de traçage d’itinéraires – les « chemins de mémoire » – destinés aux visiteurs et mettant en cohérence les différents sites. Des « points d’appui » ont également été choisis, le plus souvent des musées ou des fortifications, qui sont des sites symboles disposant des infrastructures nécessaires pour l’accueil et la documentation. Un site Internet, indiquant les sites emblématiques, classés par région et par thème, de même que l’actualité de ces lieux et comprenant des apports culturels diversifiés tels que des biographies, des bibliographies et des galeries photos, a été inauguré en février 2004 par le secrétaire d’État aux anciens combattants (192).

Bien avant que le ministère de la défense n’utilise ce type de démarche, des associations ont eu recours aux « chemins de mémoire » pour évoquer de manière pédagogique un passé douloureux. Le coordonnateur de « la route des abolitions de l’esclavage et des droits de l’homme », M. Philippe Pichot, a ainsi fait part à la mission de l’expérience déjà ancienne de cette association dans le domaine de la pédagogie mémorielle, en insistant sur le fait que le travail quotidien qu’elle effectue est plus positif et plus significatif que les discours des porteurs de « mémoires vives » (193). Cette association gère quatre lieux, dont la Maison de la Négritude à Champagney en Haute Saône qui rappelle qu’à cet endroit fut lancé, le 17 mars 1789 à l’occasion de la rédaction du cahier de doléances, le premier appel du peuple contre la traite et l’esclavage et la Maison de l’Abbé-Grégoire à Emberménil rendant hommage à celui qui a arraché à la Convention, le 4 février 1794, la première abolition officielle de l’esclavage de l’histoire. Elle présente à ses visiteurs l’ensemble des histoires de l’esclavage, tout en soulignant que cette pratique a encore aujourd’hui un impact social, le racisme et les discriminations étant liés à l’histoire des traites négrières.

5. Veiller à célébrer les figures ou les œuvres culturelles

A l’heure où les « commémorations négatives » (194) deviennent prégnantes dans nos sociétés, il convient, par souci d’équilibre mémoriel, de célébrer des figures ou des œuvres significatives de notre histoire culturelle.

Outre qu’elle permet de sortir d’une politique mémorielle centrée sur la figure de la victime et le souvenir du crime, la célébration des aspects positifs de notre passé permet de conforter le sentiment que notre histoire constitue, pour des raisons objectives, un motif légitime de fierté.

Notre mémoire collective ne doit pas se résigner à n’être qu’un cimetière des victimes de l’Histoire ou, pour reprendre l’expression de Georges Perec à propos des victimes de la Shoah, de « l’Histoire avec sa grande hache » (195). Elle doit accorder aux figures culturelles nationales, ainsi qu’aux œuvres majeures de nos artistes, qui incarnent, à leur manière, le génie universel de notre pays, la place qu’elles méritent.

Le devoir de mémoire est, à cet égard, étonnamment oublieux. Alors qu’il faudrait rendre hommage à ceux qui, par leurs œuvres, nous restituent la beauté du monde et nous conseillent sur la recherche de la « bonne vie », cet usage essentiel de la mémoire semble être tombé en désuétude, comme l’a fait observer M. Alain Finkielkraut à la mission en citant les Propos sur l’éducation du philosophe Alain : « Commémorer, c’est faire revivre ce qu’il y a de grand dans les morts, et les plus grands morts. Directement ou indirectement, nous ne cessons pas de nous entretenir avec les ombres éminentes dont les œuvres, comme dit le poète, sont plus résistantes que l’airain. Cette société n’est point à faire ; elle se fait ; elle accroît le trésor de sagesse. Et les empires passent. ».

C’est bien entendu l’affaire de l’école que d’expliquer aux enfants pourquoi ces ombres sont « éminentes » et pourquoi il faut côtoyer leurs écrits ou leurs tableaux. Mais cela ne suffit pas : il faut aussi que les adultes soient épaulés dans le choix des anniversaires qu’il est important de célébrer, afin de les inciter à se souvenir d’œuvres ou de personnages emblématiques de notre histoire culturelle.

Tel est le rôle du Haut comité des célébrations nationales (196) qui a pour mission de suggérer au ministre de la culture les grands thèmes susceptibles de recréer une conscience nationale, ainsi que les événements et les personnages de l’histoire nationale dans les domaines historiques, artistiques, scientifiques et techniques qui méritent d’être mis en valeur, voire tirés de l’oubli.

Mais le Parlement doit aussi s’impliquer dans cette politique et l’adoption de « résolutions commémoratives » dans le domaine culturel destinées à célébrer des figures positives, devrait être un mode d’application privilégié de cette nouvelle forme d’expression du Parlement.

III.- RÉAFFIRMER LA CONTRIBUTION FONDAMENTALE DE L’ÉCOLE À LA CONSTRUCTION D’UNE CULTURE HISTORIQUE PARTAGÉE

L’enseignement de l’histoire est vite apparu à la mission comme l’une des problématiques clefs des questions mémorielles.

En effet, si l’on veut défendre l’histoire, qui comprend et explique, contre la toute puissance de la mémoire, qui peut filtrer le passé, voire le déformer pour le juger et le condamner, l’école doit occuper une place stratégique dans la structuration du rapport des Français avec leur passé.

De fait, l’enseignement de l’histoire constitue le principal instrument pour promouvoir une approche du passé permettant d’échapper aux revendications mémorielles « querelleuses ».

Cet enseignement a donc un double rôle particulièrement exigeant : d’une part, faire comprendre aux enfants que l’histoire est une discipline scientifique, d’autre part, leur apprendre qu’ils sont liés les uns aux autres par un héritage.

Dans cet esprit, le cours d’histoire ne doit être ni un outil de propagande ni une caisse de résonance des « mémoires vives » en recherche de reconnaissance. En revanche, l’histoire enseignée à l’école constitue l’un des ciments de l’unité nationale. Grâce à elle, les élèves doivent apprendre qu’ils sont issus, non d’un quelconque moule mythologique, mais d’une même histoire, qui enseigne que la France, selon la formule de Fernand Braudel, « se nomme diversité » et qu’elle rassemble sur les bancs de l’école républicaine, des enfants de toutes conditions et de toutes origines. Elle doit aussi les aider à ne pas oublier ce qui, dans l’Histoire, a porté les atteintes les plus graves à l’idéal de liberté, de fraternité et d’égalité qui anime le projet républicain.

A. QUELQUES REMARQUES LIMINAIRES SUR LES OBJECTIFS ASSIGNÉS À L’ENSEIGNEMENT DE L’HISTOIRE PAR LES POUVOIRS PUBLICS

Ce sont les pouvoirs publics qui ont fixé les objectifs généraux de l’enseignement de l’histoire.

Le législateur a posé le principe essentiel selon lequel la scolarité obligatoire, de l’école élémentaire à la fin du collège, repose un « socle commun » constitué « d’un ensemble de connaissances et de compétences  indispensables à maîtriser pour accomplir avec succès sa scolarité, poursuivre sa formation, construire son avenir personnel et professionnel et réussir sa vie en société. » (article L. 122-1-1 du code de l’éducation). Cette disposition est issue de l’article 9 de la loi n° 2005-380 d’orientation et de programme pour l’avenir de l’école du 23 avril 2005, dite loi « Fillon ». Le législateur a précisé que ce socle est constitué de cinq connaissances et compétences de base, parmi lesquelles « une culture humaniste et scientifique permettant le libre exercice de la citoyenneté ».

L’enseignement de l’histoire relève, bien entendu, de la culture humaniste, présupposé confirmé par le pouvoir réglementaire.

Le contenu du socle commun a été en effet précisé par le décret n°2006-830 du 11 juillet 2006 dont l’annexe définit les grands objectifs de la culture humaniste : celle-ci doit permettre aux élèves « d’acquérir tout à la fois le sens de la continuité et de la rupture, de l’identité et de l’altérité. En sachant d’où viennent la France et l’Europe et en sachant les situer dans le monde d’aujourd’hui, les élèves se projetteront plus lucidement dans l’avenir ».

Dans cette perspective, les enfants doivent avoir des repères géographiques, des repères historiques (les différentes périodes de l’histoire de l’humanité, les grands traits de la construction européenne, les périodes et les dates principales, les grandes figures et les événements fondateurs de l’histoire de France, en les reliant à l’histoire du continent européen et du monde), être préparés à partager une culture européenne et comprendre la complexité et la diversité du monde.

Ces acquis doivent accompagner la construction du futur citoyen : « En donnant des repères communs pour comprendre, la culture humaniste participe, à la construction du sentiment d’appartenance à la communauté des citoyens, aide à la formation d’opinions raisonnées, prépare chacun à la construction de sa propre culture et conditionne son ouverture au monde ».

A titre d’illustration, dans les nouveaux programmes du primaire, les événements et les personnages historiques constituant les repères indispensables sont présentés comme les : « jalons de l’histoire nationale », formant « la base d’une culture commune ».

Cette volonté de donner à l’élève une grille de lecture du monde contemporain a présidé à l’élaboration des nouveaux programmes de l’enseignement d’histoire-géographie-éducation civique, fixés par l’arrêté du 15 juillet 2008. Ceux-ci entreront en vigueur de façon échélonnée (197). Ils prennent en compte les questions majeures de notre société : apports successifs de l’immigration, histoire des traites et de l’esclavage replacée dans la durée et enseignement des faits religieux à l’occasion de l’étude des contextes dans lesquels ils se sont développés (198).

Les objectifs de l’enseignement de l’histoire au collège

En s’appuyant sur les premiers acquis de l’école primaire, l’enseignement de l’histoire au collège vise à consolider, élargir et approfondir la culture historique commune des élèves qui doit leur permettre de comprendre le monde dans lequel ils vivent : connaissance de documents et

d’œuvres majeures du passé, de grands événements, de grands personnages ; découverte de la diversité des civilisations et des regards sur le monde ; reconnaissance dans le monde d’aujourd’hui des traces matérielles et idéelles du passé ; compréhension des valeurs de la démocratie.

Il vise aussi à leur faire acquérir une formation intellectuelle fondée sur des capacités travaillées tout au long de la scolarité obligatoire :

- acquisition et utilisation de repères historiques porteurs de sens, qui ancrent l’action humaine dans le temps ;

- acquisition et utilisation d’un vocabulaire et de notions spécifiques ;

- pratique et examen critique des différentes sources du savoir historique (identification, contextualisation, extraction des informations ou idées essentielles, confrontation avec d’autres sources…)

- utilisation des technologies de l’information et de la communication pour ce travail documentaire chaque fois que possible ;

- maîtrise progressive de la construction d’un récit historique, à l’écrit et à l’oral, depuis ses formes les plus élémentaires (quelques phrases), jusqu’à des développements plus élaborés intégrant des éléments explicatifs et démonstratifs.

Cette culture historique commune et cette formation intellectuelle sont liées à une finalité civique : elles préparent les jeunes gens à vivre libres dans une société libre. Toutes ces finalités doivent être très étroitement associées dans la pratique de classe en donnant toute son importance au travail sur les capacités.

Source : Extrait de l’introduction au programme d’enseignement d’histoire-géographie-éducation civique, Bulletin officiel spécial du ministère de l’éducation nationale n° 6, 28 août 2008.

A la fin de la scolarité obligatoire, selon la grille de référence du Livret de connaissances et de compétences publié par le ministère de l’éducation nationale, les élèves doivent « situer et connaître les différentes périodes de l’histoire de l’humanité », ainsi que « les grands traits de l’histoire de France et de la construction européenne ». (199).

Au total, l’enseignement de l’histoire, tel qu’il résulte du socle commun de connaissances et de compétences institué par le législateur, est conçu comme un outil intellectuel mis à la disposition du futur citoyen. Cette dimension essentielle a été soulignée par l’historien Stéphane Grimaldi, directeur du Mémorial de Caen : « La République a besoin de citoyens éduqués, qui connaissent leur histoire, ne serait-ce que pour voter. Comment voter sans connaître ni Jaurès, ni Clémenceau ? » (200).

L’objectif cardinal que représente la construction d’une culture humaniste sous-tend également les programmes du lycée. L’enseignement de l’histoire dispensé aux classes de seconde, de première et de terminale permet en effet de revenir sur les grandes périodes enseignées au cours de la scolarité obligatoire, notamment au collège où les élèves ont parcouru à grands traits la trame générale de l’histoire, afin de consolider les acquis tout en approfondissant certains thèmes fondamentaux pour aider les élèves à mieux comprendre le monde qui les entoure.

L’enseignement de l’histoire dans le secondaire

L’enseignement de l’histoire en classe de seconde générale et technologique privilégie l’étude de quelques moments historiques qui sont des jalons importants dans l’histoire de la civilisation contemporaine et qui constituent souvent des ruptures majeures : l’Antiquité, une approche de la religion chrétienne, la diversité des périodes médiévales, la nouvelle vision de l’homme et du monde à la renaissance, le tournant de la révolution française et l’Europe en mutation jusqu’aux révolutions de 1848 (201).

Le programme d’histoire de première des séries ES et L porte sur le monde, l’Europe et la France du milieu du XIXe siècle à 1945, avec un enseignement sur l’Europe et le monde dominé, incluant la colonisation, ainsi qu’un enseignement sur les totalitarismes et la politique nazie d’extermination abordé dans le cadre du chapitre intitulé « démocraties, guerres et totalitarismes de 1914 à 1945 » auquel 25 heures d’enseignement sont consacrées, soit un quart du temps sur les deux années du cycle terminal (première et terminale). Pour les classes de terminale des séries ES et L, l’enseignement, d’une durée de 22 heures, porte sur le monde, l’Europe et la France de 1945 à nos jours. Pour la série S, le programme d’histoire couvre, en première, l’âge industriel du milieu du XIXe siècle à 1939, la France de 1900 à 1939 et les totalitarismes et guerre et, en terminale, les relations internationales depuis 1945 et la France de la Ve République(202).

Pour les classes de première de la série sciences et technologies de la gestion (STG), le programme porte sur la construction de la République, en incluant la colonisation et le colonialisme, de même que les guerres et les paix de 1914 à 1946, ce dernier chapitre permettant d’aborder les thèmes de la guerre totale, du totalitarisme et du crime contre l’humanité. Un tiersdu temps est consacré, pour chacune de ces deux séquences, à un sujet d’étude, qui peut être, respectivement, l’affaire Dreyfus, l’année 1940 ou la défense nationale, et la SDN et l’ONU, les grands procès après la Seconde Guerre mondiale ou le pacifisme (203).

Pour les classes de terminale de la série STG, trois thèmes généraux sont abordés : les relations internationales depuis 1945, avec comme sujet d’étude, au choix, le Proche Orient ou l’Amérique latine ; la décolonisation et la construction de nouveaux États, avec comme thème d’étude, au choix, l’Algérie, à partir de 1954, ou l’Inde, à partir de 1947 ; enfin, les mutations de la France depuis 1945, cet enseignement étant centré sur la V°République (204).

Pour la série « sciences et technologie de la santé et du social » de la voie technologique, l’enseignement d’histoire, en première, porte sur trois thèmes : la République des années 1880 aux années 1940, avec comme sujet d’étude, au choix, la République dans les arts, 1936 et la question sociale ou Jean Moulin ; les guerres et paix entre 1914 et 1946, avec comme sujet d’étude au choix, Auschwitz, « vivre dans l’Italie mussolinienne » ou le pacifisme ; enfin, la science et l’innovation technique des années 1870 aux années 1950 (205). En terminale, il porte sur les mutations de la France depuis le milieu du XXe siècle, l’Europe de 1946 à nos jours et la décolonisation et la construction de nouveaux États, avec comme thème d’étude, au choix, la guerre du Biafra ou Léopold Sédar Senghor (206).

Cette présentation synthétique des programmes actuels d’histoire vise à souligner que cet enseignement, qui a effectivement pour ambition de donner aux élèves des clefs d’intelligibilité communes pour déchiffrer le monde dans lequel ils vivent, est absolument fondamental. Son caractère obligatoire dans le primaire et le secondaire pourrait donc être utilement réaffirmé.

Lors de son audition par la mission, le ministre de l’éducation nationale, M. Xavier Darcos, a affirmé qu’il n’y avait pas lieu de s’inquiéter sur la place réservée à l’enseignement de cette discipline dans le cadre de la réforme du lycée : « Au lycée, l’histoire sera évidemment maintenue. J’ai été très étonné d’entendre (…) que je souhaitais supprimer l’histoire au lycée. Non seulement je ne le souhaite pas, mais je continue à penser – par rapport à mon passé personnel, mais aussi à mes missions actuelles – que l’enseignement de l’histoire est central dans la formation, que l’histoire est la maîtresse des sciences. Nous voulons qu’elle retrouve toute sa place dans les enseignements fondamentaux au lycée et n’entendons nullement revenir sur cette évidence » (207).

L’enseignement de l’histoire revêt donc une très grande importance, qui est accrue par le fait qu’aujourd’hui, le monde, loin d’être ce « village global » dont parlent certains, est traversé par de multiples fractures, culturelles, économiques et politiques, et que les élèves scolarisés en France ont une origine plurielle.

Ce contexte rend d’autant plus vital l’objectif de construction d’une culture partagée. Entre le monde tel qu’il est et les élèves tels qu’ils sont, l’histoire, aux côtés de la géographie, joue un rôle privilégié de « passeur ». C’est la vocation première de cette discipline : elle donne le vocabulaire et la syntaxe nécessaires pour nommer les réalités ; elle permet de distinguer ce qui relève du « temps fort médiatique » et de l’événement historique qui, lui, a des conséquences, en apprenant ainsi aux élèves que les réalités actuelles résultent de choix antérieurs ; enfin, elle combat le relativisme, en démontrant que tous les énoncés ne se valent pas et qu’il est une vérité historique vers laquelle on peut tendre (208).

B. UNE ÉCOLE « BOUSCULÉE » PAR LES REVENDICATIONS MÉMORIELLES

Sans doute ne faut-il pas être nostalgique de l’école d’antan, car c’est une cause perdue. Au contraire, il faut être un militant de l’école d’aujourd’hui et se convaincre qu’elle peut à la fois transmettre des valeurs et fournir des repères aux enfants pour leur donner une assise intellectuelle solide et les mettre en capacité d’avoir prise sur un monde de plus en plus complexe.

L’enseignement de l’histoire occupe, dans notre pays et notre système éducatif, une place singulière, même si celle-ci a considérablement évolué. Elle n’est plus le support d’un « roman national », mais d’un récit aussi « vrai » que possible, qui peut, cependant, être parfois déstabilisé par les « revendications mémorielles ».

1. A l’origine : l’école perçue comme le vecteur privilégié de l’apprentissage du « roman national »

L’histoire enseignée sous la Troisième République était une discipline militante. Si les Français y apprenaient la Nation et le monde, c’était «  pour pouvoir un jour au moins tenter de les transformer »(209).

L’école primaire de la Troisième République était en effet le vecteur d’un récit laïque et obligatoire qui poursuivait des buts précis, quelques années après la défaite traumatisante de la guerre franco-allemande de 1870, la perte de l’Alsace et de la Lorraine et la crise politique du 16 mai 1877 : former de bons citoyens, de bons électeurs et de bon soldats.

Le « Petit Lavisse » (210), manuel de l’école primaire emblématique de l’époque reflète clairement ces objectifs. Le manuel s’ouvre par une exhortation qui résume la philosophie de l’enseignement de l’histoire dispensé aux enfants depuis le vote de la loi de 1882 sur l’enseignement primaire : « Tu dois aimer la France, parce que la nature l’a faite belle et parce que son histoire l’a faite grande ».

La mission de l’instituteur telle qu’Ernest Lavisse la décrit est de mettre en évidence deux « leçons » : d’une part, nos ancêtres ont accompli, au cours des siècles, une œuvre remarquable, digne d’être mémorisée, car elle est à la source de l’unité nationale et du régime de liberté que la République tend à conforter ; d’autre part, le futur citoyen doit comprendre que cet acquis précieux de l’histoire nationale doit être défendu par les armes : « Pour tout dire, si l’écolier n’emporte pas avec lui le vivant souvenir de nos gloires nationales, s’il ne sait pas que ses ancêtres ont combattu sur tous les champs de batailles pour de nobles causes, s’il n’a point appris ce qu’il a coûté de sang et d’efforts pour faire l’unité de notre patrie et dégager ensuite du chaos de nos institutions vieillies les lois qui nous ont fait libres ; s’il ne devient pas un citoyen pénétré de ses devoirs et un soldat qui aime son fusil, l’instituteur aura perdu son temps » (211).

Cette acception militante de l’histoire conduisait fatalement à orienter l’enseignement de cette discipline en fonction de l’idéologie de l’époque. Tel est le cas du discours de l’école de la Troisième République sur la colonisation. Cet enseignement, qui a toujours fait partie des programmes et des manuels du primaire, célèbre les conquêtes et les réalisations de la France. Ce que les élèves ont à retenir est simple : « l’histoire de nos expéditions coloniales depuis 1880 est une école d’héroïsme et de patriotisme » (manuel du cours moyen Gauthier et Deschamps publié en 1904). Un autre manuel du cours moyen, publié en 1907, met en évidence le lien entre la politique d’expansion coloniale et la compensation du choc de la défaite de 1870 : « ces expéditions ont (…) inspiré à la France une juste confiance dans ses propres forces ». Par ailleurs, la colonisation était présentée comme un processus de civilisation, puisqu’elle conduisait à éradiquer les aspects les plus barbares des peuples conquis, avec, comme œuvre émancipatrice par excellence, la suppression de la traite des Noirs : ainsi, un manuel de cours moyen édité en 1925 cite le témoignage de Brazza : « Je leur faisais toucher le drapeau français que j’avais hissé, je leur disais : « va ! Maintenant tu es libre ! » (…) ma réputation allait devant moi, ouvrant les routes et les cœurs… » (212).

L’histoire enseignée fonctionnait ainsi sur un mode patriotique qui la déformait à des fins de glorification de la nation. L’enseignement n’est sorti de ce moule « idéologique » que peu à peu, les années 1960-1970 marquant une vraie coupure avec l’entrée progressive de l’« histoire-science » à tous les niveaux de l’école, en même temps que se démocratisaient l’enseignement secondaire et supérieur.

Le caractère tardif de la rupture de l’institution scolaire avec un type d’enseignement avant tout préoccupé de gloire nationale a longtemps conduit à passer sous silence, ou presque, certains événements pourtant majeurs de notre histoire. Ainsi, après 1945, l’évocation de la Shoah dans les manuels, ainsi que des initiatives du régime de Vichy concernant la persécution et la déportation des Juifs, semblent avoir fait l’objet d’un véritable « oubli » et cela pendant de longues années.

Une étude réalisée par l’Institut national de recherche pédagogique sur les manuels Bordas, Delagrave, Hatier et Nathan de terminale publiés en 1962 indique que si le dernier éditeur ne mentionne pas les persécutions antisémites, les autres au contraire en parlent. Mais les lois antijuives du régime de Vichy ne sont mentionnées que par allusions : le manuel Hatier indique que « les Juifs sont recensés, et, plus tard exclus des fonctions publiques ». Par ailleurs, le personnage de Pétain apparaît tantôt comme un résistant, tantôt comme un traître.

Au total, selon l’auteur de cette étude, ces manuels traduisent l’état de la recherche sur la question à cette époque, ainsi que la ligne de l’État qui promeut le mythe d’une France « résistancialiste » : en écrivant « la France, à peu près unanime, glissait du côté de la résistance », le manuel Bordas résume bien l’idée développée par tous les manuels…

S’agissant du génocide, et sachant que la première synthèse universitaire française sur le sujet ne paraît qu’en 1968 aux éditions PUF, les manuels de 1962 insistent sur l’antisémitisme du côté allemand et les éléments sur le processus d’extermination ne dépassent pas dix lignes. Il faudra attendre 1983 pour que soit inscrite au programme l’étude de la France de 1940 à 1944, et 1985 pour que l’étude du génocide des Juifs y figure (213).

2. Aujourd’hui : l’école tiraillée entre sa mission traditionnelle d’enseignement de l’histoire et sa volonté de répondre aux attentes suscitées par le « devoir de mémoire »

Nous avons tous appris à l’école des dates ou des périodes marquantes de notre histoire et leur signification. Dans le même temps, nous savons tous que certains événements historiques ont, à l’école, un statut particulier, car ils sont abordés non seulement pour des raisons de connaissance historique, mais aussi au nom du devoir de mémoire.

Le phénomène n’est pas nouveau : dès 1961, le ministère de l’éducation nationale, à la suite d’initiatives associatives, crée le « concours national de la résistance », devenu « concours national de la résistance et de la déportation ». Ce qui est nouveau, en revanche, c’est l’ampleur du phénomène depuis quelques années : dans une école confrontée aux mémoires « vives » de certains élèves, le devoir de mémoire occupe une place croissante au point que celle-ci semble parfois devenir un véritable lieu de commémoration.

a) L’histoire : une discipline reine confrontée aux sollicitations de la société

Ø L’histoire : une place de choix dans l’institution scolaire

La France est l’unique pays à assurer un enseignement suivi de l’histoire, – cette remarque valant aussi pour la géographie – tout au long de la scolarité, du cours préparatoire à l’enseignement supérieur et cela dans toutes les filières. Force est de constater que beaucoup de temps – et d’énergie – sont consacrés à l’enseignement de cette discipline.

Nombre d'heures consacrées à l'enseignement de l'histoire de l’école primaire au lycée

École élémentaire

- Cycle des apprentissages fondamentaux (CP/CE1)

« Découverte du monde » : 81heures / an – (Total de la durée annuelle des enseignements : 864 heures).

- Cycle des approfondissements (CE2-CM1-CM2)

« Histoire + géographie + instruction civique et morale » : 78 heures / an – (Total de la durée annuelle des enseignements : 864 heures)

Collège (année : 36 semaines)

« Histoire + géographie + éducation civique »

- Classes de 6e, 5e, 4e : 3 h / hebdo

- Classe de 3e : 3,5 h / hebdo

Brevet national des collèges

Cet examen écrit, pour lequel les candidats sont placés en position d’anonymat, comprend trois épreuves :

- Français (coefficient 2)  

- Mathématiques (coefficient 2)

- Histoire-géographie-éducation civique (coefficient 2) – Total des coefficients : 6

Lycée général et technologique (année : 36 semaines)

« Histoire + géographie »

- Classe de 2nde : 3,5h / hebdo

Voie Générale

Première Terminale Ecrit

Série ES 4h / hebdo 4h / hebdo Bac coeff 5

Série L 4h / hebdo 4h / hebdo Bac coeff 4

Série S 2h30 / hebdo 2h30 / hebdo Bac coeff 3

Voie Technologique

Première Terminale Ecrit

Série STG 2h / hebdo 2h / hebdo Bac coeff 2

Série ST2S 1h30 / hebdo 1h30 / hebdo Bac coeff 2

Série STI 2h / hebdo Bac oral coeff 1

Lycée – Voie Professionnelle

- BEP – Cycle de 2 ans – (année de 23 à 26 semaines)

« Français + histoire + géographie » 

Horaire hebdomadaire indicatif : 2h + 1h30 + 30min – Total du cycle entre 234h et 297h selon le secteur

- Baccalauréat professionnel – Cycle de 2 ans – (année de 23 à 26 semaines)

« Histoire + géographie »

Horaire hebdomadaire indicatif : 2h – Total du cycle entre 104 et 108h selon le secteur

- Baccalauréat professionnel 

« Français + histoire-géographie » 

Deux sous-épreuves séparées dans leur déroulement correspondant chacune à une unité. L’épreuve est affectée du coefficient 5.

Ø Un enseignement qui n’ignore pas les questions dites sensibles

Outre qu’elle occupe une place importante dans les programmes, cette matière accorde indéniablement une place éminente aux questions historiques dites « sensibles ». Cette expression, il convient de le préciser, désigne les sujets auxquelles les progrès de l’historiographie, l’évolution des publics scolaires et les attentes sociales (214) ont donné cette qualité, en dehors de toute qualification par l’institution scolaire elle-même.

– La Shoah

Alors qu’une étude de 1993 sur « le traitement de la Shoah dans les manuels d’histoire » jugeait cet enseignement « problématique, souvent ambigu, parfois contradictoire et imprécis », l’historien Henry Rousso et le journaliste Eric Conan ont indiqué en 1994 que les manuels y consacrent entre 6 à 15 % de leur contenu pour un programme qui, en première, couvre la fin du XIXe siècle et les deux guerres mondiales (215). En outre, le manuel ne résume pas à lui seul l’enseignement concrètement dispensé.

En réponse à un questionnaire adressé à un échantillon de professeurs, ceux-ci ont déclaré, à une écrasante majorité, avoir une bonne opinion des manuels, tout en faisant part de leur désir d’affiner encore la présentation des faits pour rendre toute leur complexité.

On rappellera qu’au sein des programmes actuels, la Shoah est enseignée à plusieurs reprises : lors du cycle des approfondissements de l’école primaire (CE2, CM1 et CM2) ; en classe de troisième ; en classe de première ; enfin, au lycée, en classe de terminale pour les séries ES et L, le chapitre consacré à la France de 1945 à nos jours comportant une entrée intitulée « bilan et mémoires de la seconde guerre mondiale », et en classe de première pour la série S.

– La colonisation

Dans les manuels du primaire, la colonisation occupe également une place significative. Depuis 2000 et par anticipation de l’évolution des programmes, tous les manuels scolaires présentent un nombre de documents à peu près similaire –entre 5 à 12 documents et jamais moins de deux doubles pages (216). A partir de 2002, la révision des programmes donne à la colonisation et à la décolonisation de l’Algérie une place centrale.

Par ailleurs, on note peu d’oublis mais l’étude de l’Institut relève qu’une certaine "euphémisation" est souvent présente avec un balancement permanent entre effets positifs et négatifs, à l’image de cette phrase significative : « cette domination étrangère était mal ressentie par les indigènes, même si parallèlement, les Français créaient des écoles et des hôpitaux » (Magnard, 1996).

Quant aux programmes en vigueur actuellement, ils abordent la colonisation à plusieurs étapes de l’enseignement : à l’école primaire, lors du cycle des approfondissements ; en cinquième dans le cadre de l’enseignement consacré à la découverte du monde ; en quatrième dans le cadre de l’enseignement consacré au partage du monde (1815-1914) ; en troisième dans le cadre de l’enseignement consacré à la guerre froide et au monde d’aujourd’hui, qui inclut la décolonisation ; enfin, en classe de première et de terminale des séries ES et L et en classe de terminale S.

– L’esclavage

Depuis février 2002 et pour la première fois, les programmes de l’école primaire intègrent explicitement la question de l’esclavage dans l’un des chapitres consacrés à la période allant des débuts des temps modernes à la fin de l’épisode napoléonien. Les nouveaux programmes du primaire de mai 2008 désignent l’abolition de l’esclavage en 1848 comme un repère « indispensable ». Au collège, dont les programmes datent de 1997, cette date est également retenue comme un repère chronologique à maîtriser en quatrième. Au lycée, les programmes de seconde précisent qu’une attention particulière devra être accordée à la « difficile abolition de l’esclavage » lors de l’enseignement consacré à la période de la Révolution jusqu’à 1852, après avoir rappelé que la citoyenneté antique excluait les esclaves. Le programme d’histoire de classe de première, qui traite pourtant de la France du milieu du XIXe à 1914, ne contient lui aucune mention spécifique à l’esclavage(217).

Il y a lieu de noter que les programmes du collège et du lycée ont été adaptés pour les départements d’outre-mer, avec un enseignement spécifique consacré à l’esclavage pour les classes de quatrième depuis 2000 et pour les classes de seconde depuis 2004.

Par ailleurs, si la place de l’esclavage dans les programmes du collège est restée inchangée de 1997 à 2008, la place qui lui est consacrée par les manuels scolaires s’est accrue. L’évocation de la première abolition, en 1794, et de son abrogation en 1802, rare au départ, se retrouve désormais dans quatre manuels sur six publiés en 2006. Le nombre de références est quant à lui passé de moins de 300 signes en 1998 à des dossiers de double page (à l’exception d’un manuel) en 2006 (218).

Enfin, comme on le verra plus loin, les nouveaux programmes du collège, qui ne seront appliqués qu’à partir de la rentrée 2009, accordent désormais une place importante à cet enseignement. La situation devrait également changer au lycée avec la refonte des programmes qu’entraînera la mise en place du « nouveau lycée » annoncée par le Président de la République en mai 2008.

Ø Un enseignement compliqué par les différentes finalités qui lui sont assignées

Comme l’a rappelé à la mission le directeur général de l’enseignement scolaire du ministère de l’éducation nationale, M. Jean-Louis Nembrini, l’enseignement de l’histoire poursuit quatre finalités :

– des finalités intellectuelles, les élèves devant acquérir des compétences et des connaissances ;

– des finalités culturelles, l’élève devant acquérir des savoir dits « patrimoniaux ». Dans le même temps,  l’élève doit posséder les outils qui lui permettront de prendre de la distance par rapport à la stricte connaissance ;

– une finalité civique, qui oriente le choix des faits patrimoniaux ;

– une dimension morale, car l’histoire apporte à la fois « l’absolu des valeurs » et le sens du relatif conduisant à la tolérance (219).

Ces objectifs ambitieux sont louables, mais ils supposent que la classe d’histoire soit à la fois un cours d’instruction civique et un cours de morale en même temps que l’enseignement de faits historiques fondamentaux. C’est-à-dire une opération d’alchimie extrêmement complexe livrée au génie pédagogique – indéniable – des enseignants.

L’histoire étant ainsi, parmi les différentes disciplines enseignées, peut-être celle dont l’institution scolaire et la société attendent le plus, il n’est guère étonnant que son enseignement soit vécu comme un moment d’expression des « revendications mémorielles ».

b) Le « devoir de mémoire » à l’école : un risque de dévoiement de l’institution?

Au risque de s’écarter quelque peu de sa finalité première, l’enseignement de l’histoire est donc utilisé comme un vecteur de transmission de valeurs morales et civiques à travers l’expression d’un « devoir de mémoire » de plus en plus prégnant.

Ø Un devoir de mémoire de plus en plus présent à l’école

– La mémoire au secours de l’histoire

Historiquement, ce sont les associations de déportés qui, les premières, ont souligné l’importance de transmettre l’expérience des camps. Assez rapidement, celles-ci ont publié des textes destinés à informer la population, en particulier la jeunesse, puis ont organisé la visite de témoins dans les classes. En avril 1961, le ministère de l’éducation nationale crée le Concours de la résistance, à l’initiative de la Confédération des combattants volontaires de la résistance, concours qui s’ouvre en 1972 à la déportation et devient le Concours national de la résistance et de la déportation (CNRD).

Ce concours existe toujours ; il est organisé chaque année et porte alternativement sur la résistance et la déportation. À titre d’exemple, les sujets de 2007 et de 2008 ont porté respectivement sur « le travail dans l’univers concentrationnaire nazi » et « l’aide aux personnes pourchassées et persécutées : une forme de résistance » (220). Le nombre de collégiens et de lycéens ayant participé au concours 2007 s’est élevé à 46 382.

L’action des associations était motivée par le constat de l’ignorance des jeunes sur le drame de la déportation, ignorance liée au fait que l’étude de « la Seconde Guerre mondiale et de ses conséquences » n’est devenue obligatoire pour les classes de terminale qu’en 1962. Toutefois, dans ce programme, maintenu jusqu’en 1976, n’étaient jusqu’alors étudiés ni le régime de Vichy, ni le système concentrationnaire, ni la politique d’extermination en tant que telle. Comme on l’a vu, ces sujets n’ont été pleinement intégrés dans les programmes d’histoire qu’en 1983 et 1985 respectivement.

Cela étant, si la mission première de l’école est d’enseigner « l’histoire, rien que l’histoire, toute l’histoire », force est de constater que l’institution scolaire est aujourd’hui confrontée à de pressantes « revendications mémorielles ». Cela résulte probablement de ce que le savoir scientifique qui s’est construit en dehors de l’école à propos de la colonisation, de l’esclavage ou de l’immigration, n’a pas été immédiatement intégré dans les programmes du primaire et du secondaire.

L’exemple de l’esclavage est particulièrement frappant : son intégration dans les programmes fait suite à la publication par le ministère de l’éducation nationale de nombreuses circulaires mettant en avant la nécessité d’un devoir de mémoire à l’égard de cette pratique.

Une première circulaire du 2 novembre 2005 invite les maîtres du primaire et les professeurs de toutes disciplines à proposer à leurs élèves diverses activités – journées de commémoration ou expositions – afin de les aider à prendre conscience de l’importance de ce sujet majeur. Une circulaire du 20 avril 2006 recommande de mettre en valeur, lors de la commémoration du 10 mai, les réalisations accomplies en cours d’année scolaire, pour se recueillir ou procéder à des lectures de textes. Enfin, la circulaire du 31 octobre 2007 relative à la mémoire de la traite négrière, de l’esclavage et de leurs abolitions rappelle que deux journées sont dédiées à la sensibilisation des élèves, le 2 décembre, journée internationale pour l’abolition de l’esclavage, et le 10 mai, avant d’inviter les enseignants à organiser à ces dates « des moments particuliers d’échanges et de réflexion qui soient aussi des moments de fraternité dans le souvenir des longues et terribles « nuits sans nom » et « sans lune » qui furent celle des esclaves. » (mots du poète natif de Guyane, co-fondateur du mouvement de la négritude, Léon-Gontran Damas, utilisés par la circulaire). Dans le premier degré, la circulaire indique que la traite des noirs, l’esclavage et leurs abolitions peuvent être abordés en histoire, en géographie et en éducation civique. Au collège et au lycée, principalement en quatrième et en première, la circulaire rappelle que les programmes permettent aux professeurs de traiter ce sujet et mentionne divers moyens de transmission : projets d’éducation artistique et culturelle, commémorations, expositions et classes culturelles dédiées.

La publication des nouveaux programmes d’histoire-géographie-éducation civique pour le collège marque l’entrée définitive de l’histoire de l’esclavage et des traites à l’école (221). Ainsi, en classe de 5ème, les traites orientale, transsaharienne et interne à l’Afrique Noire seront abordées dans le cadre d’un chapitre intitulé « regards sur l’Afrique » à partir de la rentrée scolaire 2010. Les traites négrières et l’esclavage, à partir de la rentrée scolaire 2011, feront en classe de 4ème l’objet d’un thème spécifique, abordé lors du chapitre « L’Europe et le monde au XVIIIe siècle ».

– L’école « commémorative »

Mobilisé au nom du « plus jamais ça », le devoir de mémoire est souvent pratiqué à l’école sous la forme d’« actions éducatives », complémentaires de l’action pédagogique. Celles-ci peuvent revêtir des formes différentes (commémorations, manifestations, journées à thème, prix et concours) et privilégient les démarches qui prennent appui sur des projets sollicitant la participation active des élèves.

Ces actions éducatives sont destinées à développer les « compétences sociales et civiques de l’élève », qui constituent l’un des volets de la culture humaniste définie par le socle commun de connaissances et de compétences. Elles sont suivies, au sein de la direction générale de l’enseignement scolaire du ministère de l’éducation nationale, par le bureau des actions éducatives, qui selon son directeur général, M. Jean-Louis Nembrini, est le bureau « de la mémoire, de la réactivité et de l’adaptation aux demandes politiques » (222).

Les équipes d’enseignants sont invitées à associer les élèves aux commémorations et à mettre en œuvre à cette occasion des actions de sensibilisation (lectures de texte, accueil d’intervenants extérieurs, projection de films, etc.).

Au total, le programme prévisionnel des actions éducatives de l’année scolaire 2009-2009 pour les écoles, les collèges et les lycées, recense plusieurs actions que l’on peut classer sous la rubrique du « devoir de mémoire » :

– la commémoration de l’armistice, le 11 novembre, en partenariat avec le ministère de la défense et les collectivités locales, qui donne lieu à des travaux d’élèves sur la Première Guerre mondiale. On peut y associer le concours « Les petits artistes de la mémoire », organisé en partenariat avec l’Office national des anciens combattants et des victimes de guerre, qui permet de présenter des travaux biographiques sur un soldat de la Première Guerre mondiale et la réalisation « d’un carnet du poilu » ;

– la commémoration de la victoire du 8 mai 1945, en partenariat avec le ministère de la défense et les collectivités territoriales, qui donne lieu à des travaux sur le souvenir et le sens de cette victoire ;

– le concours national de la résistance et de la déportation (avril 2008-mars 2009), en partenariat avec la direction du patrimoine, de la mémoire et des archives du ministère de la défense, qui ne concerne que les collèges (3ème) et les lycées ;

– la journée nationale de la mémoire de l’Holocauste et des crimes contre l’humanité, fixée au 27 janvier par la France à la suite de la décision de principe adoptée en octobre 2002 par les ministres de l’éducation nationale du Conseil de l’Europe. Organisée en partenariat avec les fondations et les associations de déportés et de résistants, elle se traduit par une réflexion sur l’Holocauste et les génocides contemporains ;

– la Journée nationale du souvenir des victimes de la déportation, destinée à préserver la mémoire de la déportation, organisée le dernier dimanche du mois d’avril en partenariat avec le ministère de la défense et les départements ;

– la Journée de la mémoire de la traite négrière, de l’esclavage et de leurs abolitions, décrite comme une journée de sensibilisation, organisée le 10 mai, en lien avec la Journée internationale pour l’abolition de l’esclavage (223).

– pour mémoire, il y lieu de citer, même si elle ne s’inscrit pas dans ce programme, la commémoration du souvenir de Guy Môquet et de ses 26 compagnons fusillés, célébrée le 22 octobre 2007. Une note de service en date du 3 septembre 2008 a demandé aux proviseurs d’honorer ce souvenir dans le cadre de l’organisation de la Semaine de l’Europe à l’école, organisée du 20 au 24 octobre 2008.

La lecture de cette liste est révélatrice : c’est la mémoire des crimes les plus graves, qui occupe la première place.

Cette prééminence de ce qu’on a appelé les « commémorations négatives » n’est pas sans soulever un problème de fond en termes de compréhension et de transmission pour le jeune citoyen. Comme l’a souligné Mme Sophie Ernst, chargée d’études à l’Institut national de recherche pédagogique, le message ainsi transmis aux enfants peut-être anxiogène : « Voilà, nous vous accueillons dans une civilisation terrifiante qui a été capable de telles ou telles horreurs…Voilà le paquet. Débrouillez-vous pour être de bons citoyens ! ». Et pour appuyer ce propos, elle cite un élève de lycée d’enseignement professionnel technologique : « Quand on est tout petit, on nous confie un malheur qui est déjà arrivé et sur lequel nous ne pouvons plus agir. C’est désespérant. » (224).

Ø Le « statut » de l’enseignement de la Shoah

– Pourquoi cet enseignement ?

Crime exceptionnel, crime pour lequel le concept juridique de crime « contre l’humanité » fut inventé, la Shoah occupe dans le discours sur le « devoir de mémoire » une place à la mesure du caractère exceptionnel de la violence de masse qui fut exercée contre les Juifs d’Europe. Son enseignement en classe d’histoire fait donc l’objet d’une attention particulière, qui se manifeste par l’importance que les programmes et les manuels lui accordent, et par les supports mobilisés pour transmettre son souvenir : films, rencontres avec des témoins, sorties d’écoles, etc.

Or de vraies difficultés entourent cet enseignement.

D’abord, l’effet anxiogène déjà évoqué : la « pédagogisation » de la Shoah est écartelée entre ce que l’on doit à la jeunesse – ne pas la désespérer – et le devoir de vérité. Dans cette histoire, « tout ce qui n’est pas déprimant est peu significatif eu égard à l’essentiel. Il semble qu’on ne puisse éviter de tomber soit dans la consolation édifiante, soit dans la désolation mélancolique » (225).

Ensuite, le danger de la sacralisation, du moralisme et de la saturation. Une enquête de l’Institut national de recherche pédagogique, conduite auprès d’enseignants de l’académie de Versailles, a rappelé ces trois écueils. Le premier écueil est qu’enseigner cet événement historique « de manière incantatoire et sacralisante aurait rigoureusement le même effet que de ne pas l’enseigner et produirait un effet de banalisation : l’ériger en figure du mal absolu pourrait avoir pour effet pervers de minimiser tous les autres crimes ». Le deuxième écueil est que le moralisme peut étouffer toute réflexion utile lorsque les rengaines remplacent le silence. Enfin, selon cette enquête, beaucoup de témoignages d’enseignants évoquent le phénomène de saturation, qui peut se traduire par une forme d’agacement (226).

La question de la finalité de cet enseignement doit donc être posée. Et il faut y répondre en affirmant clairement que cet enseignement ne vise pas à reconnaître une souffrance qui serait la pire de toutes, mais à mettre en évidence le fait que la Shoah est l’œuvre d’un régime criminel dont la politique remettait en cause l’existence même d’une morale universelle et qu’elle a conduit l’ensemble de la communauté internationale à réaffirmer la primauté absolue de l’Etat de droit sur toute autre considération politique. Ainsi que le soulignait le philosophe Paul Thibaud devant la mission, « La Shoah n’a pas été seulement une horreur, elle a été perpétrée par un régime qui entendait nier, et même détruire, le code moral essentiel de l’humanité. Le racisme, l’éloge de la force – les forts qui ont tous les droits sur les faibles –, c’est toute cette antimorale nazie qui a été emblématisée par la Shoah. Il faudrait maintenant comprendre que, depuis 1945, toute notre histoire – la Déclaration universelle des droits de l’homme, la prépondérance du droit, probablement excessive, sur la politique – est une réaction de toute l’humanité « civilisée », comme on dit, contre la Shoah. » (227).

– Comment l’enseigner ?

La Shoah devrait rester avant tout un objet d’histoire.

Cet enseignement ne doit pas être exclusif de celui d’autres violences de masse, ni même empêcher d’établir des comparaisons dans le temps avec d’autres massacres. Mais cette démarche doit aussi clairement faire ressortir une vérité historique : ni le génocide arménien ni le génocide commis au Rwanda, ne peuvent être assimilés à une politique visant à éradiquer, sur tout un continent, des personnes au seul motif qu’elles étaient nées juives. Comme l’affirme l’historien Georges Bensoussan, « La spécificité du génocide juif n’est ni un préalable d’analyse, ni synonyme d’une hiérarchie du malheur. C’est une conclusion » (228).

Par ailleurs, il faut marquer la valeur universelle de cet événement et l’intérêt qu’il présente pour le monde en termes de prise de conscience. C’est là que se situe le véritable « devoir d’histoire » à l’égard de la Shoah. Ainsi, la présidente de la maison d’Izieu, Mme Hélène Waysbord-Loing, a souligné le fait que ce qui confère à la Shoah une valeur d’exemple, c’est qu’elle a été mise en œuvre par un régime démocratiquement élu dans un pays de très haute culture.

On peut donc en tirer des enseignements sur la fragilité de la démocratie et les risques d’effondrement de la conscience individuelle dans un temps de crise économique et de peur. Mais on peut aussi mettre en avant le volet réconfortant de cette histoire comme l’a souligné à la mission Mme Hélène Waysbord-Loing : celle-ci a permis le sursaut de conscience à l’origine de la définition de la notion juridique de crime contre l’humanité et de la création d’institutions pénales nouvelles (229).

Enfin, c’est un enseignement qui, en raison de la grande violence de la Shoah, doit être dispensé avec prudence. Les enseignants doivent en effet prendre en compte l’impact psychologique de la transmission de cet événement sur la sensibilité des enfants, celle-ci variant en fonction de leur âge. L’enquête effectuée par l’Institut national de la recherche pédagogique (INRP) dans l’académie de Versailles fait ainsi état des témoignages nombreux d’élèves traumatisés par une projection non préparée de « Nuit et Brouillard » (film projeté dans les classes depuis 1956). Comme le souligne le rapport de l’INRP, il n’est pas envisageable d’infliger, sans travail pédagogique préalable, à de jeunes adolescents, voire à des enfants, des images si violentes « qu’il leur est ensuite impossible d’entendre ou de produire une analyse à ce sujet ».

En conséquence, pour être « reçu », cet enseignement doit être transmis en tenant compte de la sensibilité des enfants. Cette précaution est particulièrement importante lorsque la Shoah est abordée par les plus petits. C’est sur la base de ce constat que le groupe de travail, présidé par Mme Hélène Waysbord-Loing et institué le 27 février 2008 par le ministre de l’éducation nationale, pour définir les conditions de mise en œuvre de la proposition du Président de la République concernant l’enseignement de la Shoah aux élèves de CM2, a remis son rapport. Celui-ci recommande de combler la distance entre les jeunes enfants et l’événement – difficile à comprendre pour eux – de la Shoah en s’appuyant sur des récits de vie d’enfants. Mme Hélène Waysborg-Loing a précisé à la mission qu’une telle démarche fait appel à des récits très concrets concernant par exemple le port de l’étoile jaune, l’interdiction d’aller dans les jardins publics, ou les convois, pour construire « un contexte d’histoire qui est reçu par les enfants à partir du moment où cela part de l’histoire d’autres enfants » (230).

Cette thématique des enfants victimes repose, certes, sur l’émotion, mais celle-ci est comprise comme le prélude nécessaire à une démarche de connaissance. L’approche doit éviter le compassionnel, car il faut distinguer l’identification et l’émotion, même si celle-ci est présente dans l’acte pédagogique dans la mesure où « elle suscite le désir d’interroger et de comprendre » (231). Par ailleurs, l’approche par le biais des enfants victimes doit privilégier la vie et par conséquent doit conduire à évoquer l’itinéraire des enfants avant la déportation. Une note de service du ministère de l’éducation nationale a depuis été adressée au corps enseignant pour mettre en œuvre ces recommandations (232).

C’est uniquement si l’ensemble des conditions qui viennent d’être évoquées sont réunies qu’apparaîtra clairement la singularité de la Shoah. La spécificité de cet enseignement a été mise en lumière en ces termes par M. Dominique Borne (233) : « Ainsi, la première des valeurs qui doit être transmise, en classe, quand on analyse l’histoire de la Shoah, est que tout homme, avec ses différences, sa culture et sa religion, doit pouvoir vivre sur la terre. Mais celui qui est marqué par l’étoile jaune, parce qu’il est Juif, ces hommes, ces femmes et ces enfants expédiés au massacre parce qu’ils sont Juifs, ils sont marqués de l’étoile jaune, ils sont envoyés au massacre parce qu’ils sont des hommes, des femmes et des enfants. Par là, l’absolue singularité du martyr juif rejoint l’universel » (234).

3. Des enseignants à la peine pour faire cours sur les questions historiques dites « sensibles »

Les enseignants d’histoire se disent souvent à la peine pour au moins trois raisons : ils ne se sentent pas toujours bien préparés à faire cours sur les questions dites sensibles ; ils peuvent être confrontés à des « affrontements mémoriels » dans leur classe et ils disposent de peu de temps pour s’acquitter de leur mission.

a) Un réel sentiment de désarroi face à une mission parfois vécue comme impossible

L’enseignement de certaines questions historiques dites sensibles peut parfois placer les enseignants en situation de vulnérabilité. Un « cours bilan », placé sous le signe positif ou négatif, qui conduirait à simplifier outrageusement la réalité historique et à conforter des stéréotypes, ne serait pas satisfaisant. Cela est particulièrement vrai pour l’histoire de la traite négrière ou celle de la colonisation et de la décolonisation.

La diversité des points de vue susceptibles d’influencer l’interprétation et la mémoire d’un fait historique devrait être exposée en classe. Or c’est précisément ce qui n’est pas encouragé par la pratique pédagogique en vigueur pour les cours d’histoire. Ainsi, dans le secondaire, l’enseignement de l’histoire est souvent fondé sur la recherche de l’adhésion des élèves à une vérité dispensée à la façon d’un cours magistral, vérité que le professeur garantit de son autorité institutionnelle et intellectuelle (235). Une telle approche ne permet guère au professeur de faire ressortir la complexité d’un processus historique tel que la décolonisation et la manière dont cette complexité a influé sur la mémoire que les uns et les autres ont de cet événement. L’enseignant peut donc être tenté de se réfugier derrière une présentation « plate » du passé, qui peut alors frustrer les élèves.

Par ailleurs, l’enseignement des questions historiques comme support d’une leçon de civisme et de morale républicaine est dispensé au sein d’une institution scolaire qui laisse en fait peu d’espace au nécessaire débat éthique et politique entre les élèves. Le système d’enseignement est centré sur l’acquis des connaissances et, par conséquent, organise peu de clubs ou d’associations d’élèves, où ils pourraient développer une argumentation morale commune.

Ce travail revient donc au seul professeur, qui, pour assurer correctement ce travail de vraie connaissance, devrait disposer d’un temps que les horaires des programmes ne lui offrent pas vraiment.

Ce constat impose que les enseignants soient aidés dans leur mission d’enseignement des sujets historiques dits « sensibles ». Des propositions seront donc présentées sur ce point.

b) Des établissements où peut s’inviter une certaine « concurrence des mémoires »

L’école peut devenir un lieu « d’affrontement mémoriel » lorsqu’une « mémoire vive » particulière est revendiquée au sein de la classe.

Extrêmement difficile à quantifier, ce phénomène de positionnement « identitaire » a pu être observé notamment par l’Institut national de la recherche pédagogique (INRP) à propos de l’enseignement de la Shoah et de celui de la guerre d’Algérie.

Ainsi, l’enquête effectuée par l’INRP auprès des enseignants de l’académie de Versailles en 2000-2003 fait état de réactions de type parfois idéologique, mais très diverses, à l’égard de l’enseignement de la Shoah. Des propos négationnistes peuvent parfois être tenus par certains élèves par conviction, par souci de se distinguer ou de non-conformisme ; des réactions hostiles, exacerbées par l’actualité du conflit israélo-palestinien, peuvent aussi s’exprimer. Près d’un tiers des enseignants interrogés ont fait état d’une difficulté spécifique liée à certains publics scolaires.

Lorsque la guerre d’Algérie est abordée, un enseignant interrogé dans le cadre de cette enquête explique : « On a au collège, un tiers d’enfants maghrébins. Jusqu’au moment où on aborde les chapitres concernant les guerres de décolonisation, ils ne sont pas trop intéressés à la question. Mais si l’on aborde la guerre d’Algérie, là ils se sentent intéressés. Ils s’identifient même si leurs parents sont Marocains, Tunisiens, ils s’identifient aux combattants du FLN. ».

Selon cette enquête, les attitudes des élèves ne sont toutefois ni stables ni homogènes ; il ne faut donc pas tirer de conclusions hâtives, par exemple, sur la difficulté d’enseigner la Shoah dans certaines classes. En effet, la plupart des entretiens réalisés mettent aussi en relief le fait que « l’essentiel n’est pas remis en cause » et que « les élèves adhérent majoritairement au contenu du cours. Ils peuvent même pleurer à l’écoute d’un déporté venu témoigner en classe ou avoir de l’émotion à la lecture d’une œuvre abordant le génocide juif ».

c) Des élèves vivant sous le régime du « présentisme » et de l’actualité médiatique

Il est également devenu difficile d’enseigner l’histoire parce les élèves ont de plus en plus de mal à appréhender une discipline qui est une science du temps.

Or le sens du temps est précisément ce qui semble manquer à l’élève, quand ce n’est pas à la société toute entière. Comme l’a exposé à la mission, M. Jean-Pierre Rioux (236), notre temps est celui du temps médiatique ou plus exactement du turn over temporel. Celui-ci tourne si vite qu’il déstabilise aussi bien les adultes que les enfants dans notre relation habituelle – et essentielle pour comprendre et s’intéresser à l’histoire – à la succession des faits et aux rapports des êtres les uns aux autres. Cette fracture temporelle qui s’est ouverte sous nos pieds a pour conséquence que le « présentisme » – expression qui désigne un rapport au temps où le « zapping » est érigé en pratique reine et où les héros sont remplacés par les stars –, et l’instantanéité ambiante « laissent libre court au présent, ignorent ou récusent l’avenir et l’au-delà et, du coup, instrumentalisent, à tout va et à tout hasard, le passé – et donc l’histoire, la mémoire, qu’elle soit collective, nationale, particulière ou même identitaire » (237).

Par ailleurs, l’enseignement de l’histoire est fragilisé par la concurrence des médias qui livrent, matin et soir, une actualité dont le contenu peut être utilisé à tout moment pour contester la démarche même de l’enseignant d’histoire. Celui-ci peut paraître ainsi en total décalage quand il enseigne un cours sur le Moyen-Âge alors que l’actualité, toujours « brûlante » a montré du doigt aux élèves quelque chose de bien plus évocateur – parce que, par exemple, le général Aussaresses a fait des « révélations » sur la torture en Algérie.

Le pire peut alors se produire : que le professeur d’histoire soit ressenti comme un personnage « décalé », voire étrange, qui parle d’une histoire lointaine, tout en « cachant » aux élèves ce qui leur paraît être la vraie histoire, celle dont il « faudrait parler ».

L’extraordinaire caisse de résonance des désordres et des violences du monde que constitue la télévision peut aussi décrédibiliser la finalité civique et morale de la transmission des drames du passé. On dit aux élèves qu’il faut se souvenir pour que « ça ne recommence pas », mais l’actualité prouve, tous les jours, que des atrocités sont encore commises. Il y a là un danger d’encouragement à une forme de lassitude morale, voire de cynisme.

C. PARVENIR À UN ÉQUILIBRE ENTRE « DEVOIR D’HISTOIRE » ET « DEVOIR DE MÉMOIRE » À L’ÉCOLE

Si l’école ne peut ignorer la mémoire dont peuvent être porteurs les élèves ni s’abstraire de participer à la mise en œuvre du devoir collectif de mémoire, sa mission première, qui est une mission éducative, doit rester d’enseigner l’histoire.

1. Rappeler les deux impératifs que sont « comprendre » et « faire comprendre »

Primo Lévi, l’un des plus grands témoins de notre temps, s’exprimait ainsi au sujet de la connaissance et de l’intelligence : « Je pense que, pour un homme laïque comme moi, l’essentiel est de comprendre et de faire comprendre » (238). L’institution scolaire ne devrait jamais renoncer à cette ambition en faisant de la mémoire non une concurrente, mais une alliée au service des finalités de l’école.

a) L’enseignement de l’histoire ne doit pas être d’abord un instrument de commémoration ou d’expression des souffrances

La classe d’histoire ne devrait pas être un lieu de reconnaissance des souffrances « héritées » du passé mais rester un lieu de connaissance, en se maintenant à l’écart des « revendications mémorielles ».

Cela suppose que les programmes d’histoire ne deviennent pas un instrument de consécration de la place symbolique qu’accorde la nation à tel ou tel événement du passé. C’est pourquoi le législateur n’est pas dans son rôle s’il prétend définir le contenu des programmes d’histoire, ni même la place accordée à tel enseignement spécifique au sein de ces programmes.

S’il faut enseigner la colonisation ou l’esclavage, ce n’est pas pour satisfaire un quelconque impératif moral mais parce qu’il s’agit d’une réalité de l’histoire de France qui ne saurait être occultée. Comme nous le rappelle l’historien Pierre Nora, il ne faut pas apprendre aux enfants la traite, l’esclavage ou la colonisation « parce que c’est « mal » ou « bien », mais parce que c’est un grand morceau de la formation du monde moderne » (239).

Par ailleurs si l’on veut associer l’école au devoir de mémoire et aux commémorations, il faut que ces initiatives ne « s’abattent » pas sur l’école sans un travail préparatoire. Ces initiatives doivent être transformées en objets de savoir. Il faut donc les intégrer dans un projet pédagogique cohérent et leur donner un lendemain – par exemple, en prévoyant que les travaux d’un groupe d’élèves sur tel événement historique seront régulièrement enrichis par les recherches des classes qui se succèdent.

Enfin l’institution scolaire ne doit pas oublier les pages lumineuses de notre histoire. Il ne s’agit pas de restaurer un récit scolaire à vocation mythologique mais d’aider les élèves à donner un sens positif à leur vie. Dans cet esprit, il serait opportun de faire aussi porter leur attention, dès que le programme le permet ou dans le cadre des actions éducatives, sur des événements ou des acteurs de l’histoire qui sont l’expression du génie de notre pays – c’est-à-dire de ce qui, au sein de l’Europe et du monde, le singularise – ou sur les périodes au cours desquelles s’est construite la société de justice qui est la nôtre.

A titre d’exemple, la célébration du bicentenaire de la naissance de Victor Hugo en 2002 a donné lieu, dans de nombreuses écoles, à des réalisations pédagogiques remarquables et a suscité l’adhésion de la jeunesse au-delà de toutes les attentes. Un ouvrage réalisé sous la direction de Mme Hélène Waysborg-Loing met en valeur l’effervescence scolaire qui a permis, par des dessins, des lectures ou la mise en scène de combats oratoires de Victor Hugo, de faire sortir ce dernier du Panthéon pour qu’il vienne « s’asseoir sur les bancs de l’école » et donne, à travers lui, « un contenu à des principes et à des notions, en dehors des abstractions » (240).

Proposition : la mission rappelle que la classe et les programmes d’histoire doivent rester un lieu de connaissance et non de reconnaissance, leur finalité première étant de « comprendre » et de « faire comprendre » pour reprendre des termes de Primo Levi.

b) Il doit mettre l’accent sur le « devoir d’intelligence »

L’enseignant de l’histoire doit aussi défendre la noblesse du « savoir », qui postule que la connaissance raisonnée du monde est acquise par un apprentissage construit.

La tâche essentielle de l’enseignant doit le conduire, avec le soutien de l’institution scolaire, à accomplir ce que l’historien Jean-Pierre Rioux a appelé le « devoir d’intelligence ». En effet, alors qu’ils sont pris dans le jeu des mémoires et des révélations médiatisées, les enseignants ont la charge « de dire et de faire admettre que mieux connaître grandit, que connaître n’est ni un choix ni un luxe mais un devoir d’intelligence de ce monde dont nous avons la charge, toutes générations confondues. » (241). Les conclusions du rapport de Mme Hélène Waysborg-Loing précédemment évoquées ont confirmé cet impératif.

Ø Rappeler quelques fondamentaux

– Le recours à l’émotion doit être encadré

Le devoir d’intelligence interdit que l’on fasse appel exclusivement à l’émotion pour satisfaire l’obligation de transmission, car l’école a pour ambition de construire une vision raisonnée de la réalité. En outre, une émotion instrumentalisée peut exacerber la « concurrence des mémoires » au lieu de susciter l’adhésion de l’élève aux valeurs que l’on veut lui transmettre. Ainsi que le constate l’enquête de l’Institut national de recherche pédagogique effectuée dans l’académie de Versailles sur l’enseignement de la Shoah et des guerres de décolonisation, « c’est dans les pratiques mêmes les plus généreuses que peut s’enraciner une authentique concurrence des mémoires » (242).

– Le principe essentiel du « consentement aux faits » doit être rappelé (243).

Enseigner l’histoire, c’est consentir aux faits. C’est ce principe essentiel qui doit guider le travail et l’apprentissage des connaissances en classe d’histoire : l’objectif des professeurs doit être d’enseigner les faits, qui sont constitutifs de la vérité historique, en s’appuyant sur le dernier état de la recherche, et de faire comprendre à leurs élèves qu’ils doivent apprendre et retenir ces faits et rien d’autre, car ce sont ces connaissances là qui les aideront à grandir et à comprendre le monde dans lequel ils vivent.

Ce principe posé, l’enseignement d’une question historique « sensible » mettant en jeu les regards de nombreux groupes mémoriels – ce qui est le cas de la colonisation et de la décolonisation– suppose que les points de vue des différents acteurs de ces processus soient eux aussi des objets d’histoire. Ainsi, tout comme les dates, les perceptions divergentes d’une même réalité historique complexe, constituent elles aussi des faits à aborder en classe d’histoire.

Sur ce point, l’historien Marc Ferro a développé devant la mission le principe de l’enseignement des « types mémoriels » à l’œuvre dans une situation historique particulièrement sensible. Ainsi, on en compte quatre en Algérie avant la guerre d’indépendance : celui de la vulgate, telle qu’elle est diffusée dans les manuels scolaires ; celui de l’anticolonialisme métropolitain de gauche et de droite ; celui de l’anticolonialisme des colonisés ; enfin, celui des colons qui n’adhèrent pas à la vulgate et qui, descendants d’exilés ayant fui la France de Napoléon III ou d’Alsaciens-Lorrains arrivés en 1871, se ressentent comme des victimes. La France doit admettre ces quatre perspectives et celles-ci devraient pouvoir être exposées en classe en une heure de temps (244).

Faire comprendre aux élèves que les visions du monde sont aussi de l’histoire devrait aussi permettre de leur montrer que la République n’est pas criminelle « par essence » au motif qu’elle a encouragé à partir de 1880 la conquête coloniale. Autrement dit, les valeurs universelles de la République ne se confondent pas avec les idéologies successives véhiculées par le « roman national ». Comme le rappelle Marc Vigié dans la revue publiée par l’Association des professeurs d’histoire et de géographie de l’enseignement public, « Faire distinguer aux élèves l’idéal de la République de ses idéologies, c’est expliquer que la philosophie de l’idéal républicain a été nécessairement associée lors des différentes phases de l’histoire républicaine à des idéologies particulières. C’est justement le travail de l’historien de confronter ce qui se passait avec ce qui s’en disait » (245).

Ø Quelle évolution possible pour renforcer le devoir d’intelligence dans l’institution scolaire?

L’éducation aux médias devrait être confortée, afin de sensibiliser davantage les élèves aux effets que peut avoir la culture médiatique – qui tend à mettre tout sur le même plan – sur leur culture historique.

Cette éducation est prévue par le socle commun de connaissances et de compétences défini par le décret n° 2006-830 du 11 juillet 2006 selon lequel au titre de leurs compétences sociales et civiques, les élèves « devront être capables de jugement et d’esprit critique, ce qui suppose (…) d’être éduqué aux médias et d’avoir conscience de leur place et de leur influence dans la société ». Le socle commun indique également que cette compétence suppose de « savoir la part de subjectivité ou de partialité d’un discours, d’un récit, d’un reportage » et d’apprendre « à identifier, classer, hiérarchiser, soumettre à critique l’information et la mettre à distance ». En application de ce principe, les nouveaux programmes du primaire de mai 2008 indiquent que parmi les compétences attendues à la fin du CM2, l’élève doit être capable de « faire preuve d’esprit critique face à l’information et à son traitement ».

Pour mettre en œuvre ces objectifs, l’institution scolaire peut s’appuyer sur un opérateur de l’éducation aux médias : le Centre de liaison de l’enseignement et des médias d’information (CLEMI), établissement créé en 1982 et dont le statut, redéfini par un décret du 28 mars 2007, prévoit qu’il est « chargé de l’éducation aux médias dans l’ensemble du système éducatif ». Le CLEMI peut notamment aider les enseignants à construire un « projet d’éducation aux médias », en recourant à des « coordonnateurs » nommés par les recteurs en accord avec le directeur de l’établissement, qui peuvent mobiliser des équipes de formateurs et d’animateurs pédagogiques.

Ce dispositif devrait cependant être renforcé, afin d’aider les élèves à mieux distinguer dans l’actualité les événements significatifs, c’est-à-dire ceux qui sont susceptibles d’avoir des répercussions historiques, des événements anecdotiques.

Il doit être clair que la politique d’appui à l’éducation aux médias ne doit pas déboucher sur la création d’une nouvelle discipline, cet enseignement devant être traité de manière transversale. Dans la foulée des recommandations de l’Inspection générale de l’éducation nationale et de l’Inspection générale de l’administration de l’éducation nationale et de la recherche (août 2007), il serait préférable de structurer davantage le dispositif actuel en réservant un temps et/ou un espace bien identifié pour cet enseignement, au moins pendant les années de collège, et de désigner un référent de l’éducation aux médias dans les établissements du secondaire qui coordonne les initiatives pédagogiques prises par les enseignants des différentes disciplines en la matière (246).

Ø Mettre en œuvre une pédagogie innovante pour les questions historiques dites « sensibles » 

De tout ce qui vient d’être dit, il résulte que les questions historiques dites « sensibles » – la Shoah, la colonisation, la traite et l’esclavage notamment – doivent être enseignées en faisant appel à des méthodes pédagogiques innovantes. Celles-ci peuvent en effet prémunir ces enseignements contre des dérives mémorielles susceptibles de faire dévier la classe d’histoire de ses finalités intellectuelles.

– Partir du singulier pour aller à l’universel

Comment peut-on enseigner une question historique difficile si, au départ, cet enseignement s’adresse à un jeune qui ne connaît que son lieu de vie, son quartier, sa cité, son pays d’origine ou son pays d’accueil – pour les immigrés ou les enfants d’immigrés – et la mémoire portée par sa famille ? Comment peut-on le convaincre que cet enseignement l’intéresse et qu’il lui sera utile dans sa vie de citoyen ?

Il est possible d’incarner cette histoire, en partant de récits de vie. Cette méthode pédagogique a été proposée, comme cela a déjà été dit, par le rapport du groupe de travail présidé par Mme Hélène Waysbord-Loing sur l’enseignement de la Shoah en CM2.

Cette approche a été également retenue dans le cadre d’un projet de recherche dans le domaine de l’enseignement financé par les fonds communautaires du septième programme-cadre européen de recherche et de développement pour 2007-2013.

Appelé EURESCL, comme « Europe-Esclavage », ce projet, qui vise à fédérer des travaux conduits par des enseignants européens pour étudier comment les questions relatives à l’esclavage ou au fait colonial peuvent être abordées, a mis en évidence l’intérêt de démarches permettant à l’élève de se « décentrer » par rapport à la mémoire de son groupe et d’accéder ainsi à la compréhension de catégories universelles. Son volet pédagogique est coordonné par Mme Marie-Albane de Suremain, également coordonnatrice de l’équipe des enseignants et des chercheurs français participant au projet.

Ces deux exemples soulignent l’utilité d’un enseignement de l’histoire recourant à des méthodes pédagogiques qui permettent de « retisser de l’universel » (247) par un apprentissage de la confrontation avec l’expérience de l’autre.

Le projet EURESCL sur l’enseignement de l’esclavage et du fait colonial

Lancé en mars 2008 et doté d’un financement de 499 000 euros, ce projet réunit des enseignants et chercheurs d’Afrique, de Grande-Bretagne, du Portugal, du Mexique, de l’Espagne, du Danemark, du Canada, de Haïti et de la France, l’équipe française comprenant une vingtaine d’enseignants-formateurs d’instituts universitaires de formation des maîtres, d’enseignants-chercheurs et des corps d’inspection en histoire, géographie, lettres et langues.

Il doit aboutir à l’ouverture d’un site Internet comprenant trois entrées : la première présentera la place des traites et des esclavages dans les programmes ; la deuxième comprendra des documents regroupés en rubriques disciplinaires et sous des rubriques thématiques, les enjeux didactiques et les pistes d’exploitation pédagogique de chacun d’entre eux étant présentés ; la troisième entrée abordera la question des héritages, des mémoires et des enjeux, en présentant des activités scolaires sur la question du passé et du présent autour des traites et de l’esclavage.

Le projet a permis de mettre en évidence les nombreux avantages des démarches d’enseignement fondées sur des récits de vie :

– Ces démarches, qui s’appuient sur des documents d’archives, des récits historiques ou des ouvrages de littérature de jeunesse, permettent de donner de la chair à une histoire qui, sinon, risquerait de rester très formelle.

– La référence à des récits de vie est un moyen d’entrer dans un itinéraire personnel, qui souvent bouleverse l’élève, mais permet aussi d’en restituer la complexité : quelles sont les personnes réduites en esclavage, par quels processus, quelles ont été les relations entre traitants

africains et européens, quels ont été les modes de transports, y a-t-il eu des réactions de résistance ou d’accommodement ?

– Ce travail permet de confronter les points de vue : celui du colonisé, mais aussi celui de l’administrateur colonial, ce qui facilite la construction d’une analyse proprement historique de la colonisation ou de l’esclavage. Le récit de vie entre alors dans un processus d’historicisation, en évitant ainsi de tomber dans l’incantation mémorielle. Il encourage aussi la réflexion sur ce qu’est la négociation, l’accommodement, la résistance. La démarche d’analyse historique a donc un effet libérateur : elle donne à l’élève les moyens de déchiffrer la complexité du monde, en utilisant des notions clefs qu’il a reconstruites, comme l’exploitation économique ou la résistance.

– Cette méthode permet de travailler sur l’esclavage dans la longue durée et d’établir des connexions entre des situations différentes. Cela permet de déconstruire d’éventuelles assignations identitaires qui peuvent être très gênantes, comme de penser « ils sont esclaves et donc nécessairement Noirs ».

– Le recours à des jeux de rôle est encouragé pour confronter les arguments d’une époque. Cela permet un décentrement important : on peut être amené à jouer un personnage que l’on ne trouve pas sympathique, mais cela aide à comprendre une donnée historique. C’est une façon civique pour les élèves de comprendre qu’il faut être capable de démontrer le bien fondé de sa position, sinon elle est quasiment nulle et non avenue. Ainsi, les élèves apprennent ce qu’est le décentrement de l’historien qui est là pour comprendre les périodes sans juger ni excuser. Au final, l’élève va s’approprier les méthodes de l’analyse scientifique, ce qui peut l’aider durant toute sa formation de citoyen.

Source : D’après l’intervention de Mme Marie-Albane de Suremain, table ronde du 22 juillet 2008, et les informations communiquées par Mme Myriam Cottas, coordonnatrice du projet EURESCL.

– « Désenclaver » ces questions en jouant la carte de l’interdisciplinarité

L’enseignement des questions historiques dites « sensibles » devrait être autant que possible « désenclavé », c’est-à-dire qu’il ne devrait pas être confiné à la seule classe d’histoire.

Ces questions – qu’elles soient liées à la mise en place, en Europe, d’un régime politique ayant pratiqué une forme de barbarie jusque là inconnue des hommes ou au paradoxe que constitue la politique d’une République qui encourage la colonisation – sont sensibles parce qu’inévitablement elles appellent une réflexion sur la citoyenneté, l’éthique et les valeurs de la République.

Or ces aspects ne peuvent être traités par le seul professeur d’histoire.

C’est pourquoi cet enseignement devrait faire l’objet d’une approche interdisciplinaire, mobilisant les enseignants de lettres, de philosophie, d’éducation civique, juridique et sociale et d’arts plastiques, afin que chacun d’entre eux, à sa manière, puisse apporter un éclairage utile sur les enjeux et les valeurs universelles que l’événement historique considéré met en jeu.

Une telle approche serait d’autant plus pertinente qu’elle s’inscrit dans l’esprit du socle commun de connaissances et de compétences institué par le législateur qui postule que les connaissances doivent être construites en impliquant toutes les disciplines et en s’appuyant sur des apprentissages fondamentaux liés les uns aux autres.

Le ministère pourrait ainsi encourager une réflexion sur l’enseignement interdisciplinaire des questions historiques dites « sensibles » : elle donnerait un peu plus de réalité au socle commun et aiderait les élèves à dépasser leurs postures mémorielles personnelles pour construire des références communes sur les aspects douloureux de notre passé.

2. Soutenir les professeurs dans leur enseignement des questions historiques dites « sensibles »

Il faut aussi certainement améliorer l’accompagnement des enseignants d’histoire qui doivent faire cours sur des questions historiques « sensibles ».

En effet, la garantie de compétence que constitue leur mode de recrutement ne suffit pas toujours à les rassurer sur leur propre maîtrise des outils pédagogiques qui leur permettraient de relever le double défi de la transmission et de l’apaisement des « querelles mémorielles » pouvant agiter les élèves.

Plusieurs pistes pourraient être explorées pour définir et mettre en œuvre une politique d’accompagnement des professeurs d’histoire dans leur mission d’enseignement quand ils abordent des sujets « sensibles » en classe (248).

Ø La publication de livres de synthèse à destination du corps enseignant

Cet outil a déjà été utilisé par le passé, afin de combler, il y a près de vingt ans, les lacunes constatées concernant la connaissance de la Shoah. Un historien incontestable, François Bédarida, avait publié à l’époque, en 1989, un ouvrage de synthèse sur le génocide qui fut relayé par l’institution scolaire.

Ce précédent pourrait inspirer de nouvelles initiatives éditoriales pour d’autres sujets comme la guerre d’Algérie ou les traites négrières, si nécessaire.

Ø Prévoir des lieux d’échanges sur les méthodes d’enseignement

Des dispositifs pédagogiques innovants existent déjà. Mais l’information semble mal circuler et certaines méthodes d’enseignement utiles ne sont pas diffusées en dehors des classes où s’est manifesté le « génie pédagogique » des enseignants, alors qu’elles pourraient apporter une aide précieuse aux professeurs qui se sentent dépassés par les enjeux liés à certains cours d’histoire.

Pour que les bonnes pratiques se généralisent, il faudrait que les professeurs puissent se rencontrer et échanger sur les problèmes particuliers qu’ils ont rencontrés à l’occasion d’enseignements dispensés sur ces questions et sur les solutions pédagogiques.

Ces lieux de rencontre peuvent être virtuels – on peut imaginer la création d’un site Internet géré par le ministère de l’éducation nationale, dont l’accès serait réservé au corps enseignant – ou organisés auprès des académies.

Ø S’appuyer sur l’expertise des réseaux de l’éducation populaire, des fondations, des musées et des mémoriaux

De nombreux travaux collectifs d’élèves, notamment dans le cadre des actions éducatives, qui traitent, sous la forme d’un mémoire, d’un spectacle ou d’un site Internet, d’événements tragiques, se distinguent par leur caractère exemplaire.

Ces réalisations ont souvent reçu l’appui d’institutions qui leur ont apporté la documentation nécessaire. Parmi ces organisations, on trouve des collectivités locales, des musées ou des mémoriaux, comme la Maison d’Izieu, l’administration des archives départementales ou des associations de l’éducation populaire, comme le Centre civisme et démocratie (le CIDEM), fondé en 1984 par la Ligue des droits de l’homme et la Ligue de l’enseignement. Dans le cadre d’« itinéraires de citoyenneté » mis en œuvre en partenariat avec le ministère de l’éducation nationale autour des dates de commémoration ou des journées de sensibilisation, cette association met ainsi en ligne des documents pédagogiques sur l’esclavage, les crimes contre l’humanité et les génocides.

Ces institutions ou associations peuvent aussi apporter au professeur une expertise, sous la forme de conseils : dans ce cas de figure, le « spécialiste » de l’organisme joue un rôle de formateur pour l’enseignant, en lui donnant quelques clefs pédagogiques pour aborder une problématique historique particulière.

Ce type de collaboration doit être encouragé, notamment en veillant à ce que les décharges dont peuvent bénéficier les enseignants travaillant auprès d’organismes culturels ou associatifs et qui peuvent apporter ainsi une expertise pédagogique sur les questions historiques sensibles ne soient pas remises en question.

Ø Étudier l’opportunité de la constitution d’une petite équipe spécialisée dans l’enseignement des questions historiques « sensibles » pour apporter localement une expertise ponctuelle auprès des formateurs des IUFM

On ne peut raisonnablement demander que tous les professeurs d’histoire bénéficient d’une formation aux questions historiques dites « sensibles ». Ce serait donner au problème une dimension excessive et exiger du ministère de l’éducation nationale un effort considérable.

En revanche, il faudrait étudier l’opportunité de la constitution d’une équipe d’« enseignants-formateurs » spécialisée dans le traitement des questions historiques sensibles qui apporterait, lorsque le besoin se fait sentir, une expertise aux formateurs des instituts universitaires de formation des maîtres (IUFM). Cette équipe aurait pour mission d’aller sur place pour indiquer les ressources et les méthodes pédagogiques disponibles, tout en disant clairement ce qu’il est souhaitable et possible de faire.

Ø S’assurer que la réforme de la formation initiale des enseignants ne conduira pas à remettre en question la capacité des professeurs d’histoire à maîtriser l’enseignement des questions sensibles

L’attention de la mission a été attirée sur le fait que la réforme de la formation initiale des enseignants était susceptible d’avoir un impact sur leur capacité à maîtriser toutes les facettes de leur métier. Il serait en effet fâcheux que les évolutions annoncées conduisent à réduire l’efficacité pédagogique des enseignants qui seront conduits à aborder des sujets historiques difficiles en classe.

Actuellement, la formation est comprise comme un ensemble allant de l’université jusqu’aux deux premières années de prise de fonction. Ces sept années se décomposent en périodes distinctes : les trois années de licence, l’année de préparation au concours, l’année de professionnalisation débouchant sur la titularisation et, enfin, les deux premières années suivant la titularisation au cours desquelles le professeur bénéficie de plusieurs semaines de retour en formation en IUFM.

On rappellera que la loi d’orientation et de programme pour l’avenir de l’école du 23 avril 2005 a fixé un délai de trois ans, à compter de la date de sa publication, pour que les IUFM soient intégrés aux universités. Depuis, le ministre de l’éducation nationale et la ministre de l’enseignement supérieur et de la recherche ont présenté au conseil des ministres du 2 juillet 2008 une communication relative à la réforme du recrutement et de la formation des enseignants des premier et second degrés. Cette réforme repose sur trois piliers :

– à compter de la session 2010, les enseignants devront justifier de l’obtention d’un diplôme de Master pour pouvoir être recrutés à titre définitif à l’issue des nouveaux concours de recrutement.

– dès leur première année d’exercice, les lauréats des nouveaux concours seront mis en situation d’enseignement à temps plein avec l’aide de professeurs expérimentés. Des actions de formation spécifiques leur seront offertes en dehors du temps scolaire. A l’issue de cette année, le professeur fonctionnaire-stagiaire pourra être titularisé après avoir fait l’objet d’une inspection.

– le principe de concours nationaux est réaffirmé pour le recrutement des enseignants. La distinction entre le CAPES et l’agrégation est maintenue.

Au total, la mastérisation devrait assurer une convergence entre la formation initiale, qui est parfois aujourd’hui assez détachée des objectifs du métier, et l’année de formation professionnelle au cours de laquelle le futur professeur est initié à la didactique et à la psychologie. On peut donc penser qu’elle devrait permettre au futur professeur, au bout de cinq ans de formation, de maîtriser son métier. Cette perspective d’évolution, couplée au maintien d’un recrutement fondé sur des concours nationaux, devrait apporter la garantie que les enseignants seront suffisamment formés et expérimentés pour ne pas devoir « improviser » leur métier.

Proposition : la mission rappelle que dans l’enseignement des questions historiques rendues sensibles en raison des attentes et des passions qui s’y attachent ou de l’expression de mémoires « vives » familiales ou sociales par les élèves, la dimension pédagogique est essentielle. Cet enseignement peut être facilité notamment par :

– une approche pluridisciplinaire, faisant appel aux cours d’éducation civique, de lettres et de philosophie ;

– le recours à des récits de vie qui permettent aux élèves de partir d’une expérience singulière pour en saisir la signification universelle ;

– une éducation aux médias permettant aux élèves de distinguer ce qui, dans l’actualité, revêt une signification historique ;

– la mise à disposition auprès des enseignants de lieux d’échanges, y compris virtuels, sur les difficultés et les bonnes pratiques constatées ;

– la coopération avec les associations qui peuvent apporter aux écoles des matériaux de mémoire précieux lorsque leur présentation permet de stimuler la réflexion ;

– l’intervention, au cours de la formation des maîtres, d’enseignants et d’historiens spécialisés, travaillant notamment auprès des mémoriaux et des réseaux de l’éducation populaire, pour indiquer les ressources documentaires et les méthodes qu’il est souhaitable d’utiliser

3. Limiter l’intervention du Parlement en matière de programmes scolaires à sa stricte mission d’évaluation et de contrôle de l’action du Gouvernement

Il doit être clair pour tous que le Parlement n’a pas à outrepasser le domaine de la loi en prescrivant le contenu des programmes d’histoire. Cette compétence est du ressort du Gouvernement, ainsi que le Conseil constitutionnel l’a rappelé en « déclassant », par une décision rendue le 31 janvier 2006, la disposition controversée de la loi du 23 février 2005 relative à la reconnaissance par les programmes scolaires en particulier du rôle positif de la présence française outre-mer.

L’article L. 311-2 du code de l’éducation, aux termes duquel  « l’organisation et le contenu des formations sont définis respectivement par des décrets et arrêtés du ministre chargé de l’éducation » doit être respecté par le législateur, ce qui implique de ne pas remettre en cause la procédure d’élaboration des programmes.

L’élaboration des programmes scolaires

L’article 6 de l’arrêté du 17 mai 2006 fixant l’organisation de l’administration centrale du ministère de l’éducation nationale prévoit que la direction générale de l’enseignement scolaire « élabore la politique éducative et pédagogique ainsi que les programmes d’enseignement des écoles, des collèges, des lycées et des lycées professionnels ». La rédaction des programmes est confiée à un groupe d’experts, sous la présidence d’un universitaire ou d’un inspecteur général de l’éducation nationale nommé par le ministre, phase pendant laquelle des consultations sont menées avec les représentants des enseignants, des parents d’élèves, etc. La consultation systématique de tous les enseignants de la discipline sur chaque nouveau projet de programme est ensuite organisée par les inspecteurs d’académie, afin de recueillir l’avis des professeurs sur les programmes. Avant la publication du programme, qui est soumise au visa du ministre, l’avis du Conseil supérieur de l’éducation est sollicité. Créé par la loi n° 89-486 d’orientation sur l’éducation du 10 juillet 1989, cet organisme est, notamment, chargé de rendre des avis, préparés par des commissions spécialisées, une pour les écoles, une pour les collèges et une pour les lycées, sur les projets de règlements relatifs aux programmes. Le ministre peut également décider de recueillir l’avis du Haut conseil de l’éducation.

En revanche, il faut admettre la légitimité de l’intervention du Parlement dans le strict cadre de sa mission d’évaluation et de contrôle de l’action du Gouvernement, et en l’espèce de sa politique éducative. Il lui revient en effet, en tant qu’organe de représentation de la nation, de se pencher, par exemple, sur les éléments d’intelligibilité du monde contemporain mis à disposition de nos jeunes concitoyens. C’est à ce titre – et à lui seul – qu’il est en droit de se demander si telle ou telle clef de compréhension du monde ne fait pas défaut aux élèves.

La première personnalité entendue par la mission, l’historien Jean Favier, a d’ailleurs considéré que la législation – sans doute faut-il comprendre ici le Parlement – ne doit pas « fixer les contenus, mais indiquer les sujets dont il importe de parler »  dans les programmes(249). Le philosophe Paul Thibaud a aussi souligné devant la mission : « Quels sont les éléments essentiels d’intelligibilité du monde à notre époque ? À mon avis, c’est aux politiques de les désigner. À eux ensuite de passer la main aux historiens. Dans cette perspective, quels doivent être les programmes scolaires ? » (250).

D’autres intervenants se sont exprimés dans le même sens. L’historien Pierre Nora a estimé que le Parlement doit veiller aux questions d’enseignement, en travaillant « fort positivement » dans le cadre des commissions compétentes. M. Jean-Denis Bredin a estimé qu’il « faudrait que l’on communique les programmes au Parlement afin que celui-ci puisse à tout le moins signaler ce qui ne lui semblerait pas raisonnable ». Pour sa part, le philosophe Alain Finkielkraut a déclaré à la mission qu’il lui semblait légitime que « le politique détermine les grandes directions de l’enseignement et des programmes scolaires ». Enfin, à l’occasion de la table ronde consacrée au rôle de l’école, le secrétaire général adjoint de l’Association des professeurs d’histoire et de géographie de l’enseignement public, M. Hubert Tison, a considéré que « les représentants de la nation doivent, en effet, se préoccuper de la place de l’histoire dans le cursus scolaire, de l’école élémentaire à la Terminale. »(251).

Afin qu’il puisse exercer sa mission naturelle de contrôle et d’évaluation sur une question aussi centrale pour notre société que celle de la place de l’enseignement de l’histoire à l’école, il faut en effet laisser au Parlement une certaine liberté de questionnement sur les finalités qui sont assignées à cette discipline. Le travail de réflexion et de proposition effectué par l’Assemblée nationale sur les savoirs élémentaires à l’école, ainsi que sur la politique des pouvoirs publics dans le domaine de l’éducation artistique ou l’enseignement des disciplines scientifiques dans le primaire et le secondaire démontre quel peut être l’apport du Parlement sur ces questions (252)

Exemple de sujet que le Parlement pourrait aborder s’il se penchait
sur l’enseignement de l’histoire

Le Parlement pourrait notamment réfléchir sur la place de l’histoire de l’immigration dans l’enseignement secondaire.

Cet enseignement occupe, aujourd’hui, une faible place dans les manuels et dans les programmes scolaires d’histoire ; il est en outre marqué par une confusion entre ce qui relève de l’histoire de l’immigration et ce qui relève de la question contemporaine de l’immigration. Ainsi, c’est dans les classes d’éducation civique, juridique et sociale de seconde, de première et de terminale que des séances sont consacrées à la question de l’immigration.

Quant à l’enseignement de l’histoire de l’immigration proprement dite au lycée, selon le rapport de l’Institut national de recherche pédagogique Enseigner l’histoire de l’immigration à l’école publié en octobre 2007, les classes de seconde générale ne contiennent aucune mention explicite de cette question, tandis que les programmes de première ES/L et de S présentent une rédaction a minima sur le sujet. Pour la terminale, les séries ES, L, S et STT permettent l’analyse du thème de l’immigration dans le chapitre consacré à « la France de 1945 à nos jours ».

Au collège, la situation changera du tout au tout, avec la parution des nouveaux programmes. En effet, alors que cette histoire n’apparaît pas en tant que telle dans les programmes de classes de la 6ème à la 3ème, le nouveau programme pour la 3ème, qui entrera en vigueur à la rentrée

2012, prévoit que l’étude de l’évolution du système de production et de ses conséquences sociales depuis 1914 « s’appuie sur l’histoire d’un siècle d’immigration » (253).

C’est d’ailleurs l’entrée « tardive » de l’histoire de l’immigration dans les programmes qui explique qu’elle soit enseignée comme un « matériau de mémoire » et non comme une matière historique, selon le président du conseil d’orientation de la Cité nationale de l’histoire de l’immigration, Jacques Toubon (254). Ainsi, dans les classes comportant de nombreux élèves d’origine étrangère, on leur demande de parler de leur vécu et de celui de leurs familles : s’opère alors une inversion de l’ordre scolaire, puisque ce n’est plus l’enseignant qui apprend une matière, mais l’élève qui apprend aux autres, y compris à son professeur, une partie de son histoire de l’immigration (255).

La Cité de l’histoire de l’immigration a donc souhaité apporter son expertise et ses ressources aux établissements comportant une forte population étrangère, afin que histoire de l’immigration y soit enseignée comme une véritable discipline. Dans ce but, une collaboration s’est instaurée entre la Cité et l’académie de Créteil, qui repose sur un programme de formation des enseignants, des visites d’élèves, etc.

Cet enseignement est essentiel, car il peut être un vecteur d’intégration en présentant l’immigration non comme un phénomène « accidentel » auquel la communauté nationale est confrontée, mais comme une part importante de la réalité nationale.

Ce « droit de regard » du Parlement sur l’enseignement de l’histoire pourrait être exercé au moins de deux manières dans le cadre de son activité de contrôle et d’évaluation :

– d’une part, à l’occasion de l’exercice classique de l’audition du ministre de l’éducation nationale par la commission compétente de chaque assemblée. Ainsi le ministre est venu le 1er avril 2008 devant la commission des affaires culturelles, familiales et sociales pour présenter les projets de nouveaux programmes pour l’école primaire. Bien entendu, cette commission pourrait décider de recueillir aussi l’avis des experts qui concourent à l’élaboration des programmes, de la direction générale de l’enseignement scolaire du ministère, des syndicats d’enseignants, des associations de parents d’élève et de lycéens, etc.

– d’autre part, par la constitution, par exemple, d’une mission d’information spécifiquement consacrée à la place de l’histoire dans l’enseignement, créée soit par la commission compétente au fond, soit par la Conférence des présidents de l’Assemblée nationale. Si ce travail devait déboucher sur la formulation de recommandations, celles-ci ne pourraient toutefois en aucun cas être assimilées à des prescriptions adressées aux enseignants ou au ministre de l’éducation nationale.

En conclusion, il ne paraît pas anormal que le Parlement, à partir d’un dialogue engagé avec le ministre de l’éducation nationale, les enseignants, les experts élaborant les programmes et les historiens, puisse donner un avis éclairé sur la façon dont l’enseignement de cette discipline peut apporter sa contribution à la construction de la citoyenneté républicaine.

Proposition : La mission affirme que le Parlement, s’il ne doit pas prescrire le contenu des programmes, est dans son rôle lorsqu’il décide, au titre de sa mission de contrôle et d’évaluation de l’action du Gouvernement, de se pencher sur l’enseignement de l’histoire à l’école. En conséquence, la mission réaffirme son attachement à l’enseignement obligatoire de cette discipline dans le premier et le second degrés.

IV.- RÉFLÉCHIR AUX CONTOURS D’UNE « MÉMOIRE EUROPÉENNE »

« La réunification des mémoires est une tâche énorme, mais l’Europe n’aura jamais autant besoin d’une mémoire collective. Si elle veut se donner une dimension politique, elle a besoin d’avoir une identité et de savoir répondre aux questions : d’où venons-nous ? Où sommes-nous ? Où allons-nous ? ».

Bronislaw Geremek, audition du 24 juin 2008.

Y a-t-il une histoire de l’Europe ou seulement des histoires nationales en Europe ? Avant d’envisager les possibilités d’une réunification des consciences historiques, il importe d’entendre cet avertissement de M. François Dosse, pour lequel il faut « se garder de substituer une téléologie européenne à la téléologie nationale » (256) :  en d’autres termes, passer d’un roman national en grande partie mythologique à un roman communautaire qui, à son tour, tendrait à forcer la vérité historique en vue de prouver la nécessité d’une Union européenne, ne constituerait nullement un progrès. Dans ce domaine aussi, nous devons entendre la phrase de Lucien Febvre qui affirmait : « L’histoire qui sert est une histoire serve. »

Or, comment comprendre historiquement le patriotisme exclusif de nos aïeux à l’heure de la réconciliation franco-allemande et de l’effacement des frontières internes de l’Union ? « Construction européenne oblige : les Allemands n’ont plus fusillé personne », note M. Jean Favier à propos d’une stèle où la référence à la nationalité du belligérant a été récemment remplacée par sa qualification politique de « nazi ».

Outre l’heureuse initiative des manuels scolaires binationaux, il est possible d’imaginer une politique en vue de surmonter ces difficultés mémorielles.

A. L’ÉDUCATION HISTORIQUE

Il est certain que l’« éducation historique », pour reprendre la formule utilisée par Bronislaw Geremek devant la mission, peut contribuer au rapprochement des États et des peuples européens.

Elle pourrait le faire de deux manières : par le partage d’une méthodologie commune pour enseigner l’histoire, en suivant, à cet effet, les recommandations adoptées par le Conseil de l’Europe, et par le développement d’une culture historique commune concernant les événements qui ont marqué le continent européen, notamment par le biais de la publication de manuels scolaires édités par plusieurs pays.

En ce qui concerne l’élaboration d’une méthodologie commune pour l’enseignement de l’histoire, le Comité des ministres du Conseil de l’Europe a adopté, le 31 octobre 2001, une recommandation relative aux trois principes qui doivent encadrer l’enseignement de l’histoire : la lutte contre les détournements de l’histoire ; une formation initiale des enseignants qui les encourage à mettre en exergue le pluralisme de l’histoire et une réflexion sur les idéologies qui ont pu conduire à commettre des violations des droits de l’homme.

Le but d’une telle recommandation, adoptée par une organisation internationale qui accueille 47 États, dont ceux des Balkans, mais aussi la Russie ou la Turquie, est essentiel : il consiste à rappeler que l’enseignement de l’histoire ne doit pas être instrumentalisé, mais doit reposer sur la quête permanente de la vérité. Il permet ainsi de faire ressortir qu’à l’inverse, chaque fois que la discipline historique a été détournée de sa vocation scientifique, que ce soit pour glorifier des « romans nationaux » ou bien occulter ou minimiser un crime dans le passé, l’histoire est devenue un ferment de division, voire de conflit.

Extraits de la recommandation (2001) 15 du Comité des ministres du Conseil de l’Europe relative à l’enseignement de l’histoire en Europe au XXIe siècle

Objectif de l’enseignement de l’histoire au XXIe siècle

L’enseignement de l’histoire dans une Europe démocratique devrait :

– occuper une place essentielle pour la formation d’un citoyen responsable et actif et pour le développement du respect de toute sorte de différences, respect fondé sur une compréhension de l’identité nationale et des principes de tolérance ;

– être un facteur décisif de réconciliation, de reconnaissance, de compréhension et de confiance mutuelle entre les peuples ;

– jouer un rôle essentiel dans la promotion de valeurs fondamentales telles que la tolérance, la compréhension mutuelle, les droits de l’homme et la démocratie ;

– constituer l’un des éléments fondamentaux d’une construction européenne librement consentie, basée sur un patrimoine historique et culturel commun, enrichi de ses diversités, même dans ses aspects conflictuels et parfois dramatiques…

(…)

Détournements de l’histoire

L’enseignement de l’histoire ne peut être un instrument de manipulation idéologique, de propagande ou de promotion de valeurs ultranationalistes, xénophobes, racistes ou antisémites et intolérantes.

Contenus des programmes

L’enseignement de l’histoire, s’il doit éviter une accumulation de savoirs encyclopédiques, devrait cependant comprendre :

– une sensibilisation à la dimension européenne, prise en compte dans l’élaboration des programmes, cela afin de conduire les élèves à une « conscience européenne » ouverte sur le monde ;

– le développement de l’esprit critique des élèves, d’un jugement indépendant et objectif, du refus des manipulations ;

– les événements et moments marquants de l’histoire de l’Europe en tant que telle, étudiée aux niveaux local, national, européen et mondial à travers des périodes et des faits particulièrement significatifs ;

(…)

– l’élimination des préjugés et des stéréotypes en mettant en évidence dans les programmes les influences mutuelles positives entre différents pays, religions et écoles de pensée dans le développement historique de l’Europe ;

– l’étude critique des détournements de l’histoire, qu’il s’agisse de détournements par négation d’une évidence historique, par falsification, par omission, par ignorance ou par récupération idéologique.

Enseignement et mémoire

Il conviendrait de prendre toutes les mesures éducatives permettant de prévenir la répétition ou la négation des événements dévastateurs ayant marqué ce siècle, à savoir l’Holocauste, les génocides et autres crimes contre l’humanité, les épurations ethniques, les violations massives des

droits de l’homme et des valeurs fondamentales auxquelles le Conseil de l’Europe est particulièrement attaché. Pour ce faire, il conviendrait :

– d’aider les élèves à prendre connaissance et conscience des fait – et de leurs causes –  qui ont marqué de la façon la plus sombre l’histoire de l’Europe en particulier et du monde en général ;

– de réfléchir sur les idéologies qui y ont conduit et sur les moyens permettant d’éviter la répétition de tels faits.

Formation initiale et continue des enseignants d’histoire

La formation initiale et continue spécifique aux enseignants d’histoire devrait :

– former et encourager les enseignants d’histoire à utiliser des méthodes d’enseignement de l’histoire complexes, appelant à la réflexion et basées sur la recherche ;

– rendre les enseignants sensibles à la mise en œuvre des pratiques pédagogiques qui, au-delà et en tenant compte des données factuelles, visent à ce que les élèves puissent interpréter et analyser les faits historiques et leur influence sur le présent, dans divers contextes social, géographique, économique, etc. ;

– aider à concevoir et à réaliser des situations d’apprentissage de nature transdisciplinaire dans leur classe en collaboration avec des pairs ;

– créer des lieux d’échange afin que les enseignants puissent prendre connaissance d’une grande diversité de situations d’apprentissage intégrant les nouveaux rôles des enseignants d’histoire (nouvelles technologies de l’information et de la communication).

(…)

Cette recommandation, modeste en apparence, revêt, en réalité, une réelle signification politique : en l’adoptant, le Conseil de l’Europe a affirmé que notre continent a besoin d’une « histoire-science » pour œuvrer à la pacification des mémoires.

Quant au développement d’une culture historique commune, il passe par l’élaboration d’un récit partagé, mettant en exergue les « pesanteurs » historiques propres à chaque pays européen. Par « pesanteur historique », il faut comprendre ce qui, dans l’histoire d’un pays, oriente durablement sa vision du monde. On ne peut en effet comprendre l’attitude des nouveaux adhérents à l’Union européenne vis-à-vis de la Russie ou des États-Unis si l’on ne se souvient pas que ces pays ne sont sortis de l’héritage de la Seconde Guerre mondiale qu’en 1989, lorsque la chute du mur de Berlin a signalé la fin de l’Europe de Yalta…

A cet égard, les manuels apportant un regard croisé sur les passés de pays qui se sont affrontés ou qui ont été longtemps coupés les uns des autres, peuvent jouer un rôle fondamental dans l’émergence d’une éducation historique et d’une mémoire européennes.

En janvier 2003, à Berlin, le Parlement franco-allemand des jeunes, réuni dans le cadre de la célébration du quarantième anniversaire du traité de l’Elysée, a exprimé le souhait qu’un tel manuel fût rédigé. En octobre 2003, à Poitiers, le Premier ministre français et le Chancelier allemand, Jean-Pierre Raffarin et Gerhard Schröder, ont annoncé qu’un manuel commun franco-allemand serait utilisé dans le secondaire. Les éditions Nathan, pour la France, et Klett, pour l’Allemagne, se sont ainsi associées pour éditer deux manuels, destinés aux classes d’histoire de terminale (« l’Europe et le monde depuis 1945 ») et de première (« L’Europe et le monde du congrès de Vienne à 1945 »). Le comité scientifique pour le manuel d’histoire franco-allemand souligne que l’histoire ainsi proposée est une « histoire qui explique les faits, les convergences, et les divergences, les sens et leurs représentations. C’est une histoire qui tente également de les interpréter et qui, ce faisant, désigne les façons, parfois discordantes, dont chaque peuple, chaque pays, a voulu s’approprier son passé, et souvent même celui des autres. Ainsi pourra être élargie, transposée à d’autres pays, à d’autres cultures, à d’autres régions du monde, cette expérience unique de l’écriture commune d’une histoire complexe et plurielle. » (257).

Ce projet a fait des émules. En avril 2008, sur proposition du ministre allemand des affaires étrangères, l’Allemagne et la Pologne ont marqué leur souhait de préparer la publication d’un manuel scolaire commun destiné aux élèves âgés de treize à quinze ans. Le premier volume devrait englober la période allant du Moyen-Âge au XVIIIe siècle (258).

Ces projets doivent être encouragés, car ils apporteront une contribution décisive à la « réunification des mémoires européennes » que Bronislaw Geremek a appelé de ses vœux devant la mission. Ce dernier a souligné l’importance de cet enjeu en estimant que le grand élargissement de 2004-2007, qui a fait entrer douze nouveaux États membres dans l’Union européenne, a mis en évidence le fait que la réunification des mémoires est autrement plus difficile que l’harmonisation des législations ou le rapprochement des économies. Ainsi, les pays de l’Europe de l’Ouest et ceux de l’Europe de l’Est n’ont pas forcément la même lecture de l’histoire : septembre 1939 marque l’entrée en guerre de la France et de l’Angleterre contre l’Allemagne, mais le 17 septembre, l’Armée rouge entre sur le sol polonais et attaque les pays baltes qu’elle privera de l’indépendance nationale pendant des années. Bronislaw Geremek rappelle ainsi : « il y a Auschwitz, mais aussi les crimes de Katyn. Il ne s’agit pas de comparer l’importance des événements et l’on ne saurait parler de mauvaise volonté du côté Ouest ou du côté Est. Les problèmes rencontrés, comme j’ai pu m’en apercevoir au Parlement européen, sont d’abord dus à l’ignorance »(259).

Dans ces conditions, la réunification des mémoires européennes obéit à un impératif majeur. Elle implique de lutter contre l’ignorance, par le recours à l’éducation historique, pour donner à l’Europe une mémoire collective sans laquelle elle ne pourra guère s’affirmer politiquement.

Loin de se résumer à une démarche purement intellectuelle, la « réunification des mémoires » constitue peut être l’une des clefs de l’Europe puissance que la France cherche à construire. Quel projet plus noble pourrait-il y avoir pour la politique européenne des États membres que de faire de l’éducation historique l’un des moteurs de « l’union sans cesse plus étroite entre les peuples » poursuivie par l’aventure extraordinaire commencée il y a plus de cinquante ans ?

B. UNE POLITIQUE À L’ÉCHELLE DU CONTINENT

En dehors de l’école, une mémoire commune pourrait être progressivement construite à travers les échanges entre chercheurs, le renouveau de la fête de l’Europe et la recherche d’une mémoire culturelle.

1. Conforter les échanges entre chercheurs européens

On sait que, dans le monde savant, les échanges internationaux et interuniversitaires préexistent de plusieurs siècles à la construction politique de l’Europe. Si les historiens et les chercheurs n’emploient plus le latin dans leurs controverses, ils continuent de défendre l’humanisme par de multiples rencontres, colloques et publications. Les pouvoirs publics nationaux, mais aussi les collectivités locales, soutiennent traditionnellement ce mouvement qu’il importe de conforter.

Dans le domaine particulier de la recherche historique, notre pays dispose d’un atout particulier. Par leur masse et leur richesse, les archives publiques françaises intéressent les chercheurs du monde entier : la France en effet détient et gère une partie de la mémoire européenne. Ses fonds peuvent se révéler particulièrement précieux pour certains pays d’Europe centrale et orientale dont les archives ont été détruites ou pillées.

Outre l’accueil des chercheurs européens, la recherche peut se trouver encouragée par des initiatives transnationales. En la matière, il ne s’agit que de transposer à l’échelle du continent les préconisations faites plus haut pour créer un environnement favorable à la recherche historique, par exemple en encourageant la numérisation des sources et la constitution d’instruments de recherche mutuellement utiles. C’est ainsi qu’ont déjà été publiés un guide des sources de l’histoire de France dans les archives de la Pologne et, inversement, un guide des sources de l’histoire de la Pologne dans les archives françaises.

2. Repenser la Fête de l’Europe

Il existe déjà une « Fête de l’Europe », officiellement dénommée Journée de l’Europe, qui a lieu chaque année le 9 mai : elle commémore la déclaration faite le 9 mai 1950 par le ministre français des Affaires étrangères Robert Schuman, et rédigée avec Jean Monnet, en vue de lancer la Communauté économique du charbon et de l’acier (CECA) qui se constituera l’année suivante.

La décision de commémorer cette date a été arrêtée lors du Conseil européen de Milan, en 1985, par les chefs d’État et de gouvernement.

Or, cette fête n’a guère de succès dans le public. L’explication première tient au fait que, faute d’un véritable patriotisme européen, cette célébration demeure souvent institutionnelle et assez privée de ferveur.

La date, il est vrai, n’est pas très heureuse, puisque cette fête s’intercale en France entre deux commémorations, dont la première est un jour férié : le 8 mai, anniversaire de la Victoire de 1945, et la commémoration nationale des victimes de la traite et de l’esclavage, le 10 mai.

Il apparaît toutefois logique de célébrer la construction d’une Europe démocratique après avoir fêté la défaite du nazisme, au point qu’il est parfois proposé de supprimer la célébration du 8 mai et de rendre férié le 9 mai.

Sans aller aussi loin, compte tenu notamment de l’attachement des Français à la commémoration du 8 mai, on pourrait imaginer que le 9 mai prenne en France et dans le reste de l’Union européenne une signification plus claire si elle devenait l’occasion de célébrer les jumelages à travers toute l’Europe en développant les échanges sportifs, culturels et humanitaires.

La Fête de l’Europe, dans ces conditions, reposerait plus largement sur les initiatives des collectivités locales, des comités de jumelage et des associations.

3. Explorer une mémoire culturelle plutôt que strictement historique

De manière plus large, l’Europe ne peut commémorer que ce qu’elle a en commun. Dans ces conditions, célébrer les grandes dates de l’histoire politique et militaire se révélera toujours délicat, à travers un continent où les victoires des uns sont les défaites des autres.

Au contraire, dans le monde des arts et de la pensée, les échanges et les influences mutuelles offrent la possibilité de montrer comment, par delà les différences locales puis nationales, le continent a pu concevoir de marcher vers son unité. Parcourue de courants aussi puissants que l’hellénisme, la romanité, la Renaissance, les Lumières, le romantisme, le surréalisme, notre Europe s’est façonnée par des emprunts mutuels dans tous les domaines de l’esprit. Que serait la peinture française sans le Quattrocento italien ? Quel dramaturge contemporain pourrait ignorer la comedia dell’arte, le génie shakespearien, le théâtre de Molière ? Il en va de même pour la poésie, la littérature, la peinture et les arts plastiques. C’est donc par des initiatives culturelles qu’il est possible d’imaginer une action mémorielle aussi européenne.

Il ne s’agit nullement, en se réfugiant dans l’esthétique, de nier la réalité des conflits qui ont déchiré l’Europe, mais de trouver le moyen de les surmonter. Comme l’a fait remarquer le philosophe Alain Finkielkraut à la mission, il ne faut pas oublier « que la culture a été défendue au cœur même de l’horreur » (260). Dans le difficile exercice que constituerait la « réunification des mémoires », la priorité serait donc de dissiper l’ignorance par l’échange des points de vue, de rechercher le discernement de l’essentiel commun dans la masse des différences spécifiques : ainsi, les Européens ne rendraient pas seulement hommage à leurs grandes figures nationales, mais apprendraient à porter des regards croisés sur des figures nationales étrangères, jusqu’à voir en elles des figures transnationales et universelles. Les Français connaissent mal Cervantès ou Shakespeare, tandis que Montaigne ou Rabelais ont encore des messages importants à délivrer à nos voisins.

Ainsi, la question dépasse la problématique des influences artistiques, rendues possibles par un certain partage des valeurs.

Les présocratiques, Platon, Aristote, Leibniz, Spinoza, Descartes, Kant, Hume et Rousseau n’appartiennent pas à un pays donné, mais à l’Europe entière et même au monde, en ce que leur pensée a préparé un continent en proie à la violence de l’arbitraire et des guerres à la démocratie et à l’universalité des droits de l’Homme. Célébrer de telles figures ne signifierait rien d’autre que revenir aux valeurs fondamentales que des générations d’Européens ont cultivées jusqu’à les faire triompher dans l’ordre politique. Il s’agit en définitive, pour reprendre les mots de Bronislaw Geremek, de placer le « paradigme antitotalitaire » au centre de la conscience européenne. S’il y a véritablement une histoire de l’Europe, c’est d’abord, en effet, une histoire de la liberté.

Proposition : la mission souhaite que les responsables politiques, les historiens, les enseignants et les associations conduisent une réflexion sur les moyens permettant d’atteindre une mémoire européenne partagée, considérant que faute d’une « réunification des mémoires », selon l’expression de Bronislaw Geremek, l’Union européenne pourra difficilement se donner une dimension politique. Il s’agit en particulier :

– d’encourager les initiatives éducatives, comme la publication de manuels communs d’histoire ;

– de soutenir la recherche historique et les échanges à l’échelle du continent, par la constitution d’instruments de recherche adéquats ;

– de s’interroger sur le statut de la Fête de l’Europe : sans méconnaître les inconvénients que présente la date du 9 mai, dans un mois qui comporte déjà plusieurs commémorations publiques, il apparaît souhaitable de la relancer sous la forme d’une fête des jumelages reposant plus largement sur les initiatives prises par les collectivités locales et les associations ;

– d’envisager des commémorations fédératrices.

LISTE DES RECOMMANDATIONS DE LA MISSION

Sur l’expression du Parlement concernant l’histoire

Conformément à l’engagement pris au cours de la réunion constitutive du 2 avril 2008, la mission ne remet pas en cause les lois dites « mémorielles » existantes, en particulier la loi du 13 juillet 1990 tendant à réprimer tout acte raciste, antisémite ou xénophobe, la loi du 29 janvier 2001 relative à la reconnaissance du génocide arménien, la loi du 21 mai 2001 tendant à la reconnaissance de la traite et de l’esclavage en tant que crime contre l’humanité et la loi du 23 février 2005 portant reconnaissance de la Nation et contribution nationale en faveur des rapatriés.

Propositions – La mission :

1) Considère que le rôle du Parlement n’est pas d’adopter des lois qualifiant ou portant une appréciation sur des faits historiques, a fortiori lorsque celles-ci s’accompagnent de sanctions pénales. Mais le Parlement est dans son rôle quand il édicte des normes ou des limitations destinées à défendre des principes affirmés par le Préambule de la Constitution, notamment pour lutter contre le racisme et la xénophobie.

2) Estime que le vote des résolutions prévues par l’article 34-1 nouveau de la Constitution devrait donner au Parlement un meilleur outil d’expression sur l’histoire lorsqu’il souhaite reconnaître des évènements significatifs pour l’affirmation des valeurs de la citoyenneté républicaine.

3) Demande que toute modification significative de notre calendrier commémoratif emprunte la voie législative.

Sur le processus commémoratif

4) Recommande que les initiatives du Parlement en matière de loi ou de résolution commémoratives reflètent la volonté partagée des groupes politiques de mettre en exergue les valeurs républicaines, de rendre hommage aux concitoyens qui ont défendu ces valeurs ou de célébrer l’apport de figures culturelles ou historiques.

5) Souhaite que les représentants de la Nation soient associés à la définition de la politique de la mémoire combattante et propose dans ce but de modifier le décret n° 97-11 du 9 janvier 1997 portant création du Haut conseil de la mémoire combattante pour permettre aux présidents des assemblées d’y nommer des parlementaires.

6) Demande que soit réalisé et transmis au Parlement un état des lieux sur le rôle des collectivités territoriales et des associations dans l’animation des politiques mémorielles, dont l’action devient décisive pour le renforcement du lien identitaire et affectif des Français avec leur passé, afin de formuler, le cas échant, des propositions permettant de conforter les initiatives locales.

Sur l’appropriation de l’histoire par les citoyens

7) Souhaite que se poursuive la réflexion sur l’appropriation par les citoyens de l’Histoire de France, en vue de construire une mémoire partagée.

8) Estime nécessaire que le Parlement, dans le cadre de son pouvoir de contrôle et d’évaluation, veille à une bonne application de la loi du 15 juillet 2008 relative aux archives, qu’il s’agisse de la collecte, de la répression des détournements et dégradations ou encore de la possibilité qui ne doit pas rester lettre morte d’accorder des dérogations aux chercheurs.

9) Suggère de définir des priorités nationales dans la numérisation des documents d’archives et des instruments de recherche à mettre en ligne, afin de faciliter la tâche des historiens français et étrangers.

10) Préconise de fédérer en réseau nos musées d’histoire, moins connus et moins fréquentés que les musées d’art, et de leur adosser chaque fois qu’il est possible un organisme de recherche, conformément à la loi d’orientation sur la recherche de 2006.

11) Souhaite la création d’une filière professionnelle des métiers de l’histoire, comportant ses propres diplômes et masters professionnels, au service des musées et des collectivités territoriales, fondations ou associations en charge du patrimoine.

12) Considère que les médias audiovisuels ont vocation à produire et à diffuser davantage de programmes à caractère historique, en particulier pour renforcer l’effet des commémorations.

Sur le rôle de l’école

13) Affirme que le Parlement, s’il ne doit pas prescrire le contenu des programmes, est dans son rôle lorsqu’il décide, au titre de sa mission de contrôle et d’évaluation de l’action du Gouvernement, de se pencher sur l’enseignement de l’histoire à l’école. En conséquence, la mission réaffirme son attachement à l’enseignement obligatoire de cette discipline dans le premier et le second degrés.

14) Rappelle que la classe et les programmes d’histoire doivent rester un lieu de connaissance et non de reconnaissance, leur finalité première étant de « comprendre » et de « faire comprendre » pour reprendre des termes de Primo Levi.

15) Rappelle que dans l’enseignement des questions historiques rendues sensibles en raison des attentes et des passions qui s’y attachent ou de l’expression de mémoires « vives » familiales ou sociales par les élèves, la dimension pédagogique est essentielle. Cet enseignement peut être facilité notamment par :

– une approche pluridisciplinaire, faisant appel aux cours d’éducation civique, de lettres et de philosophie ;

– le recours à des récits de vie qui permettent aux élèves de partir d’une expérience singulière pour en saisir la signification universelle ;

– une éducation aux médias permettant aux élèves de distinguer ce qui, dans l’actualité, revêt une signification historique ;

– la mise à disposition auprès des enseignants de lieux d’échanges, y compris virtuels, sur les difficultés et les bonnes pratiques constatées ;

– la coopération avec les associations qui peuvent apporter aux écoles des matériaux de mémoire précieux lorsque leur présentation permet de stimuler la réflexion ;

– l’intervention, au cours de la formation des maîtres, d’enseignants et d’historiens spécialisés, travaillant notamment auprès des mémoriaux et des réseaux de l’éducation populaire, pour indiquer les ressources documentaires et les méthodes qu’il est souhaitable d’utiliser.

16) Appelle de ses vœux un renforcement de la formation permanente des enseignants en histoire, et un soutien, si nécessaire, de manière à rapprocher l’histoire enseignée à l’école des évolutions récentes de la recherche historique.

Sur la dimension européenne

17) Souhaite que les responsables politiques, les historiens, les enseignants et les associations conduisent une réflexion sur les moyens permettant d’atteindre une mémoire européenne partagée, considérant que faute d’une « réunification des mémoires », selon l’expression de Bronislaw Geremek, l’Union européenne pourra difficilement se donner une dimension politique. Il s’agit en particulier :

– d’encourager les initiatives éducatives, comme la publication de manuels communs d’histoire ;

– de soutenir la recherche historique et les échanges à l’échelle du continent, par la constitution d’instruments de recherche adéquats ;

– de s’interroger sur le statut de la Fête de l’Europe : sans méconnaître les inconvénients que présente la date du 9 mai, dans un mois qui comporte déjà plusieurs commémorations publiques, il apparaît souhaitable de la relancer sous la forme d’une fête des jumelages reposant plus largement sur les initiatives prises par les collectivités locales et les associations ;

– d’envisager des commémorations fédératrices.

18) Souligne l'importance de la proposition de décision-cadre du 20 avril 2007 relative à « la lutte contre certaines formes et manifestations de racisme et de xénophobie au moyen du droit pénal » pour l'ensemble des pays européens.

– Demande que soit rigoureusement appréciée la portée en droit interne français de ce texte.

– Souhaite que le Gouvernement, lors du vote définitif de la proposition de décision-cadre par le Conseil des ministres de l'Union européenne, utilise la possibilité ouverte aux États-membres de faire une déclaration au titre du paragraphe 4 de l'article 1er de ce texte.

CONTRIBUTIONS DES MEMBRES DE LA MISSION

Contribution de M. Patrick Beaudouin, député UMP du Val-de-Marne

J’ai lu avec intérêt les propositions relatives à la Mission d’information sur les questions mémorielles. En effet, un certain nombre d’entre elles rejoignent les conclusions que j’ai pu tirer de mes propres travaux en tant que rapporteur pour avis de la commission de la défense nationale et des forces armées du programme budgétaire « Liens entre la Nation et son armée » de la mission « Anciens combattants, mémoire et liens avec la Nation ».

Tout d’abord, j’ai constaté à quel point la valorisation du patrimoine constitue un enjeu d’ouverture au public et d’appropriation de l’histoire. La définition de priorités s’agissant des travaux de numérisation des documents d’archives et d’instruments de recherche constitue un aspect primordial. Ces actions me semblent en effet indispensables tant pour le soutien à la recherche historique que pour la constitution d’une « mémoire nationale partagée ». Nous devons veiller à ce que cet effort soit soutenu de deux façons. Tout d’abord, pour que les travaux soient effectivement connus des historiens ou même du grand public, la question de la convivialité de la diffusion de l’information, notamment par le biais d’Internet, constitue à mon sens un enjeu incontournable. En témoignent notamment les nombreuses connections enregistrées par le ministère de la défense depuis la création de son site « Mémoire des hommes ». Ensuite, il nous appartient, en tant qu’élus, de favoriser la diffusion de ces supports par le biais d’expositions comme celle que j’ai organisée à l’hôtel de ville de Saint Mandé, le 11 novembre dernier.

Sur le processus commémoratif, je souscris à la mise en œuvre d’un état des lieux sur le rôle des collectivités territoriales et des associations dans l’animation des politiques mémorielles. Les initiatives qu’elles prennent ne peuvent être durables sans le pilotage et le soutien financier ou moral des administrations et de leurs opérateurs, qui peuvent être inclus dans le champ de l’étude. Par exemple, dans le cadre du lien armée-Nation, le pilotage de la politique de mémoire est du ressort de la direction de la mémoire, du patrimoine et des archives du ministère de la défense (DMPA). La mise en œuvre concrète relève notamment de structures publiques autonomes tels que l’Établissement de communication et de production audiovisuelle de la défense (ECPAD) pour la réalisation de courts-métrages retransmis lors des commémorations, ou l’Office national des anciens combattants et victimes de guerre. Ces institutions oeuvrent discrètement mais de façon déterminante dans l’organisation des commémorations.

Sur le calendrier commémoratif, je partage le souci d’organiser une journée unique du souvenir même si, pour le moment, l’imposition d’une fusion m’apparaît peu opportune compte tenu de l’attachement de nos anciens combattants au maintien des dates existantes. Pour autant, il nous appartient d’inciter les anciens combattants à préparer dès aujourd’hui les conditions dans lesquelles le témoin doit être transmis aux générations suivantes, pour que la mémoire collective prenne le relais des souvenirs individuels. Nos monuments aux morts, qui font partie de notre patrimoine mémoriel, préfigurent aujourd’hui cette journée du souvenir : aux noms des anciens combattants de la Première guerre mondiale, ont ainsi été ajoutés ceux de la Seconde guerre mondiale et des conflits ultérieurs. Ces lieux de mémoire symbolisent l’union de la Cité avec les générations de combattants qui se sont sacrifiées pour elle.

S’agissant de la dimension européenne, l’objectif de « réunification des mémoires » formulée par Bronisław Geremek nécessite, dans le cadre des travaux de recherche qui sont préconisés, de savoir comment les événements historiques sont perçus par nos partenaires européens. A cet égard, je note la suggestion formulée par M. Éric Lucas, directeur de la DMPA, selon lequel la construction d’une « mémoire européenne […] passe d’abord par un travail important de défrichage et d’analyse de ce qui se passe ailleurs »261. Il pourrait être utile au Parlement de diffuser de façon large les conclusions de l’étude commandée par le ministère de la défense à cette occasion.

Enfin, dans le droit fil des préconisations du Livre blanc sur la défense et la sécurité nationale portant sur la mise en place d’un véritable « esprit de défense », je formulerai prochainement des propositions visant à la convergence effective des diverses politiques publiques. Le lien armée-Nation nécessite en effet de redonner du sens et une certaine cohérence à des acteurs multiples : école, recherche universitaire, élus locaux, associations d’anciens combattants, réservistes, etc… Leur « balkanisation » ne permet pas la diffusion d’un message lisible susceptible de favoriser le creuset républicain. Il passe notamment par la réappropriation par nos concitoyens de notre patrimoine historique et culturel, la revitalisation du « parcours de la défense » pour les jeunes générations, et la connaissance des choix fondamentaux de notre pays en développant les liens entre l’université et le monde de la défense. Ces propositions viendraient conforter les conclusions de la Mission d’information sur les questions mémorielles.

Patrick Beaudouin

Contribution de Mme Marie-Louise Fort, députée UMP de l’Yonne

Est-ce devenu une manie franco-française que de porter le lourd fardeau de la mauvaise conscience universelle ?

Les lois mémorielles sont-elles devenues le vecteur le plus noble de la souffrance humaine ?

Les lois mémorielles qui ne sont pas par nature l’expression de la volonté générale ne sont-elles que lois compassionnelles et surtout peuvent-elles être autres ?

Est-ce un besoin pour lutter contre un malaise sociétal de plus en plus prégnant ?

Autant de questions qui se sont posées à nous au cours de ces semaines d’auditions.

Enfin et surtout, ces lois ne sont-elles pas un moyen pour le politique – dans notre cas, le législateur – de trancher, de dire l’histoire et à travers la diversité des thématiques, des époques choisies, d’échapper à l’histoire de la France pour faire une place non négligeable aux minorités ethniques, religieuses, sexuelles même et ainsi faire le lit des communautarismes ?

En continuant sur cette ligne, ne nous enfoncerions-nous pas dans la tentation dangereuse du politiquement correct, et pire, à l’instar des régimes les plus noirs que l’humanité a connus, dans la tentation de l’État d’édicter ses prescriptions dans la lecture de l’Histoire ?

I – POUR CE QUI CONCERNE LES COMMÉMORATIONS

Question épineuse s’il en est. L’analyse intellectuelle et un tantinet conservatrice qui en est faite, provoque indignation et courroux dès qu’on veut toucher à telle ou telle commémoration, même si la participation à ces cérémonies se résume souvent à la présence de quelques officiels auprès des représentants associatifs et/ou anciens combattants.

L’acte de commémoration a pour mission de ne pas permettre l’oubli mais aussi de transmettre aux jeunes générations afin qu’elles deviennent, en toute connaissance de cause, les citoyens responsables de demain.

Il faut saluer l’action de l’ONAC qui a su nouer les liens d’un partenariat riche avec l’Éducation nationale et le ministère de la Défense.

Il appartient à la communauté nationale, parents et familles, école et éducateurs, élus et institutions d’utiliser au mieux toutes les nouvelles technologies pour présenter et expliquer de façon moderne, pédagogique et interactive les événements, les personnages, les valeurs qui ont marqué notre conscience collective.

Trop de commémorations tuent l’acte commémoratif. Il convient de laisser large part à la capacité d’innover en la matière aux collectivités et/ou aux associations.

Je souscris bien entendu à l’ensemble des recommandations et conclusions de notre groupe de travail mais je voudrais insister sur la nécessité de donner les conditions optimales de connaissance du meilleur comme du pire à nos enfants afin qu’ils soient porteurs de notre espérance dans un monde meilleur de paix dans leur pays mais aussi à l’échelle de l’Europe et du monde.

II - POUR CE QUI CONCERNE LES LOIS DITES MÉMORIELLES

Les valeurs qui sont le fondement de notre République

« La mémoire sourd d’un groupe dont elle continue à souder la solidarité identitaire. Elle singularise et particularise » dit Pierre Nora.

Aujourd’hui, chaque minorité au nom de la mémoire exige de réintégrer l’histoire nationale. Pour faire bonne mesure, chacune d’elles cherche à socialiser la perception qu’elle a de son passé et interdire par la loi qu’on puisse la contester.

Au terme de nos auditions, rappelons-nous que l’histoire n’est pas manichéenne. N’ajoutons pas aux difficultés vécues de notre société en terme de communautarisme  « l’incompatibilité conflictuelle des mémoires ».

Les parlementaires que nous sommes doivent en toute responsabilité rejeter toute démagogie. Réaffirmons le vrai rôle de l’Histoire des historiens et des chercheurs. Ils sont les mieux placés, entre « pression sociale et expertise savante «  pour dire ce que le passé autorise et ce qu’il ne permet pas. La mémoire divise le plus souvent, l’histoire seule a la capacité de réunir.

Il faut être excessivement vigilant à établir une distinction nette et une réelle frontière entre ce qui relève de la commémoration de notre histoire et ce qui relève de l’expression libre de la recherche et de l’enseignement. S’il relève de la représentation nationale d’identifier et définir les faits et repères historiques qu’elle considère comme emblématiques de l’identité nationale, il faut en revanche et sans ambiguïté, en tirant les leçons des régimes du monde les plus noirs, interdire la qualification par la loi des faits d’histoire qui seraient ainsi érigés en vérités d’État, en histoire officielle.

Je fais mienne la formule d’Anne-Marie Le Pourhiet : « que le Parlement reste dans sa fonction qui est de créer des droits et des obligations et évite de trop gouverner nos esprits ».

Au terme de six mois d’auditions passionnantes et de réflexion, j’adhère totalement à l’analyse de Robert Badinter qui nous a indiqué sans contestation possible que le Parlement n’est pas compétent pour statuer sur un fait historique en vertu de l’article 34 de la Constitution, de la jurisprudence récente et du principe de « la séparation des pouvoirs législatif et exécutif consacré tant par la déclaration de 1789 que comme principe fondamental reconnu par les lois de la République.

Pour l’heure, ne touchons pas aux lois déjà votées mais pour l’avenir, je constate qu’en matière de mémoire, la révision constitutionnelle de cet été nous dote d’un nouvel outil, la résolution. Utilisons-la afin d’affirmer à un moment donné notre intérêt et notre volonté de mettre en avant tel ou tel évènement aussi dramatique soit-il ou en revanche aussi emblématique soit-il.

Marie-Louise Fort

Contribution de M. Christian Vanneste, député UMP du Nord

Il convient tout d'abord de remercier le Président Accoyer à deux titres : d'abord, d'avoir inspiré la Mission d'information afin de répondre au problème posé par la concurrence des mémoires, et ensuite d'avoir conduit une mission de haute tenue, durant laquelle des interventions et des échanges de qualité ont permis de jeter une lumière apaisée et apaisante sur une question que certains avaient rendue conflictuelle.

Comme le disait Paul Valéry, « l'histoire est le plus dangereux des produits que la chimie de l'intellect ait élaboré ». L'histoire oscille en effet toujours entre une exigence de vérité scientifique sur le passé et une exploitation idéologique de celui-ci suscitée par les querelles du présent. Si l'histoire documentée, minutieuse, monographique, et souvent quantitative des Annales s'est approchée de la rigueur scientifique, celle qui est enseignée dans nos écoles, contrainte à des sélections, à des choix, à des impasses et à des raccourcis, ne peut malheureusement prétendre qu'à la vérité du juge, ou dans le pire des cas à celle du journaliste. Le premier n'évite pas toujours l'erreur judiciaire, ni le second la désinformation. Or, l'histoire n'est pas seulement un outil de compréhension, c'est aussi un moyen pour les élèves, pour les futurs ou les jeunes citoyens de la République française de prendre conscience de leur identité et des valeurs qui la fondent. En cela, la connaissance qu'apporte l'histoire doit rejoindre et soutenir la mémoire affective : la Patrie ne doit pas être un concept, mais une personne.

C'est pourquoi, il convient de souligner particulièrement le danger que représentent les revendications mémorielles de groupes identitaires. Celles-ci divisent la Nation, au lieu de l'unir, enveniment les plaies plus ou moins réelles du passé pour mieux exacerber les conflits du présent, et cherchent à développer un climat de repentance malsaine pour des générations qui ont davantage besoin de trouver dans la fierté du passé les aliments qui vont nourrir leur confiance dans l'avenir. L'exemple extrême de cette dérive et de ce risque se trouve illustré par l'irruption dans ce débat d'une association regroupant les « associations noires ». Non seulement, dans notre pays, aucune communauté de destin ne peut être définie historiquement par la couleur de la peau, mais encore cette distinction est une étonnante et paradoxale illustration de l'emploi d'une notion qui n'a été conservée dans notre Constitution lors de la récente révision que parce qu'elle sert à définir un crime : la race.

Il me paraît donc important de souligner le caractère essentiel de la 4ème proposition du rapport qui évoque la « volonté partagée (...) de mettre en exergue les valeurs républicaines », de la 7ème proposition qui parle de « l'appropriation par les citoyens » de l'Histoire de France, de la 13ème proposition qui rappelle que le Parlement est dans son rôle lorsqu'il se penche sur l'enseignement de l'histoire à l'école.

En revanche, je demeure réservé sur la 14ème proposition pour les raisons déjà évoquées : la connaissance historique à l'école est nécessairement limitée, voire tronquée. « Faire comprendre », c'est en matière historique, « donner une interprétation ». La reconnaissance de l'identité nationale et des valeurs républicaines sont des objectifs légitimes de l'enseignement de l'histoire à l'école.

Enfin, je ne peux que regretter l'engagement initial de la Mission de ne pas remettre en cause les lois mémorielles. Une seule a jusqu'à présent été victime des groupes de pression, celle qui évoquait le rôle en particulier positif de la France Outre-mer et le sacrifice des combattants venus d'Outre-mer. Je partage entièrement le point de vue de Robert Badinter sur cette question. Il ne me paraîtrait pas absurde d'abroger les lois du 29 janvier 2001 et du 21 mai 2001 afin de les remplacer par de simples résolutions. Celles-ci me paraissent la voie de l'avenir lorsque le Parlement aura à se pencher sur notre passé.

Christian Vanneste

Contribution de Mme Catherine Coutelle, députée SRC de la Vienne

Cette mission mise en place à l'initiative du Président de l'Assemblée Nationale, Bernard Accoyer, a pour finalité de réfléchir au rôle du Parlement face à la question mémorielle : loi, commémoration, célébration, mémorial...

Au fil de nombreuses auditions (d'historiens, de juristes, de philosophes) et des tables rondes, la question s'est révélée dans toute son ampleur et sa complexité, sa passion aussi.

La France se singularise en Europe par le nombre de ses lois mémorielles, par l'existence d'une institution culturelle dédiée aux célébrations nationales, par le nombre des commémorations  « officielles » et par la place très particulière de l'Histoire dans le débat public, toute question d'Histoire et de Mémoire peut être sujet de polémique.

Des thèmes et réflexions ont été récurrents au cours de nos auditions. On peut les regrouper autour de trois questionnements :

– le rôle de l'Histoire, la place de la recherche historique et de l'histoire enseignée.

– le lien entre Histoire et Mémoire et le rôle du parlement face aux « injonctions mémorielles. ».

– les « contours » d'une mémoire européenne.

1 – A propos de l'Histoire : les principales interrogations au cours des auditions ont porté sur la manière dont s'écrit l'histoire. Des sources sont-elles privilégiées et d'autres occultées, sous-estimées ou méconnues ? Le rôle et la place des historiens dans la société en ce début XXIe siècle ? L'histoire est-elle jugement, reconnaissance, re-construction du passé ?

La recherche historique : qui décide des sujets et des thématiques ? L'Histoire n'est-elle que celle des vainqueurs ? Comment émergent de nouvelles questions ? Comment surgissent les nouveaux questionnements du passé ? Comment rendre compte d'optiques différentes, de mémoires divergentes ? Quelle place pour une histoire « européenne ».

Quelle liberté pour les historiens?

Des thèmes ont régulièrement illustré nos débats : la colonisation (en lien avec l'article 4 de la loi de février 2005), l'esclavage (en lien avec la loi « Taubira » de mai 2001), la Shoah et la loi « Gayssot » de 1990.

2 – Comment passer de l'Histoire savante à l’« Histoire enseignée » : qui écrit et qui doit écrire les programmes d'histoire et quel rôle dévolue-t-on à l'histoire à l'école. Connaissances? Mémoire? Identité? Valeurs morales? Citoyenneté?

Qui doit décider du rôle de l'enseignement et des enseignants ?

L'Histoire et l'identité nationale. L'Histoire et la citoyenneté : quel genre de récit peut permettre de partager le sentiment d'identité ?

L'Histoire porte-t-elle des valeurs morales ? Où commence l'éducation civique ? Quelle place pour les commémorations à l'école ? L'école est-elle soumise à des « revendications mémorielles » ?

3 – Le lien entre Histoire et Mémoire : une mémoire ou des mémoires... ?

S'agit-il de mémoires individuelles recueillies (le témoignage, l'acteur avec sa passion, sa vision partielle, ses oublis) ou s'agit-il de la Mémoire de groupes : opprimés, oubliés ou massacrés?

Nous semblons vivre une époque d'injonction mémorielle et pour certains de trop plein de commémorations et célébrations. Peut-on réparer aujourd'hui les erreurs ou les fautes d'hier ? Cette injonction du souvenir, est-ce pour que le passé ne revienne pas ou au contraire pour qu'il revienne ?

Il me semble qu'une définition « consensuelle de la Mémoire » n'a pas émergé des débats.

Certaines tables rondes ont donné le sentiment de risque de concurrence de mémoires.

Les oublis d'une époque peuvent-ils être réparés plus tard? Comment construire une mémoire fédératrice, une mémoire collective, une mémoire « apaisée »? Comment introduire de la pluralité dans l'universel ?

Au cours de nos discussions des thèmes sont maintes fois revenus tels la Shoah, les deux Guerres Mondiales, la traite négrière et l'esclavage, la colonisation. (en raisonnance avec les lois mémorielles).

Les femmes ont été peu présentes comme elles le sont bien peu dans la recherche historique ou dans les manuels. Ce sujet n'a jamais été abordé par aucun « orateur ». Elles font partie des « oubliées de l'Histoire » et de notre Mission.

La Mémoire se manifeste par des célébrations, des commémorations. Ce sont des marqueurs de la perception du Temps et elles servent de fabrique identitaire.

La vivacité des débats historiques et sociaux contemporains contribue à donner à la question du choix des célébrations nationales un enjeu considérable.

Ces commémorations républicaines si elles affirment le « roman national », « élaborent la conscience nationale » (qui dans la forme française est « historique »). Elles supposent une sélection des « épisodes mémorables ».

Mais alors qui choisit ces « épisodes » ? L''Histoire est le plus souvent écrite par le vainqueur ou le dominant, comment la diversité des origines peut-elle s'y retrouver ?

Comment faire surgir les «épisodes » oubliés, occultés, sous-estimés ?

Le Parlement peut-il favoriser une mémoire commune ? Peut-il, doit-il reconnaître différentes « mémoires » ? (celles des descendants d'esclaves, des juifs, des arméniens, des harkis, mais pourquoi pas des identités régionales des bretons, des basques, des alsaciens, etc...)

En édictant des lois mémorielles, en élaborant une politique mémorielle de commémorations, le Parlement s'appuie sur le travail des historiens.

Mais le Parlement est-il dans son rôle s'il intervient dans la recherche historique ou dans les programmes d'enseignement de l'Histoire ?

Comment faire comprendre aux élèves qu'ils appartiennent à une histoire particulière, mémoire de la famille, du groupe, qui s'inscrit dans une histoire plus large : la Nation, l'Europe, voire une Histoire universelle ?

Questions très intéressantes, passionnantes et passionnées.

A la suite du rapport concluant nos travaux (rapport dont je partage le constat et les propositions je nuancerai des paragraphes dans la IIe partie à propos de l'enseignement de l'histoire).

Il me semble que l'on peut tenter de répondre à 3 questions:

- le Parlement est-il dans son rôle quand il promulgue des lois mémorielles ?

- le Parlement est-il dans son rôle s'il décide des commémorations ?

- le Parlement est-il dans son rôle s'il intervient dans l'enseignement de l'Histoire ?

I – Les lois mémorielles :

A titre personnel, je pense que l'Histoire ne s'écrit pas par la loi. Le citoyen doit avoir le droit d’accès à la connaissance d'une histoire sans a priori et garante de la mémoire collective.

Or la loi définit des règles, édicte des normes, instaure des contraintes et sanctionne.

Des lois appropriées permettent de sanctionner des propos ou des comportements racistes et xénophobes. Elles peuvent décider des réparations à la (ou aux) victime(s) de ces propagandes.

Ces lois défendent les principes affirmés au Préambule de la Constitution.

Certaines lois mémorielles répondent à d'autres logiques. La loi de février 2005 « de reconnaissance nationale en faveur des français rapatriés » enjoignait dans son article 4 de présenter les aspects positifs de la présence française outre-mer ». Elle a, à l'instigation d'historiens, provoqué un débat vif et utile.

Cette loi tendait à imposer un regard « officiel » sur un pan de notre histoire et faisait pression sur les enseignants, à juste titre l'alinéa « litigieux » a été abrogé.

D'autres lois portées par la gauche avaient valeur de reconnaissance, de réparation des oublis de l'histoire. La loi du 21 mai 2001 dite loi « Taubira » n'avait pas de portée normative : c'est une loi de reconnaissance «  dans la longue histoire de l'atrocité de l'esclavage de la traite transatlantique » comme crime contre l'humanité, mais aussi, elle a pour objet de lutter contre le racisme et la xénophobie.

La première loi « Gayssot » de 1990 a une portée normative : elle a pour objet d'interdire, sous peine de sanctions pénales, la négation de la chose jugée (le génocide juif de la deuxième Guerre Mondiale). Crime reconnu par un tribunal international.

Cette loi était indispensable dans le contexte de production de textes « révisionnistes » des années 90, pour les réprimer.

Toutes ces lois existent, il faut les conserver. Mais le Parlement n'est pas dans son rôle quand il tente de dire l'histoire par la loi. « L'histoire est une permanente réecriture et la loi ne peut dominer l'écriture de l'histoire » J. D. Bredin citant G.Duby et P.Ricoeur.

La « résolution » telle qu'elle est introduite dans la Constitution semble mieux adaptée pour répondre aux attentes de reconnaissance, à condition que le Parlement puisse en avoir l'initiative.

II – À propos de la recherche historique celle-ci doit être libre. Si des oublis, des omissions, des occultations sont constatés, des thèmes de recherche peuvent faire l'objet d'appels à projet, d'incitations, de colloques ou de débats publics. Les commémorations et célébrations à l'occasion d'anniversaires (comme le Bi-centenaire de la Révolution, ou les 90 ans de la fin de la Première Guerre Mondiale) donnent cet élan avec de nouveaux éclairages (ainsi les mutineries et fusillés de 1917).

Mais le Parlement est dans son rôle lorsqu'il demande de faciliter l'accès aux archives et on ne peut que regretter la frilosité de la loi sur les archives adoptée en juillet 2008 et le manque de moyens dégagés pour leur conservation.

III – Les commémorations:

Elles s'inscrivent dans une tradition instaurée lors de la Révolution française pour la formation et l'édification du « citoyen ». Aujourd’hui elles répondent au « devoir de mémoire ». Pour ma part, je préfèrerais parler de « travail de mémoire », travail indispensable pour qu'une nation regarde avec lucidité son passé et que ce passé soit connu, évoqué, assumé, mais avec la multiplication des célébrations. Que restera-t-il du véritable « exercice de mémoire »?

C'est pourquoi nous nous sommes régulièrement interrogés sur la recherche d'un renouveau du processus de ces manifestations « car ce devoir de mémoire n'est qu'une coquille vide s'il ne procède pas un savoir » (H. Rousso). Et le Parlement est dans son rôle si, en lien avec des dates de commémorations, il incite à la médiatisation et contribue à mettre sur le devant de la scène des évènements, des séquences ou des groupes négligés ou oubliés de l'histoire.

Avec le mouvement de fragmentation de la société française, ces enjeux de mémoire sont aujourd'hui étroitement entrelacés avec ceux de la vie en commun, des difficultés de s'inscrire dans la société.

Des conflits de mémoire existent et ont émergé au cours des auditions.

« La mémoire comme réparation s'est substituée à l'histoire comme production ou fabrication émancipatrice ».

Il appartient au politique d'entretenir la mémoire collective. C'est pourquoi le Parlement peut et doit intervenir dans la hiérarchie des commémorations.

Il me semble que nous n'avons pas assez approfondi la question de la « mémoire » européenne, de l'Histoire commune, des lectures croisées de l'Histoire du continent et des fêtes et célébrations qui permettraint de construire une identité européenne. Une meilleure diffusion de « la recommandation 15 (2001) du comité des ministres du Conseil de l'Europe relative à l'enseignement de l'histoire de l'Europe au XXIe siècle » pourrait engager des débats sur une « histoire-science » pour oeuvrer à la pacification des mémoires.

IV – Quant à l'enseignement de l'Histoire de l'école au lycée, c'est la partie du rapport (IIe partie paragraphe III) que je voudrais nuancer. Certes l'enseignement est la question clef « des questions mémorielles » mais cet enseignement doit s'appuyer sur la liberté pédagogique : le Conseil constitutionnel a estimé que « par leur nature même les fonctions d'enseignement et de recherche demandent que la libre expression et l'indépendance des personnes soient garanties » et le Parlement ne doit pas écrire les « programmes ». Je me suis publiquement opposée au nom du groupe SRC à la proposition de M. X. Darcos, Ministre de l'éducation nationale exposée devant notre mission proposant aux parlementaires d'intervenir dans les programmes. Laissons aux Commissions des programmes le soin de les élaborer et les choisir en fonction de l'évolution des savoirs et de la recherche mais aussi des considérations qui touchent à l'actualité.

Les finalités assignées à l'enseignement de l'histoire sont la formation intellectuelle et culturelle du citoyen, capable de s'inscrire dans la succession des époques, de comprendre le présent et d'exercer son esprit critique, « d'acquérir tout à la fois le sens de la continuité et de la rupture, de l'identité et de l'altérité ».

A l'éducation civique, la dimension morale, les jugements sur le passé, la formation du « citoyen éclairé ».

L'école en général, l'enseignement de l'Histoire en particulier ne peuvent résoudre toutes les tensions de la société. La mission n'a pas assez approfondie cet aspect de l'enseignement des « histoires dites sensibles ».

Les enseignants peuvent être désarçonnés et démunis face aux affrontements mémoriels dans les classes, au manque de temps dans le programme mais surtout à l'insuffisance de place faite à ces questions dans la formation initiale et au cours de leur carrière. Ces sujets exigent échange et coopération entre enseignants. Le rapport souligne bien que ces questions doivent laisser la place au débat éthique et politique, or l'institution scolaire lui fait bien peu de place.

Conclusion :

Cette mission est une illustration d'un aspect passionnant du travail parlementaire. Elle a souligné de nombreuses questions, des polémiques. Elle doit permettre de clarifier et renforcer le rôle du Parlement sur ces sujets. Cette réflexion et ce travail mériteraient d'être poursuivis.

Catherine Coutelle

Contribution de Mme George Pau-Langevin, députée de Paris,
vice-présidente du groupe Socialiste

Sur les lois mémorielles

Comme les autres participants à la Mission je crois que la réflexion qui a été menée a été riche et utile. Les préconisations de la Mission selon moi doivent prendre en compte les considérations suivantes:

1°) La démarche à propos des « lois mémorielles » assimile des lois qui n'ont ni le même objet ni la même portée. La loi « Gayssot » s'insère dans la loi de 1881 sur la liberté de la presse qui essaie de définir un équilibre entre la liberté de publier et le respect des personnes privées, et plus précisément dans la loi de 1972 qui, pour lutter contre le racisme, incrimine un certain nombre d'expressions ou d'argumentations qui sont de nature à insulter ou diffamer des personnes ou des groupes de personnes en raison de leur origine ou de leur religion.

Ses détracteurs estiment que la loi « Gayssot » est sur la sellette non par ses dispositions propres mais parce qu'elle aurait en quelque sorte ouverte la voie aux lois suivantes. Dans ces conditions, pourquoi ne pas incriminer aussi la loi contre le racisme de 1972 qui, effectivement, sanctionne la diffamation raciale ou la provocation à la haine raciale, chefs sous lesquels Faurisson a été à l'origine poursuivi et condamné ?

Il ne s'agit pas d'incriminer la recherche historique véritable, mais les écrits qui dissimulent sous de pseudo arguments historiques la résurgence de préjugés immémoriaux.

La loi dite « Taubira », qui concerne tout à fait la France et les Français, prévoit la recherche d'une date nationale de commémoration en métropole, institue un Comité national pour la mémoire de l'esclavage, donc comprend des dispositions normatives qui ont d'ailleurs été suivies d'effet. Elle ne peut susciter des lois sur les Indiens d'Amérique ou tel ou tel massacre dans l'empire Chinois comme le disent par dérision certains. La loi Mauroy de 1983 traitait déjà de cette question de l'esclavage et définissait des dates de commémoration sans que nul ne trouve à redire au rôle du Parlement à cette occasion.

S'il s'agit, comme semble le préconiser le rapport Kaspi, de déclasser celle ci en commémoration régionale ou particulière, en fait, paradoxalement, au nom de la lutte contre le communautarisme, serait refoulée dans une mémoire spécifique et silencieuse cette longue période de l'histoire de notre pays, au risque pour ceux chez qui elle est encore très vive de se sentir rejetés de la mémoire nationale.

Bien sûr, le rapport propose de ne pas remettre en cause les lois existantes, mais il convient de ne pas les fragiliser alors qu'elles ont été souvent adoptées de manière unanime.

2°) La mission ne saurait sembler, en acquiesçant aux thèses du groupe Liberté pour l'Histoire, condamner le combat mené sans relâche par les associations antiracistes, dont l'action vise effectivement à limiter la liberté d'expression ou de publication pour défendre des valeurs communes qui semblent supérieures, comme la nécessaire lutte contre le racisme et la xénophobie.

La première proposition limitant le rôle du Parlement dans l'appréciation des faits historiques devrait être complétée par une phrase indiquant que le Parlement est parfaitement dans son rôle quand il édicte des normes ou des limitations destinées à défendre les principes affirmés dans le Préambule de la Constitution qui font partie des Droits et libertés garantis par notre système de droit positif.

La liberté des historiens comme celle de tout autre écrivain, homme politique, scientifique ou chercheur doit respecter ces principes fondamentaux. Dans tous les cas, les tribunaux ont parfaitement la possibilité d'examiner, comme ils le font en matière de diffamation ou de provocation à la haine, voire dans les procédures civiles, si, dans l'écrit concerné, l'écrivain ou l'historien a fait preuve de prudence, de discernement et de bonne foi et ce, quelle que soit l'opinion qu'il énonce.

3°) S'agissant de la Décision-cadre du 20 avril 2007 qui vise, au niveau européen, à poursuivre cette lutte, dont la nécessité ne saurait être sous-estimée, elle semble surtout viser des pays qui n'ont pas encore une législation comparable à celle de la France. On voit mal pourquoi, à l'avenir, on soumettrait la lutte contre le négationnisme en France à la décision d'une juridiction internationale.

4°) Je trouve intéressante la piste ouverte par les résolutions. Le problème est qu'à cette date le contour exact de cette nouvelle prérogative du Parlement n'est pas défini et que nous saurons seulement dans quelques semaines, voire quelques mois, si elle est utilisable.

5°) Enfin, si le Parlement limite volontairement ses pouvoirs, qu'en est il de l'exécutif ? Il serait singulier que notre institution se prive de la possibilité de se prononcer sur les évènements historiques qui importent à la nation ou qui sont de nature à faire sens pour les valeurs que la République prône si le pouvoir exécutif peut à loisir se prononcer sur de tels évènements et instaurer à sa guise des commémorations diverses et variées.

A cet égard, le porte parole de l'UMP, dans un interview à Nouvelles d'Arménie Magazine, vient de réaffirmer la nécessité d'une loi contre le négationnisme et de s'engager sur la volonté du Président sur ce point. Il est regrettable qu'il n'ait pas exprimé cette opinion forte devant notre mission.

Pour ces raisons je crois nécessaire de compléter la première proposition et d'amender fortement la dernière.

Goerge Pau-Langevin

Nota : Mme Christiane Taubira, députée apparentée SRC de la Guyane, a fait savoir au secrétariat de la mission qu’elle soutenait les observations de Mme Pau-Langevin, sous réserve de la première proposition de la mission qui affirme que le Parlement ne peut pas adopter des lois qualifiant ou portant une appréciation sur des faits historiques et permettant d’aboutir à des lois dites « mémorielles ».

TRAVAUX DE LA MISSION

La mission d’information sur les questions mémorielles a été créée, à l’initiative du Président de l’Assemblée nationale par la Conférence des présidents du 25 mars 2008.

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Elle a tenu sa première réunion le mercredi 2 avril 2008 pour procéder à un échange de vue sur l’organisation de ses travaux.

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Du 15 avril au 5 novembre 2008 elle a organisé dix-sept auditions et six tables rondes dont les comptes rendus figurent en annexe 3 du présent rapport.

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Après trois réunions internes de travail, les 5, 12, et 18 novembre 2008, elle a adopté le présent rapport à l’unanimité à l’issue de sa séance du 18 novembre 2008.

Elle a ensuite décidé qu’il serait imprimé et distribué, conformément aux dispositions de l’article 145 du Règlement de l’Assemblée nationale.

ANNEXE 1

LISTE DES PERSONNES AUDITIONNÉES

(par ordre chronologique)

Ø M. Jean Favier : historien, membre de l’Institut, président du Haut comité des célébrations nationales,

Ø M. Pierre Nora : historien, membre de l’Académie française, éditeur, président de l’association Liberté pour l’histoire,

Ø M. Marc Ferro : historien, co-dirigeant de la revue Annales : histoire, sciences,

Ø M. Serge Klarsfeld : écrivain, historien, président de l’Association des fils et filles des déportés juifs de France (FFDJF) et vice-président de la Fondation pour la mémoire de la Shoah, et son épouse, Béate Klarsfeld

Ø M. Denis Tillinac : écrivain, journaliste et président des Éditions La Table Ronde,

Ø M. Gérard Noiriel : historien, directeur d’étude à l’École des Hautes études en sciences sociales (EHESS), président du Comité de vigilance face aux usages publics de l’histoire,

Ø M. François Dosse : historien,

Ø M. Thomas Férenczi : journaliste, responsable du bureau de Bruxelles au journal Le Monde,

Ø M. Paul Thibaud : philosophe, journaliste, président de l’association Amitié Judéo-Chrétienne de France,

Ø M. Jean-Denis Bredin : avocat, membre de l’Académie française,

Ø M. André Kaspi : professeur émérite à l’Université de Paris I, président de la commission sur l’avenir et la modernisation des commémorations publiques,

Ø M. Bronislaw Geremek : historien, homme politique polonais, député européen,

Ø M. Alain Finkielkraut : philosophe, écrivain,

Ø Table ronde « Questions mémorielles et recherche historique » :

– M. Olivier Pétré-Grenouilleau, historien,

– Mme Françoise Gicquel, commissaire divisionnaire, chef de la section des archives au service des Archives et du Musée de la Préfecture de Paris,

– M. Jean-Christian Petitfils, historien,

– Mme Anita Guerreau, ancienne directrice de l’École des Chartes, directrice de recherche au CNRS,

– M. Henry Rousso, historien, directeur de recherche au CNRS,

– Mme Suzanne Citron, historienne et historiographe,

– Mme Martine Cornède, directrice du Centre d’archives d’Outre-Mer,

– Mme Martine de Boisdeffre, directrice des Archives de France,

– Colonel Frédéric Guelton, directeur de recherches au service historique de l’Armée de Terre,

– M. Gilles Morin, historien, président de l’association des usagers du service public des archives nationales,

– M. Hervé Lemoine, conservateur du patrimoine, chargé de la mission d’expertise pour la création d’un centre de recherche et de collections permanentes dédié à l’histoire civile et militaire de la France auprès de la ministre de la culture et du ministre de la défense,

Ø Table ronde « Questions mémorielles et liberté d’expression » :

– M. Olivier Cazenave, directeur de la Documentation française,

– M. Emmanuel Hoog, président de l’Institut national de l’audiovisuel,

– Mme Christine de Mazières, déléguée générale du Syndicat national de l’Edition,

– Mme Dominique Missika, historienne, éditrice et productrice sur France Culture,

– Me Bruno Ryterband, avocat spécialisé en droit de l’édition et des médias,

– M. Jacques Semelin, historien et politologue français, directeur de recherche au CERI-CNRS, directeur du projet international de l’encyclopédie en ligne sur les violences de masse,

Ø Table ronde « L’école, lieu de transmission » :

– M. Jean-Michel Ducomte, président du Centre Civisme et Démocratie (CIDEM),

– Mme Sophie Ernst, chargée d’études à l’Institut national de recherche pédagogique (INRP),

– M. Jean-Louis Nembrini, directeur général de l’enseignement scolaire au ministère de l’éducation nationale,

– M. François Perret, doyen de l’Inspection générale de l’éducation nationale,

– M. Richard Redondo, président de l’Association française des psychologues de l’éducation nationale (AFPEN),

– M. Jean-Pierre Rioux, historien,

– Mme Marie-Albane de Suremain, maître de conférences en histoire à l’Université de Paris 12-IUFM de Créteil, responsable de l’axe pédagogique « éducation et recherche » du programme européen EUROSCL dédié à l’étude des traites et des esclavages d’hier et d’aujourd’hui,

– M. Hubert Tison, secrétaire général adjoint de l’Association des professeurs d’histoire et de géographie de l’enseignement public (APHG),

– Mme Hélène Waysbord-Loing, inspecteur général honoraire de l’éducation nationale, présidente de l’Association de la Maison d’Izieu, présidente du groupe de réflexion sur l'enseignement de la Shoah dans le primaire,

Ø Table ronde « Une Histoires, des Mémoires » :

– M. Mouloud Aounit, président du Mouvement contre le racisme et pour l’amitié entre les peuples (MRAP),

– M. Alexis Govciyan, président du Conseil de coordination des organisations arméniennes de France,

– Mlle Valérie Haas, maître de conférences en Psychologie Sociale, Université Lumière Lyon 2,

– M. David Olivier Kaminski, membre du comité directeur du Conseil représentatif des institutions juives de France (CRIF),

– M. Patrick Karam, délégué interministériel à l’égalité des chances des français d’Outre-mer,

– M. Raymond Kévorkian, professeur à l'Institut français de géopolitique (université Paris-VIII-Saint-Denis), conservateur de la bibliothèque arménienne, directeur de la Revue d’Histoire arménienne contemporaine, auteur du livre Le Génocide arménien,

– Mme Barbara Lefebvre, historienne, présidente de la commission « Education » de la Ligue internationale contre le racisme et l’antisémitisme (LICRA),

– M. Patrick Lozès, président du Conseil représentatif des associations noires de France (CRAN),

Ø Table ronde « Le processus commémoratif » :

– M. Jean-Jacques Becker, historien spécialiste de la première guerre mondiale, président du Centre de recherche de  l’Historial de Péronne sur la Grande Guerre,

– M. Rémy Enfrun, directeur général de l’Office national des anciens combattants et victimes  de guerre (ONAC),

– M. Stéphane Grimaldi, directeur du Mémorial de Caen « Cité pour l’histoire de la paix »,

– M. Jean-Jacques Jordi, directeur du futur Mémorial national de la France d’Outre-Mer,

– M. Yves Kodderitzsch, président du Haut conseil aux rapatriés,

– M. Eric Lucas, directeur de la Direction de la mémoire, du patrimoine et des archives du  ministère de la Défense,

– M. Philippe Pichot, coordonnateur du projet « la route des abolitions de l’esclavage et des droits de l’homme »

– M. Jacques Pelissard, président de l’Association des Maires de France,

– M. Claude Ribbe, écrivain, philosophe, historien, membre de la commission nationale consultative des droits de l’homme, président de l’Association des amis du général Dumas,

– M. Serge Romana, président du Comité Marche du 23 mai 1998,

– M. Jacques Toubon, président du Conseil d’orientation de la Cité nationale de l’histoire de  l’immigration,

– Mme Françoise Vergès, présidente du Comité pour la mémoire de l’esclavage,

Ø Table ronde « Le rôle du Parlement » :

– M. Serge Barcellini, chargé par M. Jean-Marie Bockel, secrétaire d’état à la défense et aux anciens combattants de coordonner l’ensemble des initiatives prévues pour le 90ème anniversaire de l’Armistice de 1918, ancien directeur général de l’Office national des anciens combattants et victimes de guerre (ONC),

– Mme Françoise Chandernagor, écrivain, ancien maître des requêtes au Conseil d'État, vice-présidente de l’association Liberté pour l’histoire,

– M. Michel Diefenbacher, député, auteur d’un rapport au Premier ministre intitulé « Parachever l’œuvre de solidarité envers les rapatriés » (2004),

– M. Jean-Claude Gayssot, vice-président de la région Languedoc-Roussillon, ancien ministre, ancien député, auteur de la proposition de loi à l’origine de la loi n° 90-615 du 13 juillet 1990 tendant à réprimer, tout acte raciste, xénophobe ou antisémite,

– Mme Anne-Marie Le Pourhiet, professeur de droit public à l’Université de Rennes 1, vice-présidente de l’Association française de droit constitutionnel et de la Société des professeurs de facultés de droit,

– Mme Nathalie Mallet-Poujol, juriste, chercheur au CNRS,

Ø M. Xavier Darcos, ministre de l’éducation nationale,

Ø M. Jean-Marie Bockel, secrétaire d’État chargé de la défense et des anciens combattants auprès de la ministre de la défense,

Ø M. Robert Badinter, sénateur, ancien ministre, ancien président du Conseil constitutionnel,

Ø M. Yves Jego, secrétaire d’État chargé de l’outre-mer après de la ministre de l’intérieur, de l’outre-mer et des collectivités territoriales.

ANNEXE 2

COMPTES RENDUS DES AUDITIONS
ET DES TABLES RONDES

Les vidéos des auditions et tables rondes sont consultables sur le site de l’Assemblée nationale à l’adresse suivante : http://www.assemblee-nationale.fr/13/dossiers/mi_questions_memorielles.asp

Audition de M. Jean Favier, historien,
président du Haut comité des célébrations nationales

(Extrait du procès-verbal de la séance du mardi 15 avril 2008)

Présidence de M. Bernard Accoyer, président-rapporteur

M. Bernard Accoyer, président de l'Assemblée nationale : Certains groupes n’ayant pas communiqué le nom de leurs candidats pour siéger au bureau de la mission d’information, je propose de remettre à la prochaine réunion la désignation de ses membres.

La mission d’information sur les questions mémorielles a tout d’abord auditionné M. Jean Favier, historien, membre de l’Institut, président du Haut comité des célébrations nationales.

M. le Président : Je remercie M. Jean Favier d’avoir bien voulu répondre à notre invitation à l’occasion de cette deuxième réunion de la mission sur les questions mémorielles. Nous avons souhaité vous entendre au début de notre réflexion en raison de vos responsabilités au sein du Haut comité des célébrations nationales auquel vous appartenez depuis 1999 et que vous présidez depuis quelques semaines. Ce Haut comité, créé en 1998, a pour but de faire des propositions sur la commémoration des événements importants de l’histoire nationale dans les domaines historiques, artistiques, scientifiques et techniques. Il est placé sous la tutelle de la direction des Archives nationales dont vous avez été vous-même directeur général de 1975 à 1994. Le ministre de la culture, lors de sa fondation, précisait qu’il s’agissait de distinguer, parmi les anniversaires susceptibles d’être célébrés chaque année, les grands thèmes capables de recréer une conscience nationale, les événements et les personnages qui paraissent mériter d’être particulièrement mis en valeur, voire tirés de l’oubli, mais aussi de réfléchir à la notion même de célébration en s’interrogeant sur la manière d’évoquer des moments moins brillants et néanmoins significatifs. Il était enfin question d’ouvrir une réflexion sur la dimension internationale et tout d’abord européenne des célébrations. Le Haut comité se situe donc au cœur de l’interrogation de la mission car le Parlement doit s’interroger sur la façon dont l’histoire peut participer à la construction de valeurs communes. Je souhaite donc que vous fassiez part à nos collègues de votre expérience.

J’ajoute que vous êtes membre de l’Institut, que vous présidez la commission nationale française de l’UNESCO depuis 1997, que vous avez dirigé La Revue historique de 1973 à 1997 et que vous avez bien entendu publié de très nombreux ouvrages historiques. Toutes ces fonctions éminentes vous ont certainement éclairé sur la signification du devoir de mémoire et sur la façon dont il faut le promouvoir. Nous sommes donc particulièrement intéressés par vos propos.

M. Jean Favier : Je vous remercie pour ces mots chaleureux. Je suis ému de me retrouver dans cette enceinte car j’ai eu l’occasion d’y travailler souvent, notamment dans le cadre de la préparation d’une loi sur les archives.

Histoire et mémoire sont deux notions voisines mais qui ne se confondent pas. L’Histoire, avant tout, constitue un récit puis une analyse, une reconstruction du passé et, enfin une tentative de compréhension de ce même passé. Les historiens ne sont pas des juges mais des médiateurs auprès du public. L’Histoire implique également de faire des choix entre certains thèmes ou situations de même qu’il faut tenir compte des orientations politiques, philosophiques ou religieuses des historiens : une parfaite objectivité ne saurait exister. L’historien doit en particulier se méfier des critères anachroniques : il ne s’agit en aucun cas, en effet, de formuler des jugements à partir de critères actuels. Enfin, à quelques exceptions près dans l’histoire très contemporaine, il faut également tenir compte du fait que les protagonistes des événements étudiés ne peuvent pas répondre et que l’on travaille sur eux sans savoir quelle aurait été leur réplique.

S’agissant de la mémoire, il importe de distinguer la mémoire commune, celle de l’individu – elle est automatique et sélective –, et la mémoire collective, qui est celle dont nous discutons et qui naît d’une transmission volontaire, laquelle s’entretient délibérément : c’est par exemple délibérément que l’on a choisi de faire du 14 juillet la Fête nationale. Il faut, enfin, prendre garde à l’utilisation de cette mémoire : songeons par exemple à l’utilisation de Jeanne d’Arc par le régime de Vichy.

Le Haut comité n’a pas quant à lui pour mission de dire aux Français ce qu’ils doivent commémorer. Il vise à les aider dans leur choix, à faire des suggestions et à œuvrer à leur réalisation ainsi qu’à leur valorisation. Il n’est toutefois pas toujours possible de parvenir à nos fins. Je répète ainsi depuis les années quatre-vingt que la date de la « bataille d’Hernani » est plus importante que celle de la naissance ou de la mort de Victor Hugo mais la nation préfère toujours commémorer ces dernières !

Dans la formule « devoir de mémoire », le terme « devoir » me gêne beaucoup : un devoir moral, en effet, ne doit pas être interprété comme une obligation imposée de l’extérieur. En outre, il ne concerne pas l’individu mais la société qui, elle, a le devoir d’aider ce dernier à se souvenir. Le risque est également important que ce devoir de mémoire ne s’applique qu’à ce que l’on craint d’être tôt oublié. En outre, le devoir de mémoire ne devrait pas s’appliquer uniquement aux drames car il faut éviter de fabriquer, pour les jeunes générations, un passé entièrement tragique : la France a tout de même des raisons d’être fière de ce qu’elle est ! S’il importe, de surcroît, de perpétuer le souvenir, le devoir de mémoire ne doit pas raviver les haines recuites.

La mémoire est également dépendante du présent. Ainsi, l’Occupation, la Shoah et la guerre d’Algérie tiennent-elles une place prépondérante dans notre mémoire actuelle. Or, pour la génération de mes parents, il en allait ainsi de Verdun et pour mes grands-parents, de la guerre de 1870. On les aurait sans doute choqués si on leur avait dit que, quelques années plus tard, celle-ci ne serait plus qu’un sujet de roman pour Erckmann-Chatrian…

Une nouvelle loi sur les archives sera bientôt débattue à l'Assemblée nationale. Dans ce domaine, la loi fixe des secrets légaux mais elle ne doit pas pour autant conforter l’idée selon laquelle les archives seraient un domaine relevant exclusivement du secret. Il est en outre très difficile de définir ce qui relève ou non de la vie privée dans la mesure où l’on ignore ce que les personnes considèrent comme relevant du secret personnel.

L’amnistie peut aussi poser quelques problèmes. N’entraîne-t-elle pas la destruction de tout dossier d’une affaire amnistiée? Faut-il, par exemple, détruire le dossier du procès du Général Salan ? Quelqu’un qui citerait des faits à partir de ce dossier violerait la loi, or, ces faits ayant été rapportés dans tous les journaux au moment du procès, a-t-on le droit de citer la presse ? La loi doit clarifier la situation. Enfin, si l’amnistie est faite pour protéger les individus, jusqu’à quand cette protection s’applique-t-elle ?

Nous devons être également sensibles au poids sociologique des questions mémorielles. Que l’on songe, par exemple, à l’influence des anciens combattants sur la politique française en 1939 ! En ce temps-là, 16 places étaient réservés pour les mutilés dans chaque wagon de métro…

S’agissant des programmes scolaires, il ne me paraît pas souhaitable que la loi entre dans les détails historiques : en effet, si la loi est pérenne, la mémoire et l’Histoire fluctuent en fonction des recherches et des points de vue. Depuis vingt ans, par exemple, on redécouvre la prospérité de la France du Second Empire alors que cette période était considérée jusqu’alors comme infâme. Les circonstances évoluant, toute fixation législative de l’Histoire peut être dangereuse. La législation ne doit pas fixer des contenus mais indiquer les sujets dont il importe de parler. Qui plus est, personne ne pourra jamais ordonner à un professeur de tenir tel ou tel propos dans sa classe.

Toute législation, enfin, doit d’autant plus tenir compte de ses éventuelles répercussions internationales que les échanges sont beaucoup plus nombreux entre scientifiques et intellectuels. Je serais blessé de constater qu’un étranger contestant notre mode de fonctionnement en la matière aurait néanmoins toutes les raisons de le faire.

M. le Président : Je vous remercie pour cette remarquable introduction.

M. Christian Vanneste : Je conteste l’idée selon laquelle l’historien ne serait pas un juge. Si le scientifique cherche à établir la vérité à partir de lois universelles, l’historien, lui, cherche comme le juge à établir des faits à partir d’une enquête. Dans Histoire et Vérité, Paul Ricoeur a bien montré les limites de l’objectivité de l’historien, lequel sélectionne les faits, les causes et les effets, mais aussi éprouve de l’aversion ou de la dilection pour ce dont il traite. L’Histoire, qui est fondée sur l’interprétation, n’est pas une science dure. Si l’on peut tendre vers la vérité historique lorsque l’on dispose du recul et des archives nécessaires, comment admettre que l’histoire de la France en Afrique du Nord soit par exemple résumée sur une seule page dans un manuel scolaire ?

M. Jean Favier : Vous avez raison : l’interprétation comprend parfois des éléments subjectifs. Mais alors l’historien ne serait-il pas un juge d’instruction plutôt qu’un juge du siège ?

M. Christian Vanneste : Tout à fait.

Par ailleurs, les notions de mémoire et d’identité doivent être pensées ensemble et de ce point de vue, le législateur a son mot à dire sur la façon dont un peuple peut prendre conscience de son identité.

Je suis l’auteur d’un sous-amendement très discuté à un amendement à l’article 4 de la loi sur la présence de la France en outre-mer et les Français rapatriés. Or, j’ai insisté sur le fait que l’on pouvait évoquer « en particulier » le rôle positif de notre pays en ces circonstances, ce qui suppose qu’il a aussi joué un rôle négatif. J’ai également indiqué que l’on devait aussi parler de ceux que l’on appellerait plus tard les « indigènes » et qui sont venus se battre pour la France. Le texte était donc très équilibré et sa caricature n’a fait qu’accentuer mes doutes sur la volonté du législateur de faire en sorte que l’enseignement de l’histoire soit aussi celui de la fierté nationale.

M. Jean Favier : Je suis d’accord avec vous. La loi doit inciter à parler de tel ou tel sujet et non pas délivrer un contenu. Le pire, c’est d’oublier. A chacun, ensuite, d’interpréter. Il faut se méfier de la pensée unique !

M. René Couanau : Je suis d’autant plus perplexe s’agissant des lois mémorielles ou historiques que l’enseignement suppose le libéralisme, au sens le plus élevé du terme. J’espère que l’on ne dira jamais à un enseignant ce qu’il faut enseigner et comment il doit le faire. La loi doit-elle néanmoins fixer plus précisément les programmes ? Doit-elle s’en abstenir absolument ? Jusqu’où le législateur doit-il aller alors que la mémoire collective s’amenuise ?

M. Jean Favier : L’histoire n’est pas une science exacte, comme le disait M. Vanneste, la médecine n’en est pas une non plus.

Quoi qu’il en soit, il ne faut pas aller trop loin dans le dirigisme intellectuel. Tout au long de ma carrière d’enseignant, personne n’a jamais songé à me donner des consignes sur les propos que je devais tenir en classe. Le professeur doit être responsable. Est-ce pour autant dramatique si ses sentiments transparaissent ? Cela peut être aussi pour l’élève un moyen d’affûter son sens dialectique ! Si l’on peut demander à un professeur de parler de tel ou tel sujet, il n’est pas possible de l’obliger à le traiter de telle ou telle manière.

M. Christian Kert : J’ai été sensible à vos propos concernant nos responsabilités internationales. J’ai quant à moi présenté deux lois sur le génocide arménien, or, si la communauté arménienne s’est d’abord adressée à la France afin que ses souffrances soient reconnues, c’est en raison de la vocation universaliste de notre pays. Fallait-il donc, en l’occurrence, se défiler ?

M. le Président : Je rappelle que ce qui a été voté ne saurait faire l’objet de nos présents travaux : c’est l’avenir qui nous préoccupe.

M. Jean Favier : La Déclaration des droits de l’homme n’était pas une loi et son impact a été colossal. Le Parlement ne peut-il voter des déclarations solennelles ? Elles auraient le même effet que la loi sans en avoir les inconvénients juridiques.

M. le Président : La réforme institutionnelle qui sera bientôt examinée prévoit la possibilité, pour les assemblées, d’adopter des résolutions. Je le rappelle, sans préjuger toutefois de ce qui sera fait.

M. Jean Favier : Je me réjouirais d’autant plus de cette initiative que l’inflation législative est patente. Une déclaration solennelle aurait, elle, un retentissement extraordinaire dans le monde entier.

M. Jean-Pierre Soisson : Nous sommes à un tournant puisque l’histoire nationale n’est plus conçue comme un tout cohérent. Comment, dès lors, constituer notre propre identité ? Si, en effet, l’histoire d’une nation est globale, les mémoires sont constituées d’autant d’histoires communautaires ou communautaristes par lesquelles chaque groupe s’efforce de se structurer.

M. Jean Favier : En effet, d’où la vogue des recherches familiales, professionnelles ou locales. Les identités se déclinent sur plusieurs modes : un même individu peut se sentir français, bourguignon et solidaire de telle ou telle corporation. Le Président Senghor m’a dit que, selon lui, l’identité d’un pays reposait sur un hymne national, un drapeau et des archives. Il a aussi ajouté qu’il avait plusieurs identités : française, sénégalaise et normande !

Mme Françoise Hostalier : Quel peut être le rôle des élus sur les questions mémorielles ? Quelle est par exemple la bonne date pour célébrer la fin de la guerre d’Algérie ? Quid des célébrations de la guerre d’Indochine ? Les élus ne risquent-ils pas d’être instrumentalisés ou en porte-à-faux par rapport à telle ou telle manifestation ?

M. Jean Favier : Si, en 1982, j’ai proposé au ministre de la culture de « basculer » la gestion des archives départementales du côté des conseils généraux et non du côté des préfectures, c’est que je savais combien les élus locaux étaient capables de faire preuve d’un grand sens des responsabilités. Compte tenu des efforts accomplis dans ce domaine, ils devaient avoir prise sur les questions mémorielles. J’ai constaté moi-même leur dynamisme.

S’agissant de la commémoration de la guerre d’Algérie, certains considèrent que le 19 mars 1962, date du cessez-le-feu, est une victoire contre le colonialisme, d’autres, une défaite de la France. Sur les douze fédérations d’anciens combattants présentes à la commission chargée de faire une proposition au Gouvernement, une s’est abstenue, une a voté contre et les autres, qui représentent 70% des anciens combattants, ont voté pour la date du 5 décembre qui n’est certes pas une « date historique », mais pas plus que ne l’est le 14 juillet – qui n’est pas la date de la prise de la Bastille mais celle de la fête de la Fédération et donc de la monarchie constitutionnelle. L’identification du 14 juillet et de la fête nationale républicaine est néanmoins acquise. D’un autre côté, il est notable que deux dates fondamentales de la République ne sont jamais fêtées : les 4 et 21 septembre, dates respectives de la création de la Troisième République et de la fondation de la République. Une date ou une fête deviennent ce que les peuples en font.

M. Daniel Garrigue : Je pense également que le législateur ne doit pas intervenir dans le domaine historique. S’il faut se garder de vouloir légiférer pour rendre obligatoire l’évocation de tel ou tel épisode de l’Histoire, la question de l’enseignement de l’Histoire, liée à celle de l’identité nationale, ne s’en pose pas moins. Quelqu’un doit donc décider ce que doivent être les programmes et si nous ne le faisons pas, d’autres s’en chargeront au risque de nous imposer une conception qui n’est pas du tout la nôtre. Comment résoudre cette question des programmes ? Enfin, quid de la liberté de l’historien ? S’il ressemble un peu à un juge d’instruction, il peut aussi vouloir se faire avocat de tels ou tels faits en renversant les perspectives que l’on peut avoir sur tel ou tel événement. Jusqu’où est-il possible d’aller en la matière ?

M. Jean Favier : Il serait fâcheux que l’historien ne dise pas ce qu’il pense et qu’il doive se contenter de faire un état des lieux. J’ai moi-même écrit dans un livre sur Philippe le Bel que les Templiers avaient cherché ce qui leur est arrivé. S’agissant de la Guerre de Cent ans, j’ai dit explicitement qu’il y avait eu deux France mais pas d’anti-France, de même que je me suis toujours refusé de parler d’anti-papes au moment du Grand Schisme. L’historien qui s’engage doit le dire. Il est par ailleurs difficile d’écrire sur les Cathares, l’Inquisition ou la Terreur sans manifester ses sentiments politiques ou religieux. L’œuvre de la Révolution, si souvent et si justement évoquée, n’a-t-elle pas été surtout l’œuvre de la Convention thermidorienne, conduite par un certain nombre de personnages connus pour ne s’être guère engagés jusque-là et pour s’être surtout enrichis ? On doit pouvoir le dire.

Je ne suis pas constitutionnaliste mais n’est-ce pas le rôle du ministre de l’éducation nationale et de ses collaborateurs d’élaborer les programmes ? Et n’est-ce pas le rôle du Parlement de le sanctionner en cas de désaccord ?

Mme George Pau-Langevin : Si le législateur peut en effet indiquer des dates historiques de commémorations, il ne me semble pas en revanche opportun d’opposer une histoire nationale à une histoire régionale, régionaliste ou communautaire. On a trop souvent entendu une partie seulement du peuple français, or, les questions mémorielles se posent dès lors que ceux qui n’avaient pas la parole la prennent. Lorsqu’il s’est agi de débaptiser la rue Richepanse, certains ont parlé de régionalisme ou de communautarisme en raison de l’attitude des Antillais qui ne portent guère dans leur cœur ce défenseur de l’esclavage. Or, après discussion, tout le monde a convenu que c’est la République qui a aboli l’esclavage et que Richepanse a été à l’encontre de ses décisions. Le récit national doit inclure toutes les mémoires françaises.

M. Jean Favier : Je suis d’accord avec vous, même si la distinction entre histoire nationale et histoire régionale ou locale n’est parfois qu’une commodité. Il est en effet souvent utile de prendre un « échantillon » afin de mieux cerner tel ou tel problème général. L’histoire locale, ainsi, n’est pas distincte de l’histoire générale. Dans mon histoire de Paris, j’ai écrit que Paris était peuplé de Français, pas de Parisiens. Le gouvernement républicain de 1848 ne comprend pas un seul Parisien. L’ouvrier Albert lui-même est Picard.

M. Maxime Gremetz : Déjà ! Ouvrier et Picard ! (Sourires)

M. Michel Issindou : Les maires doivent aujourd’hui compter avec la prolifération des dates commémoratives. Cela n’affecte-t-il pas la mémoire collective ? Certains demandent que la journée de la Résistance ait lieu le 27 mai, jour de la création du Conseil National de la Résistance, en 1943. Faut-il donner suite à cette nouvelle requête ? La loi décidera-t-elle un jour, en revanche, que telle ou telle date est caduque ? En sera-t-il par exemple ainsi de 14-18 ?

M. Jean Favier : Il faut distinguer le souvenir qu’ont les individus de tel ou tel événement et les décisions de la République sur telle ou telle date qui n’est plus fériée ou fêtée.

J’attire par ailleurs votre attention sur les variations de vocabulaire, lesquelles peuvent être parfois pernicieuses : je connais deux villes de France où sur les plaques en hommage à des résistants a été successivement gravé : « fusillés par les Allemands », puis, « fusillés par les nazis ». Construction européenne oblige : les Allemands n’ont plus fusillé personne. De même mon père, mutilé de la guerre de 14 et engagé dans la Résistance, n’a-t-il pas eu le sentiment de lutter contre le nazisme : il voulait chasser les Boches ! La Grande Guerre n’était finie que depuis vingt ans. De la même manière, si aujourd’hui la guerre de 14 est oubliée à Paris, il n’en va sans doute pas ainsi dans des petits villages de province où les noms inscrits sur les monuments aux morts parlent à tous. En la matière, il n’est pas possible de légiférer.

Si les pouvoirs publics ne peuvent influer sur l’idée que les citoyens se font de telle ou telle fête, ils peuvent en revanche en maintenir ou non l’idée.

M. Lionnel Luca : L’histoire est toujours peu ou prou instrumentalisée. Le politique s’en mêle, certes, mais aussi les médias qui amplifient les polémiques, comme en atteste le psychodrame national que nous avons connu à propos d’un sous-amendement. L’ignorance, les préjugés, les manipulations et le conformisme faussent les interprétations. Il faut en effet encourager l’évocation de tel ou tel événement sans indiquer pour autant ce qu’il faut en dire.

M. Jean Favier : Les politiques disposent des moyens nécessaires pour qu’il en aille ainsi. J’ai pu apprécier personnellement l’efficacité des élus pour faciliter l’organisation d’une exposition ou faire venir des groupes scolaires. Dans une école primaire d’un village normand, j’ai le souvenir d’avoir montré aux écoliers des archives de 1920 où figurait la liste des électeurs d’alors. Un enfant est venu me voir et m’a dit : « Lui, c’est mon pépé, qui était forgeron. » Je lui ai demandé ce que faisait son père. « Vendeur de vélos », m’a-t-il répondu. Je lui ai expliqué que c’était la même chose puisque les deux aident les gens à se déplacer. Le local – l’échantillon – a valeur générale et c’est grâce aux politiques et aux moyens qu’ils donnent que l’on peut aider l’enfant à comprendre.

J’ajoute que je serais fâché si personne ne pouvait plus voir dans tel ou tel événement contemporain un écho des événements passés.

M. Le Président : Je vous remercie pour cet exposé très intéressant et pour vos réponses précises et denses. Vos propos constituent une contribution importante à notre réflexion et notre travail.

M. Jean Favier : Je vous remercie. (Applaudissements)

Audition de M. Pierre Nora, historien, membre de l’Académie française, éditeur, président de l’association Liberté pour l’Histoire

(Extrait du procès-verbal de la séance du mardi 15 avril 2008)

Présidence de M. Bernard Accoyer, président-rapporteur

M. Bernard Accoyer, président de l'Assemblée nationale : Je remercie M. Pierre Nora d’avoir accepté notre invitation. Cette mission vise à réfléchir aux questions mémorielles et aux moyens de promouvoir le devoir de mémoire. Vous êtes historien, éditeur, membre de l’Académie française et vos nombreux travaux sur la mémoire collective ainsi que vos réflexions sur le rôle des institutions et des élus dans le domaine mémoriel nous aideront à mieux cerner l’ensemble de ces problématiques. Je rappelle également que vous avez été en particulier le maître d’œuvre d’un ouvrage de référence sur Les Lieux de mémoire dont nous avons d’ailleurs communiqué les conclusions aux membres de la mission ainsi que vous nous l’aviez suggéré. Vous avez également évoqué récemment dans un article votre métier d’historien en posant l’une des questions au centre de nos débats : « Est-ce au législateur de trancher et de dire l’Histoire ? » Nous vous écouterons avec beaucoup d’attention.

M. Pierre Nora : Je vous remercie très chaleureusement d’avoir institué cette mission d’information et je suis très sensible à l’invitation des parlementaires, même si l’immensité des problèmes qui se posent est fort intimidante.

Je préside l’association « Liberté pour l’Histoire » créée en 2005 suite à l’affaire Pétré-Grenouilleau : cet historien, auteur d’un livre sur les traites négrières dont je suis l’éditeur, a été assigné en justice par un collectif d’Antillais, Réunionnais et Guyanais. Même s’ils ont renoncé à leur action après les protestations de nombreux historiens, ce malheureux Pétré-Grenouilleau a néanmoins subi pendant plus d’un an une véritable persécution dont sa carrière et sa famille ont été affectées. La loi de « Mekachera » sur la colonisation, notamment son article 4, a été au même moment l’occasion de notre réaction.

Par la suite, plusieurs groupes d’historiens se sont constitués et certains ont tout d’abord hésité à nous rejoindre, les uns parce qu’ils considèrent que, par nature, les lois faites par la gauche sont bonnes et que celles votées par la droite sont mauvaises ; les autres parce que nous avons souhaité la révision de la loi «Gayssot», mère de toutes les autres lois mémorielles. A ce propos, j’insiste sur le risque de « gayssotisation » générale. Outre votre serviteur, deux autres personnes avaient été d’emblée hostiles à cette loi : Pierre Vidal-Naquet, pour des raisons dreyfusardes classiques, et Madeleine Rebérioux, ex-communiste qui savait ce que sont les lois établissant des vérités d’État. En ce qui me concerne, je commençais à ce moment à travailler sur la question de la mémoire et j’avais le sentiment que privilégier un groupe de mémoire, fût-ce pour les meilleures raisons du monde, c’était mettre le doigt dans un engrenage dont on ne sortirait pas et dans lequel se trouvent d’ailleurs aujourd’hui les élus.

La situation a néanmoins changé depuis peu puisque nombre de ceux qui hésitaient rejoignent « Liberté pour l’Histoire » en raison de la décision-cadre européenne des 19-20 avril 2007 élargissant les préconisations de la loi «Gayssot» à tous les crimes de guerre et crimes contre l’humanité, allant même jusqu’à créer un délit de « banalisation » de ce dernier, ce qui obligera très vite le législateur à prendre ses responsabilités. M. le secrétaire d’État Jean-Pierre Jouyet, Mme la directrice de cabinet de M. le Président de la République Emmanuelle Mignon et M. le directeur de cabinet de Mme Dati, que nous avons rencontrés, ont tous semblé d’accord pour essayer de prendre des positions minimales par rapport à ce dangereux élargissement. Des associations d’historiens italiens nous contactent, les historiens belges ont déjà publié un manifeste, l’historien anglais Timothy Garton Ash a réagi de manière véhémente et la vénérable American Historical Association nous soutient. Nous profiterons des « Rendez-vous de l’Histoire » de Blois, au mois d’octobre, pour lancer un appel aux politiques européens.

Nous sommes en effet face à une dérive législative à laquelle la France a été le seul pays à se livrer. Elle témoigne de la gravité du symptôme mémoriel qui affecte notre temps et sur lequel j’ai eu l’occasion de réfléchir dans un article publié dans Le Débat et intitulé « Malaise dans l’identité historique ». Les raisons morales pour lesquelles il faut faire quelque chose pour nos compatriotes dont la mémoire historique est blessée sont évidentes. Néanmoins, ces mesures de réparation et de compensation risquent aussi de menacer gravement les études historiques : cette réaction morale crée en effet une sorte de « péché d’anachronisme » pour tout historien à travers la projection des jugements de valeur de notre époque sur le passé. Si la Shoah s’est déroulée, en quelque sorte, sous nos yeux, il n’en va pas de même du génocide arménien : les jugements portés l’ont été pour des raisons purement politiques et les députés ont été soumis à la pression de lobbies très organisés. A cela s’ajoute que le Parlement français s’est en l’occurrence prononcé sur une affaire où la France n’a aucune part. Que dire, lorsque la loi « Taubira » jette un regard « rétroactif » sur des événements qui se sont déroulés voilà trois siècles et qu’elle ne stigmatise que la traite atlantique et l’esclavage dont les Européens se sont rendus coupables ? Dès lors que la voie est ouverte, on peut penser que vous avez sans doute sous le coude des projets sur la Vendée, la Saint-Barthélemy, les Croisades…

M. Christian Vanneste : L’Ukraine !

M. Pierre Nora : Bien sûr !

Si la France doit s’ériger en procureur de son propre passé et en juge de la conscience universelle, allons-y gaiement aussi avec les Indiens d’Amérique ! La « pan-diabolisation » de l’Histoire est très grave et doit s’arrêter. Je comprends parfaitement que les Arméniens fassent tout pour la reconnaissance historique du génocide dont ils ont été victimes. Je comprends que la traite des Noirs soit fustigée et que l’on commémore le souvenir de ses victimes. Le problème se pose lorsque la reconnaissance de cette histoire débouche sur une contrainte législative avec toutes les conséquences juridiques que l’on sait. Ma réaction n’a rien de corporatiste – l’Histoire n’appartient à personne – mais les historiens sont les mieux à même de se prononcer sur une certaine forme de vérité historique qui ne se confond pas avec la vérité vécue de la mémoire. Cette révision générale de l’Histoire en fonction de la victime est extraordinairement dangereuse. Prendre conscience de cela, c’est défendre la raison, le bon sens, l’esprit critique, la liberté intellectuelle et l’intérêt national.

Alors, dans ces conditions, que faire ? Le moins possible. Il ne s’agit pas de revenir sur les rapports très complexes de la mémoire et de l’Histoire ou sur l’utilisation du devoir de mémoire : il s’agit de savoir où passe la frontière entre la souveraineté nationale et les mondes de la recherche historique et de l’enseignement, même si elle n’est pas toujours facile à déterminer. Une chose est sûre : la gestion du registre symbolique revient aux politiques. C’est à vous de formuler des recommandations, d’émettre des avis, d’instituer des commémorations, de rendre hommage à toutes les victimes, de veiller aux questions liées à l’enseignement sans pour autant vous mêler des programmes. Et c’est aux historiens de gérer la vérité scientifique, même s’ils peuvent ne pas être toujours à la hauteur de leur tâche.

M. Chirac avait dit que ce n’est pas aux politiques d’écrire l’Histoire, tout comme d’ailleurs M. Sarkozy, alors ministre de l’Intérieur, lorsque nous avions été le voir avec René Rémond et Françoise Chandernagor. Une réforme institutionnelle avait déjà été évoquée : l’Assemblée nationale ne devrait-elle pas pouvoir formuler des résolutions, comme c’était le cas sous la IVe République ? Il me semble que les élus pourraient réfléchir dans ce sens, tout en se gardant des possibles dérives. Les politiques ont des difficultés, les historiens ont les leurs : il est parfois difficile de faire comprendre à l’opinion publique, intoxiquée de mémoires souffrantes, militantes, revendicatrices, que nous ne demandons aucun privilège. Raison de plus pour y réfléchir ensemble.

M. le Président : Je vous remercie pour cet exposé, en particulier, pour avoir insisté sur le rôle central du Parlement sur ces questions.

M. Jean-Pierre Soisson : La quasi-totalité de vos confrères est-elle maintenant rassemblée au sein de l’association « Liberté pour l’Histoire » ?

M. Pierre Nora : Non. Un groupe, dirigé par M. Gérard Noiriel, demeure plus politisé. Selon lui, les lois de gauche restent bonnes par principe face aux risques d’antisémitisme ou de négationnisme. J’ai néanmoins l’impression que les choses avancent sur ce front-là aussi. En tant qu’historiens, nous sommes tous conscients de la transformation assez profonde de notre fonction au sein de la cité. Le rôle civique que nous avions traditionnellement a en effet changé compte tenu de l’importance des médias, d’un nouveau rapport au passé, de la transformation de la discipline historique et de la « judiciarisation » des questions historiques. A cela s’ajoute que le centre de gravité des études historiques s’est déplacé vers l’Histoire très contemporaine. Même si « Liberté pour l’Histoire » ne saurait être représentative de l’ensemble des historiens, je constate que « le sucre a fondu » sur la loi «Gayssot» : Annette Wieviorka, Henry Rousso, François Dosse, qui hésitaient par exemple à nous rejoindre, sont aujourd’hui avec nous. Je répète que la décision-cadre européenne a eu un effet foudroyant, la menace étant devenue désormais immédiate et générale.

M. Christian Vanneste : Vous avez rappelé l’orientation politique de certains historiens mais il existe également des niveaux fort différents d’intelligence de l’Histoire. Le législateur, je suis le premier à le dire, n’a absolument pas à se mêler de la recherche scientifique historique, laquelle doit être parfaitement libre avec, d’ailleurs, le risque de dérapages obscènes comme on peut le voir avec le révisionnisme. Le rapport entre Histoire et identité constitue un autre niveau. Tous les peuples bâtissent leur identité sur des mythes. Or, si cet âge est dépassé, le soubassement de l’identité des peuples est aujourd’hui conditionné par le grand drame qu’a vécu un peuple. Cela est vrai pour les Arméniens mais aussi pour les Ukrainiens qui veulent faire reconnaître la mort de six millions d’entre eux dans le cadre d’une famine organisée par Staline en 1932 et 1933. Le législateur, en revanche, et c’est le troisième niveau, doit se mêler de l’enseignement de l’Histoire car il concourt à la formation des citoyens. Je suis l’auteur du sous-amendement à un amendement à l’article 4 de la loi Mekachera contre lequel vous vous êtes dressé, Monsieur Nora, mais je rappelle que cet article était extrêmement équilibré : il préconisait simplement d’évoquer « en particulier » ce que la France avait pu faire de bien outre-mer. Cela n’empêchait en rien de mettre en évidence ce qu’elle a fait de moins bien et, encore moins, de commenter l’héroïsme des troupes issues de l’outre-mer venues se battre en métropole puisque cela était écrit dans cet article même dont je rappelle qu’il a été lu comme une apologie de la colonisation ! Il s’agissait simplement d’affirmer que l’enseignement de l’Histoire, notamment dans le secondaire, ne saurait avoir de prétention scientifique. Résumer un siècle de présence française outre-mer en une page de manuel, ce n’est pas faire œuvre scientifique ! Le législateur doit s’inquiéter de la sélection événementielle et de l’interprétation idéologique de l’Histoire dans le second degré.

M. le Président : La passion n’est jamais loin dans ces discussions !

M. Pierre Nora : S’il est bel et bon de se passionner pour l’Histoire, il faut également savoir poser des limites : faites des commémorations pour les Ukrainiens, oui, mais ne votez pas de loi ! Nous avons voulu organiser à Sciences-Po une rencontre entre historiens turcs et arméniens. Ces derniers ont refusé : la chose est jugée, il n’y a pas à discuter avec les héritiers des criminels ! En outre, ces lois se veulent pérennes alors que leur contenu devra être défait. Sachant, de surcroît, que les auteurs de ces crimes anciens ne sont plus là, l’imprescriptibilité des crimes finit par devenir une arme pour condamner les historiens, ce qui est absurde.

M. Vanneste, dans la rédaction de son sous-amendement, s’est montré un peu provocateur mais si l’on peut tout à fait comprendre son objectif, pourquoi en revanche l’écrire dans la loi ? Brider la liberté pédagogique des enseignants et bouleverser les programmes terrifie tout le monde !

S’agissant des questions liées à l’esclavage, la loi prescrit de publier le plus de documents possibles. J’ai récemment édité le Journal d’un négrier au xviiie siècle du capitaine Snelgrave. Celui-ci relate ses traites avec les petits roitelets noirs mais aussi les mutineries, la vie des esclaves et il se demande si elle est aussi terrible qu’on le prétend. Cet ouvrage a été retrouvé dans la bibliothèque de Tocqueville par un Père jésuite. Ce dernier l’a d’abord proposé aux Éditions Bayard, puis au Cerf, avec des réponses toujours positives. Finalement, il ne s’est rien passé, les éditeurs ayant fini par lui dire que cet ouvrage concerne la traite intra-noire et qu’il risque de tomber sous le coup de la loi… Ce n’est pas raisonnable d’en arriver là. Permettez-moi de vous l’offrir, Madame Taubira (M. Pierre Nora offre l’ouvrage à Mme Taubira).

Mme Christiane Taubira : Vous êtes trop aimable.

M. Pierre Nora : Interdire par la loi une modalité de la liberté intellectuelle ne peut que terrifier. A cela s’ajoute que la France, ainsi, se fait une réputation invraisemblable à l’étranger.

La loi sur la colonisation a été fort mal perçue par les professeurs.

M. Christian Vanneste : Elle n’interdisait rien.

M. Pierre Nora : Elle oblige.

M. Christian Vanneste : Je rappelle la rédaction du sous-amendement : il est possible, « en particulier », d’évoquer les aspects positifs de l’action de la France en outre-mer. On peut donc aussi parler des aspects négatifs.

M. Pierre Nora : La rédaction était contraignante : « La nation exprime sa reconnaissance aux femmes et aux hommes qui ont participé à l’œuvre accomplie par la France dans les anciens départements français d’Algérie, au Maroc, en Tunisie et en Indochine ainsi que dans les territoires placés antérieurement sous la souveraineté française. Elle reconnaît les souffrances éprouvées – faut-il une loi pour reconnaître les souffrances éprouvées ? – et les sacrifices endurés par les rapatriés – et tous les autres ? –, les disparus et les victimes civiles et militaires des événements liés au processus d’indépendance de ces anciens départements et territoires et leur rend, ainsi qu’à leur famille, solennellement hommage. » Il n’y a pas besoin d’une loi pour rendre hommage ! L’article 4 dispose, quant à lui, que « les programmes de recherches universitaires accordent à l’histoire de la présence française outre-mer, notamment, en Afrique du Nord, la place qu’elles méritent. » Qu’est-ce que cela signifie ?

M. Christian Vanneste : Qu’ils sont libres.

M. Pierre Nora : Pourquoi faire une loi pour le dire ?

M. Christian Vanneste : Ce n’est pas cette partie de la loi qui a été discutée.

M. Maxime Gremetz : Qu’est-ce qu’on fait, là ?

M. Christian Vanneste : Ce débat est intéressant.

M. le Président : Je rappelle que cette disposition a été votée.

M. Christian Vanneste : Quatre fois !

M. Pierre Nora : C’était une réponse à la loi « Taubira ».

M. Christian Vanneste : Non.

M. le Président : La loi a fait l’objet d’une polémique complexe mais elle a finalement été déclassée et elle n’a plus aujourd’hui force de loi.

M. Maxime Gremetz : Pourquoi prenez-vous en grippe la loi «Gayssot» ? Ce n’est pas l’Histoire qui est en cause, mais bel et bien « la lutte contre le racisme et la xénophobie ». Si nous n’avions rien fait, nous aurions été en dessous de tout.

M. Pierre Nora : Robert Faurisson a été condamné avant la loi «Gayssot» parce que l’arsenal juridique, précisément, permettait de le condamner ! En outre, je ne nie pas les motivations qui ont justifié le vote de cette loi : je constate seulement qu’elle a eu un effet pervers. Alors qu’elle devait favoriser les études historiques au détriment de ceux qui les dénaturent, elle sert aujourd’hui à condamner les historiens, toutes les lois mémorielles s’alignant sur elle : Arménie, loi « Taubira », décision-cadre de Bruxelles, cette dernière correspondant à une « gayssotisation » générale de tous les crimes de guerre et contre l’humanité. La loi «Gayssot» est certes la mieux faite de toutes les lois mémorielles, mais que signifie une loi comme celle qui a été votée sur l’Arménie ? « La République reconnaît le génocide arménien ? » A-t-on déjà vu une loi qui tienne en une ligne et qui ne comporte aucun arrêté d’application ? C’est une résolution, pas une loi.

M. Maxime Gremetz : Le Parlement, en tant qu’émanation du peuple, représente aussi la République. Néanmoins, il n’est pas question d’instrumentaliser l’Histoire et nous aurions tout intérêt à parler plus souvent de cette « vérité historique » qui, si l’on s’en approche toujours, ne s’atteint jamais. Ainsi certaines analyses historiques sont-elles aujourd’hui caduques. En ce qui me concerne, je ne suis en rien favorable à l’idée d’une histoire officielle mais la question se pose : comment enseigner cette discipline ? Je ne suis pas très fier de l’état actuel des manuels scolaires, alors qu’un peuple sans mémoire est un peuple sans avenir.

M. Pierre Nora : Nous sommes d’accord sur ce dernier point.

Le problème de l’enseignement est en effet bien réel. Il est d’autant plus difficile que, depuis une trentaine d’année, nous traversons une crise du sentiment historique. La coupure avec le passé s’est accrue jusqu’à l’abandon du « sentiment génétique de soi » : la genèse nationale et collective que nous partagions est désormais en faillite. D’où la prégnance des thèmes mémoriels. Les pédagogues doivent aujourd’hui partir du présent puis remonter vers le passé pour se faire comprendre des élèves. Faire de l’Histoire, selon moi, c’est faire savoir, faire sentir, faire comprendre. La résignation ou la capitulation devant la mémoire pure est très mauvaise. Le problème de l’enseignement n’est donc pas facile mais ce n’est pas à vous de le régler même si vous pouvez travailler fort positivement, par exemple dans le cadre de commissions d’enseignement ou d’instruction civique.

Mme Christiane Taubira : Je vous souhaite la bienvenue, Monsieur Nora. Je salue la participation de l’association « Liberté pour l’Histoire » aux débats de ces trois dernières années. J’éprouve un infini respect pour les écrits, la parole, les engagements de Pierre Vidal-Naquet et de Madeleine Rébérioux et j’espère que cette association, comme d’autres, continuera à nous éclairer. Je vous remercie également pour l’ouvrage que vous m’avez offert. Je constate que la maison d’édition qui l’a publié n’a pas été fermée ni poursuivie. Si tel devait être le cas, nous serions d’ailleurs les premiers à nous y opposer ! Je signale simplement que s’il existe de nombreux ouvrages rapportant la parole des négriers, des armateurs, des navigateurs, des administrateurs, des gouverneurs, il n’en va pas du tout de même s’agissant de la parole des esclaves.

M. Pierre Nora : Vous avez raison.

Mme Christiane Taubira : Victor Schoelcher a exhumé certains textes atroces, dont un relatant un épisode particulièrement barbare dont des esclaves ont été victimes. Attachés à un poteau dans la cour d’un couvent, ils ont été mis en pièces par des molosses provenant d’un élevage de Cuba mis en place par des Espagnols. Affamés pendant deux jours, les chiens ont dépecé leurs victimes en quelques minutes. Oui, certaines paroles doivent être dites.

S’agissant des questions liées à l’objectivité et à la subjectivité dans le domaine historique, je pense à ce très beau propos de Marc Augé selon lequel l’objectivité historique n’existe pas faute d’une objectivité au moment même où se vivent les événements.

Je rappelle à M. Nora, enfin, que la « loi « Taubira » » est une loi de la République.

M. Pierre Nora : J’ai parlé de la « loi « Taubira » » en raison de votre présence !

Mme Christiane Taubira : J’en suis flattée.

Les reproches concernant cette loi, précisément, ne varient guère puisqu’on lui oppose constamment le cas de M. Pétré-Grenouilleau. Certes, je compatis à sa situation mais je constate aussi que son ouvrage a connu une belle fortune commerciale à la différence d’autres ouvrages universitaires d’excellente qualité.

M. Pierre Nora : Ce n’était pas le but recherché…

Mme Christiane Taubira : Assurément, mais le succès a été une conséquence de la polémique et il faut aussi que cela soit dit. J’ajoute que M. Pétré-Grenouilleau est professeur à Sciences-Po, ce qui n’est pas rien, même si cet épisode judiciaire, contre lequel je me suis moi-même élevée, a été sans doute fort désagréable pour lui.

M. Pierre Nora : Pourtant, chère Madame, dans certaines émissions…

Mme Christiane Taubira : Vous pensez ce que vous voulez des émissions auxquelles je participe mais je me suis exprimée dans bien des médias, dont La Chaîne Parlementaire, pour dire que je contestais la légitimité de la démarche de ce collectif d’hommes antillais, réunionnais et guyanais, avec lequel j’ai d’ailleurs entretenu des rapports très conflictuels. Mais enfin… Puisque l’on ne prête qu’aux riches, je suis très fortunée…

S’agissant du péché d’anachronisme, il convient de prendre en compte les excellents travaux de juristes tels que Mireille Delmas-Marty, le Président Truche, M. Froissard…

M. Pierre Nora : Mme Carole Vivant aussi. Mais la discussion juridique n’est pas du même ordre que la logique historique.

Mme Christiane Taubira : Absolument. Des débats de très haut niveau ont eu lieu sur la définition du crime contre l’humanité. Je note que ce concept, tel que nous le connaissons, est lui aussi postérieur aux événements qu’il qualifie, même s’il en est plus proche. En outre, cette notion de péché d’anachronisme ignore l’histoire de la pensée abolitionniste européenne.

M. Pierre Nora : M. Pétré-Grenouilleau vient de faire publier un excellent livre à ce sujet.

Mme Christiane Taubira : Plus de 15 % des Anglais avaient signé des pétitions contre l’esclavage. L’abbé Grégoire avait quant à lui parlé d’« attentat à l’humanité ». Où est l’anachronisme quand les contestations étaient formulées et conceptualisées ?

La France est en effet le seul pays à connaître un tel processus législatif mais je note que celui-ci fait plus souvent l’admiration des autres pays qu’il n’est un sujet de critiques. J’ajoute que des procédures voisines, quoique d’une autre nature, sont mises en place aux États-unis ou en Angleterre.

Enfin, j’ai entendu parler de « lois de droite et de gauche » mais je remarque que la « loi « Taubira » » a été votée à l’unanimité et qu’elle a fait l’objet de profonds débats. Elle n’a pas été votée pour faire plaisir, par complaisance ou désinvolture.

M. Pierre Nora : L’unanimité est suspecte dans ces cas-là.

Mme Christiane Taubira : C’est votre droit de porter des jugements de valeur sur le vote des parlementaires en leur âme et conscience.

M. Maxime Gremetz : L’unanimité est d’autant plus précieuse que c’est une denrée rare.

Mme Christiane Taubira : Je respecte beaucoup les universitaires, mais si ces problèmes sont aussi disputés, c’est que des interrogations demeurent, fussent-elles polémiques. Il importe seulement de trouver des espaces de conciliation afin que l’on puisse décider tous ensemble. M. Pierre Nora a dirigé un ouvrage d’une immense qualité sur Les Lieux de mémoire. Or, je n’y ai rien trouvé sur la colonisation. J’ai même été consulter l’article consacré au café : pas un mot sur les colonies de plantation. Même chose dans l’article sur les frontières nord-sud, qui concerne la métropole, ou le régionalisme, qui se réfère à l’Alsace. L’enjeu ultime, c’est de comprendre la diversité du peuple français afin de maintenir la cohésion sociale et nationale. Cela passe par la prise en compte de ce que fut l’empire colonial français. J’ai confiance dans les universitaires et les historiens, quels que soient leurs partis pris et leur choix, mais je crois aussi que l’éducation nationale est le lieu cardinal où la nation projette sur les jeunes consciences les repères essentiels. Les enseignants sont capables de nourrir l’esprit critique et de susciter des débats. L’intelligence et la liberté se nourrissent d’interrogations permanentes.

M. Pierre Nora : S’agissant des Lieux de mémoire, j’ai déjà beaucoup écrit sur les raisons qui ont guidé mes choix. Je vous propose, Madame Taubira, de poursuivre notre conversation dans une autre enceinte.

Mme Christiane Taubira : Très volontiers.

M. Pierre Nora : La question de la parole des victimes nous réunit et vous avez mille fois raison de dire qu’on ne l’entend pas. Nous essayons, certes, de la rendre audible mais c’est très difficile. Qu’en est-il, dans ces conditions, de la loi ? C’est bien tout le problème.

La colonisation est aujourd’hui devenue le péché capital de la France. Or, cela revient à négliger le fait qu’une partie seulement de notre pays a été engagée dans cette aventure. Je comprends que la France soit globalement pensée comme « l’autre » par les descendants des colonisés, d’où, d’ailleurs, une conscience douloureuse, schizophrénique, meurtrie, mais du point de vue de la conscience publique française, cette affaire est réglée. Souvenons-nous des débats entre Ferry et Clemenceau.

Mme Christiane Taubira : Je préfère Clemenceau.

M. Pierre Nora : Je vais vous scandaliser : Clemenceau a gagné son duel avec Ferry mais, lorsqu’il a eu lieu, je me serais sans doute rangé aux côtés de Ferry. Que voulait-il, sinon faire en sorte que les Français cessent de regarder la ligne bleue des Vosges ? Il leur proposait de sortir de leur obsession allemande et de penser à autre chose qu’à la revanche. C’était une grande idée.

Mme Christiane Taubira : Même Hugo s’y est laissé prendre.

M. Pierre Nora : En effet.

M. Jean-Pierre Soisson : N’oublions pas non plus Paul Bert.

M. Pierre Nora : Assurément. Il est évident qu’il a fallu donner un coup de pied aux fesses aux Français pour qu’ils aillent dans les colonies. La France s’y est peu investie, au total.

Mme George Pau-Langevin : Personne ne souhaite limiter la liberté des chercheurs et la loi «Gayssot» visait avant tout à lutter contre la haine raciste. C’est en ce sens que le législateur a jugé qu’il n’était pas possible de laisser dire n’importe quoi. Les productions de Robert Faurisson heurtaient profondément les descendants des victimes. Je n’ai pas le sentiment que cette loi ait été utilisée n’importe comment et qu’elle ait nuit aux historiens. La décision-cadre européenne, quant à elle, semble s’inscrire dans la même perspective : il s’agit de savoir si l’Europe veut on non disposer d’une politique de lutte contre les discriminations. Dans ce cas-là seulement il peut être opportun de restreindre la liberté, cette dernière consistant, je le rappelle, à pouvoir faire tout ce qui ne nuit pas à autrui.

La question se pose aussi du respect de la mémoire des victimes qui n’ont pas eu la parole et dont le souvenir risque également d’être l’objet de falsifications. Le législateur doit s’inscrire en faux contre toutes ces tentatives.

Il me semble par ailleurs que l’on mélange des plans très différents. Ce n’est pas la même chose de s’interroger sur les dates, les commémorations et l’enseignement que de se préoccuper de savoir si l’on fait ou non la leçon au monde entier. En quoi serait-il critiquable d’avoir proposé des dates afin de commémorer l’esclavage et son abolition, par exemple le 27 avril et le 10 mai ? C’est notre « vivre ensemble » qui est en jeu !

M. Pierre Nora : Ce sont les effets pervers de la loi « Gayssot » qui sont en jeu !

Mme George Pau-Langevin : Combien d’historiens ont-ils été condamnés ?

M. Pierre Nora : La loi « Gayssot » n’est pas faite contre les historiens.

Mme George Pau-Langevin : C’est bien ce que je vous dis : elle est faite pour lutter contre le racisme.

M. Pierre Nora : Son utilisation en tant que loi-mère des autres lois mémorielles en transforme le sens et la portée.

M. Maxime Gremetz : C’était un acte pédagogique.

M. Pierre Nora : Je ne le conteste pas ! Je souligne seulement ce que son utilisation a induit ! Lorsque l’ensemble des lois mémorielles copient la loi « Gayssot », ce n’est pas pour lutter contre le négationnisme : c’est pour formuler une vérité d’État officielle contre laquelle nul ne peut aller.

M. Daniel Garrigue : Je suis d’accord avec M. Nora : il ne faut pas légiférer sur l’Histoire. En outre, si la loi « Gayssot » n’a pas fait condamner des historiens, nombre d’entre eux n’ont peut-être pas osé écrire certaines choses ou mener à terme certaines recherches.

M. Pierre Nora : Je ne le pense pas.

M. Daniel Garrigue : Quoi qu’il en soit, les politiques sont les plus mal placés pour légiférer en la matière car on ne peut faire de la politique sans instrumentaliser l’Histoire d’une manière ou d’une autre. Michelet n’a-t-il pas écrit son Histoire de la Révolution française, aussi, à des fins politiques ?

Il est en outre très difficile d’aborder l’Histoire contemporaine comme en attestent les polémiques autour des dates commémoratives de la guerre d’Algérie. La plupart de ceux qui privilégiaient le 19 mars sont des anciens appelés du contingent qui ont été envoyés combattre dans une guerre qui leur semblait absurde et injuste ; ceux qui militaient pour le 5 décembre considéraient que l’idée d’une Algérie française n’était pas totalement infondée ; ils ont d’ailleurs souvent sacrifié bien des choses à sa défense. Les deux positions sont inconciliables.

M. Pierre Nora : En effet.

M. Daniel Garrigue : En quoi le rapport avec le passé diffère-t-il aujourd’hui de celui qu’il était hier ? Que pensez-vous par ailleurs des livres d’histoire franco-allemands ?

M. Pierre Nora : J’ai le sentiment que la genèse collective du passé en tant que ce dernier éclairait notre identité présente est devenue très problématique. Le lien avec le passé est aujourd’hui tragiquement coupé. Les enseignants doivent trouver le moyen de le rétablir mais cela ne se fera plus dans le cadre d’un récit continu. Voilà une cinquantaine d’années, tout le monde comprenait pourquoi il fallait apprendre le grec, le latin et l’histoire antique : notre présent en était issu. Est-ce aujourd’hui facile de faire entendre à des enfants pourquoi ils doivent apprendre l’histoire de l’Antiquité ? Il en va d’ailleurs de même pour l’enseignement de la littérature. Pourquoi est-il si précieux d’apprendre Racine, Molière ou Corneille ? L’identification est très délicate à opérer. A cela s’ajoute le rôle des médias, le développement des voyages et toute une culture extérieure à l’école. Il me semble que, sur un plan pédagogique, il faut partir du présent et de la mémoire immédiate pour remonter vers un passé plus lointain.

Par ailleurs, confrontés à des mémoires incompatibles et contradictoires, nous ne devons pas officialiser une mémoire ou militer en faveur de l’une d’entre elles : nous devons tout remettre à plat en essayant de donner aux enfants le sentiment de les éduquer à partir de leur propre mémoire tout en faisant en sorte qu’ils fassent preuve d’une distance critique à son endroit.

Il est probable que, après l’âge de la conscience mythologique puis religieuse de soi, nous soyons en train de quitter l’âge de la conscience historique. Ce processus prendra du temps mais, pendant la période de transition que nous vivons, il faut savoir faire montre d’une grande prudence.

M. Jean-Pierre Soisson : Et d’humilité.

M. Pierre Nora : Absolument.

M. Maxime Gremetz : Que pensez-vous des livres d’histoire ?

M. Pierre Nora : Ils ne sont pas si mal que cela.

M. Maxime Gremetz : C’est une réponse de Normand (Sourires).

M. Pierre Nora : Ils sont attrayants, très instructifs, aussi prudents qu’ils peuvent l’être – car les auteurs aussi sont terrifiés : ils essaient, en bons Normands (Sourires) de ménager la chèvre et le chou. Que faire d’autre ?

Pardonnez-moi d’avoir si peu apporté dans un débat où, il est vrai, nous sommes tous démunis.

M. Maxime Gremetz : Nous avons au contraire beaucoup appris !

M. le Président : Je remercie M. Nora pour sa précieuse intervention.

(Applaudissements)

Audition de M. Marc Ferro, historien,
co-dirigeant de la revue Annales : histoire, sciences

(Extrait du procès-verbal du mardi 29 avril 2008)

Présidence de M. Bernard Accoyer, président-rapporteur

M. Jean-Louis Dumont : N’ayant pas pu participer à la réunion constitutive de cette mission, je souhaiterais savoir s’il serait possible d’entendre M. Serge Barcellini, contrôleur général des Armées, chargé de cours à Sciences-Po, ancien directeur général de l’Office national des anciens combattants et victimes de guerre que M. le secrétaire d’État à la défense et aux anciens combattants, Jean-Marie Bockel, a par ailleurs chargé d’une mission sur le quatre-vingt dixième anniversaire du 11 novembre ?

M. Bernard Accoyer, président de l'Assemblée nationale : Nous l’inviterons à participer à nos travaux en fonction des possibilités offertes par le calendrier.

Mme Catherine Coutelle : Une discussion sur un projet concernant les archives se déroule en ce moment même dans l’hémicycle. Cette loi est censée moderniser leur accès, or, le Sénat l’a compliquée en portant la communication des archives à caractère privé à 75 ans et en interdisant purement et simplement certaines consultations, ce qui est inédit. De nombreux historiens nous ayant alertés sur cette question, notre mission devrait pouvoir s’en saisir d’une manière ou d’une autre.

M. le Président : En l’occurrence, M. Marc Ferro pourra sans aucun doute répondre à un certain nombre de vos interrogations.

Je vous remercie, Monsieur Ferro, de votre présence. Historien, vous co-dirigez depuis 1970 la revue Annales : histoire, sciences sociales. Vous êtes spécialiste de l’URSS et du colonialisme, et vous avez été un pionnier dans l’étude du cinéma en tant qu’agent et source de l’histoire ; vous avez également collaboré à de très nombreuses émissions historiques à la télévision ; vous vous êtes intéressé à l’enseignement de l’Histoire et, à ce titre, vous avez beaucoup écrit sur la « construction des mythologies dans les livres d’histoire ». Votre témoignage pourra donc éclairer précieusement la réflexion de notre mission sur ce que doit être le devoir de mémoire et sur la façon de l’exercer, notamment à l’endroit des jeunes générations.

M. Marc Ferro : Je vous remercie.

Khrouchtchev considérait que les historiens étaient dangereux et qu’il fallait les surveiller. Je ne sais pas s’ils sont tenus pour tels en France mais ils commencent en tout cas à être sous surveillance – non certes de façon globale et systématique mais de manière ponctuelle. Je rappelle que Bernard Lewis, historien mondialement connu, spécialiste de l’empire ottoman, arabisant et islamisant a été condamné par un tribunal français pour avoir discuté le terme de génocide appliqué au massacre des Arméniens. Ce tribunal a argué que les Arméniens parlaient eux-mêmes de massacre et non de génocide dans les années 1915 et 1916, que le terme de « génocide » a été utilisé plus tardivement et que, selon la définition que lui-même donnait de ce mot, on ne pouvait en l’occurrence parler de génocide puisque, par exemple, les Arméniens qui se convertissaient à l’islam pouvaient échapper à la mort. Je note également que, lorsqu’il s’est agi de durcir la loi sur la reconnaissance du génocide arménien, M. Devedjian a considéré que c’était aux historiens de discuter de la nature de cet événement et de faire éventuellement des comparaisons avec d’autres génocides ou massacres. Le rejet de son amendement, je l’avoue, m’a un peu troublé.

Second exemple, celui de M. Pétré-Grenouilleau, auteur d’un remarquable ouvrage sur la traite des Noirs qui est indirectement tombé sous le coup de la loi « Taubira », dont la noblesse de la raison d’être ne fait par ailleurs aucun doute, même si une déclaration solennelle aurait été peut-être préférable.

Qu’il n’existe pas en France d’histoire officielle ne doit pas nous empêcher de faire un détour par l’URSS car cela devrait nous aider à mieux comprendre ce qu’il en est des contrôles lorsqu’ils commencent à s’insinuer. La « connaissance historique » en URSS se caractérisait dans un premier temps par la disparition de certains personnages des manuels ou des photographies. Que l’on songe par exemple à Trotski, à Boukharine et à Staline lui-même, sous l’ère Khrouchtchev. Le fondement théorique de ces disparitions reposait sur une interprétation de la science marxienne de l’Histoire : pas plus que l’histoire des découvertes techniques ne mentionne les inventeurs qui ont échoué, l’histoire de la construction du socialisme ne saurait faire état de ceux qui ont eu historiquement tort. Je note qu’il a été fait de même en Algérie, par exemple avec Ben Bella. Lorsque l’un de ses compagnons, Mustafa Lacheraf, a voulu écrire une histoire du FLN, il a été éloigné non en Sibérie mais en Uruguay, il est vrai avec un poste d’ambassadeur à la clé. Il faut reconnaître que la France n’a pas été exempte de tels trous de mémoire : en 1962, Georges Bidault a ainsi disparu des défilés, de même que Jacques Soustelle de certains ouvrages.

Dans un deuxième temps, le Parti pratiquait la révision rétrospective de l’Histoire. Comme il était lui-même l’Histoire, les analyses des historiens ne pouvaient qu’être synchrones avec les siennes. La réponse à la question : « Quel était l’état de la Russie en 1914 ? » a été ainsi conditionnée par différentes circonstances : un état avancé, car dans le cas contraire Staline n’aurait pas pu construire le socialisme dans un seul pays ; un état arriéré, quand l’URSS s’est sentie menacée par la puissance allemande et qu’elle avait besoin de trouver des alliés ; un état arriéré, enfin, quand il a fallu mettre en valeur les immenses réalisations du socialisme. Ceux dont les réponses étaient en décalage avec l’air du temps allaient au Goulag. En France, l’évaluation du rôle de Napoléon III a elle aussi été soumise à des fluctuations : négative en raison du coup d’État et de la défaite de 1870, puis positive en raison des réussites économiques du second Empire.

Troisième temps, enfin : la contradiction entre la raison dans l’Histoire, productrice de sens, et la passion dans le récit qui en est fait. Une déclinaison du sens de l’Histoire par trop abstraite et théorique ne permettant pas, en effet, de faire de bons socialistes, il a fallu lui donner de la chair à travers une morale positive. M. Vanneste, lui, a cru devoir évoquer l’aspect positif de la colonisation.

M. Christian Vanneste : Je n’ai jamais parlé de la colonisation mais de la présence de la France outre-mer. Les mots ont beaucoup de sens !

M. le Président : M. Ferro a la parole.

M. Marc Ferro : Face à de telles mystifications, la révolte ne peut que surgir. Des sociétés du souvenir ont alors été créées en URSS afin que les citoyens puissent y raconter leurs expériences. C’est ainsi que, sous la présidence de M. Gorbatchev, les historiens ont eu une fort mauvaise réputation et furent considérés comme la lie de la société cultivée. En Russie, la mémoire a fini par balayer l’Histoire en tant que science.

Chez nous, les visions globales et progressistes de l’Histoire ont été dévalorisées et, avec elles, une certaine Histoire de France : l’idéologie des droits de l’homme l’ayant emporté sur l’idéologie nationale, rien d’étonnant à ce que la nation comparaisse devant les tribunaux. À cela s’ajoute le surgissement d’autres histoires nationales : celles des anciennes colonies devenues indépendantes et celles des provinces - Languedoc, Bretagne, Corse, Savoie… Le bloc de l’Histoire nationale s’est ainsi fissuré. De surcroît, les églises, les syndicats, les partis politiques qui contribuaient à construire cette histoire ont perdu leur autorité. Ce sont désormais les amuseurs qui font l’opinion, pas les parlementaires, lesquels sont dessaisis de leurs prérogatives sur les plans économique, médiatique et juridique. Le droit, de plus en plus, contrôle la connaissance historique : quand on songe à Papon, on se souvient de son procès, pas nécessairement de ce que fut l’histoire. Enfin, je ne dirai rien des pédagogues qui détruisent les dispositifs de hiérarchisation historique : au final, les mémoires ont pris le dessus sur l’Histoire ; leur fixité l’a emporté sur la mobilité historique.

Pierre Nora a joué un rôle essentiel en percevant l’ampleur de ce phénomène. Ses Lieux de mémoire ont certes contribué à restaurer l’Histoire nationale et républicaine mais pas dans le sens que nous avons connu : valoriser les instances et les lieux de mémoire au détriment des événements, c’est en effet valoriser l’immobilité plutôt que le mouvement. En outre, les lieux de mémoire ont fait l’objet d’un choix : l’Exposition coloniale suffit-elle à faire le tour de la question coloniale ? Quid d’Alger, de Nantes, de la traite, du bagne ? Dans un autre registre, pourquoi retenir Vichy, par exemple, et pas Montoire ? Tout cela témoigne de la difficulté du rôle de l’historien au moment où les mémoires abondent.

Une étude de la situation de l’Algérie avant la guerre d’indépendance montre que quatre types mémoriels sont à l’œuvre :

– Celui de la vulgate, tout d’abord, telle qu’elle est diffusée dans les manuels scolaires, le Robert ou le Larousse. Le Mallet-Isaac de 1953 évoque la conquête coloniale, le rôle de Bugeaud ou de Gallieni mais lorsque la colonisation est associée au progrès de la civilisation, ses excès passent inaperçus. J’ai enseigné cela à Oran à des Arabes, des métropolitains, des pieds-noirs : personne ne protestait. Le Robert de 1989 reprend quant à lui les analyses de Frantz Fanon, puis évoque le terrorisme.

– Celui de l’anticolonialisme métropolitain ensuite. À gauche, il repose sur le soutien aux indigènes et en appelle à une meilleure colonisation en contestant les abus des colonisateurs ; il envisage l’émancipation des individus, non celle des peuples. À droite, il est fondé sur l’évaluation du coût de la colonisation. Jacques Marseille a ainsi montré que la colonisation de l’Algérie a coûté à l’État plus qu’elle n’a rapporté.

– Celui de l’anticolonialisme des colonisés, quant à lui, stigmatise le racisme des Européens. Mes élèves, à qui j’énonçais les réalisations de la France en Algérie, me répondaient : « Vous nous conduisez à la gare mais nous ne prenons jamais le train. » Comme me le disait aussi Ferhat Abbas : « Que m’importe que tu mettes l’électricité dans la maison, si ce n’est pas ma maison ? » Enfin, cet anticolonialisme a un versant très excessif : M. Bouteflika parle aujourd’hui d’un « génocide » culturel en Algérie mais il est notable que ce terme avait été utilisé dès avril 1956 par Mohammed Khider et Ahmed Gouda.

– Celui des colons, enfin, qui n’adhèrent pas à la vulgate et se considèrent comme des victimes : ils ont été envoyés en exil en Algérie par Napoléon III, les Alsaciens et les Lorrains sont arrivés en 1871 etc. Beaucoup votent d’ailleurs communiste mais, pour eux, les Arabes n’existent pas en tant que citoyens et ne participent en rien au développement du pays.

La France doit admettre ces quatre perspectives.

En la matière, le Parlement doit pouvoir faire des déclarations au nom de la Nation et doit également gérer le problème des célébrations existantes ou à venir, sans sectarisme. Il ne faut en aucun cas rejeter des groupes sociaux au prétexte qu’ils auraient des points de vue différents.

Enfin, des menaces pèsent sur l’accès aux archives, moins parce que le délai d’accessibilité serait dans certains cas accru que parce que des dossiers ne seront plus communicables. Qui en décidera ? Comment ? Lorsque j’ai fait ma thèse sur l’URSS, il était déjà plus facile de pénétrer dans les archives soviétiques qu’au Quai d’Orsay !

M. Christian Vanneste : Je ne pourrai sans doute pas rester avec vous jusqu’à la fin de cette audition car je dois rejoindre des amis ukrainiens avec qui je lutte pour que soit reconnu l’Holodomor ou « génocide par la faim ».

L’Histoire est moins une science qu’une herméneutique, comme le disait Paul Ricœur. L’objectivité consiste en l’occurrence à laisser s’exprimer le plus grand nombre d’interprétations possibles.

L’article 4 de la loi à laquelle M. Ferro a fait allusion distingue l’enseignement supérieur, qui dispose bien entendu de toute latitude en matière de recherche, de l’enseignement secondaire ou primaire pour lequel je précisais qu’il était possible de parler « en particulier » du rôle positif de la France outre-mer ainsi que des sacrifices des troupes issues de l’outre-mer pour libérer notre pays. Comment faire preuve de scientificité en résumant un siècle en une page ? Les faits sont forcément sélectionnés et interprétés. Dans une classe où se trouvent des descendants de pieds-noirs, de harkis, de membres du FLN, chacun doit pouvoir se dire que ses aïeux ont accompli quelque chose de bien. Il y a eu un Alexandre Yersin en Indochine, un Alphonse Laveran à Constantine, des routes, des écoles, des hôpitaux ont été construits.

Enfin, le passage de l’enseignement scientifique de l’histoire à son enseignement scolaire ne doit-il pas être l’occasion, pour chacun, de mieux connaître sa mémoire ?

M. Marc Ferro : Si j’ai exposé en quelques minutes les quatre visions mémorielles possibles du drame algérien, il n’est pas impensable de pouvoir y parvenir en une heure. Autrement dit, il est possible de mettre en évidence la multiplicité des points de vue.

Vous parlez du rôle positif de la France, mais il faut tout de même se rappeler que cette histoire a donné lieu à des guerres d’indépendance et que des peuples se sont révoltés.

M. Christian Vanneste : Il s’agissait d’un texte sur les rapatriés.

M. Alain Néri : Cet article 4 était un cavalier législatif.

M. Marc Ferro : Il faut voir l’effet global d’une telle formulation ! Elle ne favorise en rien une analyse équitable. Nous savons bien que des hôpitaux et des écoles ont été fondés, mais comme me le disaient mes élèves : nous allons à la gare sans jamais prendre le train.

M. Lionnel Luca : J’ai été étudiant en histoire, Monsieur Ferro, et j’ai pu constater que vos livres sur l’URSS ont parfois changé de ton, ce qui témoigne de votre cheminement et de ce mouvement dont vous parliez.

L’Histoire, me semble-t-il, est prisonnière du temps : chaque époque établit une vérité officielle et l’instrumentalisation politique de cette discipline, avec la caisse de résonance médiatique dont on connaît aujourd’hui l’ampleur, est particulièrement dangereuse. À cela s’ajoute que l’ignorance ne fait que croître. Les vérités dont on dispose sont en outre parcellaires, ce qui laisse une place non négligeable au mensonge ou aux approximations. Comment cela est-il possible dans un régime qui se prétend démocratique ? Quel rôle l’historien peut-il avoir ? L’affaire Pétré-Grenouilleau restera pour moi symbolique et symptomatique d’une époque où il est possible de traîner en justice un chercheur au nom d’une vérité officielle nouvelle. Comment déjouer les pièges de l’anachronisme ?

M. Marc Ferro : Qu’avez-vous voulu dire à propos de mes livres sur l’URSS ?

M. Lionnel Luca : Il m’a semblé que lorsque j’étais étudiant, vous étiez plus favorable à la révolution soviétique que vous ne l’avez été par la suite.

M. Marc Ferro : Mes livres n’ont pas été réécrits. Peut-être les avez-vous lus autrement ?

M. Lionnel Luca : Je faisais aussi allusion à des propos tenus à la télévision.

M. Maxime Gremetz : Il vous en voulait terriblement !

M. Christian Vanneste : François Furet et Jacques Marseille ont aussi beaucoup changé !

M. Marc Ferro : Assurément, mais je n’ai quant à moi jamais été inscrit au Parti.

M. Lionnel Luca : C’est parfois pire.

M. Marc Ferro : Je ne pense pas que cela soit mon cas. C’est l’Algérie qui m’a fait réfléchir sur l’URSS. J’ai été mis à l’Index par les cocos, qui n’ont jamais parlé de mes livres pendant vingt-cinq ans, et par les anti-cocos puisque, m’intéressant à l’URSS, je ne pouvais qu’en être partisan ! Il a fallu trente ans et l’aide de Claude Lefort, entre autres, pour que la légitimité de mes travaux sur l’URSS soit reconnue ! En ce qui me concerne, je n’ai pas changé et pas une ligne de mes livres n’a été modifiée. La grande édition novatrice du livre de Fernand Braudel sur La Méditerranée et le monde méditerranéen à l’époque de Philippe II, c’est la première, pas la seconde, où il cherche à s’adapter à la recherche historique.

Mme Catherine Coutelle : Notre mission se devrait de réfléchir à l’incommunicabilité de certaines archives.

La France ne compte-t-elle pas trop de commémorations ? L’enseignement de l’histoire n’en souffre-t-il pas ? Un nombre considérable de commémorations se sont en effet ajoutées à celles déjà existantes ces dernières années. Que l’on songe, pour la seule deuxième guerre mondiale, au Vel d’Hiv et la lettre de Guy Môquet. Comment peut-on enseigner une histoire se réduisant à des tronçons commémoratifs ? Quel peut être le rôle du politique en la matière ?

M. Marc Ferro : Sous l’ancien régime, la multiplication des fêtes chrétiennes permettait de valoriser le pouvoir. Mutatis mutandis, il en est un peu de même aujourd’hui. En URSS…

M. Maxime Gremetz, : Il adore l’URSS ! (Sourires)

M. Marc Ferro : …outre les fêtes révolutionnaires et militaires existaient les fêtes professionnelles : le jour des marins, des agriculteurs…

M. Maxime Gremetz : En France aussi, avec les fêtes des métallos, des mineurs, des pompiers…

M. Marc Ferro : C’était des fêtes corporatives et non pas institutionnelles.

M. Maxime Gremetz, : C’est exact.

M. Marc Ferro : La suppression de la fête du 6 novembre, date à laquelle Lénine et ses hommes pénétrèrent dans le Palais d’hiver, a été un drame mais les historiens russes, qui sont malins, ont finalement trouvé à la remplacer en instituant la fête du 4 novembre, jour où le Tsar a chassé l’ambassadeur de Pologne. Les implications de cette question sont donc multiples.

Le « culpabilisme » des nations engendre certes une volonté commémorative mais celle-ci ne me gêne pas outre mesure en raison de son effet rassérénant. Pourquoi ne pas envisager une fête pour les Harkis et pour les partisans de l’OAS ? Raoul Girardet et moi sommes très amis ! La réconciliation nationale peut s’opérer à travers la multitude des mémoires, même s’il ne s’agit évidemment pas de se livrer à des provocations.

Mme Catherine Coutelle : Des identités rivales et concurrentes peuvent générer des communautarismes.

M. Marc Ferro : C’est un vrai problème. Mon amie Annie Goldmann, femme du philosophe Lucien Goldmann, d’origine tunisienne, d’abord féministe et très à gauche m’a annoncé un beau jour qu’elle allait fêter Roch Hachana. Or, elle ne s’était jamais sentie juive ! Mais voilà : les partis politiques, estimait-elle, l’ont trompée et le communautarisme lui a permis de trouver une famille. Ce dernier s’est donc aussi développé en raison de la faillite de certaines instances.

Dans un hebdomadaire, l’historien Pap’Ndiaye affirmait récemment que les Antillais ne sont pas communautaristes mais qu’ils font partie d’une minorité qui souhaite simplement avoir des droits. En Allemagne, les Turcs ont des droits et sont beaucoup mieux organisés que les Marocains ou les Algériens en France – ce sont eux, par exemple, qui négocient des contrats entre l’Allemagne et le Turkménistan ou le Tadjikistan – mais ils sont en revanche « hors société ». C’est exactement l’inverse en France où les immigrés, peu à peu, s’intègrent. Ce changement me réjouit : maintenant, ils prennent le train !

Mme George Pau-Langevin : J’apprécie, certes, la subtilité de vos analyses mais il me semble que les Turcs étaient étrangers en Allemagne jusqu’à une date récente, ce qui n’est pas le cas des Antillais en France, lesquels ont par ailleurs toujours cru, dès lors qu’ils adhéraient aux valeurs républicaines, qu’ils seraient les égaux des métropolitains. C’est parce que cette promesse n’a pas été tenue que la tentation d’un retour en arrière et d’une remise en cause du modèle national s’est développée. Les ex-colonisés, en voulant relater leur propre histoire, ne s’inscrivent donc pas dans une démarche communautariste mais ils visent à interpeller la société en lui rappelant les promesses du pacte républicain. Les lois mémorielles, sans être absolument satisfaisantes, tendent moins à isoler une communauté qu’à l’inscrire dans un ensemble national. Comment faire pour que ces mémoires singulières s’insèrent mieux encore au sein de la mémoire collective nationale ? Que pensez-vous, en outre, du débat qui a eu lieu autour de l’exposition de photographies de Zucca sur les Parisiens pendant l’Occupation ? Là aussi, la vision habituelle de l’histoire a été mise à mal.

Mme Jeanny Marc : Je me félicite de la mise en place de cette mission qui devrait permettre à tous les Français de se retrouver. Est-il possible d’y convier des chercheurs ultra-marins spécialistes de l’outre-mer ?

M. le Président : Nous partageons ce souhait que nous essaierons de concrétiser.

Mme Martine Billard : Cette revendication mémorielle n’est-elle pas liée à l’occultation de certaines périodes historiques ? À la Libération, le premier objectif était la réconciliation nationale, d’où l’évocation des « déportés » en général et le silence autour de la Shoah. C’est dans un second temps seulement que la volonté spécifique d’une reconnaissance singulière des souffrances subies s’est fait jour. N’est-on pas toujours confronté, en la matière, à de semblables difficultés ? En outre, sur le plan politique, comment penser le passage de la déclaration à la loi ? Si le Parlement doit se limiter à des déclarations, un certain nombre de lois, dont la loi « Gayssot », doivent être abrogées alors que les faits historiques sont, par définition, avérés. Faut-il considérer qu’il existe une spécificité de l’histoire de la seconde guerre mondiale ?

M. le Président : Les institutions de la Ve République ne permettent pas au Parlement d’adopter des résolutions ou des déclarations. Seuls les projets ou propositions de loi sont à ce jour envisageables même si des réformes institutionnelles, comme vous le savez, doivent être engagées. Cette situation contribue à expliquer la prégnance des lois mémorielles.

M. Maxime Gremetz : Y a-t-il adéquation entre fait et vérité historiques ? Si oui, qui en décide ?

Mme Arlette Grosskost : La réconciliation nationale est essentielle et notre démarche doit s’inscrire dans cette perspective. À partir de quand, eu égard à tel ou tel fait historique, doit-elle être encouragée ? Celle-ci doit par ailleurs pouvoir s’incarner dans des lieux de mémoire moins communautaires qu’identitaires. La spécificité de l’histoire des Alsaciens et des Mosellans est ainsi en passe d’être reconnue par toute la Nation, ce dont il faut se féliciter, même si cela peut parfois déranger.

Mme Gabrielle Louis-Carabin : Cette mission est une fort bonne chose. Je m’associe à la demande de Mme Marc concernant nos chercheurs antillais et guyanais.

M. le Président : Il n’y a bien entendu aucun problème.

Mme Gabrielle Louis-Carabin : La loi « Taubira », pour être belle, n’en soulève pas moins quelques problèmes pour certains Antillais ou Guyanais : si l’esclavage est bien considéré comme un crime contre l’humanité, il n’y est en effet pas question des Africains déportés en Guadeloupe, Martinique, Guyane et Réunion, qui l’ont subi. Or, la réconciliation nationale ne peut se faire que si l’on reconnaît la spécificité de ces situations. La date commémorative du 10 mai est certes positive mais elle ne permet pas d’apporter à ces personnes la reconnaissance spécifique à laquelle elles ont droit. Il faut leur attribuer une date commémorative qui sera reconnue par l’ensemble du peuple français.

M. Marc Ferro : Si la notion de vérité historique n’a pas beaucoup de sens cela ne signifie pas que des vérités ne puissent être définies. Par exemple, l’évolution du prix des lentilles au Puy et à Constantine au XIXe siècle est objective mais les conclusions que je peux en tirer sur la vie des habitants à ce moment-là peuvent être discutées. Autre exemple : j’ai élaboré dix critères – objectifs – afin de mesurer le degré de résistance – notion subjective – au pouvoir central en URSS : nombre de mariages mixtes entre Russes et Estoniens ou Tadjiks – sachant que la loi permettait à l’enfant de choisir sa nationalité ; nombre d’Estoniens ou de Tadjiks devenus officiers dans l’armée soviétique etc. Le résultat montre que ces deux peuples ont été les plus hostiles à la Russie sur tous les plans. La réponse atteint donc une certaine vérité historique.

M. Maxime Gremetz : Une vérité relative.

M. Marc Ferro : Non. Une vérité singulière non universalisable.

J’ai dirigé Le Livre noir du colonialisme et, au-delà, mes thèses sont connues. Je suis néanmoins opposé aux lois mémorielles. Si les professeurs sont invités, par les programmes, à étudier une période jusqu’alors par trop négligée, ils le feront. S’il est vrai, par ailleurs, que l’histoire de l’Alsace est trop souvent négligée, que souhaitent les Occitans pour commémorer les massacres de Béziers et les bûchers cathares ? Une date. Que souhaitent également les Vendéens ? Je ne suis pas hostile à ces journées dès lors qu’elles ne contribuent pas à attiser la guerre des mémoires mais qu’elles favorisent des rapprochements. Il est toutefois notable que les minorités opprimées sont parfois plus susceptibles que d’autres. J’ai perdu mes papiers à Saint-Germain-en-Laye, où j’habite depuis trente-cinq ans. On m’a demandé le certificat de mariage de mon père, qui est mort en 1930. Tout s’est bien passé, mais que serait-il arrivé si un Maghrébin ou un Antillais avait été à ma place ? La France est le seul pays où la décentralisation est si centralisée que cela peut entraîner des humiliations !

Spécialiste de la guerre de 14-18, je me suis aperçu de l’énorme ressentiment des Poilus à l’endroit des gens de l’arrière. Peu à peu l’ennemi, lui, est devenu le semblable, un pauvre type combattant comme les Français, même s’il ne fallait pas le dire. Ceci est fort bien illustré par un film de 1966 de Daniel Costelle et Henri de Turenne où les anciens combattants ont fini par s’embrasser en pleurant. C’est à ce moment-là qu’a eu lieu la réconciliation franco-allemande et le législateur n’y était pour rien, même s’il est toujours possible d’encourager le processus. La même situation se reproduit plus souvent que l’on ne le croit entre pieds-noirs et anciens du FLN.

Enfin, si la loi « Taubira » évite de mentionner les victimes de l’esclavage, c’est sans doute parce qu’elle tend principalement à stigmatiser les mauvais serviteurs de la République, comme Pierre Vidal-Naquet a eu raison de le dire à propos de la guerre d’Algérie afin de sortir du conflit opposant ceux qui ne parlaient que du terrorisme et ceux qui ne considéraient que la torture. À cela s’ajoute que Mme Taubira sait fort bien que des Africains ont participé à la traite des esclaves et que parler des victimes, cela reviendrait à opposer en Côte d’Ivoire, par exemple, telles ou telles tribus entre elles. Les Chinois, qui n’ont pas de leçon de démocratie à donner, ont tout de même fait remarquer que la France est un pays où l’on s’occupe beaucoup plus des bourreaux que des victimes.

Mme Catherine Coutelle : Les lois sont faites pour réprimer, pas pour déclarer. S’il est encore possible de réprimer des coupables grâce à la loi « Gayssot », il n’est évidemment plus possible de condamner les négriers.

M. Marc Ferro : Mais ce sont aujourd’hui les historiens que l’on condamne !

Mme Catherine Coutelle : Faudrait-il considérer que les fils sont responsables de la faute des pères ?

M. Marc Ferro : Aujourd’hui, c’est nous qui sommes les victimes !

Mme Catherine Coutelle : À ce moment-là, c’est la liberté d’expression qui est en jeu.

Mme Martine Billard : Bibliothécaire de la Ville de Paris, j’ai tout de même connu le temps où il était interdit de présenter des livres sur l’esclavage aux Antilles sans les associer à ceux qui mettaient en évidence des aspects « positifs » de la traite. Peut-être conviendrait-il de se préoccuper également de la transmission du savoir dans les bibliothèques.

M. le Président : Je remercie M. Marc Ferro qui a su une nouvelle fois nous passionner grâce à ses réflexions subtiles et profondes.

Audition de M. Serge Klarsfeld, écrivain, historien, président de l’Association des fils et filles de déportés juifs de France et vice-président de la Fondation pour la mémoire de la Shoah, et de son épouse, Béate Klarsfeld

(Extrait du procès-verbal du mardi 13 mai 2008)

Présidence de M. Bernard Accoyer, président-rapporteur
puis de Mme Catherine Coutelle, vice-présidente

M. Bernard Accoyer, président de l'Assemblée nationale : Nous recevons aujourd’hui M. Serge Klarsfeld et son épouse Beate, que je salue et remercie pour leur présence.

Notre mission a été créée au mois de mars et vise à réfléchir aux questions mémorielles dont le chef de l’État, voilà quelques semaines encore, a rappelé toute la pertinence. Monsieur Klarsfeld, vous êtes historien, avocat, président de l’association des fils et filles de déportés juifs de France que vous avez créée avec votre épouse en 1979. Vous êtes également vice-président de la Fondation pour la mémoire de la Shoah créée en 2000, qui a notamment été chargée d’inventorier les fonds dont les Juifs ont été spoliés pendant la Seconde guerre mondiale.

Madame Klarsfeld, vous vous êtes fait connaître par votre combat contre les anciens nazis ; vous avez créé en 1979 la Fondation Beate Klarsfeld dont vous êtes la présidente et dont le siège est à New York.

Votre engagement est d’ailleurs familial puisque votre fils a rejoint votre combat.

Grâce à vous, des criminels nazis ont pu être débusqués et jugés et les responsables français des rafles de Juif traduits en justice. Vos actions ont également permis d’accomplir un véritable travail de mémoire en effectuant un recensement systématique des victimes de la Shoah. Cette oeuvre considérable s’est poursuivie par la rédaction, en 1978, du Mémorial de la déportation des Juifs de France puis, en 1994, par celle du Mémorial de la déportation des enfants juifs. Ces 11 000 enfants déportés ont ensuite été au cœur d’une émouvante exposition itinérante que notre Assemblée a d’ailleurs hébergée en 2005. Le travail de votre association a également permis l’édification du Mur des noms qui se trouve maintenant à l’entrée du Mémorial de la Shoah, à Paris, et sur lequel figure le nom de 76 000 Juifs français déportés. Enfin, elle s’est traduite par de nombreuses actions de sensibilisation des enfants dans les établissements scolaires.

Si vous avez déclaré, Monsieur Klarsfeld, qu’il n’existe quasiment pas de pays où la mémoire de la Shoah soit aussi bien conservée qu’en France, vous avez également estimé qu’un travail permanent de mémoire devait y être effectué. C’est la raison pour laquelle vous avez défendu l’initiative du Président de la République visant à confier aux enfants des écoles la mémoire des enfants juifs déportés.

Sur la base de votre expérience et de votre combat pour la mémoire de la Shoah, que pouvez-vous dire à notre mission pour éclairer sa réflexion ? Vous avez eu connaissance des questions qui se posent à elle : ces questions résument notre souci de définir les moyens nécessaires à une meilleure promotion du devoir de mémoire dans notre pays, qui est aussi un pays dans l’Europe. A quoi doit donc servir, selon vous, le devoir collectif de mémoire ?

M. Serge Klarsfeld : Ma femme et moi sommes avant tout de simples citoyens qui n’avons jamais eu d’engagement politique. C’est en quelque sorte notre mariage, celui d’un Juif français ou d’un Français juif avec une Allemande protestante, qui nous a propulsés sur la scène européenne. Ma femme, en effet, voulant œuvrer au rapprochement des jeunesses française et allemande, a été secrétaire de l’Office franco-allemand pour la jeunesse créé par le général de Gaulle et le chancelier Adenauer. Elle en a été révoquée pour s’être émue de ce que le chancelier Kiesinger avait été un actif propagandiste nazi chargé de faire le lien entre Goebbels et Ribbentrop quand le Président de la République fédérale d’Allemagne d’alors avait, lui, dessiné les plans des baraques des camps… A ce moment-là, nul ne semblait s’en soucier outre mesure, le général de Gaulle ayant fait par exemple du chancelier Kurt-Georg Kiesinger un grand officier de la Légion d’honneur. Ma femme et moi n’avons pas accepté cette situation. Nous avons donc mené campagne, Beate ayant été jusqu’à gifler le chancelier Kiesinger après avoir annoncé son intention d’agir de la sorte au nom de la jeunesse allemande. Ce dernier a finalement perdu les élections et c’est Willy Brandt, un authentique résistant, qui l’a emporté.

Le nouveau chancelier, allié au parti libéral démocrate, a ensuite nommé Ernst Aschenbach commissaire à Bruxelles. Or, ce dernier avait été le chef de la section politique de l’ambassade d’Allemagne à Paris pendant l’Occupation et il avait été impliqué dans les questions juives, comme en attestaient les documents dont nous disposions. Beate, à nouveau, a fait campagne en Europe jusqu’à ce qu’à ce que sa nomination soit annulée.

Nous nous sommes rendu compte, par ailleurs, que les criminels allemands qui avaient agi en France étaient non seulement impunis mais qu’ils jouissaient d’une certaine respectabilité. Ils ne pouvaient d’ailleurs pas être jugés en Allemagne puisque la France avait retiré toute compétence à ce pays sur les affaires non classées chez elle. Lorsque l’Allemagne a recouvré son indépendance, en 1954, la France a demandé leur extradition mais l’Allemagne a alors objecté l’article 16 de sa loi fondamentale disposant que les nationaux ne peuvent pas être extradés. La France a alors demandé qu’ils soient jugés mais l’Allemagne a argué que ce n’était pas possible puisque ces affaires avaient été jugées par contumace et qu’elles n’étaient donc pas classées en France. Ma femme et moi sommes une fois de plus entrés en campagne afin de faire ratifier un accord franco-allemand. Le parti libéral et le parti chrétien démocrate ayant refusé, nous avons agi illégalement pendant quatre ans en Allemagne afin de mobiliser l’opinion et d’obtenir enfin cette ratification. Quatre autres années ont été nécessaires pour la faire appliquer par la justice allemande et faire en sorte que les principaux organisateurs de la solution finale en France soient jugés.

Nous avons également écrit le Mémorial de la déportation des Juifs de France car il ne nous était pas possible d’assister au procès des bourreaux sans avoir recueilli les noms de toutes leurs victimes. Nous avons obtenu, au procès de Cologne, le jugement et la condamnation des principaux criminels. Je note qu’il s’agit-là du seul procès d’après-guerre qui ait donné entièrement satisfaction puisqu’il a permis de rapprocher Allemands et Français mais aussi Juifs et Allemands.

Nous avons aussi pris conscience du rôle de Vichy dans la solution finale alors que pas un mot ne figurait à ce sujet dans les manuels scolaires, les agrégés d’histoire chargés de leur rédaction se livrant à une manipulation visant à faire accroire que les Juifs arrêtés en France l’avaient été par la seule police allemande. Nous sommes donc repartis en campagne dès 1978 en déclenchant des procédures judiciaires contre certains responsables dont René Bousquet, Jean Leguay et Maurice Papon. Il a fallu plus de deux décennies pour aboutir, en dépit des polémiques et des obstacles - le Président de la République d’alors avait tenté de bloquer ces procédures - mais cela a permis aux Français de mieux connaître leur propre histoire. C’est ainsi qu’après le procès de Klaus Barbie, nous avons pu obtenir la condamnation de Paul Touvier et de Maurice Papon. En 1993, le Président Mitterrand a également pris un décret organisant une journée nationale de commémoration des crimes racistes, antisémites et contre l’humanité commis sous l’autorité de fait dite « gouvernement de l’État français ». En 1995, le Président Chirac a quant à lui reconnu la culpabilité de la France qui, avec la rafle du Vel’d’Hiv, avait commis l’irréparable. La commission Mattéoli a ensuite accompli un remarquable travail d’élucidation, de même que la commission d’indemnisation des victimes des spoliations. La Fondation pour la mémoire de la Shoah, dont le capital s’élève à 400 millions, permet quant à elle de financer de nombreux projets culturels, historiques ou mémoriels. La récente initiative prise par M. Sarkozy visant à confier aux écoliers la mémoire des enfants juifs déportés va également dans le bon sens.

Pour toutes ces raisons, les fils et filles de déportés considèrent que la France est à l’avant-garde des pays qui n’ont pas peur de se confronter avec leur passé.

S’agissant du rôle du Parlement, nous avons approuvé le vote de la loi « Gayssot » qui, loin d’attenter à la liberté d’opinion, aide à combattre une idéologie mortifère. Il importait, en effet, de protéger la sensibilité de tous ceux qui ont perdu un être cher dans la Shoah grâce à un arsenal de sanctions frappant négationnistes et révisionnistes. Cette loi, absolument nécessaire, était d’ailleurs réclamée par les magistrats eux-mêmes. Nous considérons qu’il en va de même de la loi reconnaissant le génocide arménien, de la loi de juillet 2000 instituant une journée nationale de commémoration des crimes racistes et antisémites et d’hommage aux Justes de France ou de la loi « Taubira », qui plus est dans un contexte où le peuple français est de plus en plus hétérogène, chaque population étant porteuse d’une mémoire spécifique, souvent douloureuse. Le renforcement de la cohésion et de l’identité nationales implique de reconnaître chacune d’entre elles. Cela doit être mis au crédit de la France.

M. Christian Vanneste : Il est assez émouvant, Madame, Monsieur, de se trouver face à vous.

L’Histoire est à la fois une science universitaire et une discipline visant à former des citoyens. Vous avez été très clair sur ce second point : les lois mémorielles sont absolument nécessaires. Faut-il pour autant ne pas entendre les historiens estimant que le législateur n’a pas à se mêler de l’écriture de l’Histoire ? Ces derniers ne doivent-ils pas être absolument libres de mener à bien leurs travaux ? Ainsi la Shoah a-t-elle été une découverte relativement tardive, comme l’a montré Mme Wieviorka, puisque les Juifs rescapés étaient non seulement fort peu nombreux mais devaient avant tout songer à se reconstruire dès après la libération des camps. L’Histoire évolue donc, notamment, grâce à la recherche. Avons-nous dès lors le droit de brimer celle-ci ? Plus encore, le passage d’un texte mémoriel à une loi pénale ne risque-t-il pas d’affaiblir la vérité, comme l’a montré, je crois, Pascal Bruckner ? La vérité éclatante ne peut que confondre l’ignoble qui la nie !

M. Michel Hunault : Je salue à mon tour l’immense travail accompli par M. et Mme Klarsfeld.

L’objectif de cette mission est particulièrement difficile, comme en atteste le tollé suscité par le souhait du Président de la République visant à faire parrainer les enfants juifs déportés par les écoliers de France. Alors que l’Assemblée parlementaire du Conseil de l’Europe a par exemple fêté le soixantième anniversaire de la libération des camps lors d’un hommage très émouvant voilà un peu plus de trois ans, comment maintenir l’exigence de mémoire auprès des jeunes générations ?

Mme Arlette Grosskost : Je salue également M. et Mme Klarsfeld.

Ma question est d’autant plus facile à poser que je suis Alsacienne et fille de déporté. Les élus alsaciens et mosellans sont de plus en plus souvent interpellés par les enfants des « Malgré-nous » qui veulent se faire reconnaître comme pupilles de la nation. Qu’en pensez-vous ?

Mme George Pau-Langevin : Je salue l’immense travail accompli par M. et Mme Klarsfeld, en particulier, les procédures mises en œuvre à l’encontre de Paul Touvier et de Maurice Papon. En outre j’ai beaucoup apprécié, lorsque j’étais à la Mairie de Paris, la présence de Mme Klarsfeld à la journée de commémoration de l’abolition de l’esclavage.

Comment faire en sorte que l’ensemble de la Nation s’approprie la singularité de chaque mémoire ?

M. Gérard Charasse : Je salue également le remarquable travail de M. et Mme Klarsfeld.

En tant que député de Vichy, je suis toujours un peu choqué que l’on évoque le régime de l’État français et le gouvernement de la Collaboration sous les termes « régime de Vichy, police de Vichy, gouvernement de Vichy. » Une bonne pédagogie implique l’utilisation de termes idoines. Les Vichyssois n’ayant jamais demandé que le gouvernement de Pétain et de la Collaboration s’installe dans leur ville, je souhaiterais que l’on utilise les formules : « gouvernement de l’État français », « police de Bousquet », « gouvernement de Laval », « dictature de Pétain ». Je rappelle par ailleurs que le 10 juillet 1940, 80 parlementaires accomplissaient à Vichy le deuxième acte de résistance après l’appel du 18-Juin – c’est en effet le 11 juillet 1940 que Pétain a tué la République en publiant trois décrets-lois lui conférant les pouvoirs exécutif, législatif et judiciaire. Il serait temps d’appeler un chat un chat et une dictature une dictature.

M. Serge Klarsfeld : Je comprends l’état d’esprit des Vichyssois mais les faits géographiques sont têtus : n’a-t-on pas jadis parlé du Roi de Bourges…

M. Gérard Charasse : Ce n’est pas la même chose.

M. Serge Klarsfeld : …ou du camp de Pithiviers ? Certes, la formulation « sous l’autorité de fait dite gouvernement de l’État français » est utilisée de même que celle de « gouvernement de l’État français » mais elles ne sont pas satisfaisantes compte tenu de leur ambiguïté polysémique.

Je souhaiterais vous donner deux exemples qui témoignent de la schizophrénie qui régnait à Vichy il y a seulement quelques années. En 1992, nous avons déposé illégalement une plaque sur la façade de l’Hôtel du Parc mentionnant qu’ici avait été décidée la grande rafle des Juifs considérés comme apatrides dans la zone libre mais saluant également les Français qui, à cette occasion, ont contribué à freiner la coopération policière de Vichy – je reprends spontanément le mot, vous le constatez – avec la Gestapo. A cette occasion, j’ai dit au maire que Vichy avait tout intérêt à assumer son passé.

M. Gérard Charasse : Voilà !

M. Serge Klarsfeld : Mais tel n’a pas été le cas. Vichy aurait pu par exemple organiser des colloques sur cette période.

M. Gérard Charasse : Voilà !

M. Serge Klarsfeld : Tel n’a pas été le cas non plus. Il a également fallu attendre 1990 pour qu’une plaque commémorant le souvenir des 80 parlementaires ayant refusé les pleins pouvoirs à Pétain soit apposée. C’est très long ! En l’état, je vois mal comment rattraper tout ce temps perdu. Vichy, qui a été choisie en raison de ses nombreux hôtels et de son très grand central téléphonique, restera comme étant la capitale géographique de la Collaboration. J’ajoute que le deuxième sous-sol de La Poste recelait jusqu’à il y a peu une armoire contenant l’ensemble des télégrammes chiffrés reçus par ce gouvernement. Elle se trouve maintenant aux Archives nationales mais, vous le voyez, Vichy a trop longtemps fermé la porte de l’armoire et celle du passé alors qu’il fallait les ouvrir largement. Sans doute la ville a-t-elle manqué d’un maire…

M. Gérard Charasse : Je souhaite d’autant plus que l’on ouvre ces portes et que la vérité soit faite qu’il ne s’agit plus tant de condamner ces faits infâmes que d’essayer de les comprendre afin qu’ils ne se reproduisent plus. Je continuerai ce combat. A cette fin, j’ai déposé une proposition de loi visant à ce que l’on évoque désormais la « dictature de Pétain » plutôt que le « régime de Vichy ».

M. Serge Klarsfeld : Essayez d’organiser un colloque sur les raisons du choix de la ville de Vichy par le gouvernement d’alors

M. Gérard Charasse : Je l’ai déjà fait.

M. Serge Klarsfeld : S’agissant des questions pédagogiques, la mémoire juive peut être utile aux autres mémoires singulières de la France puisque les parents des Juifs français venaient eux aussi, pour la plupart, de pays étrangers. Chacun doit pouvoir faire état de son expérience. Les enseignants devraient demander aux élèves quelles sont leurs origines géographiques et s’appuyer sur elles pour enseigner l’Histoire. Je veux bien que l’on continue à parler de « nos ancêtres les Gaulois » ou des Gallo-romains mais cela n’empêche pas de se référer aux autres origines. En reconnaissant cette diversité, la France témoigne de sa puissance dans le monde entier. Les politiques ont un rôle à jouer en la matière, en particulier, le Président de la République et le ministre de l’éducation nationale.

Les « Malgré-nous » ont quant à eux suscité bien des questions que je ne suis pas à même de résoudre. La réglementation leur a été assez indulgente – il y a eu aussi des engagés volontaires, ne l’oublions pas ! Peut-être serait-il possible de leur donner satisfaction à l’échelle franco-allemande ? Le titre de pupille de la nation ne confère rien de particulier, d’autant que les enfants des « Malgré-nous » sont maintenant assez avancés en âge. Une étude universitaire et scientifique exhaustive constituerait sans aucun doute un mémorial idéal.

S’agissant de la transmission de la mémoire, si je ne suis pas inquiet sur un plan historique je le suis en revanche sur un plan politique. L’histoire de la Shoah, en effet, est aujourd’hui exemplairement connue dans le domaine universitaire, des lieux de mémoire voient le jour à Drancy ou à Rivesaltes, les visites à Auschwitz sont nombreuses. Sans doute en sera-t-il d’ailleurs de même, demain, pour le Goulag et les atteintes à la dignité humaine seront aussi bien mises en évidence dans la Russie stalinienne qu’elles l’ont été dans l’Allemagne hitlérienne. Si j’ai quant à moi connu la Gestapo de très près, des membres de ma famille, en Roumanie, ont eux connu la Guépéou. Mais qu’arrivera-t-il si un régime autoritaire d’extrême droite accède au pouvoir en France dans 150 ou 1 500 ans ? Il importe avant tout d’éviter les extrémismes de toute nature car l’enseignement du passé ne garantit pas l’avenir : si Paris venait à manquer d’eau et de vivres pendant deux jours, il s’y déroulerait des scènes atroces. Par ailleurs, la construction de l’Europe et le dépassement des nationalismes sont admirables mais les atteintes à la dignité humaine demeurent dans d’autres régions du monde. C’est aux nouvelles générations de se saisir de ces questions en bâtissant un nouvel ordre mondial.

Enfin, si je ne suis pas inquiet face au négationnisme et au révisionnisme en Europe car les travaux des historiens en ont fait justice, quid de la sensibilité de ceux qui ont vécu les camps ou qui y ont perdu les leurs ? C’est le rôle du Parlement de les protéger par la loi. J’ajoute également que, sans la loi « Gayssot », les écrits négationnistes ou révisionnistes auraient pullulé ; malgré la Shoah, les brûlots antisémites étaient légion dans les années cinquante et soixante. La loi Marchandeau, en 1940, punissait déjà la propagande antisémite mais elle n’a été en quelque sorte réactualisée qu’avec la loi de 1972 contre le racisme et l’antisémitisme. La loi « Gayssot » a logiquement renforcé cet arsenal législatif.

Mme Marie-Louise Fort : Je rends hommage à votre combat, Monsieur et Madame Klarsfeld.

Si le juge n’est pas législateur, ce dernier peut-il être historien ? Si oui, comment penser ensemble des événements qui se sont déroulés à des périodes différentes ? Comment comprenez-vous, en outre, l’idée de repentance ? Enfin, j’ai récemment constaté, lors des commémorations du 8 Mai ou de l’abolition de l’esclavage, que seuls les officiels se mobilisent vraiment – à Sens, j’avais pourtant organisé des groupes de devoir de mémoire avec l’ensemble des établissements scolaires.

M. Jean-Louis Dumont : Si noble soit-il, un combat peut susciter des incompréhensions. Que pensez-vous à ce propos du décret Jospin portant indemnisation des seuls enfants de déportés juifs, dont les conséquences ont parfois été négatives ? Comment lutter là contre ? Que penser des « ciblages communautaristes » qui ne manquent pas de se faire jour ?

M. Serge Klarsfeld : S’agissant des manifestations commémoratives, il me semble que nous étions plus nombreux à Paris que vous ne l’avez été à Sens, Madame Fort. Cela dit, les monuments aux morts de la Grande Guerre ne portent que des prénoms et des noms de Français de souche mais leurs descendants ne se mobilisent pas non plus le 11 Novembre. Le temps a passé, voilà tout. Dans cinquante ou cent ans, personne ne lira plus les noms des victimes de la Shoah comme nous le faisons aujourd’hui. C’est la vie. En attendant, l’Histoire continue de passionner les Français, comme le montrent les nombreuses émissions télévisées sur la Shoah ou sur l’esclavage.

Je me suis beaucoup battu pour que le décret Jospin voie le jour mais j’ai également toujours demandé que les orphelins des résistants non juifs soient aussi indemnisés, ce qui d’ailleurs a été fait. J’ai en outre répondu à ceux qui contestaient cette indemnisation spécifique que les Allemands ne voulaient exterminer que les enfants des Juifs, pas ceux des résistants. Il n’y a là nul communautarisme ; c’est un simple rappel de la vérité historique.

Mme Christiane Taubira : J’aurais souhaité entendre encore longtemps M. et Mme Klarsfeld tant ils ont encore des choses à nous dire. J’ai beaucoup d’affection et de gratitude pour eux. Comment donc poursuivre ce débat avec vous ?

Par ailleurs, je ne vous cacherai pas que, dans un premier temps, je me suis cabrée face à la proposition du Président de la République visant à faire parrainer un enfant juif par les écoliers. Dans un second temps, je me suis souvenu de ce très beau chant d’amour qu’est le film de Bellini, La Vie est belle, et je me suis interrogée à nouveau sur notre rapport à cette tragédie.

M. Serge Klarsfeld : Je vous propose de nous entretenir par téléphone de cette initiative particulière. Elle a tout d’abord provoqué un tollé mais je suis sûr que ses contempteurs en revendiqueront bientôt la paternité (Sourires) ! En outre, il ne s’agit pas tant de parrainer un enfant que de travailler collectivement à faire comprendre aux plus jeunes ce que furent la seconde guerre mondiale et les totalitarismes.

M. le Président : Vous jouez un rôle éminent dans la commission présidée par Hélène Waisbord-Loing qui travaille sur cette question.

M. Serge Klarsfeld : Mon rôle consiste essentiellement en la fourniture de documents puisque je suis parvenu à identifier précisément chaque enfant, son état civil et l’adresse de son arrestation.

M. le Président : Nous aurions en effet aimé prolonger nos échanges. Quoi qu’il en soit, je vous remercie, Madame, Monsieur, et je vous assure de tout notre respect et de toute notre admiration.

Audition de M. Denis Tillinac, écrivain et journaliste,
président des Éditions La Table ronde

(Extrait du procès-verbal du mardi 13 mai 2008)

Présidence de Mme Catherine Coutelle, vice-présidente

M. Bernard Accoyer, président de l’Assemblée nationale : Nous accueillons maintenant M. Denis Tillinac, que je remercie de s’être rendu disponible pour cette audition.

Journaliste et écrivain, vous venez de publier un Dictionnaire amoureux de la France dans lequel vous exprimez votre amour de notre pays dont vous dites volontiers qu’il est « de loin ce que l’histoire a tramé de mieux sur les cinq continents ». Vos écrits ont également contribué à réhabiliter « un patriotisme viscéral et généreux » et s’élèvent parfois contre les intellectuels adeptes de l’autodénigrement. En juillet 2005, le député maire de Bordeaux, Hugues Martin, vous a demandé de présider un comité de réflexion sur l’histoire de la traite des Noirs dans cette ville afin de définir une politique mémorielle. Au terme d’une étude marquée par le souci d’éviter l’anachronisme, vous préconisez un certain nombre de mesures placées sous le signe de cette « juste mémoire » que Paul Ricoeur appelait de ses vœux, comme en atteste la citation du philosophe qui figure en épigraphe de votre rapport : « Je reste troublé par l’inquiétant spectacle que donne le trop de mémoire ici, le trop plein d’oubli ailleurs, pour ne rien dire de l’influence des commémorations et des abus de mémoire et d’oubli. L’idée d’une politique de la juste mémoire est à cet égard un de mes thèmes civiques avoués. » Nous sommes donc au cœur du sujet de notre mission. Qu’est-ce donc, selon vous, qu’une politique de la « juste mémoire » ?

M. Denis Tillinac : Je vous remercie de votre accueil.

Ma seule légitimité pour m’exprimer sur ce thème est effectivement la présidence de ce comité d’étude visant, selon la municipalité de Bordeaux, à faire en sorte que les différentes communautés de la ville entretiennent des relations plus fraternelles. J’ai eu toute latitude pour le composer avec, certes, des historiens de toutes sensibilités mais également les principales autorités religieuses de la ville ainsi que des militants associatifs d’origines africaine, antillaise, guyanaise, haïtienne. Outre que je connais assez bien l’Afrique grâce notamment aux responsabilités que j’ai occupées à la francophonie, je ne suis pas directement impliqué dans la vie bordelaise ou aquitaine, ce qui permet d’avoir un certain recul. J’ai noté d’emblée la sensibilité à vif des minorités noires à la question de la traite négrière mais également leurs points de vue divers, voire antagonistes : les Antillais se perçoivent plus comme des descendants directs des esclaves quand les personnes originaires d’Haïti ont la fierté de compter parmi leurs ancêtres ceux qui ont établi la première république noire du monde en 1804 ; les Africains, quant à eux, ont des sentiments plus ambigus, tel Sénégalais, Guinéen ou Gabonais ignorant si ses ancêtres ont été victimes de la traite ou ont compté parmi ses organisateurs. A cela s’ajoute une assez grande résistance de la majorité sociologique gasconne ou d’origine européenne qui non seulement a perçu cette question mémorielle comme anachronique et lointaine mais qui a parfois été irritée, voire exaspérée, par un certain nombre de « lois de repentance ».

Cette étude devait selon moi faire le point sur les acquis historiques en la matière et elle devait être aussi largement diffusée – ce qui fut le cas grâce à la presse régionale et aux contacts que j’avais pris avec les associations de La Rochelle, Nantes, Bayonne, Bristol, Liverpool et Porto qui oeuvrent également sur cette question.

En tant que président, j’ai dû résister aux minimalistes qui estimaient que moins l’on parle de l’esclavage, mieux les Bordelais se portent, et aux maximalistes qui souhaitaient l’ouverture d’un bâtiment public sur les Chartrons ou à Bacalan afin d’entretenir en permanence le devoir de mémoire. J’ai également toujours dû prendre garde à ne pas dépasser la ligne rouge au-delà de laquelle il était possible de générer de la xénophobie, de l’agressivité ou de la crispation identitaire sur le dos des minorités.

J’en ai tiré comme conclusion qu’il ne faut pas trop légitimer la victimisation des minorités – cela revient à ouvrir la boîte de Pandore – et qu’il ne faut jamais oublier la majorité sociologique : une minorité est bien accueillie et bien intégrée quand la majorité sociologique est assurée d’une certaine supériorité symbolique. En outre, l’Histoire n’est pas une science exacte, les historiens se livrant à des disputes parfois assez vaines pour savoir qui, de Bordeaux ou de Nantes, avait été le principal port négrier ou pour évaluer la part de la traite négrière dans la prospérité de Bordeaux au XVIII° siècle. Laissons donc les controverses historiques aux historiens !

Je suis par ailleurs absolument solidaire des historiens – René Rémond, Mona Ozouf, Pierre Nora, Michel Winock, d’autres encore – qui ont signé, au nom de leur liberté d’expression, la pétition dénonçant les lois mémorielles. Légiférer sur les faits historiques peut en effet se révéler dangereux pour l’unité nationale, laquelle repose sur des consensus plus ou moins inconscients. Que se passerait-il par exemple si les politiques s’emparaient des récentes considérations historiques autour de la Révolution française et, plus particulièrement, de la question du « génocide » de Vendée, voire, des interrogations sur la genèse du totalitarisme que certains disciples de François Furet font remonter à Danton, Saint-Just et Robespierre ? De la même manière, quid de la Saint-Barthélemy, des Dragonnades, de la révocation de l’Édit de Nantes ? Un parlementaire peut fort bien demander à ce que les crimes de Lénine et de Staline soient considérés comme des crimes contre l’humanité et que leur négation ou leur minoration entraînent des poursuites pénales, mais des Français estimables et, parmi eux, des parlementaires ont aussi été influencés par Lénine, Staline ou Trotski. Qu’adviendrait-il ? De la même façon, que dire de la III° République ? On a appris à ma grand-mère à parler le français à coups de pieds dans le derrière et à coups de calottes ! Jules Ferry pourrait fort bien être considéré comme responsable d’un génocide culturel pour avoir assassiné quantité d’idiomes régionaux ! La colonisation de la Gaule par Jules César, quant à elle, a été d’une violence et d’une cruauté inouïes mais, pour reprendre la formule de l’article 4 d’une loi controversée, oui, à 100%, elle a eu des « aspects positifs » ! Faut-il débaptiser les rues qui portent le nom de M. Thiers parce qu’il a réprimé atrocement la Commune ? Faut-il débaptiser celles qui portent le nom de Clemenceau alors que l’on s’apprête à réhabiliter les mutins des tranchées de la Grande Guerre qu’il a fait fusiller ? Je ne sais personnellement que penser du « génocide » arménien, mais si je veux me spécialiser sur cette question, je ne tiens pas pour autant à avoir une épée de Damoclès au-dessus de ma tête. De même, il me semble prématuré de vouloir, en l’état, enseigner l’esclavage. Et lequel, d’ailleurs ? Celui pratiqué par les Occidentaux sur les Noirs d’Afrique ?

Mme George Pau-Langevin : Nous parlons de l’Histoire de France.

M. Denis Tillinac : On ne peut donc pas occulter la réduction en esclavage de dizaines de milliers de Chrétiens français par des Arabo-musulmans, puis des Ottomans.

Mme George Pau-Langevin : Nous ne sommes pas en train de faire l’histoire de la Turquie.

M. Denis Tillinac : Précisément ! Lorsque j’étais PDG des Éditions de la Table Ronde, on m’a soumis le livre d’un historien américain sur l’Arménie et la Turquie remettant en cause l’idée de génocide. Je ne l’ai pas publié en raison de la menace que fait peser la loi : voilà un cas précis où ma liberté d’expression a été entravée. Je pense également à la mésaventure survenue à l’historien Pétré-Grenouilleau suite à une plainte déposée, me semble-t-il, par le Conseil représentatif des associations noires de France (CRAN) alors que son ouvrage faisait à peu près l’unanimité des spécialistes.

Mme George Pau-Langevin : M. Sarkozy a fait de l’auteur de la plainte un délégué interministériel…

M. Denis Tillinac : Pierre Nora, qui a initié la pétition en faveur de cet historien, n’est pas considéré me semble-t-il comme particulièrement droitier.

De la même manière, souvenons-nous des débats animés autour de la commémoration de la Guerre d’Algérie. Si parmi nos compatriotes figurent un certain nombre de citoyens d’origine algérienne, il faut aussi compter avec un million de rapatriés pieds-noirs. Je suis issu d’un milieu gaulliste selon lequel ces derniers étaient de sales colons qui faisaient suer le burnous et qui étaient rentrés en France avec les valises remplies de billets. C’est faux ! Ce sont un million de pauvres ères qui ont débarqué sur nos côtes méditerranéennes, l’été de 1962, dans un état de dénuement extrême ! Eux aussi sont fondés à se considérer comme des victimes de l’Histoire, comme les Harkis ou les Algériens !

J’étais à Strasbourg, la semaine dernière, chez un ami juif, ancien résistant, qui était assez perturbé par l’action des « Malgré-nous » qui se constituent en lobby afin d’exiger eux aussi leur part de pitance victimaire. Je rappelle que 40% des effectifs de la division Das Reich étaient Alsaciens ! Tous les ingrédients sont réunis pour créer un climat de guerre civile en Alsace ! Je considère également qu’il est trop tôt pour parler avec le recul qui s’impose de la Seconde Guerre mondiale. Par pitié, vous seriez bien inspirés de laisser les controverses historiques aux historiens !

Enfin, il faut tenir compte du contexte dans lequel ces questions mémorielles se posent. Nous ne vivons pas des temps héroïques et glorieux, au patriotisme empanaché. Au contraire, le malaise moral et mental de l’Occident est considérable avec des crispations identitaires, religieuses, ethniques, régionalistes. Les Français ne se sentent pas très bien dans leur France. Le brouillage des repères est-il dû à l’Europe, à la mondialisation, à l’afflux d’immigrés dans une période peu prospère, à un passé concassé par les médias ? Il me semble plus prudent de s’en tenir à la commémoration de ce qui est officiel : le 14-Juillet, le 8-Mai, le11-Novembre et, pourquoi pas, même si cela me semble trop tôt, le 18-Juin.

L’inconscient français ou la France profonde font par ailleurs la part de ce qui est essentiel. Je renvoie à ce propos à la remarquable somme de Pierre Nora sur Les lieux de mémoire. Il y a la résistance avec Vercingétorix, Jeanne d’Arc, de Gaulle ; la bonhomie du Vert Galant, le bon roi Henri IV ; les droits de l’homme, enfin, qui se situent quelque part entre Lumières et Révolution. L’exécutif et le législatif ne devraient plus admettre qui que ce soit au Panthéon ni initier de nouvelles commémorations.

L’unité nationale est fragilisée ; il faut laisser la mémoire aux historiens, aux associations et aux communautés. Ma façon de réagir peut blesser certains, j’en suis conscient ; je ne suis pas indifférent aux douleurs éprouvées par les minorités mais, selon moi, ce n’est pas le moment d’en rajouter car tout cela pourrait mal finir.

M. Jean-Louis Dumont : La Nation a besoin de se rassembler autour de dates et de moments forts qui dépassent les clivages mais les dates que vous avez mentionnées sont d’ores et déjà remises en cause ! Le 8-Mai, capitulation de l’Allemagne nazie, devient par exemple le symbole des droits de l’homme et de la sortie des camps. Comment maintenir la vérité de tels symboles au-delà des générations qui passent ?

En outre, quelle valeur accorder aux lieux de mémoire sans la nécessaire prise de conscience de ce qu’ils représentent ?

L’école doit-elle être par ailleurs le lieu des controverses ?

Enfin, comment mieux faire comprendre la nécessité de se rassembler tout en respectant les mémoires particulières – depuis l’esclavage jusqu’à la Vendée – sans sombrer dans de nouvelles guerres de religion ?

M. Christian Vanneste : Faut-il selon vous mettre sur le même plan les lois commémoratives et celles qui interdisent la recherche ou la contestation historique ? Dans le second cas, il en va en effet de la liberté de penser et de chercher.

Les lois mémorielles sont en outre souvent liées à des revendications identitaires de minorités. Or, le communautarisme est dangereux pour la République. Le législateur ne devrait-il pas faire des lois qui protègent notre identité ? Tel était le sens du fameux article 4 de la loi sur les rapatriés où je demandais qu’il soit fait état du rôle positif de la France outre-mer mais également du rôle des indigènes dans la libération de notre pays. Il s’agissait de dire que les fils de pieds-noirs, de harkis ou de FLN, comme dans la chanson, « cela fait de bons Français » !

Enfin, si l’on envisage de remettre en cause l’idée même de lois mémorielles, ne faut-il pas aussi revoir celles qui ont déjà été votées ? En l’espèce, la justice, c’est tout ou rien.

Mme Arlette Grosskost : J’ai tout à l’heure posé la question des « Malgré-nous » à M. Klarsfeld. Je n’y reviens pas sinon pour dire que je partage le point de vue de M. Tillinac.

Le 8-Mai, j’ai été agressée par un individu reprochant la dureté des paroles de notre hymne national. Dans ces conditions, comment penser l’ordre symbolique ?

M. Denis Tillinac : L’inconscient collectif vit sur une structure mémorielle bâtie par les instituteurs de la IIIe République. Or, ce temps est révolu ; le monde a changé ; les enseignants ne se sentent plus investis d’une mission et ne savent plus s’ils doivent former des citoyens ou des producteurs, la télévision embrouille les psychismes etc.

Je suis assez favorable, pour solde de tout compte, à l’idée de regrouper en une seule fête les commémorations de l’ensemble de nos conflits avec l’Allemagne car le ressassement, parfois, confine à la névrose. Je suis d’ailleurs tout à fait hostile à l’idée du Président de la République de faire parrainer un enfant juif mort dans les camps par des écoliers : si les bons sentiments ne font pas de bonne littérature, ils ne font pas non plus de la bonne politique. Une commémoration de l’esclavage pourrait par ailleurs être envisagée mais à condition de l’englober dans une dénonciation de tout ce qui pourrait chosifier l’être humain et de préciser que nos parents ont aussi souffert pour conserver l’intégrité territoriale et la liberté – en l’occurrence contre les Allemands. Il existe d’ailleurs une fête européenne mais qui n’intéresse personne.

Mme George Pau-Langevin : Le 9 Mai.

Mme Catherine Coutelle, vice-présidente de la mission d’information, remplace M. Bernard Accoyer à la présidence.

M. Denis Tillinac : Un ami préfet m’a dit qu’elle n’attirait personne, ce qui est compréhensible puisque le patriotisme européen n’existe pas.

Les Hussards noirs, eux, croyaient à la Raison, au Progrès, à la Science, ils promouvaient la morale kantienne, ils luttaient contre l’emprise de l’Église sur la pédagogie et ils voulaient récupérer l’Alsace-Lorraine. Ils ont armé moralement et intellectuellement notre pays ; ils ont réussi à faire sortir du Lumpenprolétariat une paysannerie semi analphabète ! Pourrait-on aujourd’hui surmonter nos différences et écrire ensemble un manuel d’histoire ? Je ne le crois pas tant nous percevons le passé d’une manière éclatée : le tourisme historique nous promène d’une citadelle de Vauban à une Chartreuse bénédictine en passant par Oradour-sur-Glane et l’on finit la journée dans un Ibis ou un Sofitel après avoir parcouru deux cents kilomètres en car. La télévision, elle, a peut-être fait autant de mal, mutatis mutandis, que la bombe atomique en concassant le passé ! Revenons donc aux fondamentaux : Vercingétorix premier résistant, Jeanne d’Arc pour la dimension spirituelle… Je pensais aussi à Napoléon mais nous avons été le seul pays d’Europe à commémorer le soleil d’Austerlitz sur la pointe des pieds car une association avait dénoncé quelque chose de d’ailleurs tout à fait patent à savoir…

Mme George Pau-Langevin : Un détail… Le rétablissement de l’esclavage… Un petit détail de l’Histoire…

M. Denis Tillinac : …le rétablissement de l’esclavage, en effet. Mais Saint Louis, qui est un grand saint et un grand roi, n’en a pas moins été antisémite, non certes sur un plan racial mais d’un point de vue religieux. Il faut certes se garder de tout anachronisme mais son antijudaïsme – il a d’ailleurs combattu le judaïsme au même titre que le catharisme – n’en était pas moins un antisémitisme puisque les Juifs étaient persécutés en France. Pour cette raison, il faudrait donc récuser tout type de mémoire et faire de nos enfants des fétus sans aucune conscience temporelle et historique, surfant d’émotions en émotions, balayés par des vents fantasmatiques ? La démocratie d’opinion, hélas, semble tendre dans cette direction.

J’ai souvent chanté La Marseillaise et je suis certain qu’il se trouvera toujours un pinailleur pour en dénoncer les paroles mais si notre hymne national est parfois violent, sa force symbolique est telle qu’il prend au cœur et aux tripes. Pierre Chaunu disait qu’il n’est pas d’autres pays où l’on se préoccupe autant de la mémoire, où l’on gratte le sol pour exhumer des morts et susciter compassion, agressivité, revendication, récrimination, repentance, haine. Ce n’est ni sain ni opportun.

Mme Christiane Taubira : J’écoute toujours avec grand intérêt les conseils un peu péremptoires sur le rôle des députés. J’ai par ailleurs le sentiment d’assister à un conflit de territoires alors qu’il n’est pas possible de confondre les missions législative et universitaire. Le souhait du Président de la République semble vous choquer, Monsieur Tillinac, alors qu’il s’agit seulement d’appliquer l’article 2 de la loi de 2001 et il est normal que, dans une démocratie, les lois de la République s’appliquent.

M. Christian Vanneste : Sauf quand elles sont déclassées...

Mme Christiane Taubira : En effet, mais c’est aussi la règle de la démocratie.

M. Christian Vanneste : Ce n’est pas le Parlement qui a déclassé la loi sur les rapatriés, c’est le Conseil constitutionnel.

Mme Christiane Taubira : Il n’est pas interdit de revenir à la charge : on n’aboutit, dans cette maison, qu’à condition de se montrer pugnace.

M. Christian Vanneste : Cette loi a été votée quatre fois !

Mme Christiane Taubira : M. Tillinac a évoqué la fameuse somme historique de Pierre Nora. Or, ce dernier a lui-même reconnu, ici, que des pans entiers de l’Histoire de France n’y figuraient pas. Pourquoi, par exemple, une telle ignorance de l’histoire coloniale de la France ?

Par ailleurs, depuis sept ans, on m’invite à écouter les grondements d’apocalypse qui menaceraient la recherche universitaire, or, le seul cas que l’on ne cesse de nous resservir n’est en rien exemplaire puisque l’association qui avait poursuivi – à tort – M. Pétré-Grenouilleau a renoncé d’elle-même à sa plainte. Où est l’épée de Damoclès ? Pierre Nora, lui, n’a pas renoncé à éditer un ouvrage dont on lui avait pourtant dit qu’il ne manquerait pas de lui attirer des ennuis – et, bien entendu, il n’a pas été poursuivi. M. Tillinac, en outre, a fait état de la prétendue unanimité universitaire autour de l’ouvrage de M. Pétré-Grenouilleau, or, ce n’est pas exact, comme en témoignent, par exemple, la critique de Marcel Dorigny ou les historiens regroupés autour de Claude Liauzu.

De surcroît, l’emploi récurrent de certains mots ou formules insuffisamment définis m’étonne : « repentance », « minorités », « supériorité symbolique », « majorité sociologique ». Pourquoi parler par exemple de « repentance », mot qui appartient au lexique religieux, alors qu’il est question des institutions de la République et de la compréhension de notre monde? L’utilisation de ce terme relève d’ailleurs de la dénégation puisque le « refus de la repentance » est en fait une façon de refuser ce que personne ne réclame. Je veux bien entendre parler de « minorités » mais n’y a-t-il pas avant tout, dans la République française, des citoyens ? Il en va de même lorsque l’on parle de « supériorité symbolique de la majorité sociologique ».

Enfin, je déplore vos doutes sur la force de notre société. De plus en plus de personnes entrent dans notre Histoire, la comprennent et en tirent des conséquences. La cérémonie commémorative de l’abolition de l’esclavage au Jardin du Luxembourg a suscité beaucoup d’intérêt de la part de personnes qui ne sont affiliées à aucun réseau. Le monde a considérablement changé. Je ne partage pas votre angoisse sur l’état de l’opinion et de la société qui interdirait à la France d’affronter courageusement son Histoire.

Mme Marie-Louis Fort : Nous commémorons les quarante ans de Mai 68. Lycéenne, j’avais alors un sentiment de grande liberté, or, ne sommes-nous pas aujourd’hui prisonniers de certaines considérations ? Si les juges ne sont pas législateurs, ces derniers ont-ils pour autant une vocation d’historiens ? Je n’en suis pas convaincue. Légiférer c’est, dans une certaine mesure, figer les réflexions alors que nos perceptions évoluent avec le temps. Je suis assez réservée sur le devoir mémoriel du législateur.

Mme Taubira a évoqué la cérémonie du Jardin du Luxembourg, mais Paris n’est pas toute la France. Plus les commémorations seront nombreuses, moins les personnes se déplaceront. A terme, seules celles qui ne peuvent pas faire autrement en raison de leur fonction y assisteront.

Enfin, comment ranimer la flamme de l’Histoire auprès des jeunes ? Les éducateurs et les parents n’ont-ils pas un rôle à jouer ?

Mme Christiane Taubira : Je tiens à préciser que l’article 2 de la loi de 2001 encourage également la recherche universitaire et que cinq régions se sont appuyées sur cette loi afin d’obtenir les moyens nécessaires à la mise en place de leur projet, en l’occurrence, sur « La Route des abolitions. » Enfin, si la promotion de la mémoire et de l’Histoire n’est en rien contradictoire, l’encouragement de la recherche universitaire et la condamnation du négationnisme sont en revanche bien distincts.

Mme George Pau-Langevin : Si votre rapport, Monsieur Tillinac, était nécessaire et intéressant, je suis en revanche beaucoup plus perplexe sur la façon dont vous venez de poser les problèmes. Le législateur est intervenu en la matière pour protéger les principes et les valeurs qui régissent notre République et notre démocratie face à des comportements isolés qui leurs sont antagonistes. Pourquoi les Hussards noirs dont vous parliez ont-ils gardé un tel prestige sinon parce qu’ils défendaient les grandes idées de la République en métropole et dans le monde entier ? Ne pas se mêler de ces questions, c’est ne pas respecter notre pacte commun. Il faut dire aux jeunes qui, parfois, s’interrogent sur le sort que leur réserve la République qu’en dépit des dérapages, nous avons toujours su réagir. Il faut éviter toute banalisation et l’on ne doit pas laisser entendre que les comportements seraient équivalents, par exemple entre les partisans de l’esclavage et ceux qui lui sont opposés. La République a tranché cette question.

Mme Christiane Taubira : Absolument.

M. Christian Vanneste : Le problème majeur est celui de la confusion de la science et de l’idéologie. Madame Taubira et moi-même parlons tous les deux de l’histoire coloniale mais nous n’entendons pas la même chose.

Mme Christiane Taubira : Bien entendu, puisqu’il y a eu deux phases.

M. Christian Vanneste : Il y a l’histoire de la colonisation sous l’ancien régime avec l’esclavage et la colonisation du XIXe siècle, celle où Savorgnan de Brazza, par exemple, a mis fin à l’esclavage en Afrique centrale.

Nous autres, parlementaires, nous ne faisons pas de la science mais nous risquons parfois de faire de l’idéologie.

M. Denis Tillinac : Il ne s’agit en ce qui me concerne ni de banalisation ni de confusion : précisément, c’est la profusion des commémorations qui risque d’entraîner une banalisation, de même que l’absence de hiérarchisation entre les faits passés induite par un usage touristique ou télévisuel de l’Histoire.

Par ailleurs, l’historien est également subjectif et chaque génération a sa façon d’écrire l’Histoire. Des idéologues peuvent aussi aller y chercher des valeurs ou des projets.

M. Christian Vanneste : L’idéologie est le plus dangereux des produits.

M. Denis Tillinac : Les minorités, quant à elles, ce sont celles qui à Bordeaux par exemple sont représentées par telles associations de Gabonais, de Camerounais – ce ne sont pas les mêmes, les rivalités sont âpres – ou d’Haïtiens. Les Antillais de la Martinique et de la Guadeloupe ne sont pas absolument semblables, de même qu’ils diffèrent, a fortiori, des Guyanais ou des Réunionnais. Les Basques sont aussi une minorité, de même que les Catalans ou les Bretons. Les Français de souche européenne, face à ces revendications, finissent par se dire : « Et nous ? On n’est rien ? On n’existe pas ? » A Bordeaux, j’ai constaté que tous ceux qui appartiennent à cette majorité sociologique – je ne dis pas qu’ils ont raison – , qu’ils soient prolos, bourgeois, de droite ou de gauche se demandaient dans le meilleur des cas ce qu’ils avaient à faire de tout cela et, dans le pire, pourquoi ces minorités, si elles ne sont pas contentes, ne repartent pas d’où elles viennent. Nous ne devions absolument pas rajouter de la repentance à la repentance à moins de susciter encore plus de xénophobie.

Mme George Pau-Langevin : Le Président Sarkozy a eu tort, alors.

M. Denis Tillinac : Il faut s’excuser sans cesse : nous avons été de sales esclavagistes au XVIII° siècle, de sales colons au XIXe siècle, de sales collabos pendant la guerre, de sales tortionnaires en Algérie ! Le Français de la rue en a marre ! C’est ce sentiment d’exaspération qui peut susciter des crispations identitaires et de la xénophobie ! Comme je n’en veux pas, je me méfie beaucoup des lois mémorielles. Certains m’ont dit que les Bordelais ne voulaient rien savoir d’un passé qu’ils auraient systématiquement occulté. Non ! Ils le connaissent fort bien, mais ils ne veulent pas endosser des responsabilités ou des culpabilités qui ne sont pas les leurs.

Enfin, je crois, oui, que les Français mais aussi les Européens sont fragilisés car ils cumulent un certain nombre de symptômes caractéristiques de la fin de plusieurs époques. Nous vivons en effet une mutation historique presque aussi radicale que celle de la fin de la protohistoire. Sans doute peut-on discuter de toutes ces questions entre intellectuels mais faut-il en parler sans cesse et partout ? Les choses évoluent. Lorsque j’étais étudiant, par exemple, l’histoire du colonialisme était principalement enseignée à travers L’idée coloniale en France de 1871 à 1962, ouvrage dans lequel Raoul Girardet démontrait que le colonialisme a été le fait de la gauche.

Je respecte certes votre action, Madame Taubira…

Mme Christiane Taubira : Ce n’est pas le problème.

M. Denis Tillinac : C’est important.

Mme Christiane Taubira : Les résistances à l’Histoire ne sont pas le fait du peuple mais des institutions publiques et des corps constitués.

M. Denis Tillinac : Il ne s’agit pas de résister à l’Histoire ! Il faut prendre garde à ne pas tout remettre en cause ! Par ailleurs, si l’on ne sait pas ce qu’est une minorité, comment savoir ce qu’est le peuple ?

Mme Catherine Coutelle, vice-présidente : Je crois qu’il faut distinguer lois mémorielles, lois pénales, commémorations et enseignement de l’Histoire. Il faut me semble-t-il par ailleurs se garder d’une vision moralisatrice de l’Histoire : il ne s’agit pas de donner des leçons.

Je remercie M. Tillinac pour sa participation à nos travaux et je précise que la mission auditionnera le 27 mai prochain M. Gérard Noiriel, historien, puis MM. François Dosse, historien et Thomas Ferenczi, journaliste, qui feront l’objet d’une audition commune.

Audition de M. Gérard Noiriel, historien, directeur d’étude à l’École
des Hautes études en sciences sociales (EHESS), président du Comité de vigilance face aux usages publics de l’histoire

(Extrait du procès-verbal du mardi 27 mai 2008)

Présidence de M. Guy Geoffroy, vice-président

M. Guy Geoffroy, vice-président de la mission d’information : Je vous prie d’excuser le président Bernard Accoyer, qui préside actuellement les débats en séance publique sur le projet de loi constitutionnelle.

Notre mission, qui a été créée à son initiative, s’est donnée comme objectif de réfléchir aux moyens de promouvoir le devoir de mémoire. Si nous avons souhaité vous entendre, monsieur Gérard Noiriel, c’est non seulement en tant qu’historien mais également en tant que sociologue de l’histoire. Je rappelle que vous êtes directeur d’études à l’École des hautes études en sciences sociales et codirecteur de la collection Socio-histoire. Vous avez notamment écrit, en 1996, La crise de l’histoire, ouvrage dans lequel vous insistez sur le rôle social de l’histoire.

Vous présidez également le Comité de vigilance face aux usages publics de l’histoire, le CVUH. Ce comité, créé à la suite de l’adoption de la loi dite « Mekachera » du 23 février 2005 sur les rapatriés, rassemble des chercheurs et enseignants qui entendent défendre la vérité historique contre l’instrumentalisation du passé, notamment par les politiques – une pierre jetée dans notre jardin. Le comité a notamment souhaité réagir à un certain nombre de récupérations politiques récentes transformant l’histoire en « bien de consommation ».

Pourtant, comme le rappelle un article du CVUH, « l’histoire […] n’est jamais restée dans les monastères ». Nous savons tous que les pouvoirs en ont toujours fait un large usage, ne serait-ce que pour conforter le sentiment d’appartenance nationale des citoyens à travers la construction d’une mémoire collective. Il serait intéressant que vous nous nous expliquiez comment concilier histoire et mémoires. Ces dernières constituent un hommage nécessaire au passé, que nous devons éviter d’instrumentaliser.

M. Gérard Noiriel : Je vous remercie de m’avoir invité à participer à la réflexion de votre mission d’information. J’ai lu avec attention le questionnaire indicatif que vous m’avez adressé et je ferai de mon mieux pour y répondre. Au préalable, je préciserai le sens dans lequel j’utilise les termes « histoire », « mémoire » et « lois mémorielles ». L’une des difficultés de ce débat, y compris chez les historiens, tient en effet au fait que nous ne donnons pas tous la même signification aux mots que nous employons.

Depuis 2005, je préside en effet le CVUH. Ce comité regroupe des historiens, universitaires et enseignants du secondaire, qui ont jugé nécessaire de se mobiliser pour que la spécificité de leur fonction soit davantage respectée dans l’espace public. Le succès de ce comité, qui possède aujourd’hui des antennes dans pratiquement toutes les régions de France, prouve que cette revendication est largement partagée par la profession. Nous avons le sentiment que le métier d’historien n’est plus considéré comme légitime et que les valeurs qui le sous-tendent – l’esprit critique, la compréhension du passé, l’universalité de la raison – ne sont plus comprises et parfois ne sont même plus admises dans l’espace public. Les deux événements qui, à nos yeux, ont marqué le point de départ de cette dérive se sont produits au début de l’année 2005 : la fameuse loi du 23 février 2005, dont l’article 4 disposait que « les programmes scolaires reconnaissent en particulier le rôle positif de la présence française outre-mer » ; la menace de procès pour négationnisme intenté à l’un de nos collègues, dont les écrits sur l’histoire de l’esclavage avaient déplu à une association mémorielle.

Notre comité n’a pas été la seule organisation à protester très vivement contre ces pressions ; l’immense majorité de la communauté des historiens a exprimé sa désapprobation. Des divergences sont néanmoins apparues entre nous sur les solutions à adopter. Ce clivage a été illustré par les deux pétitions lancées à ce moment. La première, celle que notre comité a soutenue, demandait le retrait de la loi du 23 février 2005, qui illustrait une intrusion directe du pouvoir politique dans l’enseignement de l’histoire. La seconde, intitulée « Liberté pour l’histoire », revendiquait la suppression de toutes les lois mémorielles. Ces divergences, que certains journaux ont appelées « la querelle des historiens », ont fait découvrir au grand public une réalité qui relève de l’évidence pour tous les universitaires. On peut estimer à 50 000 le nombre d’enseignants en histoire et à 1 200 le nombre d’universitaires spécialisés dans cette discipline, sans compter les chercheurs étrangers, notamment Américains, qui, dans certains domaines, sont plus nombreux que les Français à étudier l’histoire de France. Notre milieu n’est donc pas plus homogène que le monde politique ; il abrite des enseignants et des chercheurs porteurs de conceptions différentes de leur métier, de la manière de le pratiquer et de ses finalités. L’aspect positif de cette polémique sur les questions mémorielles aura été de faire reconnaître ce pluralisme.

Quelles raisons peuvent expliquer nos divergences internes au sujet de ces questions ? La première tient au fait que le mot « histoire » prend des sens très différents selon les contextes et selon les interlocuteurs. Depuis le début du XIXe siècle, les discours sur le passé se répartissent en deux ensembles : l’histoire « science », qui cherche à comprendre et à expliquer le passé ; l’histoire « mémoire », tournée vers le jugement sur le passé.

En tant que citoyens, nous nous situons tous dans l’histoire mémoire. Nous voulons entretenir le souvenir de nos proches et défendre la mémoire des groupes auxquels nous appartenons. Le fait de prendre ses distances à l’égard du passé pour tenter de l’expliquer n’est donc pas une démarche naturelle. C’est la raison pour laquelle les États nations, inspirés par l’esprit des Lumières, ont commencé à rémunérer des enseignants-chercheurs ayant pour fonction de produire et de transmettre des connaissances sur le passé qui ne soient plus au service de tel ou tel groupe mémoriel.

En France, c’est la Troisième République qui a mis en œuvre les réformes démocratiques grâce auxquelles les historiens ont pu se constituer en communauté savante. Ces réformes ont renforcé les exigences scientifiques : les thèses sont devenues de plus en plus volumineuses, de plus en plus spécialisées, mobilisant une masse d’archives de plus en plus impressionnante. Mais dans le même temps, les réformes républicaines ont accordé une importance centrale à l’histoire mémoire sur le plan civique : les historiens ont été sollicités pour élaborer des programmes d’enseignement et participer à des commémorations officielles, dans le but de souder la communauté nationale autour d’une histoire commune. Une double mission a ainsi été assignée à l’enseignement de l’histoire : consolider la mémoire nationale et transmettre aux élèves des connaissances et un esprit critique afin qu’ils deviennent des citoyens autonomes.

En légitimant à la fois l’histoire science et l’histoire mémoire, la Troisième République a donc inauguré les problèmes que nous vivons aujourd’hui. Mémoire et histoire sont en effet deux façons complémentaires et contradictoires d’appréhender le passé. Il est donc normal, dans une démocratie, que ces deux discours entrent de temps à autre en conflit.

Le danger survient quand un déséquilibre se produit entre ces deux pôles. L’histoire mémoire est portée par des forces infiniment plus puissantes que l’histoire science. Jusqu’ici, en France, l’histoire scientifique n’a jamais été menacée de disparition, mais elle court toujours le risque d’être marginalisée par rapport à l’espace public. Ce risque est particulièrement fort, d’une part, lorsque les historiens se replient dans leur tour d’ivoire en désertant le débat public, d’autre part, quand les polémiques mémorielles font la une de l’actualité. Une situation de ce type a déjà eu lieu en France dans les années trente, à tel point que Marc Bloch écrivit, dans sa fameuse Apologie pour l’histoire, ouvrage écrit pendant la Résistance, que la « manie du jugement » avait tué jusqu’au goût d’expliquer.

Bien que le contexte soit aujourd’hui infiniment moins dramatique, nous vivons une situation comparable. La principale différence par rapport aux années trente tient au fait que les querelles mémorielles sont désormais constamment alimentées par les médias. La mémoire est devenue un moyen d’attirer l’attention du public. C’est une ressource que mobilisent certains responsables politiques, les militants, mais aussi les chanteurs, les footballeurs ou les animateurs télé, pour se faire connaître et reconnaître. Le pouvoir médiatique plébiscite naturellement l’histoire mémoire au détriment de l’histoire science. L’histoire intéresse les journalistes surtout dans la mesure où elle est spectaculaire, où elle crée la polémique, quand il y a des coupables à dénoncer et des victimes à déplorer. Dans un tel monde, il n’y a pas de place pour la compréhension ou l’explication du passé. C’est pourquoi les jeunes historiens ont de plus en plus de mal à trouver un éditeur pour leur thèse. Les historiens de ma génération, qui ont eu la chance de publier leurs premiers livres à un moment où l’audimat n’avait pas encore imposé sa loi, constatent avec tristesse que les recherches de leurs étudiants, souvent de très grande valeur, restent complètement ignorées du public. C’est pourquoi, dans le manifeste que le CVUH a diffusé lors de sa création, nous avons insisté sur la nécessité de défendre notre métier contre l’emprise du pouvoir médiatique. Malheureusement, sur ce point, nous n’avons guère été suivis.

L’action que nous avons lancée dès le printemps 2005 contre la loi du 23 février 2005 a eu davantage d’impact. Je tiens toutefois à préciser qu’à la différence des collègues qui ont lancé ensuite la pétition « Liberté pour l’histoire », nous n’avons jamais contesté l’idée que les parlementaires puissent légiférer sur le passé.

Le Président de la République alors en exercice, Jacques Chirac, a dit à juste titre, lorsqu’il a lancé la procédure qui a abouti au déclassement de l’article 4 de cette loi : « Dans la République, il n’y a pas d’histoire officielle. Ce n’est pas à la loi d’écrire l’histoire. L’écriture de l’histoire, c’est l’affaire des historiens. ». Nous pensons pour notre part que, si ce n’est pas à la loi d’écrire l’histoire, ce n’est pas non plus aux historiens de faire la loi. La mémoire collective concerne l’ensemble des citoyens et leurs représentants. En tant que citoyens, nous pouvons nous-mêmes, bien sûr, intervenir sur les questions mémorielles. Mais le fait d’exercer le métier d’historien ne nous donne aucune compétence particulière pour dire ce que doit être la mémoire collective. Les problèmes scientifiques que nous nous posons n’ont en effet pratiquement rien à voir avec les polémiques d’actualité. Affirmer que notre liberté serait mise en danger par la multiplication des lois sur le passé, c’est oublier que l’histoire, surtout contemporaine, a toujours été indirectement sous la dépendance de la mémoire. Un grand nombre de nouveaux domaines de la recherche historique – l’histoire du mouvement ouvrier, des femmes, de la Shoah, de l’immigration – ont été au départ développés par des groupes mémoriels. Les historiens qui sont devenus spécialistes de ces questions étaient souvent eux-mêmes au départ engagés dans ces enjeux de mémoire, pour des raisons liées à leur propre histoire personnelle.

L’objectivité de l’historien est relative car l’histoire s’écrit toujours à partir d’un point de vue particulier. Il est préférable, selon nous, de le reconnaître, plutôt que de faire croire à une objectivité qui n’est le plus souvent qu’une subjectivité qui s’ignore. Mais cela n’empêche nullement qu’un véritable historien doit nécessairement respecter les trois grandes règles de son métier : la pertinence du questionnement scientifique, le refus des jugements de valeur et la confrontation des sources.

Étant nous-mêmes influencés, en tant qu’historiens, par ces mouvements mémoriels, il nous paraît normal que les élus y soient eux aussi sensibles. Que des lois aient été votées pour interdire la propagande des négationnistes, reconnaître publiquement les souffrances du peuple arménien ou accorder enfin à l’esclavage une véritable place dans la recherche et l’enseignement de l’histoire, nous semble donc légitime. Nous ne voyons pas en quoi notre liberté serait menacée par ces dispositions. Ceux qui voulaient intenter un procès pour négationnisme à notre collègue de Nantes se sont d’ailleurs rapidement rétractés devant le tollé de toute une profession.

La raison pour laquelle nous nous sommes opposés à la loi du 23 février 2005 tient au fait que la rédaction de son article 4 remettait en cause l’autonomie de notre profession : « Les programmes scolaires reconnaissent en particulier le rôle positif de la présence française outre-mer ». Le mot « positif » constitue un jugement de valeur qui tend à imposer l’histoire mémoire au détriment de l’histoire science, alors que le rôle des enseignants est de faire comprendre, d’expliquer le passé et non de le juger. L’État contribuait ainsi à introduire les querelles mémorielles dans les salles de classes.

Je précise que l’analyse critique mise en œuvre dans nos recherches est une démarche à caractère rationnel, nécessaire si l’on veut expliquer les phénomènes historiques. Comme l’a montré notamment Marc Bloch, la réflexion critique est une dimension fondamentale du travail de l’historien, qui n’a rien à voir avec le fait d’aimer ou de détester la France, ni même avec une quelconque repentance.

Je voudrais enfin dire un mot de mon expérience concernant l’histoire et la mémoire de l’immigration. Depuis les années quatre-vingts, je me suis beaucoup investi pour que la République française reconnaisse le rôle fondamental joué par l’immigration dans l’histoire contemporaine de la France. J’ai participé à plusieurs commissions sur l’enseignement de cette histoire et j’ai été parmi les fondateurs de la Cité nationale de l’histoire de l’immigration. Néanmoins, j’ai toujours été très prudent avec la notion de « devoir de mémoire ». J’ai en effet rencontré dans mes recherches et dans mes activités civiques sur cette question beaucoup de personnes, issues de l’immigration, qui ne tenaient nullement à ce que cette partie de leur passé soit exhibée publiquement. En Lorraine, dans les milieux ouvriers, que j’ai beaucoup fréquentés, un grand nombre de personnes d’origine italienne, polonaise ou algérienne se définissaient avant tout comme sidérurgistes lorrains et célébraient la mémoire du mouvement ouvrier – le premier mai, la Commune de Paris, etc. – plutôt que celle de leur groupe d’origine. Chaque être humain est formé d’un grand nombre de facteurs identitaires et se situe au carrefour de plusieurs histoires. J’ai conçu mon engagement en faveur de la mémoire de l’immigration comme un moyen d’élargir l’éventail des choix possibles en matière de mémoire, comme une liberté supplémentaire accordée aux citoyens et non comme une sorte d’assignation mémorielle. Le devoir de mémoire ne doit pas occulter le droit à l’oubli.

M. Guy Geoffroy, vice-président : Vous avez évoqué la nécessité, pour votre profession, de se défendre contre le pouvoir médiatique. Comment pourriez-vous y parvenir et qui pourrait vous y aider ?

M. Gérard Noiriel : Un travail de conviction doit être mené en direction des journalistes. Le contentieux avec les chercheurs est très lourd, surtout avec ceux qui travaillent sur des questions sensibles. Mais la démocratie, c’est la discussion. La question ne peut donc être réglée par la réglementation ou la législation mais par l’éducation. Il faut rappeler que, parmi les valeurs de la République, figure la croyance dans la science et la raison pour dépasser les logiques mémorielles et aller vers l’universalisme et la compréhension réciproque. À l’intérieur même de la communauté des historiens, nous n’avons pas la même analyse. Nos collègues signataires de la pétition « Liberté pour l’histoire » considèrent que leur liberté n’est menacée que par les dispositions législatives et n’abordent pas du tout cette problématique du rapport avec les journalistes, à laquelle nous sommes pour notre part très sensibles.

M. Christian Vanneste : Vous avez bien voulu reconnaître que l’histoire n’est pas une science objective mais une science dite « molle ».

Mme Catherine Coutelle : Une science humaine !

M. Christian Vanneste : Paul Ricœur a été extrêmement clair à ce propos : l’historien sélectionne les faits et les schémas de causalité. Mais il a aussi ses sympathies et ses antipathies. Enfin, la distance du temps complique les interprétations. L’histoire n’est même pas toujours une science, car la science historique doit être distinguée de la mémoire. Dans un livre d’histoire, lorsqu’un événement qui a duré un ou deux siècles, comme la colonisation, est traité en une page, s’agit-il de science ou de mémoire ? Or, en matière de mémoire, les parlementaires ont en effet leur mot à dire.

Je suis un peu étonné que des jugements différents soient portés sur la fameuse loi de 2005 et sur la loi dite « Taubira », par exemple. La loi de 2005 est un texte de reconnaissance envers les rapatriés. Et les historiens ont curieusement oublié trois choses : ce texte distinguait recherche universitaire et recherche scolaire ; l’expression « en particulier » signifiait que le « rôle positif » s’inscrivait dans un cadre général, pas forcément positif ; la phrase suivante soulignait « la place éminente » jouée dans la Libération du pays par les troupes issues de l’outre-mer.

Quand une science est molle, elle contient beaucoup d’idéologie. La loi de 2005 avait pour but évident de réagir contre l’idéologie dominante qui forme les futurs citoyens français. Un grand historien, François Furet, a montré à quel point les Français, pendant des années, ont été mal informés sur la Révolution française, à partir de l’interprétation marxiste favorisée par les professeurs d’histoire, qui ont agi en idéologues.

M. Gérard Noiriel : Ces propos n’appellent pas de réponse. Vous n’aimez pas les historiens, j’en prends acte.

M. Christian Vanneste : Il y a de très bons historiens, comme François Furet ou Jacques Marseille !

M. Gérard Noiriel : Je me suis efforcé de décrire la différence entre histoire science et histoire mémoire. Vous entrez dans des considérations dépassées sur le statut de la science. Ceux qui refusent de considérer l’histoire comme une science, c’est qu’elle les dérange.

L’engagement politique n’a rien à voir. Nous avons rejoint le conseil scientifique de la Cité de l’immigration sans prêter attention à l’étiquette politique du Président de la République, parce que la cause nous semblait juste. Arrêtez les procès d’intention systématiques ! Comment discuter normalement avec des gens qui nous suspectent sans cesse d’endoctriner les élèves et d’être des marxistes attardés ?

M. Maxime Gremetz : Les marxistes ne sont pas attardés.

M. Christian Vanneste : Si ! C’est même un pléonasme.

M. Gérard Noiriel : Je peux parler du milieu enseignant car j’ai longtemps exercé dans le secondaire et j’ai même commencé à travailler en école primaire.

M. Christian Vanneste : Moi aussi, mon cher collègue.

M. Gérard Noiriel : Les enseignants sont pris dans des situations extrêmement difficiles. Au lieu d’introduire des jugements de valeur dans les programmes, il faut donc les aider à prendre du recul pour que la discipline garde le cap d’une logique de connaissance. Nous aurions tout autant combattu une loi qui nous aurait contraints à présenter les aspects négatifs de l’immigration.

M. Christian Vanneste : Permettez-moi d’en douter !

Mme Catherine Coutelle : J’apprécie beaucoup Gérard Noiriel, historien qu’il m’a été donné de lire et d’utiliser en tant que professeur d’histoire.

J’en étais restée à l’idée que l’histoire bénéficie d’une grosse cote dans les médias, comme dans les années soixante-dix et quatre-vingts, avec les succès auprès du grand public d’auteurs comme Emmanuel Leroy-Ladurie.

Grand spécialiste de l’immigration, vous avez notamment écrit un ouvrage intitulé Population, immigration et identité nationale en France. Derrière les notions de mémoire et d’histoire, se posent celles de l’identité nationale et des identités des Français d’origine étrangère.

Je désapprouve les propos de mon collègue Vanneste, qui remet en cause le travail des historiens. Je ressens, de la part des politiques, une tentation d’écrire l’histoire. Il est arrivé, sous le Président Mitterrand, que les programmes d’histoire soient discutés en conseil des ministres. De même, lorsque M. Bayrou était ministre de l’éducation nationale, il dressait la liste des dates à enseigner. Qu’en pensez-vous ?

M. Gérard Noiriel : J’ai quitté l’enseignement secondaire depuis un moment mais j’ai toujours maintenu le contact, notamment en animant des ateliers pédagogiques. Je me suis souvent interrogé sur la manière de ménager une place à l’immigration dans l’enseignement de l’histoire contemporaine. Le modèle américain ne me convient pas, d’abord parce qu’il correspond à un pays où les programmes sont décentralisés, ensuite parce que la question y est traitée sous l’angle des « contributions » des communautés. J’ai toujours été hostile à cette démarche parce que la notion de communauté est plus compliquée qu’il n’y paraît mais aussi parce qu’il est beaucoup plus intéressant d’expliquer des processus. Je ne travaille pas sur les immigrés mais sur l’immigration, car la compréhension des processus universels permet de rattacher les enfants à leur histoire : les migrations sont l’une de composantes fondamentales de l’histoire des civilisations depuis le début de l’humanité, tout particulièrement pour la France ; elles suscitent des échanges entre les pays d’origine et d’accueil ; elles donnent lieu aussi à des difficultés. Focaliser la question sur les spécificités n’entre pas dans la tradition française et nous entraîne dans un engrenage ingérable. Nous avons été déçus du peu d’impact de nos propositions, malgré l’engagement de Jacques Toubon autour de la Cité de l’immigration. L’histoire de l’immigration, c’est aussi l’histoire des papiers d’identité.

L’histoire a eu naguère le vent en poupe, mais c’était une période exceptionnelle et seules quelques vedettes ont eu les faveurs de la télévision. On n’entend jamais parler de ceux qui produisent les connaissances, animent les associations et publient dans les revues savantes. La période actuelle n’est plus aux honneurs car le rapport à l’histoire a changé – j’entends l’histoire savante, car la vulgarisation historique permet toujours de toucher de vastes publics. Je serais favorable à ce que la télévision, notamment les chaînes publiques, trouve les moyens de ménager une petite place pour nos travaux. Issu d’un milieu modeste, j’ai moi-même pris goût à l’histoire grâce à la télévision.

Mme Catherine Coutelle : Comment s’appelait cette émission formidable qui était suivie d’un film ?

M. Gérard Noiriel : La caméra explore le temps ! Cette émission atteignait le grand public. Un autre problème actuel est celui du recul de la démocratisation de l’accès à la profession d’historien. Le recrutement d’historiens apportant des expériences différentes améliore l’objectivité de la profession. Il est essentiel d’élargir la base sociale des professionnels de l’histoire, en dépit du degré de sévérité des concours. Un musée comme la Cité de l’immigration peut aussi avoir pour fonction d’aider au passage de la mémoire à l’histoire.

M. Guy Geoffroy, vice-président : Je souhaite la bienvenue à MM. François Dosse et Thomas Férenczi, qui viennent de nous rejoindre.

M. Maxime Gremetz : L’histoire n’est pas une science mais la recherche permanente de la vérité à partir de faits en croisant les regards. Une science est figée et formule des définitions qui se transforment en dogme. Or tout est en mouvement. Ce qui est sûr, c’est que l’histoire existe et que les historiens travaillent, à partir de matériaux variés. Des recherches nouvelles obligent à revoir certains événements, ce qui donne à l’histoire un caractère relatif. Par ailleurs, même si certains chercheurs ne voient que ses côtés positifs ou négatifs, tout fait historique comporte des aspects contradictoires, y compris la Révolution française. Je ne suis pas de ceux qui croient à l’existence d’une vérité historique indiscutable, même si les avancées de la recherche améliorent la connaissance des faits mise à la disposition du peuple. C’est important car « un peuple sans mémoire est un peuple sans avenir ». Mémoire individuelle et mémoire collective sont au demeurant inséparables.

L’histoire est votre métier, d’accord, mais vous n’êtes pas les seuls à pouvoir y toucher. Je réfute l’idée que le législateur soit dans son rôle en écrivant l’histoire ; toutefois, il l’est parfaitement quand il intervient sur une question précise, par exemple pour combattre le racisme, la violence ou la haine, ce qui fait partie des principes de la République.

Des progrès restent à accomplir dans l’enseignement de l’histoire, largement incomplet. Notre mission d’information devrait contribuer à repérer des lacunes et à orienter les historiens.

M. Gérard Noiriel : Je suis surpris que vous vous interrogiez autant sur le fait de savoir si l’histoire est une science ! Enseignant dans une institution baptisée l’École des hautes études en sciences sociales, je ne vais tout de même pas affirmer que l’histoire n’est pas une science ! Mais je comprends ce que vous voulez dire, d’autant que j’ai beaucoup bataillé autrefois contre la notion de « science de l’histoire » que les marxistes entendaient imposer – j’ai même été exclu du Parti communiste français pour des motifs de cet ordre…

M. Maxime Gremetz : Je l’ignorais !

M. Gérard Noiriel : J’en profite pour rappeler que Marc Bloch reconnaissait l’apport de Marx à ses recherches. Un historien peut très bien utiliser des instruments sans s’aligner derrière une idéologie.

Si nous ne défendions pas la spécificité de notre travail, les citoyens et les élus du peuple seraient en droit de demander pourquoi ils nous paient ! Mais je suis d’accord sur le fait qu’il convient de distinguer différentes formes de contributions sur le passé, car chacun a son propre rapport au savoir. Un espace existe pour discuter sereinement et avancer en dépassant les incompréhensions.

En tout cas, sur les questions mémorielles, nous devons garder le cap fixé par un texte fondateur de la République française : la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen.

Mme Marie-Louise Fort : Je suis relativement choquée par le contexte qui vous a conduits à créer le CVUH. Je considère en effet l’histoire comme une science humaine qui permet de se construire. À la limite, que le professeur soit marxiste ou autre, si son enseignement est bien dispensé, même avec conviction, il aide les élèves à se forger leur idée, à se positionner face aux événements et à se construire. Nous avons eu des professeurs, plus souvent de gauche mais aussi parfois de droite, qui ont produit d’excellents hommes et surtout femmes politiques.

Mme Catherine Coutelle : Bravo pour votre objectivité !

Mme Marie-Louise Fort : Je suis désolée que le législateur contribue à figer l’histoire. Craignez-vous davantage le pouvoir médiatique ou le pouvoir politique ? Celui-ci, selon moi, peut faire obstacle à l’établissement de la vérité. Lorsque nous avons entendu Christiane Taubira, toutes ses fibres vibraient. Où était l’objectivité ? Le législateur doit s’appuyer sur le passé, organiser le présent et poser des jalons pour construire l’avenir.

M. Gérard Noiriel : Je crois également à la dialectique selon laquelle l’histoire aide à se construire. Cette dimension personnelle n’est pas négligeable : certains historiens engagés avec passion dans leur travail se sont construits par ce biais. La transmission historique aux élèves est importante, surtout dans les milieux n’ayant pas spontanément accès à la culture légitime.

Le pouvoir médiatique me semble aujourd’hui le plus dangereux, même s’il est traversé par de grandes contradictions. Des jeunes chercheurs qui ont rédigé des travaux extraordinaires, notamment sur l’histoire de l’immigration, ne trouvent même pas d’éditeur, alors qu’ils n’auraient eu aucun mal à publier s’ils avaient écrit un texte polémique cherchant à prouver, par exemple, que la Shoah est plus dramatique que l’esclavage. Une telle hiérarchisation des souffrances est insupportable pour un historien. Il faut trouver des moyens pour revaloriser un raisonnement ouvert, favorisant la compréhension, opposé à la recherche systématique de la dénonciation, de l’autojustification ou de la victimisation. Cette appropriation de l’histoire, notamment par des groupes de jeunes dans les quartiers difficiles, complique encore plus le travail des enseignants. Je ne veux pas donner l’impression qu’il existe des blocs : celui des historiens, celui des politiques, celui de journalistes. Chacun exerce son métier, avec ses compétences et sa légitimité. Il faut trouver les moyens de travailler ensemble, en respectant notre déontologie, pour défendre des valeurs communes.

M. Christian Vanneste : Vous êtes manifestement passionné et c’est tout le problème. L’histoire est la plus humaine des sciences sociales. Des tentatives d’histoire quantitative ont été menées, mais cela n’intéresse personne. On n’explique pas les hommes comme des électrons. N’est-ce pas ?

M. Gérard Noiriel : Si l’histoire quantitative n’intéresse pas le grand public, elle n’est pas dépassée pour autant, loin s’en faut.

Mme Catherine Coutelle : Absolument !

M. Guy Geoffroy, vice-président : Monsieur Vanneste, on n’explique pas les hommes comme des électrons, même si les hommes sont souvent des « électrons libres » ! (Sourires.)

M. Gérard Charasse : Je n’ai pas lu votre ouvrage Les origines républicaines de Vichy mais, député de celle ville, je m’intéresse particulièrement à ce qui s’y est passé entre 1940 et 1944. Qu’entendez-vous par « origines républicaines de Vichy » ? J’aurais préféré que vous utilisiez l’expression « l’État français » ou « le gouvernement de Pétain » car, pour moi, le régime de Vichy consiste en des carottes émincées et cuites dans l’eau thermale. (Rires.)

M. Gérard Noiriel : Pour les titres, nous sommes tributaires des éditeurs, vous le savez. Le propos de ce livre était de participer au débat historique sur la nature du régime de Vichy : s’inscrivait-il en continuité ou en rupture de la Troisième République ? J’ai notamment travaillé sur les technologies d’identification des personnes. Avant la guerre, certaines voix se sont exprimées pour dénoncer la construction d’instruments anodins en démocratie mais susceptibles de tomber entre d’autres mains.

M. Guy Geoffroy, vice-président : Monsieur Noiriel, je vous remercie.

Audition commune de M. François Dosse, historien, et de M. Thomas Ferenczi, journaliste, responsable du bureau de Bruxelles au journal Le Monde

(Extrait du procès-verbal du mardi 27 mai 2008)

Présidence de M. Guy Geoffroy, vice-président

M. Guy Geoffroy, vice-président de la mission d’information : Je suis heureux d’accueillir MM. François Dosse et Thomas Ferenczi et je les prie de bien vouloir excuser l’absence de M. Bernard Accoyer qui préside en ce moment même les débats de la séance publique consacrés à la révision constitutionnelle.

Nous avons souhaité vous entendre ensemble parce que vous vous êtes intéressés tous deux, respectivement en tant qu’historien et en tant que journaliste, aux questions liées à l’équilibre entre la mémoire et l’oubli, notamment, au rôle des pouvoirs publics dans l’évocation collective de notre passé.

Monsieur Ferenczi, vous êtes agrégé de lettre classiques, journaliste au Monde depuis 1971, journal dont vous êtes actuellement le correspondant à Bruxelles. En 2002, vous avez assuré la direction d’un ouvrage collectif édité à la suite d’un Forum organisé en octobre 2001 qui avait pour thème « Devoir de mémoire, droit à l’oubli » auquel Paul Ricoeur, décédé en mai 2005, avait apporté une importante contribution.

Monsieur Dosse, vous êtes historien, spécialiste de l’histoire des idées et, dans le cadre de votre réflexion sur l’écriture de l’histoire, vous avez eu notamment l’occasion de commenter et d’approfondir la pensée de Paul Ricoeur - en particulier sa fameuse notion de « juste mémoire ». Dans un contexte marqué par la « concurrence des mémoires », par le souci de gérer « les années sombres » de notre pays mais aussi par ce que certains appellent la « manie des commémorations », il était en effet intéressant de mieux comprendre les analyses de ce grand philosophe qui n’hésitait pas, lui, à en appeler au « droit à l’oubli ».

Sur toutes ces questions, vous avez sans aucun doute l’un et l’autre des considérations essentielles à formuler.

M. François Dosse : Je vous remercie d’autant plus de votre accueil que ces auditions me semblent particulièrement bienvenues, comme en témoignent les interventions de vos précédents invités et votre propre questionnement. Il me paraît en l’occurrence essentiel de mettre enfin en évidence l’extraordinaire travail de clarification conceptuelle de Paul Ricoeur dont l’un des grands livres consacrés aux questions qui nous préoccupent, La Mémoire, l’histoire, l’oubli, a été publié en 2000.

« Promouvoir le devoir de mémoire » : voilà une formulation un peu impérative qui suppose tout d’abord de s’interroger sur la nature de ce devoir-là. Si, en tant que représentants de la nation, vous avez pleine légitimité pour poser ainsi le problème, je tiens néanmoins à souligner que celui-ci n’est pas pour autant dénué de danger. Je crois en effet qu’il faut veiller à préserver la « juste distance » à la fois dans le cadre de la prescription des programmes et dans la transmission de l’histoire. Quand la loi, qui a vocation à être pérenne, a tendance à clore ou à circonscrire définitivement son objet, la discipline historique, elle, a vocation à l’ouverture et à l’inachèvement – ce mot est significativement le dernier de La Mémoire, l’histoire et l’oubli. Par définition, l’histoire est donc « révisionniste », même si ce terme a été accaparé par des individus dont la probité est pour le moins sujette à caution. Outre que le langage de l’historien est lui-même ouvert, il est également « équivoque », comme disait Paul Ricoeur en 1954 dans Histoire et vérité. Le langage de l’historien, assure-t-il, ne peut pas être celui du passé ni du présent : c’est un langage de l’entre-deux, comme celui du traducteur ou de l’interprète.

Vos précédents débats ont en outre été l’occasion de vous interroger sur la possible identification du juge et de l’historien. Or, Marc Bloch s’était aussi posé la question dans Apologie pour l’histoire et il tenait beaucoup à cette association, à condition de bien distinguer le juge d’instruction, auquel l’historien peut être comparé, et le juge du siège. La séparation entre les deux doit en effet être radicale : « Un moment vient où les chemins se séparent, écrit Marc Bloch, quand le savant a observé et expliqué, sa tâche est finie. Au juge, il reste encore à rendre sa sentence. » Et il n’y a pas de sentence historienne : l’historien n’a pas pour mission de juger mais il doit s’efforcer de comprendre.

Je déplore que, ces dernières années, la confusion entre mémoire et histoire ait été aussi massive - c’est d’ailleurs la raison pour laquelle j’ai signé le texte « Liberté pour l’histoire », et non « pour l’historien », notre initiative n’ayant rien de corporatiste. Dans La Mémoire, l’histoire, l’oubli, Paul Ricoeur débrouille cet écheveau complexe à des fins civiques en déclarant : « Je reste troublé par l’inquiétant spectacle que donne le trop de mémoire ici, le trop d’oubli ailleurs, pour ne rien dire de l’influence des commémorations et des abus de mémoire et d’oubli. L’idée d’une politique de la juste mémoire est à cet égard l’un des mes thèmes civiques avoués. » Les dimensions mémorielle et historique doivent être en effet clairement distinguées afin de mieux penser leur possible articulation. C’est parce que cette perspective n’a guère été explorée que Pierre Nora, dans Le Débat, a diagnostiqué un « malaise dans l’identité historique. »

La crise que nous traversons est en outre profonde car, après l’effondrement des utopies et l’échec des retours à la tradition, elle touche notre être historique même en affectant ce que l’historien allemand Reinhart Kosseleck appelle notre « horizon d’attente ». Notre société, en effet, peine à s’investir dans un projet collectif – d’où les débordements mémoriels et leurs lots de pathologies. J’ai moi-même évoqué, il y a quelques années, une « commémorite aigue. » Faute de projet, nous semblons condamnés au ressassement et l’histoire elle-même, sous la pression mémorielle, demeure soumise à ce que Pierre Nora appelle la « tyrannie de la mémoire » : lois mémorielles, poursuites judiciaires – que l’on songe à Bernard Lewis ou Olivier Pétré-Grenouilleau…

Paul Ricoeur recommande de distinguer ces deux domaines en raison de leur différence de nature. La mémoire est fondée sur la fidélité ; l’histoire, sur la quête de vérité. Cela n’empêche évidemment pas, par exemple, un enrichissement de l’histoire par la mémoire, comme ce fut le cas dans les vingt dernières années. e surcroît, une séparation trop tranchée reviendrait soit à sacraliser la posture historienne, soit à la minorer au nom d’une appartenance qui suffirait à garantir la véracité du savoir. Cela reviendrait également à faire l’impasse sur la méthodologie et l’épistémologie mais aussi sur ce que Paul Ricoeur, après Michel de Certeau, appelle l’ « expliquer-comprendre ». Il ne s’agit donc pas de considérer l’histoire comme une discipline relativiste : Paul Ricoeur, que certains ont taxé de positivisme, tient à la « quête véritative » qui est au cœur de l’art historiographique. Cette vérité surgit d’ailleurs dès ce premier niveau de la recherche historique qu’est « la phase documentaire » : l’archive est-elle vraie ou fausse ? Comment séparer le bon grain de l’ivraie ? Ici commence le soupçon historique, absolument nécessaire. Ricoeur fait même appel au critère poppérien de falsifiabilité pour signifier la scientificité de ce premier stade. D’ailleurs, selon lui, « la réfutation du négationnisme se joue à ce niveau ». L’interprétation, quant à elle, est toujours-déjà présente, ne serait-ce que par la délimitation du corpus – Michel de Certeau parlait d’« archivation » pour désigner ce travail de mise à l’écart.

La mémoire, elle, a une force extraordinaire et des faiblesses innombrables. Dans le cadre des conférences Marc-Bloch, Paul Ricoeur a expliqué que si elle procure ce « petit bonheur » de la reconnaissance et de la familiarité que l’histoire est impuissante à transmettre, elle peut être aussi empêchée, manipulée, commandée, refoulée.

Autre apport du philosophe : l’oubli ne se réduit pas à une pure négativité ; l’« oubli de réserve » peut, en effet, préserver. C’est d’ailleurs lui qui rend possible la saine mémoire – souvenons-nous de Funès, ce personnage d’un conte de Borgès qui meurt fou faute de ne pouvoir rien oublier ! Renan lui-même, comme l’a rappelé Thomas Ferenczi dans sa préface à Devoir de mémoire, droit d’oubli, considérait que l’ « essence d’une nation est que tous les individus aient beaucoup de choses en commun et aussi que tous aient oublié bien des choses. »

Faut-il que, de la mémoire ou de l’histoire, l’un des deux finissent par prévaloir ? Non. Le problème se situe donc dans leur articulation. Paul Ricoeur, encore : « La compétition entre la mémoire et l’histoire, entre la fidélité de l’une et la vérité de l’autre, ne peut être tranchée au plan épistémologique ». Ce sont-là, en effet, deux rapports de liment et de déliement au passé de nature différente : plus distanciée et plus impersonnelle, l’histoire peut être équitable et aider à tempérer l’exclusivisme des mémoires singulières ; elle peut également contribuer à pacifier les guerres mémorielles. C’est ainsi qu’au soir de sa vie, Paul Ricoeur nous donne une leçon de jeunesse et d’espérance : la dialectique de la mémoire, de l’histoire et de l’oubli interdit la compulsion de répétition et le ressassement mortifère ; elle permet aussi de raviver le nécessaire rapport entre passé, présent et avenir. Dans Temps et récit, Ricoeur disait qu’il fallait « rendre nos attentes plus déterminées et notre expérience plus indéterminée. » C’est là une extraordinaire leçon de « défatalisation » du passé. Comme le disait joliment mon maître Jean Bouvier, si l’historien est très fort pour prédire le passé, il s’agit surtout de retrouver l’indétermination qui fut le présent des sociétés passées.

Tout ceci explique que Paul Ricoeur ait pris ses distances à l’endroit de cette notion de devoir de mémoire. Il a d’ailleurs été victime d’un procès d’intention : lui, ce grand chrétien, aurait fait fi du « Souviens-toi » deutéronomique ? C’est absurde. A ce devoir de mémoire, Paul Ricoeur a préféré le « travail de mémoire » - où l’on entendra les échos freudiens de la cure, des souvenirs-écrans, de la résistance, du refoulement, du travail de deuil aussi. L’histoire comme « tombeau » pour le mort, pour reprendre cette fois la formule de Michel de Certeau - elle-même reprise par Paul Ricoeur - permet de faire place au présent en honorant et en fixant le passé : le tombeau sauve l’« avoir été des ruines du n’être plus. »

Si le devoir de mémoire est légitime, il peut en outre faire l’objet d’abus. Paul Ricoeur, à nouveau : « L’injonction à se souvenir risque d’être entendue comme une invitation adressée à la mémoire de court-circuiter le travail de l’histoire. » Les historiens doivent se fixer pour mission l’écriture de l’histoire sociale de la mémoire afin d’articuler ces deux pôles. Il faut qu’ils soient à l’écoute de leur temps en prenant en compte la « demande sociale ». Paul Ricoeur disait que c’est en délivrant, par le moyen de l’histoire, les promesses non tenues, voire, empêchées ou refoulées par le cours ultérieur de l’histoire qu’un peuple, une nation, une entité culturelle peuvent accéder à une conception ouverte et vivante de leurs traditions.

N’en déplaise aux grammairiens : l’effondrement du télos et de la naturalisation de l’histoire font qu’il n’y aura plus jamais de « passé simple ». L’histoire ne peut qu’être « au second degré », selon la juste formule de Pierre Nora : elle ne peut qu’être réflexive, critique, plurielle, ouvertes aux mémoires. La diversité des herméneutiques est une chance.

Si la reconnaissance par les pouvoirs publics des injustices passées, des mémoires refoulées ou dominées est positive tant qu’elle s’effectue à travers des déclarations, des commémorations, des fêtes ou des hommages, elle ne doit pas néanmoins déboucher sur une sanctuarisation génératrice d’interdits législatifs.

M. Thomas Ferenczi : Je suis très honoré de votre invitation même si, n’étant pas historien, je ne suis peut-être pas tout à fait à ma place parmi vous. J’ai certes invité Paul Ricoeur au Forum organisé par Le Monde, l’université du Maine et la ville du Mans, mais je suis avant tout un journaliste. En tant que tel, je suis attentif à l’air du temps, lequel me semble rempli de ce fameux « devoir de mémoire » qui consiste selon moi à percevoir comme un impératif moral et politique l’attention soutenue et systématique aux événements passés. Cette volonté mémorielle s’explique peut-être par cette crise de l’horizon d’attente dont parlait François Dosse. Dans Instantanés, Roger Grenier écrit quant à lui : « Les morts tombent de plus en plus vite dans l’oubli, une perte de mémoire qui me semble une des plus graves maladie de notre époque. » Revenir sur le passé doit permettre d’en guérir. Cette démarche me semble positive, à condition qu’elle soit conduite selon certaines règles et qu’elle ne devienne pas obsessionnelle. Si, en effet, le souvenir peut être entaché de nostalgie ou de ressentiment, il peut également favoriser la reconstruction de soi et l’apaisement. C’est cela, à mon avis, la « juste mémoire ».

Lors de ce Forum, Paul Ricoeur ne s’est pas livré à une apologie de l’oubli, même si son discours était sans doute un peu provoquant. Des malentendus se sont d’ailleurs fait jour, et jusque dans la publication des Actes puisque le philosophe m’avait demandé d’ajouter un post-scriptum à sa communication indiquant qu’il avait été indigné par le compte rendu qu’en avait fait Le Monde, lequel l’avait accusé de prôner l’oubli. Ricoeur disait vouloir refuser « cette méchante querelle » et avait alors dénoncé les « stratégies d’omission et d’évitement » : « une forme d’oubli peut être légitimement évoquée », disait-il, mais elle ne doit pas se confondre avec « un devoir de taire le mal » ; il s’agira bien plutôt de le « dire sur un ton apaisé, sans colère ». Ricoeur, enfin, avait opposé l’ « oublieuse mémoire de la vie ordinaire » à l’ « inoublieuse mémoire du ressentiment, de la haine et de la vengeance ».

Le devoir de mémoire doit permettre de réconcilier la société avec elle-même à partir de la reconnaissance de ses fautes, de ses torts ou de ses crimes à l’endroit de telle ou telle de ses communautés mais également sur la base de la reconnaissance des souffrances ou des injustices subies par tel ou tel groupe. Il doit aussi contribuer au renforcement de la vigilance face à d’éventuels renouvellements de ces actes et insister sur les valeurs auxquelles la société est attachée. Du passé, il faut aussi bien connaître ses aspects glorieux que ceux qui sont condamnables car on ne bâtit rien de bon sur le mensonge, fût-ce par omission. Comme l’a dit le Président de la République dans le discours qu’il a prononcé lors de la commémoration de l’abolition de l’esclavage : « Regardons cette histoire telle qu’elle a été, regardons-là lucidement car c’est l’histoire de France ». Une fois n’est pas coutume : c’était une excellente formule (Sourires).

M. Maxime Gremetz: Il faut bien qu’il en ait de bonnes de temps en temps ! (Sourires)

M. Thomas Ferenczi : Devoir de mémoire, droit à l’oubli mentionne par ailleurs à plusieurs reprises ces deux mémoires dont il a été souvent question : la mémoire mélancolique et lancinante d’une part, la mémoire vive ou infinie servant aux combats présents d’autre part.

Les travaux des historiens sont bien entendu indispensables, ne serait-ce que pour ne pas laisser les mémoires partisanes ou communautaires occuper tout le terrain, mais les appels de telle ou telle communauté à la reconnaissance de leur expérience doivent également pouvoir s’exprimer de manière à ce que mémoire et histoire ne s’opposent pas mais se complètent. Les commémorations, qu’elles soient orchestrées par les médias – comme celles concernant Mai-68 en ce moment - ou les pouvoirs publics – déclarations, manifestations, lois, programmes scolaires – doivent servir le même objectif. La lutte contre l’oubli, en outre, peut prendre la forme d’une action judiciaire – que l’on songe au procès de Maurice Papon ou aux commissions de vérité et de réconciliation dans certains pays.

L’expression des politiques me semble on ne peut plus légitime en la matière. Dans Vivre avec de Gaulle, un témoin raconte ainsi une visite du Général au Struthof. Il déclara alors : « Saint-Exupéry avait raison : il est plus difficile d’être un otage que de combattre sous l’uniforme. La déportation est la voie la plus douloureuse de la Libération. Il faudra que les Français s’en souviennent. » Ces questions mémorielles étant toutefois difficiles à manier tant elles provoquent de passions, les pouvoirs publics doivent également faire preuve de prudence et de discernement. Il importe donc de trouver le juste équilibre entre le travail des historiens, les demandes des communautés et les interventions des politiques. Le travail historique doit permettre en particulier d’éviter les amalgames et les surenchères.

Il importe en outre de rechercher le consensus le plus large possible. Cela ne signifie pas qu’il faut rejeter les mémoires minoritaires au motif qu’elles susciteraient des discordes et des polémiques mais qu’il faut tenter de les intégrer, par le débat et la reconnaissance mutuelle, dans une mémoire nationale.

Il faut, enfin, prendre son temps pour que le plus grand nombre possible de citoyens se reconnaissent dans l’ensemble de ces discussions. Lorsque Lionel Jospin a appelé à la réhabilitation des fusillés pour l’exemple de la Grande Guerre, il a choqué, certes, mais il a eu le mérite de lancer le débat. M. le secrétaire d’État aux anciens combattants, aujourd’hui, envisage me semble-t-il une réhabilitation au cas par cas de ces soldats. De la même manière, souligner le rôle positif de la présence française outre-mer constitue sans doute un message légitime adressé aux Pieds-noirs et aux Harkis, même s’il est exprimé d’une manière contestable, la colonisation étant fondée sur la domination et le déni de l’autre, quels qu’aient été par ailleurs les comportements personnels des colons.

Il est donc difficile de construire une mémoire collective non conflictuelle et je ne suis pas sûr que l’on y parvienne en usant de contraintes légales. Les sanctions pénales contre le négationnisme me laissent ainsi perplexe tant le risque de porter abusivement atteinte à la liberté d’expression est patent. Cette question a d’ailleurs profondément divisé l’Union européenne lors de la discussion d’une décision-cadre sur la lutte contre le racisme et la xénophobie. L’Union a choisi de sanctionner l’apologie ou la négation des crimes contre l’humanité ou des crimes de génocide, en particulier la Shoah, mais les pays scandinaves et la Grande-Bretagne restant très attachés au strict respect de la liberté d’expression, le texte finalement adopté précise que les États ont le choix de ne punir l’apologie ou la négation du génocide que si ce comportement apparaît comme une incitation à la haine et à la xénophobie. Cette législation a le mérite d’introduire un critère laissé à l’appréciation du juge.

Par ailleurs, tout ce qui peut favoriser la construction d’une mémoire européenne sera bienvenu, même si cela ne sera pas facile. Nous savons que les anciens pays communistes sont particulièrement sensibles aux crimes qui ont été commis au nom de cette idéologie mais ils n’ont pas obtenu que ces derniers soient assimilés à ceux du nazisme, le conseil des ministres s’étant contenté d’inviter la Commission à réfléchir à la question de savoir si l’apologie ou la négation de ces crimes pouvaient faire également l’objet d’une législation.

Enfin, il existe à ce jour deux manuels d’histoire communs franco-allemands ; un manuel germano-polonais est également en cours de rédaction. Il s’agit-là, me semble-t-il, d’une bonne façon de construire une mémoire commune.

M. Guy Geoffroy, vice-président : Nous sommes tous sensibles à la grande qualité et à la grande richesse de vos exposés.

M. Christian Vanneste : La question de la vérité historique concerne au premier chef les historiens mais celle de la bonne santé d’un peuple nous concerne nous, les politiques. Ne faut-il pas laisser à l’historien la purgation des passions refoulées et laisser à un peuple la mémoire de sa fondation, fût-elle parfois nimbée de merveilleux ? Par exemple, l’enseignement de la seconde guerre mondiale ne doit-il pas privilégier la geste héroïque de la Résistance plutôt que le marigot de la Collaboration ? De la même manière, si l’Holodomor est devenu un souvenir fondateur pour les Ukrainiens, les Russes, eux, l’ont refoulé. N’est-ce pas là le fond du problème ?

M. François Dosse : Il est difficile de séparer la mémoire et l’histoire, la seule question des programmes scolaires suffit par exemple à le montrer. On ne peut donc séparer aussi schématiquement la catharsis du mythe. En outre, il faut faire son deuil du retour à la parole archaïque ou à la grandeur de l’État nation telle que le Lavisse l’a par exemple magnifiée. Nous sommes entrés dans l’ère du soupçon, de la distance, de la critique, du conflit, de la polysémie herméneutique. C’est là qu’est la véritable richesse de la transmission historique ! Des repères collectifs sont certes nécessaires mais ils doivent être mis en relation entre eux et avec de nombreux autres. Je ne nie pas ce que Paul Ricoeur appelait les « événements sur-signifiés » tels que le Mayflower ou la Révolution de 1789 mais outre que cette identité ne peut qu’être aujourd’hui pensée qu’en terme d’ouverture, il faut se garder, relativement à ce que disait Thomas Ferenczi sur les manuels d’histoire européens, de substituer une téléologie européenne à la téléologie nationale. Paul Ricoeur savait combien il est difficile d’accepter que l’autre raconte notre propre histoire, mais il considérait aussi que c’était une chance. Dès lors, il est possible de prendre en compte des instants mémoriels identitaires mais au sein d’une pluralité de perspectives. Par exemple, Le Tres de Mayo de Goya ne donne pas de la France une image flatteuse mais c’est cette confrontation qui enrichit l’histoire, non la prescription de mythes fondateurs à transmettre.

Enfin, en tant qu’intervenant en Institut universitaire de formation des maîtres (IUFM), je constate combien les jeunes agrégés ou « capétiens » en histoire sont enthousiastes à l’endroit de leur discipline telle qu’elle leur a été transmise.

M. Christian Vanneste : N’y a-t-il pas un âge, dans l’éducation, pour transmettre les souvenirs fondateurs ?

M. Thomas Ferenczi : Je considère quant à moi que les programmes doivent respecter la « vérité historique »…

Mme Catherine Coutelle : Et l’esprit critique !

M. Thomas Ferenczi : …ainsi que le pluralisme des interprétations. Lors de la commémoration du bicentenaire de la Révolution française, il m’a paru tout à fait légitime que l’État mette l’accent sur les valeurs positives de liberté, d’égalité et de fraternité, ce qui n’a pas par ailleurs empêché l’organisation de colloques scientifiques pour mettre en évidence d’autres versants de ce grand mouvement. Le défilé de Jean-Paul Goude, également, tendait davantage à faire la fête qu’à célébrer la guillotine.

M. Christian Vanneste : Nous sommes bien d’accord.

M. Guy Geoffroy, vice-président : La sphère qui est dans la Cour d’honneur de l'Assemblée nationale et qui a été réalisée à cette occasion symbolise éloquemment, quant à elle, l’universalité des droits de l’homme. C’est donc un choix politique fondamental qui a été opéré.

M. Christian Vanneste : Il n’a en effet pas été question de la Vendée.

M. Lionnel Luca : Il me semble que, de tout temps, c’est le pouvoir qui a écrit l’histoire.

M. Maxime Gremetz : Non : ce sont les masses !

Mme Catherine Coutelle : N’engageons pas ce débat à cette heure !

M. Lionnel Luca : Je répète : c’est le pouvoir qui a écrit l’histoire, en particulier, en URSS, Monsieur Gremetz, où la vérité officielle était en quelque sorte exemplairement celle du pouvoir politique.

M. Maxime Gremetz : Ici, c’est donc celle de Sarkozy.

M. Lionnel Luca : Il est dommage que M. Gremetz n’ait pas vécu en URSS pour se rendre compte de ce qu’était cette vérité-là.

Dans cette optique, l’école et le manuel scolaire constituent des outils précieux - que l’on songe par exemple au Mallet-Isaac. Aujourd’hui, s’il n’est plus de vérité officielle émanant du pouvoir politique, il existe en revanche des vérités issues de groupes politiques ou communautaires que véhicule cet élément extraordinaire et ravageur qu’est le média. Vue à la télé, entendue à la radio, lue dans la presse : la vérité est d’abord médiatique. Or, les médias n’ont pas toujours le temps, dans le flux des informations, d’opérer les tris qui s’imposent et de favoriser des débats équilibrés. Dès lors, comment expliquer, par exemple, que nous ne portons pas aujourd’hui le même regard sur l’enfance qu’au Moyen-Âge ou au XVIIIe siècle ? Comment former un jugement aussi pertinent que possible sur le passé ?

La loi « Gayssot », quant à elle, n’est-elle pas emblématique d’une crainte d’autant plus incompréhensible à l’égard des discussions historiques que le fait historique qu’elle est censé protéger n’en a nul besoin compte tenu de son évidence ? Cette loi n’a-t-elle pas abouti, dans un autre contexte, à ce que M. Pétré-Grenouilleau soit poursuivi devant les tribunaux ? Cela devrait suffire à démontrer que notre démocratie n’en est plus tout à fait une. Dieu merci, les médias ont en l’occurrence permis une réaction salutaire ! La question essentielle est de savoir si nous sommes oui ou non capables de débattre de tout et de contester l’incontestable sans risquer des ukases ?

Enfin, Mai-68 est en effet l’archétypique de la célébration médiatique à tel point que les jeunes s’interrogent sur sa raison d’être et regardent les anciens de 68 comme ces derniers regardaient les anciens combattants.

M. François Dosse : Je ne peux accepter que l’on dresse journalistes et historiens les uns contre les autres et que l’on considère la pratique médiatique comme infâmante.

M. Lionnel Luca : Ce n’est pas de cela qu’il s’agit. Comment le simple fait de souligner la complexité du rôle des médias peut-il être jugé infâmant ?

M. François Dosse : Vous avez défini le média comme un élément ravageur.

M. Lionnel Luca : Ce n’est pas péjoratif. C’est un élément ravageur au sens où il est pris lui-même dans le tourbillon des flux informationnels.

M. François Dosse : En tant qu’historien, je trouve que le travail des médias est extraordinaire. Je suis plutôt admiratif, par exemple, d’une émission comme « La Fabrique de l’histoire ».

L’événement, loin d’être figé et fixé, « est ce qu’il devient », affirmait Michel de Certeau. Sa factualité est évidemment bien présente mais elle s’inscrit dans une conscience collective qui interdit toute clôture. François Furet, en 1978, disait que la Révolution française était terminée. Non ! Elle demeure au centre d’enjeux politiques et sociaux, elle est toujours source d’identité. Le défilé de Jean-Paul Goude n’était pas seulement festif : il illustrait l’universalisme de 1789. C’est ainsi que le sens se construit perpétuellement et que tous y participent : parlementaires, médias, historiens. Tout ce qui relève de la prescription est en revanche contre-productif et je suis sur ce point-là d’accord avec vous s’agissant de la loi « Gayssot ». Avant Pierre Nora, qui a parlé avec raison de l’« effet funeste » de la « gayssotisation », deux historiens avaient été particulièrement lucides en tirant le signal d’alarme : Pierre Vidal-Naquet et Madeleine Rébérioux. L’avenir leur a donné raison.

Lucien Febvre disait en 1932 que l’histoire qui sert est une histoire serve. Les historiens ne peuvent accepter l’instrumentalisation de leur discipline. Il faut respecter leur liberté ainsi que celle des enseignants. Si les pouvoirs publics ont leur mot à dire sur les programmes scolaires, les spécialistes également, de même que la société toute entière. Ce n’est donc qu’au terme de ces discussions que des compromis sont passés et que des équilibres, toujours précaires, sont trouvés.

M. Thomas Ferenczi : Les médias ont évidemment un rôle éminent à jouer dans les commémorations, non pour diffuser des vérités officielles mais pour être à l’écoute de la conscience collective, d’une manière aussi pluraliste que possible. Ils ont certes leur défaut, comme ces effets d’emballement que l’on constate aujourd’hui autour de Mai-68 ou cette propension à la vulgarisation qui les amène à opter pour la facilité consistant à faire toujours appel aux mêmes historiens et aux mêmes philosophes…

Mme Catherine Coutelle : Et aux mêmes politiques !

M. Thomas Ferenczi : …qui ne sont pas en outre les plus reconnus de leurs pairs. En même temps, la presse écrite ou audiovisuelle fait son travail en s’efforçant de donner la parole aux historiens le plus souvent possible.

Mme Catherine Coutelle : Je vous remercie pour vos propos. Vous avez pu constater combien notre mission est complexe ! Nous tournons parfois un peu en rond mais vous nous avez aidé à sortir de cette compulsion de répétition !

Je suis frappée par le fait que certains collègues ne semblent pas accepter la réécriture de l’histoire en fonction des périodes puisque cette discipline implique au contraire une interrogation permanente : il n’y a pas d’histoire officielle.

J’ai par ailleurs eu l’occasion d’enseigner en IUFM et je crois qu’il faut toujours insister sur l’éducation civique et l’esprit critique. L’histoire sert à former les citoyens qui auront un esprit suffisamment critique pour savoir, le moment venu, se défaire de leurs maîtres. Ces questions passionnent les élèves.

Enfin, une ouverture en direction de l’Europe est également essentielle. J’ai eu l’occasion de réfléchir à l’élaboration des programmes européens et je me suis rendu compte combien Napoléon, par exemple, était un thème crucial, de même que Jeanne d’Arc. Nous serions sans doute bien inspirés de réfléchir au point de vue des autres pays.

M. Thomas Ferenczi : Vos travaux ont-ils d’ores et déjà été finalisés ? Une nouvelle législation sera-t-elle adoptée ? L’abrogation de la loi « Gayssot » est-elle pensable ?

M. Guy Geoffroy, vice-président : L’histoire n’est pas écrite à l’avance (Sourires) ! Les parlementaires veulent élargir leur réflexion à des questions taraudantes sur lesquelles ils tournent un peu en rond. Nous avons besoin de vous pour essayer de sortir de ce cercle infernal.

Mme Catherine Coutelle : Non seulement nous n’avons pas de télos, en effet (Sourires), mais chacun vient parfois avec ses propres préoccupations.

M. Guy Geoffroy, vice-président : Ce qui n’est pas inutile.

Je vous remercie, Messieurs, pour votre participation à nos travaux.

Audition de M.  Jean-Denis Bredin, avocat, membre de l’Académie française

(Extrait du procès-verbal du mardi 10 juin 2008)

Présidence de M. Bernard Accoyer, président-rapporteur
puis de M. Guy Geoffroy, vice-président

M. Bernard Accoyer, président de l’Assemblée nationale : Nous avons le plaisir d’accueillir aujourd'hui M. Jean-Denis Bredin.

Cher maître, cette mission dont l’objectif est de réfléchir aux questions mémorielles a été créée il y a un peu plus de deux mois. Après que le Président de la République eut émis l’idée de confier la mémoire d’un enfant déporté à chaque élève de CM2, nous avons pensé que les parlementaires devaient participer à la réflexion, d’autant que les lois mémorielles adoptées ces dernières années ont soulevé et soulèvent encore beaucoup de questions. Sans revenir sur ce qui a été fait, il nous faut nous interroger pour essayer de faire mieux à l’avenir.

Avocat, professeur de droit privé, vous nourrissez aussi une passion pour l’histoire et vous êtes l’auteur de nombreuses études et biographies. Votre livre consacré à l’affaire Dreyfus, paru en 1983, a connu un retentissement tout particulier.

Notre mission sera donc très heureuse de recueillir votre opinion sur les thèmes auxquels elle consacre sa réflexion.

M. Jean-Denis Bredin : Je tiens tout d’abord à préciser que, si je me suis intéressé à l’histoire comme beaucoup, je ne suis pas un historien de métier et n’ai d’ailleurs pas signé les pétitions qui ont circulé récemment chez les historiens contre les lois mémorielles.

Lorsque j’ai commencé à étudier l’affaire Dreyfus, j’ai eu la chance de travailler avec la fille d’Alfred Dreyfus, qui était encore en vie. J’ai ensuite travaillé sur l’abbé Sieyès, sur Necker, ou encore sur Charlotte Corday. J’ai également été professeur de droit pendant vingt ans, avocat pendant plus de vingt ans. Cela suffit-il à faire un juriste ? Je n’en sais rien…

Je commencerai mon propos en insistant sur la méfiance qu’il faut entretenir à l’égard du droit. Le doyen Carbonnier, notamment, en a bien décrit les maladies dans son livre Droit et Passion du droit : l’inflation du droit, maladie nouvelle, ne nous laisse pas de répit et la multiplication des lois peut conduire à une certaine indifférence à la loi. Néanmoins, il faut convenir que l’attente des citoyens en matière législative est plus vive qu’elle ne l’était autrefois.

Notre société est également en proie à une passion « victimologique ». Tout tend à devenir pénal. Mon droit devient la mesure du droit. Garapon et Salas, entre autres auteurs, ont étudié le rôle médiatique du procès pénal et ont évoqué à ce sujet la « République pénalisée », le « temps des victimes », la « plainte infinie des victimes qui alimente sans cesse le besoin de punir ». Dans un volume de mélanges offerts à un de mes collègues universitaires, je me suis amusé à mettre en scène le procès de la liberté, où comparaissent deux témoins à charge : la vérité et la sécurité.

J’en viens maintenant à la question des lois, de l’histoire et de la mémoire.

L’expression « devoir de mémoire » est équivoque car le mot « devoir » peut revêtir de nombreux sens différents. Le livre bouleversant de Primo Levi, Le Devoir de mémoire, explore ce qu’est la mémoire mais n’assigne pas au mot « devoir » un sens étymologique.

Par ailleurs, nous avons quelque raison de nous montrer prudents sur l’histoire officielle. Peu avant sa mort, René Rémond a écrit de beaux textes sur le droit de dire l’histoire, sur l’instrumentalisation du passé, sur le rite incantatoire d’une histoire officielle. Pierre Nora et d’autres personnalités ont déjà exposé à la mission d’information le danger de ces histoires officielles que plusieurs Présidents de la République avaient eux-mêmes dénoncées.

Il faut se garder de transformer la mémoire en histoire. Les deux notions doivent être bien distinguées. La mémoire, c’est la vie, qui est portée par des groupes en évolution permanente ; l’histoire, elle, appartient à tous et à personne, ce qui lui donne vocation à l’universel. Malgré cela, tout le monde peut s’intituler historien – c’est un peu une maladie française ! – dès lors qu’il a touché à l’histoire.

La mémoire a pour objectif la fidélité, l’histoire a pour objectif la vérité, écrivait François Bédarida. Nous avons tous connu, dans nos études, des mémoires détournées. Ainsi la mémoire qu’enseignait Barrès au moment de l’affaire Dreyfus se réduisait-elle à un cimetière : la nation, affirmait-il dans un texte au demeurant assez beau, c’est « la possession en commun d’un antique cimetière ». Je pourrais aussi évoquer les travaux d’Arno Meyer, de Tzvetan Todorov et de beaucoup d’autres. Le culte de la mémoire, qui peut se transformer en frénésie, doit se distinguer du souci de l’histoire.

À cet égard, la question de la commémoration est une des difficultés que rencontre le Parlement. Mona Ozouf, qui a écrit d’excellents textes sur ce sujet, a remarqué notamment que le choix des événements pour la commémoration de la révolution de 1789 est arbitraire mais qu’il se veut heureux. Il s’agit de sélectionner des faits qui peuvent être agréables : les États généraux, le serment du Jeu de paume, le 14 juillet – même si cette date aurait pu poser un petit problème –, la nuit du 4 août. Cependant, à partir de 1793, la commémoration devient plus incertaine et même disparaît. Pour reprendre la comparaison de Mona Ozouf, la commémoration ressemble à l’éloge funèbre, qui n’évoque de la personne que ce qu’elle avait de bien, pas ce qu’elle avait de mauvais. En cherchant à chasser les ombres de l’histoire, elle en reprend, non pas les mots, mais la stratégie.

L’histoire elle-même n’est pas sans difficultés et sans contradictions. Il existe presque autant d’histoires de la Révolution que d’historiens et d’écrivains qui ont travaillé sur ce sujet. François Furet a bien analysé ce fait dans Penser la révolution française. L’histoire d’Albert Soboul fait de la Révolution une suite de révolutions successives. Pour Tocqueville, la Révolution française n’est que l’explosion locale d’idées universelles que la révolution intellectuelle des Lumières portait en elle. Avec un certain pessimisme, Edgar Quinet considère que les Jacobins refont la royauté et note l’adoration des Français pour le pouvoir absolu : c’est l’habitude séculaire de la servitude qui explique que les Français aient voulu réinventer un pouvoir absolu. Aux yeux de Mme de Staël, l’Ancien Régime et la Révolution ne sont pas foncièrement différents : de Louis XIV à Louis XVI, un véritable modèle de gouvernement arbitraire s’est développé, dit-elle, et seul Necker, s’il avait joué le rôle historique qu’il aurait dû jouer, aurait pu contrecarrer cette évolution ; si, dans cette période, la tyrannie ne s’est pas installée, c’est que les moyens manquaient pour l’établir, mais la mentalité était la même ; toutes les vanités sociales, dit encore Mme de Staël, réapparaissent sous Bonaparte, cortège du despotisme que la France attendait.

Que de commémorations et de lois mémorielles avons-nous évitées, tant notre histoire comporte de pages sombres ! Sans doute les Réformés pourraient-ils demander la commémoration du massacre de la Saint-Barthélemy. Il semble en revanche inenvisageable d’évoquer une commémoration des massacres de septembre 1793. La loi Couthon du 10 juin 1794 a supprimé tout recours aux avocats, au motif que les coupables n’y ont pas droit et les innocents n’en ont pas besoin, et tout recours aux témoins : la Terreur se plaçait ainsi au-dessus de toute justice. Faudra-t-il un jour commémorer d’une manière ou d’une autre le génocide vendéen, qui a fait 100 000 morts sur une population de 600 000 ou 700 000 habitants ? J’ai aussi été amené à me pencher sur la répression que Fouché conduisit à Lyon. Il fit détruire de nombreuses maisons et tuer 4 000 à 5 000 personnes « seulement », alors qu’une loi de la Convention disposait que « la ville sera détruite ». Cela ne l’empêchera pas de devenir ministre de la police et d’être fait duc d’Otrante.

De ces pages terribles, nous devons retenir que l’histoire de France n’est pas une histoire simple. Même un auteur aussi complet et aussi impartial en apparence qu’Ernest Lavisse parle très peu, par exemple, des mutineries de 1917. Sans doute s’agit-il de peu de chose à l’échelle de l’histoire de notre pays, mais il faut savoir que le gouvernement avait décidé que les exécutions auraient lieu dans les vingt-quatre heures suivant la décision judiciaire, de manière à ce qu'on ne risque pas de se voir apporter la preuve que l'on s'était trompé... Cela donna lieu à de nombreuses fusillades mais aussi, après la guerre, à quantité de révisions qui établirent que l’on avait exécuté des soldats en mission dont on avait cru qu’ils étaient des traîtres.

En matière de lois mémorielles, il convient donc d’être prudent. L’histoire française est fort compliquée et la loi, non plus que la justice, ne peut redresser l’histoire. Paul Ricœur, auteur notamment de La mémoire, l’histoire, l’oubli, disait fermement que l’histoire est une permanente réécriture et que la loi ne peut pas dominer l’écriture de l’histoire : le jugement judiciaire n’est pas le jugement historique. Georges Duby, quant à lui, estimait que l’enseignement de l’histoire est une école de la critique raisonnable, ou encore une école de la raison et de l’intelligence du citoyen majeur. Voilà ce que peut être l’histoire, voilà ce qu’elle n’a pas toujours été. Il ne faut pas qu’elle soit gênée par des lois qui lui imposeraient un chemin. Cela dit, toutes les lois mémorielles ne font pas cela. La loi « Gayssot », par exemple, n’empêche pas les écrivains d’écrire. Nous devons toutefois nous souvenir que notre histoire est dure, acharnée, et que nous ne réussissons guère à nous défaire d’une certaine tendance au parti pris.

M. Guy Geoffroy, vice-président de la mission d’information, remplace M. Bernard Accoyer à la Présidence.

M. Guy Geoffroy, vice-président : Vous avez, au détour d’une phrase, utilisé la formule « enseigner la mémoire », alors que votre démonstration tend à affirmer qu’il n’est ni envisageable ni souhaitable de le faire. Pourriez-vous revenir sur ce point ?

M. Jean-Denis Bredin : Je me suis sans doute trompé d’expression. Vous avez raison : il ne s’agit pas d’enseigner la mémoire, mais de reconnaître la mémoire en un certain nombre de cas et de circonstances, notamment les commémorations. Dans le choix des commémorations de 1789, il était inévitable que l’on retienne certains événements et que l’on en écarte d’autres.

Mme Catherine Coutelle : Nous ne pouvons qu’approuver vos propos sur l’inflation législative que nous vivons quotidiennement sans arriver à la maîtriser. Elle contribue à éloigner la loi du citoyen. Nul n’est censé ignorer la loi : encore faut-il que celle-ci soit suffisamment accessible !

Je partage aussi l’analyse selon laquelle l’histoire se réécrit à chaque époque par l’interrogation de l’époque sur le passé. Nous interrogeons la Révolution à partir de nos préoccupations actuelles. Quant à l’histoire des femmes, cette grande oubliée, c’est parce que des féministes se sont interrogées sur son absence qu’elle a pu se développer.

Le rôle du Parlement n’est pas, à mon sens, de voter des lois mémorielles. Nous n’avons pas à écrire une histoire officielle. Ce domaine appartient aux historiens, y compris dans l’enseignement. Si nous voulons que cet enseignement soit une formation à l’esprit critique, il ne faut pas d’histoire officielle. Les enfants doivent pouvoir constater que l’histoire s’écrit avec des témoignages parfois contradictoires.

Quel est, dès lors, le rôle du Parlement dans les commémorations ? Et quel rôle les commémorations jouent-elles dans la nation ? Sont-elles utiles, indispensables, faut-il les multiplier, en supprimer, ou encore en choisir d’autres ?

M. Jean-Denis Bredin : Je partage votre sentiment au sujet des lois mémorielles. L’histoire doit permettre aux enfants, mais aussi à ceux qui ne sont plus des enfants, de devenir sans cesse plus intelligents, plus sensibles, plus savants. J’ai eu la chance d’avoir d’admirables professeurs d’histoire. Pour moi, il n’y avait pas d’endroit où l’on devient plus intelligent que le cours d’histoire. L’inconvénient était que l’histoire s’arrêtait alors à 1875…

Je crois qu’il appartient au Parlement de reprendre en main le problème des commémorations. On en a trop fait, dont certaines n’étaient probablement pas utiles. Sauf erreur de ma part, la première loi de commémoration fut celle qui proclama que Clemenceau et Foch avaient bien mérité de la patrie. Rien de plus naturel, mais on a fait par la suite un peu n’importe quoi et il faudra que le Parlement remette de l’ordre. Il y a trop de commémorations, il y en a d’inutiles, certaines se démodent. C’est une tâche nécessaire mais très difficile : supprimer une commémoration en France est proprement épouvantable !

La France a trop aimé les commémorations. Problème supplémentaire : elle en a fait parfois des fêtes. Le Parlement a ici un rôle essentiel.

M. Christian Vanneste : L’histoire est affaire de vérité et la mémoire est affaire de fidélité, avez-vous dit. C’est une merveilleuse définition, mais conduit-elle à une synthèse ou à une impasse ? Si l’histoire et la mémoire doivent être objets d’éducation, l’histoire permet de construire une personne rationnelle, consciente, lucide et critique dont on ne peut exclure qu’elle ait un petit côté faustien – je suis l’esprit qui toujours nie. Or, dans le même temps, il faut former un citoyen, membre volontaire d’une communauté qui porte des valeurs transmises, elles, par la mémoire plutôt que par l’histoire. Si s’intéresser à la Révolution française revient à additionner les massacres de septembre, les colonnes de Thureau, etc., la vision que l’on en retirera sera quelque peu pessimiste ! Comment faire pour éviter l’impasse et pour réussir la synthèse ?

M. Jean-Denis Bredin : C’est le grand problème de l’histoire de France : elle aurait dû se dérouler autrement ! (Sourires) Il n’en reste pas moins que l’enseignement de l’histoire telle qu’elle fut, avec ses complications, ses difficultés, est essentiel pour la formation de l’intelligence. J’ai remarqué que Charlotte Corday a fait l’objet de deux sortes d’écrits : ceux qui font d’elle une héroïne fabuleuse qui a mis fin à la vie d’un monstre ; à l’inverse, ceux qui en font une héroïne infâme, payée par les Girondins réfugiés à Caen. En 1940, elle apparaît même comme ayant tué un Juif – car Marat devient Juif en 1940 – dans certains écrits…

Un bon professeur est celui qui enseigne la complexité de l’histoire. Cette complexité rend plus intelligent, permet à l’enfant et à l’adolescent de réfléchir et de lire, même si, comme vous l’avez relevé, il faut se garder de le rendre trop pessimiste. L’enseignement de l’histoire ne doit pas lui apprendre le dégoût de sa patrie. Je pense que l’histoire de France a suffisamment de belles pages pour éviter cela, mais il faut en effet y veiller. Un historien qui enseignerait la Révolution à travers la seule Terreur ne ferait pas son métier.

Mme Françoise Hostalier : Qu’en est-il de la construction d’une mémoire européenne ? Dans mon département du Nord, on est en train de mettre au jour des fosses communes où reposaient des soldats australiens, canadiens, allemands. Avec nos voisins européens et avec différents autres pays, nous avons une histoire commune même si nous ne la voyons pas forcément de la même manière. Comment créer entre nous une mémoire commune ?

M. Jean-Denis Bredin : On ne peut en effet se soustraire à l’étude d’une mémoire à la fois commune et différente, la mémoire européenne. À certains moments, les cultures se sont complètement confondues, à d’autres elles se sont entièrement séparées. Ce qui a empoisonné la recherche historique et la mémoire, c’est la mémoire partiale, non objective. Or la mémoire européenne doit à tout prix être objective, sérieuse et réfléchie car elle est encore plus compliquée que la mémoire de la France.

Dans cet ordre d’idées, il me semble qu’il faudrait que l’on communique les programmes au Parlement afin que celui-ci puisse à tout le moins signaler ce qui ne lui semblerait pas raisonnable.

M. Christian Vanneste : Très bien !

Mme Françoise Hostalier : Nous sommes quelques enseignants à être d’accord avec vous.

M. Jean-Denis Bredin : Il ne s’agirait pas, bien entendu, de refuser les programmes, mais d’obtenir, le cas échéant, des explications ou des précisions et d’émettre des propositions. J’estime qu’il devrait en aller de même pour l’enseignement du droit. D’une manière générale, les disciplines gagnent à se renseigner autour d’elles.

Mme Martine Billard : Après avoir souligné l’équivoque de l’expression « devoir de mémoire » et mis en garde contre le danger des histoires officielles dans votre propos liminaire, vous parlez de « mémoire objective ». Peut-il y avoir une mémoire objective ?

M. Jean-Denis Bredin : La mémoire peut chercher à être objective. Avoir une mémoire individuelle très forte n’interdit pas que l’on cherche à rendre sa mémoire objective, mais la mémoire individuelle n’a pas vocation à être objective : sa vocation est de porter le souvenir. Là est la différence théorique avec l’histoire. Cela dit, certains historiens portant la mémoire ont essayé aussi de porter sur elle un regard objectif.

Mme Martine Billard : J’en reviens à l’expression « devoir de mémoire ». À l’occasion de la mort du dernier poilu, le Président de la République a prononcé un discours qui a porté principalement sur les horreurs de la guerre. Cela aurait été impensable il y a trente ou quarante ans, lorsque l’on mettait l’accent sur la victoire. Sur un même événement, le devoir de mémoire n’est pas le même selon l’époque où l’on vit.

M. Jean-Denis Bredin : Je partage votre sentiment. Le devoir de mémoire ne reste pas forcément le même de génération en génération. Il aurait été en effet fort difficile d’affirmer il y a quarante ans que cette guerre fut cruelle, abominable, etc. Force est de constater, par exemple, que l’on n’écrit pas l’histoire de sa famille à un âge avancé comme on l’eût fait à vingt ou vingt-cinq ans. De plus, le monde dans lequel nous vivons change tellement qu’il est normal que le devoir de mémoire évolue. La mémoire ne doit pas méconnaître les devoirs de mémoire : elle doit même interroger ceux qui portent, par devoir, la mémoire. Mais l’histoire, elle, doit essayer de rechercher où peut se trouver la vérité. C’est ce que, très souvent, l’histoire de France n’a pas fait, notamment pour la Révolution et l’Empire.

Mme Pascale Crozon : Les femmes, hormis quelques figures emblématiques, sont étrangement absentes de l’histoire et cela n’a pas été sans incidences. J’estime qu’il faudrait réintroduire l’histoire des femmes dans les livres d’histoire, où des figures comme Flora Tristan ou Jeanne Deroin n’apparaissent jamais. Si l’on veut montrer aux enfants que les femmes ont été très présentes, à certaines périodes, dans la sphère publique, le problème doit être posé. Malgré des avancées, nous ne sommes pas au bout du chemin !

M. Jean-Denis Bredin : Nous sommes même au tout début... Le xixe siècle s’est efforcé d’effacer le rôle des femmes. La France ne saurait s’enorgueillir du moment où elle a accordé le droit de vote aux femmes, ni d’ailleurs des débats auxquels cela a donné lieu ! La Révolution leur a toutefois reconnu le plus beau des destins : celui d’être les mères de grands révolutionnaires… Il existe des textes proprement insensés et l’on devrait écrire une histoire de France vue sous cet angle.

Mme Pascale Crozon : Cette histoire existe mais reste relativement peu connue.

Par exemple, il faudrait se demander pourquoi la Révolution française n’a pas reconnu le droit de vote aux femmes alors que beaucoup d’entre elles y ont pris une part active.

M. Jean-Denis Bredin : En revanche, elle ne leur a pas refusé le droit d’être guillotinées !

Mme Pascale Crozon : En effet. Ce fut le cas d’Olympe de Gouges.

M. Jean-Denis Bredin : Même dans les groupes ou les sociétés qui prétendent ne plus connaître de tels phénomènes, il reste des préjugés instinctifs. Ainsi, pour qu’une femme soit acceptée à l’Académie française, il faut qu’elle ait du génie, alors qu’il suffit à un homme d’avoir des dons normaux. Ce cas de figure se rencontre partout.

M. Michel Issindou : N’avez-vous pas le sentiment que les dates de la mémoire sont liées maintenant à des communautés qui ont été opprimées et qui veulent que l’on se souvienne de cette oppression ? En d’autres termes, la mémoire peut-elle être laïque ? Vous avez affirmé qu’elle ne peut jamais être objective, mais ne devient-elle pas de plus en plus subjective sous l’influence de certains groupes de pression ou de certaines communautés religieuses ?

Les élus sont confrontés à la multiplication des dates de commémoration. Comme ils éprouvent de la compassion pour les personnes qui ont vécu des choses douloureuses, il leur est de plus en plus difficile de faire face. J’ai ainsi vu arriver, le 8 juin, la commémoration des morts pour la France en Indochine, dont j’ignorais l’existence. En outre, les anciens combattants et résistants, qui atteignent maintenant des âges avancés, voudraient que le 27 mai 1943, jour de la première réunion du Conseil national de la Résistance, devienne aussi une date officielle. Nous respectons bien entendu ces personnes, qui on fait preuve d’héroïsme, si bien qu’il est très gênant pour nous de leur répondre : « N’en rajoutons pas ! » Nous avons alors la faiblesse de porter leur cause. Si cette demande arrive jusqu’au Parlement, je ne sais pas quel sera notre vote. Nous sommes capables d’ajouter des dates de commémoration alors que nous trouvons déjà celles qui existent trop nombreuses.

M. Jean-Denis Bredin : Votre analyse est juste. De plus en plus, les personnes qui on souffert ou dont la famille a souffert veulent des commémorations et ont l’impression de subir une injustice si elles n’en bénéficient pas. Il vous faudra résister à la multiplication des commémorations officielles, d’autant que celles-ci perdraient de leur valeur à devenir trop nombreuses. Il n’est pas aisé de d’opposer à l’appétit actuel de mémoire, de droit, de célébration, mais c’est à mon sens une de vos missions.

M. Guy Geoffroy, vice-président : Vous avez affirmé à juste titre que la loi « Gayssot » n’a pas empêché que l’on continue à écrire l’histoire. En dépit de cela, comment jugez-vous le risque qui pourrait naître de ces lois assorties de sanctions pénales ? La sanction peut en effet, qu’on le veuille ou non, faire peser une sorte d’insécurité juridique sur la recherche historique.

M. Jean-Denis Bredin : Il faudra éviter de multiplier de telles lois. La tâche n’est pas facile car nous vivons une époque où les gens veulent cela à tout prix. Il faudra donc essayer de faire comprendre les choses : c’est le rôle des historiens et des politiques au sens large. Nous ne pouvons aller vers un système où nous commémorerions tous les malheurs de la France, de l’Europe ou du monde, quelle que soit l’importance que nous y attachons dans notre mémoire et notre cœur.

M. Guy Geoffroy, vice-président : Je vous remercie infiniment pour cet échange passionnant.

M. Jean-Denis Bredin : Je me permettrai de communiquer à la mission d’information une note précisant un ou deux points.

Audition de M. Paul Thibaud, philosophe, journaliste,
président d’Amitié Judéo-chrétienne de France

(Extrait du procès-verbal du mardi 10 juin 2008)

Présidence de M. Guy Geoffroy, vice-président

M. Guy Geoffroy, vice-président de la mission d’information : Je salue en notre nom à tous M. Paul Thibaud, journaliste, essayiste et philosophe, et je le remercie d’avoir répondu à notre invitation.

Vous vous êtes personnellement engagé contre les lois mémorielles, notamment en publiant dans le magazine Marianne de fin décembre 2005 une pétition pour défendre la liberté de débattre. Ce texte demandait l’abrogation de toutes les lois mémorielles au motif qu’elles débordent le domaine de la loi. Il déclarait que, si les gouvernements doivent s’appuyer sur une conscience historique commune, « le pouvoir ne saurait régler, encore moins arrêter, les perpétuels réaménagements de la conscience collective, le travail de la mémoire, le dialogue continué avec le passé qui est indissociable de l’exercice des libertés publiques ». Il s’agit ainsi de défendre la liberté d’expression, sans laquelle « le mot de République perd tout son sens ». Nous avons donc souhaité vous entendre expliquer votre point de vue.

M. Paul Thibaud : Je suis contre l’ensemble des lois mémorielles, mais je préconise, au vu de la multiplication des demandes, une politique mémorielle, ce qui est une tout autre chose.

Certaines des lois mémorielles pénalisent une opinion scandaleuse, sur le modèle de l’article 34 de la loi « Gayssot ». Elles sont irréprochables au regard de leur constitutionnalité. En revanche, les autres sont des lois déclaratives qui consacrent un fait, ou supposé tel, ou portent un jugement, par exemple en qualifiant de génocide les massacres d’Arméniens, ce qui n’est pas le cas, ou de crime contre l’humanité l’esclavage des Africains et la traite transatlantique. Ces affirmations n’ont pas, en principe, de conséquence pénale. Il en est d’autres, comme la loi « Taubira », qui donnent des conseils pour élaborer les programmes ou même orienter la recherche en faisant appel à la mémoire des descendants des victimes, c'est-à-dire à la mémoire collective des Antillais. Toutes ces lois, apparemment différentes, aboutissent au même résultat.

Même purement déclaratives, elles risquent d’avoir des effets semblables à ceux des lois pénales. Elles désignent des victimes, donc des descendants de victimes, c'est-à-dire des ayants droit, qui vont porter plainte parce qu’ils sont offensés par quelqu’un qui ira contre l’appréciation consacrée par la loi. Même si l’action judiciaire contre Pétré-Grenouilleau n’est pas allée à son terme après la levée de boucliers des historiens, la porte a été ouverte. Incontestablement. Or la pénalisation réduit le champ de la discussion, non seulement entre historiens, mais surtout dans l’opinion publique. La loi « Gayssot » permet de dire ce qu’on veut à l’École des hautes études ou dans un séminaire du CNRS, mais interdit de le publier. Je ne connais pas de science humaine qui puisse exister portes fermées ! Une telle régression est inadmissible car elle est un danger pour la vérité qui ne gagne rien à devenir officielle.

Ainsi, la première réaction suscitée par le révisionnisme de Faurisson a été de refuser de discuter avec lui. Je m’honore d’avoir persuadé Pierre Vidal-Naquet de répondre d’une manière qui a laissé des traces. Objectivement, le révisionnisme du personnage, qui oscille entre l’odieux et le dingue, a provoqué des recherches sur la Shoah, lesquelles ont fait progresser la connaissance. Autre exemple, Jean-Claude Pressac, révisionniste, doutait. Il s’est rendu à Auschwitz où il a trouvé des preuves matérielles qui n’avaient jamais été réunies. La science réelle avance en réfutant les absurdités proférées par certains. Le plus important pour moi, s’agissant de la citoyenneté, est de casser la concurrence entre victimes, devenue inévitable. On a vu comment « Gayssot » donnait naissance, en réaction, à « Dieudonné ».

Mme George Pau-Langevin : Trente ans après !

M. Paul Thibaud : Il n’empêche que, dans bon nombre de ses interventions, Dieudonné dénonce la sanctuarisation de la Shoah. C’est aussi ce que son public ressent. Cette attitude perpétue les querelles entre catégories, qui ne peuvent que déchirer la communauté civile, nourrissant au plan national la haine de soi, qui est tout à fait perceptible dans ce pays. Si on veut une mémoire partagée, elle passe par le désenclavement des mémoires particulières.

Il ne suffit pas de dire que les lois mémorielles sont mauvaises, il faut une politique de mémoire. À défaut de légiférer sur des sujets qui concernent non pas des actes, mais des opinions, les politiques doivent s’appuyer sur des informations et des jugements qui concernent le passé, pour envisager un avenir. Ils doivent constamment les réinterpréter.

La distinction introduite par Ricœur entre devoir de mémoire et travail de mémoire est importante. Il récusait le devoir de mémoire pour inciter les gens à ne pas rester crispés sur la situation initiale comme un coquillage s’accroche à son rocher. Le travail de mémoire suppose à la fois le souvenir des faits et la distance qui nous en sépare. Les interprétations auxquelles le passé donne lieu l’intègrent à notre vie de façon créative et toujours mobile. Par exemple, la mémoire de la Première Guerre mondiale n’est pas du tout la même qu’il y a quarante ans. Elle a été considérée successivement comme la défense du droit, la première étape d’une guerre de Trente ans, puis un grand massacre. À tort ou à raison, mais tel est le travail de mémoire. Le souvenir se transforme ; les hommes politiques ont quelque chose à dire car ils participent à cette réinterprétation, comme tout le monde. Tout le monde ressasse le passé, porte des jugements sur tel ou tel épisode et l’intègre à sa vision du monde.

Il faut rendre plus exacte et plus exigeante la présence en nous du passé national.

Les historiens ont aussi un rôle à jouer, mais ils ne décident pas de tout. Ils apportent par leur travail des bribes de réponse aux inquiétudes de leurs contemporains. Ils réinterrogent le passé, en l’envisageant sous un angle différent.

Quel est le rôle des députés ? Beaucoup ont répondu qu’il fallait voter des résolutions, au lieu de lois mémorielles. Ce serait mieux. Mais, si le Parlement avait ce pouvoir, il faudrait aussi s’en méfier parce que les résolutions risquent d’être autant de réponses à des demandes particulières. Ce particularisme m’inquiète tout autant que le caractère légal de la réponse. Comment les députés pourraient-ils résister aux demandes pressantes de groupes minoritaires qui demandent avec passion la reconnaissance d’une souffrance à laquelle, à tort ou à raison, ils s’identifient ? C’est en puisant dans votre déontologie et votre expérience politique que vous pourrez répondre. Ce type de résolution risque de se multiplier.

Si le Gouvernement avait le droit de suspendre le vote de telle ou telle résolution, on serait ramené au cas précédent. Une résolution autorisée par le Gouvernement aurait le même effet jurisprudentiel qu’une loi déclarative. On tourne en rond.

Il faudrait plutôt élargir la réflexion sur un point important, abordé par la loi « Taubira » : les programmes scolaires. Là-dessus, les politiques ont un rôle à jouer. Les programmes scolaires ne sont pas uniquement affaire de spécialistes. Ils répondent à une nécessité qu’Hannah Arendt a très bien exprimée dans son célèbre texte sur l’éducation : « prendre la responsabilité du monde devant les générations qui viennent ». Il faut leur donner les clefs de l’univers dans lequel nous les mettons. C’est notre devoir le plus strict.

Quels sont les éléments essentiels d’intelligibilité du monde à notre époque ? À mon avis, c’est aux politiques de les désigner. À eux ensuite de passer la main aux historiens. Dans cette perspective, quels doivent être les programmes scolaires ? Il faut surtout les élargir. Avec la mondialisation, on ne peut pas enseigner l’histoire de France comme on l’enseignait du temps où la France était une île ! Nous avons désormais besoin de connaître le point de vue des peuples étrangers sur tel ou tel événement. Quand j’étais élève, on m’expliquait que l’alliance de revers entre François Ier et le Grand Turc, contre Charles Quint, était du vrai travail ! Ensuite, j’ai rencontré des Hongrois qui pensaient différemment parce qu’ils en avaient vu les conséquences. Je ne dis pas que François Ier avait tort et les Hongrois raison. Mais l’histoire est ainsi faite. À un moment donné, François Ier a jugé qu’il était plus important de combattre l’empire de Charles Quint que d’avoir une politique de chrétienté. Il faut permettre d’accéder à une intelligibilité du monde qui comporte plusieurs facettes. Si l’on veut comprendre l’Europe de l’Est, il faut savoir que, sur la question du Grand Turc, nous sommes profondément divisés. Les mémoires sectorielles vont à l’opposé de cet élargissement indispensable de notre horizon. Il faut élargir notre mémoire, et non la rétrécir. Céder à des lobbies mémoriaux serait catastrophique.

En ce qui concerne la colonisation, puisque c’est de cela qu’il s’agit, Pierre Vidal-Naquet, connu pour son anticolonialisme, a écrit dans le Monde que la colonisation n’était pas sans qualités – je pourrai vous donner les références précises – en tant qu’étape de l’unification du monde. Cela ne signifie pas qu’elle s’est déroulée dans la courtoisie et la bonté. Mais comprendre la colonisation, c’est comprendre le jeu des forces et des civilisations qui est, après le reflux de la décolonisation, à l’origine de la mondialisation. Il est très important d’avoir une vision de la colonisation à cause de la mondialisation, qui en est en quelque sorte la suite. Il faut s’ouvrir l’esprit non seulement dans l’espace, mais aussi dans le temps.

Autre question, non moins importante, celle du christianisme. Si le christianisme est en crise, il faut évidemment s’interroger sur ses origines, pour comprendre sa fin éventuelle en Europe, aussi mécréant soit-on. On est obligé, devant cet événement considérable qu’est la crise présente du christianisme, de s’interroger. Les bons et braves laïcs qui veulent l’ignorer font comme si le christianisme était tout-puissant et les assiégeait. Or ce n’est pas vrai. Il faut s’élargir l’esprit et répondre aux demandes particulières par une proposition plus générale.

Dernier point que je voudrais aborder : la Shoah. En réalité, derrière la loi « Gayssot », qui a tout déclenché, se profile la reconnaissance tardive de la Shoah. Là aussi, il faut se demander pourquoi. Les guerres anti-hitlériennes, ont été, en gros, des guerres patriotiques. Les opposants à Hitler en Europe s’appelaient Churchill, de Gaulle, Sikorski. Autant de leaders nationaux. Ce sont les nations européennes qui ont combattu le nazisme. Ce fait a masqué le caractère proprement antisémite de ce régime. C’est un problème considérable. Que la mémoire de la Shoah soit remontée, c’est une chose dont il n’y a pas à s’étonner, encore moins à s’indigner, mais elle s’est manifestée en disant qu’il n’y avait pas eu de pire souffrance. Je pense que c’est tout à fait contestable. Les Ukrainiens morts de faim, les Arméniens poussés en troupeaux dans le désert pour y mourir, c’est l’équivalent des Juifs de Transylvanie débarqués à Auschwitz pour aller directement à la chambre à gaz. Qui d’entre nous aurait le courage de dire qu’une situation est pire qu’une autre ? Le classement des victimes est un exercice obscène. La Shoah n’a pas été seulement une horreur, elle a été perpétrée par un régime qui entendait nier, et même détruire, le code moral essentiel de l’humanité. Le racisme, l’éloge de la force – les forts qui ont tous les droits sur les faibles –, c’est toute cette antimorale nazie qui a été emblématisée par la Shoah. Il faudrait maintenant comprendre que, depuis 1945, toute notre histoire – la Déclaration universelle des droits de l’homme, la prépondérance du droit, probablement excessive, sur la politique – est une réaction de toute l’humanité « civilisée », comme on dit, contre la Shoah.

Il faudrait, en ce qui nous concerne, nous Français, abolir la loi « Gayssot », mais pour la remplacer par quelque chose, par exemple une déclaration des présidents de groupes de l’Assemblée nationale et du Sénat reconnaissant que la mémoire de la Shoah est l’événement sur lequel repose le socle moral de la politique de l’humanité que nous voulons mener : la paix perpétuelle en Europe, la lutte contre les excès de tout genre, la limitation du politique. Il faudrait le dire une bonne fois pour toutes, parce que c’est vrai.

Que faire avec la mémoire ? Se constituer un corpus commun de valeurs, pour continuer à avancer. Les lois mémorielles sont inutiles mais une réflexion sur ce que l’on doit enseigner aux nouveaux arrivants est nécessaire.

M. Guy Geoffroy, vice-président : Vous avez distingué la loi « Gayssot », porteuse de sanctions pénales, des autres lois déclaratives qui ne seraient pas constitutionnelles. Des réformes sont en cours, dont l’une permettrait à chaque citoyen de soulever devant le juge l’exception d’inconstitutionnalité. Quelles seraient les conséquences si elle était utilisée contre des lois mémorielles non pénales que personne n’aurait eu l’idée de déférer devant le Conseil constitutionnel ?

M. Paul Thibaud : Si l’article 34 de la Constitution n’est pas modifié, les lois mémorielles ne font pas partie du domaine de la loi. Quant aux conséquences à en tirer, c’est l’affaire des tribunaux et du Conseil constitutionnel.

Mme Marie-Louise Fort : Je vous remercie de la passion que vous mettez dans vos propos.

Je fais partie d’une génération de politiques qui n’ont pas vécu la dernière guerre mondiale, mais dont la vie a été marquée par les témoignages de leurs parents et grands-parents. On a peut-être un peu oublié au fil des années, mais nous avons lu Le Journal d’Anne Franck, et d’autres ouvrages. Et nous avons abordé notre vie d’adulte avec une certaine conscience, dont nous avons tiré profit pour œuvrer en politique.

Ce qui me gêne dans les lois mémorielles, c’est qu’elles donnent l’impression que les politiques seraient habités de certitudes et qu’ils auraient le pouvoir d’arrêter le temps. Vous, historiens et philosophes, êtes en questionnement perpétuel, vous nous l’avez expliqué. La lecture de votre pétition « La liberté de penser » donne le sentiment que l’émergence d’un politiquement correct, qui s’affirme de plus en plus, réduit notre champ de liberté, surtout d’expression. C’est vraiment ce que je voudrais mettre en avant au sein de ce groupe de travail. Qu’en pensez-vous ?

M. Paul Thibaud : La liberté de débattre est absolument essentielle et je ne crois pas du tout à la distinction entre la recherche scientifique et la diffusion dans les médias. Cette distinction n’est pas tenable.

Cela dit, je répète qu’il ne faut pas s’en tenir à des positions négatives. Il faut progresser dans l’intelligence du monde dans lequel nous vivons, élargir notre vision du monde.

Pour cela, il faut écouter certaines demandes qui montent autour de nous, et qui sont irrépressibles. Le traitement de la colonisation et de la décolonisation est un problème. La pensée n’a pas suffisamment avancé sur ce sujet. Les rapports avec l’Algérie sont très malsains. Une commission d’historiens, mixte, devrait déblayer le terrain. D’abord celui des faits : combien de morts ? Qui les a tués ? Quels sont les mécanismes qui ont conduit à la bataille d’Alger ? Les accords d’Évian qui ont été signés n’ont pas été respectés. Ils comportaient en effet l’amnistie des deux côtés, en Algérie comme en France, pour tous les événements de guerre. Il y a là toute une source de conflit. D’un certain côté, ces accords avaient un côté idéaliste. Ils avaient été imaginés par un certain nombre d’officiers, en général gaullistes de gauche – Vincent Monteil, le général Buis,…qui croyaient à la réconciliation entre Algériens à la fin de la guerre. Ils se sont trompés et les harkis ont vu de quoi il retournait. À l’erreur s’est ajoutée aussi la fourberie de certains.

Il faut comprendre. Je suis contre les mémoires partielles parce qu’elles ne permettent pas de comprendre. Comprendre, c’est ce qui nous libère. L’accusation nous rive au mal que nous dénonçons, tel un φαρμακον262. Il faut aller vers la compréhension de soi, et des autres. Il faudrait une commission de « compréhension » franco-algérienne, et non pas de « justice et paix », parce que, pour juger, il faut comprendre. Il faudrait des stratégies d’élargissement et d’enrichissement de la mémoire. On n’a pas le droit d’ignorer. On peut ignorer beaucoup de choses, mais ce n’est pas un droit. C’est toujours un défaut. Il faut lutter contre l’ignorance : limiter la connaissance à certains objets – par exemple, réduire la guerre d’Algérie à la bataille d’Alger et aux tortures du général Massu et du général Aussaresses – est une forme d’ignorantisme. Il y a eu des horreurs, et des choses moins horribles.

M. Christian Vanneste : J’ai vraiment bu du petit-lait en vous écoutant.

Mme George Pau-Langevin : On s’en doute !

M. Christian Vanneste : Pour la première fois, on a vraiment entendu parler de la nécessité absolue de la liberté d’expression. Voilà ! Nous sommes aujourd’hui à la merci d’un trio infernal – le politiquement correct, la pensée unique et le terrorisme intellectuel – qui nous empêche de parler et de mettre face à face des idées différentes. M. Thibaud a le mérite de dire que la vérité ne peut être démontrée que si elle est falsifiable. Si on commence à la protéger par des lois, alors la vérité ne sera plus une vérité. Je partage complètement son point de vue.

En le lisant, j’avais remarqué qu’il avait été l’un des seuls à voir que l’amendement que j’avais déposé à l’article 4 de la loi du 23 février 2005 était beaucoup plus modéré, plus équilibré que la loi « Taubira », parce qu’il laissait la place à d’autres points de vue. Je regrette d’avoir opté pour « en particulier » au lieu de « aussi », qui aurait été beaucoup plus clair.

En tout cas, une de vos expressions m’a frappé, qui vous est commune avec Alain Finkielkraut, c’est la haine de soi. Pourriez-vous développer ? Quel est le rapport entre l’enseignement de l’histoire, ou un certain enseignement de l’histoire et la haine de soi ?

M. Paul Thibaud : La haine de soi française est évidente pour moi. À quoi la renvoyer ? Comment l’expliquer ? Je crois qu’elle remonte très loin dans l’histoire de France. On ne peut pas comprendre 1789 sans une certaine haine de soi. D’ailleurs, un auteur comme Burke l’a très bien compris. Il s’est demandé pourquoi les révolutionnaires voulaient tout recommencer à zéro. N’avaient-ils donc pas d’estime de leur pays ? Ils n’ont pas de constitution, disait-il. Pourquoi y a-t-il un côté antifrançais dans les Lumières françaises ? Pourquoi Voltaire se réjouissait-il de la défaite des armées françaises à Rossbach et de la perte des « arpents de neige » du Canada ? La France est atteinte d’un syndrome qui a fait sa faiblesse et sa grandeur. Elle veut recommencer à zéro ; d’où l’éclat de 1789 en Europe. Les révolutionnaires se sont détachés de la France pour parler à l’ensemble de l’humanité. Nous sommes toujours aux prises avec la même difficulté. Tantôt les Français se surestiment parce qu’ils se confondent avec l’humanité, tantôt ils se sous-estiment parce qu’ils ne sont pas à la hauteur de leurs prétentions. Encore une fois, il faut essayer de comprendre pourquoi. « Ni rire, ni pleurer, comprendre » disait Spinoza. C’est toujours ce qu’il faut essayer de faire.

Quant à votre amendement, il avait le tort de ressembler beaucoup trop à ce à quoi il répondait. Au moins aviez-vous le mérite de ne pas indiquer aux chercheurs de travailler dans telle ou telle direction, et de telle ou telle manière.

Mme Catherine Coutelle : Pour la recherche soit, mais pas pour l’enseignement !

Mme George Pau-Langevin : Je ne suis pas totalement d’accord avec certaines choses que vous avez dites.

Je conviens avec vous que le Parlement n’a pas pour tâche de parler de tout sujet historique. Mais il lui incombe de fixer des règles de vivre-ensemble. Il faut donc constituer un consensus commun pour avancer. Quand on décide de célébrer des dates symboliques, marques de notre histoire commune, c’est précisément pour définir dans quel sens on va construire la nation. Il me semble un peu dangereux de se passer de la connaissance d’un certain passé, ne serait-ce que pour éviter de recommencer certaines erreurs. C’est la raison pour laquelle on célèbre la guerre de 1914 ou la victoire de 1945. La loi « Gayssot » a été votée parce qu’on s’est rendu compte que, le temps passant, les témoins disparaissant, certains préjugés risquaient de ressurgir, ceux-là même qui avaient conduit à des catastrophes historiques, comme la Shoah.

Je rappelle que nous ne sommes pas dans un pays de liberté d’expression, de pensée ou de recherche absolue. Nous avons – malheureusement, diront certains – une loi sur la presse qui interdit d’injurier ou de diffamer. Je ne comprends pas pourquoi on réclamerait la liberté absolue pour certains de dire tout, alors que, pour vivre ensemble et pour se respecter les uns les autres, nous avons posé des règles interdisant de parler de la vie privée, de l’orientation sexuelle, d’injurier quelqu’un en se fondant sur l’apparence ou la couleur de peau. Pourquoi la recherche historique s’abstrairait-elle de règles qui sont valables pour toute forme de publication, quelle qu’elle soit ?

Par ailleurs, l’histoire a souvent été écrite par les vainqueurs. Vous refusez les mémoires sectorielles. Mais vous faites un contresens sur la signification de ces lois. La mémoire de l’esclavage était restée dans des cercles limités. Aux Antilles, on n’avait pas besoin d’expliquer ce qu’était l’esclavage ; la colonisation non plus. La tentative qui a été faite – peut-être s’agit-il d’une erreur – par la loi Mauroy en 1983, puis par la loi « Taubira », visait à faire partager ces histoires sectorielles, pour les faire entrer dans le récit national. Si, aujourd'hui, on vient nous dire que ce n’est pas souhaitable, c’est que, d’une certaine façon, on ne souhaite pas que le récit national intègre cette mémoire, qui n’est pas celle d’une communauté particulière. Elle concerne la nation tout entière puisque c’est bien la République, et non tel ou tel Antillais dans son coin, qui a décidé d’abolir l’esclavage. Je ne comprends pas que la République soit compétente pour abolir l’esclavage, compétente pour décider de telle ou telle commémoration, pour rendre certains faits constitutifs de crimes contre l’humanité, mais qu’elle ne le soit pas pour faire le rapprochement entre l’abolition de l’esclavage, et le fait de considérer que l’esclavage est un crime contre l’humanité. Je persiste à penser que faire de l’esclavage un crime contre l’humanité, loin d’être la manifestation d’une mémoire sectorielle, réaffirme les valeurs fondamentales de notre République. Si, aujourd'hui, on n’est pas d’accord sur ce point, c’est un accroc à notre pacte républicain.

Pour en revenir à M. Pétré-Grenouilleau, une fois de plus, ce n’est pas une bagarre entre descendants d’esclaves. La personne la plus active dans cette affaire a d’ailleurs des ascendants libanais. De surcroît, il a été désigné comme délégué interministériel par le Gouvernement. Il est étrange de sortir systématiquement cette affaire qui est un épiphénomène, une sorte de dérapage. Si toutes les lois mémorielles devaient être condamnées, ou critiquées, au motif qu’un individu a fait une erreur, il n’en resterait pas beaucoup…

Il y a une contradiction entre la nécessité que vous soulignez de créer un consensus constitutif de la nation et la volonté de se priver des moyens de rappeler les valeurs de notre vivre-ensemble, et celles qui en sont bannies. Il ne peut pas y avoir équivalence entre les gens qui admettent la Shoah, et ceux qui proclament comme Faurisson que c’est une invention des Juifs pour faire parler d’eux.

M. Paul Thibaud : Là-dessus, nous serons facilement d’accord. Mais faut-il légiférer pour autant ? Sur certains personnages aussi connus que Shakespeare, Jeanne d’Arc ou Jésus de Nazareth, il arrive de temps en temps que certains soutiennent des thèses invraisemblables. On les laisse parler, on leur répond quelquefois…

Mme George Pau-Langevin : Mais quand la thèse aberrante aboutit à faire six millions de victimes, cela pose tout de même un problème !

M. Paul Thibaud : Il ne se passe rien de plus. La Shoah étant ce qu’elle est, il est normal qu’un certain nombre de dingues viennent nous dire qu’elle a été inventée.

Vous estimez que la commémoration permet de désigner des écueils sur lesquels il ne faudrait pas s’échouer à nouveau, tels l’esclavage ou le massacre des Juifs. Je ne suis pas sûr que notre rapport à l’histoire fonctionne de cette manière. Ou, alors, c’est présupposer que l’on ne garde de l’histoire que ce qui est mauvais et, a contrario, que le bon, c’est nous. Dans la tête de ceux qui raisonnent de la sorte, il y a l’idée que nous allons inaugurer le règne de la bonté sur Terre, et que, avant, régnaient les ténèbres extérieures et que les autres agissaient mal. Notre rapport au passé ne doit pas être un rapport de dénonciation. Non, on ne commémore pas 1914 pour dire que ce fut un horrible massacre ! On le commémore pour se poser des questions. Comme je vous l’ai indiqué, les discours du 11-novembre ont considérablement changé. Je suis pour continuer à commémorer, quitte à changer à nouveau de discours. C’est un môle, ce sont des événements auxquels il faut toujours revenir pour comprendre notre histoire.

Prenez le 14-Juillet, par exemple. Que commémore-t-on ? Personne ne sait exactement ! 1789 ou 1790 ? Le coup de main sur la prison de la Bastille – qui n’a pas que des aspects glorieux – pour libérer quatre types plus ou moins douteux en massacrant les Suisses et le gouverneur, ou bien la grande fraternisation du Champ de Mars avec l’évêque d’Autun célébrant la messe devant les foules venues de toutes les provinces pour fêter l’union de la nation française ? Cette ambivalence nous force à réfléchir à la Révolution française, à son commencement et à son destin. Il y a matière à réfléchir. Désigner uniquement les événements à ne pas reproduire fausse le rapport avec le passé.

En ce qui concerne la loi sur la presse, elle interdit des actes, et non des opinions. On considère une injure comme un acte. Si je vous injurie, c’est comme si je vous donnais un coup.

Mme George Pau-Langevin : Pas du tout !

M. Paul Thibaud : C’est l’interdiction de nuire qui est la base de toutes les régulations de la presse. Ce ne sont pas les opinions qui sont condamnées, c’est une certaine action contre son prochain. De même, le viol de la privauté est sanctionné en tant qu’acte d’agression. Je pense que votre objection ne vaut pas.

Je suis plus sensible à votre argument selon lequel, l’histoire étant écrite par les vainqueurs, elle oublie les vaincus. C’est vrai. Mais faut-il pour autant faire de la défaite un droit éternel sur le reste de l’humanité ? Les vaincus doivent être intégrés peu à peu dans le récit. Et commençons par le commencement, c'est-à-dire par nos malheureux ancêtres les Gaulois qui ont passablement trinqué. J’ai appris le latin en traduisant les massacres de Jules César, qui avait la main lourde. Quand une cité lui résistait, ses habitants étaient passés au fil de l’épée. C’est ainsi que cela se passait à l’époque. Cesser de faire passer les Gaulois pour de parfaits sauvages, déclarer qu’il y avait au mont Beuvray une grande agglomération, n’est pas la même chose que de commémorer les souffrances des Gaulois. Pourtant, ils ont incontestablement souffert.

Autre événement beaucoup plus proche. Dans mon pays, les « colonnes infernales » sont passées. C’était sous la République, et elle a massacré mes ancêtres. C’est comme ça. Cela fait partie du travail de réflexion sur la Révolution française. Il n’y a pas à isoler tel ou tel événement. Vous aurez compris que je suis Nantais. Or Nantes évoque quelque chose d’autre. Dans mon enfance, quand j’allais au musée d’histoire locale, au château de Nantes, il y avait des choses sur la traite. Il y en a un peu plus maintenant, mais ce n’est pas une nouveauté. La traite, nous l’avons apprise à l’école, et en nous promenant le dimanche. On n’en a peut-être pas assez parlé, mais il n’y a pas eu dissimulation. Encore une fois, c’est isoler tel ou tel aspect qui me gêne. C’est pourquoi nos représentants devraient essayer d’élargir la question.

Mme George Pau-Langevin : L’histoire n’est pas monolithique. Il y a toujours eu dans la société française des gens qui se sont battus. S’agissant de l’esclavage, certains philosophes se sont levés pour expliquer qu’il était contraire aux principes de la République.

M. Paul Thibaud : On m’a fait lire Montesquieu quand j’étais au collège, notamment le célèbre passage que vous connaissez.

Mme Catherine Coutelle : Chacun a apprécié des choses différentes dans vos propos. C’est tout leur intérêt. Pour ma part, j’ai apprécié votre suggestion d’une politique de mémoire. Je ne suis pas loin de partager votre critique des lois mémorielles.

La politique mémorielle passe, selon vous, par un élargissement de la mémoire. Je trouve cette approche très intéressante et on s’efforce de la respecter, y compris dans l’enseignement, en ne montrant pas les Croisades du seul côté des Croisés, venus d’Occident. Nous avons tous appris la conquête de l’Amérique en 1492. Quand, en 1992, on a organisé des séminaires sur la conquête de l’Amérique, nous avons entendu des Indiens d’Amérique du Nord nous expliquer qu’il ne s’agissait pas d’une découverte puisque eux étaient déjà là. C’est nous qui les avons découverts ! Je me souviens de Grand Louis qui nous a fait changer de point de vue. C’était passionnant. Pour avoir été en Hongrie, je comprends très bien ce à quoi vous avez fait allusion. Les Hongrois n’ont pas la même vision que nous de François Ier, et ils nous en veulent aussi pour la perte d’une partie de leur territoire.

Je partage moins votre point de vue sur le rôle du Parlement, qui est tout de même l’objet de notre réflexion. Je ne suis pas sûre que ce soit aux politiques de faire les programmes d’histoire, je suis même sûre du contraire. La preuve en est que je nous mets au défi, tous les 577, de nous mettre d’accord sur des programmes d’histoire. Les nuits promettraient d’être longues ! En plus, ce n’est pas notre rôle. Si les programmes sortent du Parlement, ce sera une histoire officielle. À nouveau, on la suspecterait, même si nous parvenions à un consensus. Il faut distinguer la politique de mémoire de l’enseignement de l’histoire, qui devrait être le plus large possible et donner simplement des dates – et non les dates – de référence, car les dates ne sont pas les mêmes selon le point de vue que l’on adopte. L’histoire de la Révolution n’obéit pas aux mêmes césures selon qu’il s’agit d’histoire politique ou économique. La guerre aussi a changé le cours de la Révolution. Laissons un peu d’autonomie à ceux qui enseignent, faisons confiance à leur intelligence, laissons-les aussi s’adapter à leur public, qui va de l’école primaire à l’université.

Oui à la politique de mémoire, non à l’histoire que nous écririons !

Quant au rôle de l’histoire, je pense très sincèrement qu’elle ne donne pas de leçons. L’histoire est faite pour comprendre le passé, et partant le présent, mais elle ne donne pas de leçon pour l’avenir. Sinon, cela se saurait : ni les massacres, ni les guerres ne recommenceraient…L’histoire a un autre rôle.

M. Paul Thibaud : Vous dites que ce n’est pas aux politiques d’écrire l’histoire. Nous sommes d’accord. Mais c’est aux hommes politiques de poser des questions aux historiens. Il faudrait définir les rôles et distinguer celui qui interroge de celui qui répond. Qu’avons-nous besoin, nous et nos enfants, de comprendre ? C’est à cette question qu’il vous appartient de répondre. Mais ce n’est pas vous qui irez dans le détail.

Mme Catherine Coutelle : Dans certains domaines, la recherche historique française est en retard. D’autres pays travaillent beaucoup plus vite sur des sujets d’actualité, sur leur passé immédiat, à commencer par les États-Unis. Je pense en particulier à la guerre d’Algérie : on a du mal même avec les connaissances factuelles.

M. Paul Thibaud : C’est la haine de soi.

Mme Catherine Coutelle : Sans doute la passion nous conduit-elle à nous étriper à propos d’un passé récent – et lointain. Je pense à la commémoration du baptême de Clovis.

M. Paul Thibaud : En gros, Clovis est une invention de la IIIe République, par opposition à Charlemagne. Clovis était le roi des Francs, donc de France. Il n’a pas essayé d’être empereur. Il aurait pu être tenté, parce que l’Empire d’Orient était en déclin. Il a choisi une autre politique. Il a tout de même eu le mérite de se convertir à la religion de la majorité de ses sujets, au lieu de les convertir à la sienne à coups de sabre... Ce n’est pas si mal. Juridiquement, il a fait un droit unique pour les Francs et les Gallo-Romains. Je crois que Clovis est un grand personnage.

Mme Martine Billard : La mémoire partagée, avez-vous dit, doit être le désenclavement des mémoires particulières. Si revendication mémorielle il y a eu, c’est que l’histoire a très longtemps été écrite par les mêmes personnes, en particulier les hommes. Jusqu’à présent, la place des femmes dans l’histoire est sacrément minimisée. Tant que la recherche en histoire délaisse certaines périodes, certains sujets ou certains points de vue, des groupes de la population peuvent se sentir exclus de l’histoire. Ce ne sont pas forcément des minorités : les femmes sont même majoritaires.

En même temps, je suis contre le fait que le Parlement fixe les programmes d’histoire, a fortiori les programmes de recherche. Sur la décolonisation et la guerre d’Algérie, ce serait dramatique. Le président de l’Assemblée nationale hurlerait contre la durée des débats car on pourrait y passer des années et des années ! Peut-être une commission mixte – en tout cas, pas le Parlement en tant que tel – pourrait veiller à ce que l’ensemble de l’histoire soit étudiée, afin d’éviter que des parties de la population ne se sentent, à juste titre, exclues. Mais ce n’est pas à nous de décider des programmes.

Un dernier point sur la Shoah, et notre rapport au passé. Il y a tout de même une spécificité de la Shoah, et aussi de l’extermination des Tziganes. Pourquoi ? La volonté d’extermination, au nom d’une conception raciale, de ces deux peuples ne se limitait pas à un seul pays. Le pouvoir politique nazi entendait les pourchasser à l’échelle de la planète, c'est-à-dire à une ampleur jamais égalée. Élue de la première circonscription de Paris, j’ai l’occasion, au moment des Journées de la déportation et des cérémonies devant les plaques des écoles, de travailler avec des enfants sur la Shoah et, depuis quelques années, sur l’extermination des Tziganes. Les explications que nous donnons sont destinées non seulement à éclairer le passé, mais à guider l’avenir, contre le racisme. Nous mettons en garde contre le danger de classer les populations par catégorie raciale, qui risque de déboucher sur un désastre. Tel est l’intérêt des commémorations. Qu’il y en ait trop, j’en conviens. Un jour, il faudra s’interroger sur la guerre de 1914. Les célébrations du 11-novembre avaient un sens tant qu’il restait des anciens combattants. Je vais peut-être déclencher un scandale, mais un jour viendra où la Grande Guerre fera partie de l’histoire et ne fera plus l’objet de commémorations. D’ailleurs, il y a cent ans, nos prédécesseurs devaient sans doute célébrer d’autres dates.

M. Paul Thibaud : La génération de mes enfants a été beaucoup plus sensibilisée à la Shoah que la mienne. Pourtant, nous étions contemporains, mais la Shoah était masquée par tout autre chose. Sur les 700 000 Français tués pendant la guerre, 70 000 ou 80 000 étaient juifs. Or ces victimes étaient cachées par les autres, morts dans des bombardements ou autrement. La Shoah a pris une importance tout à fait centrale par la suite. Et on a eu tort de la lire uniquement à travers le prisme de l’horreur. Il est beaucoup plus important d’analyser la suite des événements comme le refus de cette anti-Europe qu’a été le nazisme. C’est un point central de l’évolution des consciences depuis l’après-guerre. Il y aurait d’autre chose à dire que de dénoncer Hitler et les chambres à gaz, et à faire que de transformer Birkenau en must touristique – ce qui est tout de même gênant – : essayer de comprendre comment notre conscience a évolué devant la provocation hitlérienne, sur laquelle il faut d’ailleurs revenir. Dans quelle mesure le nazisme est-il un phénomène allemand ? Européen ? Dans quelle mesure le nazisme est-il lié à l’histoire du christianisme ? Pourquoi cet antichristianisme est-il né en terre de chrétienté ?

La nécessité de comprendre devrait toujours être mise en avant car c’est elle qui nous libère, en définitive. Il importe d’être libéré par la connaissance, et non terrorisé par le pointage des horreurs.

M. Guy Geoffroy, vice-président : Je vous remercie d’avoir illustré votre pétition. Grâce à vous, nous avons eu aujourd'hui la liberté de débattre.

Audition de M. André Kaspi, professeur émérite à l’Université de Paris I, président de la commission sur l’avenir et la modernisation des commémorations publiques

(Extrait du procès-verbal du mardi 10 juin 2008)

Présidence de M. Guy Geoffroy, vice-président

M. Guy Geoffroy, vice-président de la mission d’information : Je suis heureux d’accueillir M. André Kaspi, historien, grand spécialiste des États-Unis. Votre présence parmi nous, monsieur Kaspi, est notamment motivée par le travail que vous menez à la tête de la commission chargée de réfléchir à l’avenir et à la modernisation des commémorations et célébrations publiques. Cette commission, qui a débuté ses travaux il y a six mois, doit rendre ses conclusions à la fin de l’année. Elle est chargée d’établir un bilan des commémorations actuelles et de présenter toute proposition permettant de mieux y associer les citoyens, notamment les jeunes. Il serait évidemment déplacé de vous demander de nous livrer ses conclusions par anticipation ; nous souhaiterions néanmoins être éclairés sur ces aspects, que vous connaissez particulièrement bien. Je vous propose que vous nous livriez votre appréciation générale, puis que nous vous posions quelques questions.

M. André Kaspi : Je vous suis particulièrement reconnaissant de l’accueil que vous me réservez.

La commission de modernisation des commémorations publiques, que le secrétaire d’État chargé des anciens combattants m’a demandé de présider, travaille depuis le mois de décembre 2007 et est sur le point de conclure sa réflexion, même si elle est censée prendre fin en décembre 2008. Elle poursuit trois objectifs.

Premièrement, nous réfléchissons au nombre de commémorations publiques, plus particulièrement de celles relevant du ministère de la défense, à travers le secrétariat d’État aux anciens combattants. Nous ne nous occupons donc ni du 14 juillet ni de la Journée commémorative de l’abolition de l’esclavage mais exclusivement des neuf ou dix commémorations nationales établies par une loi ou un décret. Elles commencent en avril avec la Journée nationale du souvenir de la Déportation et s’achèvent le 5 décembre avec la Journée d’hommage aux morts pour la France pendant la guerre d’Algérie et les combats du Maroc et de la Tunisie. Une dixième commémoration, passée dans l’usage, n’est pas tout à fait fixée : le 17 juin, en l’honneur de Jean Moulin. En ajoutant les deux journées ne relevant pas de notre compétence, cela fait douze, contre cinq ou six jusqu’en 1999 : leur nombre a donc doublé en dix ans. La France est-elle entrée dans une sorte de spirale commémorative ? Que signifie ce phénomène ?

Deuxièmement, nous réfléchissons aux publics auxquels ces journées s’adressent. La réponse est généralement « les jeunes », catégorie assez vague qui va jusque vingt-quatre ou vingt-cinq ans. À l’autre bout de l’échelle, les associations d’anciens combattants – que j’ai reçues l’une après l’autre, car il est très difficile de les faire se rencontrer – sont présentes aux cérémonies mais de moins en moins, par lassitude ou par incapacité physique. Entre les deux, la grande majorité de la population n’assiste plus guère aux cérémonies, surtout si elles sont nombreuses. Autrement dit, trop de commémoration tue la commémoration.

Troisièmement, nous réfléchissons au contenu des journées commémoratives, afin de rendre plus vivant ce rituel un peu pesant, fait de minutes de silences et d’interminables dépôts de gerbes. L’enjeu consiste à donner à ces événements la signification qu’ils méritent afin que les citoyens se les approprient.

Notre méthode de travail a été classique : nous avons auditionné des personnalités venues d’horizons divers, des administrateurs, préfets et sous-préfets, des enseignants, des journalistes, des élus, etc.

Vous souhaitez, monsieur le président, que je vous communique les conclusions de la commission… Je m’en garderai bien ! Non pas qu’elles soient secrètes, mais le consensus ou du moins l’accord très majoritaire est requis. Je peux en revanche vous en présenter les grandes lignes.

Il est impossible d’engager une révolution brutale car elle susciterait immédiatement une levée de boucliers, en particulier de la part des associations d’anciens combattants, mais il convient peut-être de privilégier certaines dates par rapport à d’autres. Outre le 14 juillet, nous avons pensé que deux dates, le 11 novembre et le 8 mai, méritent d’être mises en avant, l’une et l’autre faisant l’objet d’un large consensus dans l’opinion publique. Les autres commémorations perdureraient mais ne prendraient plus la même ampleur.

Par ailleurs, il nous semble que, pour telle ou telle commémoration, les lieux de mémoire devraient être précisés. Ainsi, au lieu de commémorer la guerre d’Indochine sur l’ensemble du territoire national, une ville pourrait être retenue, par exemple Fréjus.

Nous voudrions aussi que certaines commémorations n’aient pas lieu tous les ans mais tous les cinq ou dix ans. Le 6 juin n’est pas une commémoration nationale en France, ni même en Grande-Bretagne, mais le Débarquement revêt une importance régionale très marquée en Normandie, y compris pour le tourisme de mémoire ; sur le plan national, cette date pourrait être commémorée tous les cinq ou dix ans.

Nous devons procéder avec tact et non prendre des décisions immédiates, brutales. Lorsque nous interrogeons les associations d’anciens combattants, nous obtenons toujours la même réponse : « Vous pouvez changer quelque chose mais ne touchez pas à la date qui nous concerne et surtout attendez que nous ayons disparu ! » Ce raisonnement reporte bien loin les changements que nous pourrions imaginer, d’autant que certaines associations font adhérer les conjoints d’anciens combattants, voire leurs descendants. Quoi qu’il en soit, le système doit être modifié.

En ce qui concerne le déroulement des cérémonies, il faut distinguer la communion – c’est-à-dire la réunion des anciens combattants, qui savent de quoi il est question – et la transmission. Beaucoup de nos jeunes, contraints d’assister aux cérémonies, ignorent à quoi elles font allusion. Si la communion doit évidemment continuer à rassembler dans un rituel des personnes faisant partie intégrante de la mémoire, la transmission doit utiliser d’autres canaux : le cinéma, le théâtre, la chanson, le ravivage de la flamme de l’Arc de triomphe…

L’État joue un rôle important mais, au fond, les initiatives locales sont certainement plus importantes encore. Chaque commune est dépositaire d’une histoire, chaque région est pourvue de lieux de mémoire ; toutes doivent être animées par la volonté de développer le sentiment identitaire. C’est à partir de cette réalité parlante et émouvante, témoignage de l’existence d’une mémoire locale et régionale inscrite dans la mémoire nationale, que les esprits des jeunes pourront être formés. Surtout, il importe de ne pas imposer d’en haut des formules qui ne s’appliqueront pas nécessairement à toutes les communes de France et à tous les milieux de la population française, d’autant que celle-ci est en transformation profonde. L’intégration des populations arrivées depuis peu doit précisément se faire par la transmission.

M. Guy Geoffroy, vice-président : Je reprends au vol une de vos formules, potentiellement lourde de conséquences : le « tourisme de mémoire ». Au-delà de quelles limites le développement de ce tourisme particulier est-il susceptible de dévoyer le travail de mémoire ?

M. André Kaspi : Peut-être avez-vous auditionné l’amiral Brac de la Perrière, président d’une association normande spécialisée dans la promotion du tourisme de mémoire, expression qui n’a rien de péjoratif. Des anciens combattants, des familles d’anciens combattants et même des citoyens n’ayant rien à voir avec le monde combattant viennent sur les lieux de mémoire pour les visiter. Les plages du Débarquement, par exemple, sont énormément fréquentées par des Français mais surtout par des étrangers, Anglais, Américains, Canadiens, Polonais ou Hollandais désireux de découvrir les champs de bataille de 1944. Cette forme de tourisme ne me semble nullement contradictoire avec le devoir de mémoire mais procède de l’envie de voir les lieux où l’histoire s’est déroulée.

Lorsque je parcours le boulevard Saint-Michel, au croisement avec la rue Racine, je ne puis m’empêcher de penser que Simon Petlioura fut assassiné ici même en 1926. En se promenant dans Paris et en lisant les plaques commémoratives, on apprend beaucoup sur la présence des étrangers, les combats livrés dans la ville, les personnalités ayant résidé dans tel ou tel immeuble. Chaque lieu, surtout en France, conserve une valeur de témoignage mise en valeur et alimentée par le tourisme de mémoire.

M. Christian Vanneste : Même si les associations se rendent bien compte que la multiplication des cérémonies nuit à l’affluence des participants, chacune d’entre elles veut avoir sa propre journée du souvenir. Qu’en pensez-vous ?

Tout à l’heure, une de nos collègues a estimé que les commémorations servent à éviter de reproduire les erreurs du passé. Il me semble plutôt que commémorer consiste à magnifier le sacrifice, l’héroïsme ou d’autres valeurs positives. Votre commission a-t-elle réfléchi au contenu qu’il convient de communiquer à travers les commémorations ?

Durant les cérémonies, un texte du ministre est généralement lu par un élu ou un enfant, et ce dernier n’y comprend manifestement rien. Faut-il maintenir ce genre de cérémonial complètement dénué de sens ?

M. André Kaspi : La présence des enfants à ces communions repose sur la contrainte. Ils sont incités à participer soit par leurs enseignants, eux-mêmes poussés par la municipalité, soit par leurs parents ou plutôt leurs grands-parents. En règle générale, ils ne comprennent ni le texte du ministre ni même le sens de la cérémonie. Il serait cependant extrêmement difficile de changer quoi que ce soit car les anciens combattants présents ne cherchent pas à transmettre mais à se rencontrer. Les seuls souhaits qu’ils expriment, c’est que les médias s’intéressent à eux et que l’école s’investisse davantage. Le directeur général de l’enseignement scolaire, que nous avons auditionné, nous a indiqué que toutes les journées thématiques signalées aux enseignants pourraient faire l’objet d’un manuel volumineux. Peut-être, au fond, ne faut-il rien changer aux cérémonies, si ce n’est réduire la présence des enfants ou modifier leur rôle, pour en finir avec ces rituels désuets.

Les valeurs à inclure dans ces commémorations doivent reposer sur trois piliers. Les valeurs républicaines : liberté, égalité, fraternité, démocratie ; les valeurs patriotiques : héroïsme, sacrifice, indépendance nationale, paix, engagement ; les valeurs sociales : adhésion à la nation, réhabilitation des victimes, respect, citoyenneté. Il est capital de savoir pourquoi l’on commémore.

Les États-Unis possèdent un Memorial Day, le dernier jeudi de mai. Ce système ne me paraît toutefois pas adaptable à la France car il ne correspond pas à notre mentalité et la date choisie provoquerait un sursaut d’indignation auquel les politiques ne résisteraient pas. Il vaut donc mieux ne pas le proposer.

M. Guy Geoffroy, vice-président : D’après vous, comment la dimension européenne peut-elle être incluse dans cet ensemble de valeurs ?

M. André Kaspi : Cette question est très importante car toutes les commémorations prévues par la loi sont nationales. Par ailleurs, à l’exception du 14 juillet, elles se réfèrent au XXe siècle – la guerre de 1870-71 n’est plus commémorée, hormis dans certaines localités, pas plus qu’Austerlitz, Bouvines ou Poitiers. Nous devons donc réfléchir à l’une des caractéristiques de la deuxième moitié du XXe siècle : la construction européenne. Mme Simone Veil nous a proposé de fixer cette commémoration au 9 mai, jour où Robert Schuman a lu la déclaration annonçant la création de la Communauté européenne du charbon et de l’acier. Je pense pour ma part que le 8 mai, date anniversaire de la chute du nazisme, pourrait faire l’affaire, même si la Russie, pour des raisons historiques, a retenu le 9 mai. Le 11 novembre prochain prendra certainement une dimension européenne car la France présidera alors l’Union européenne. Une autre date, le 27 janvier, ne fait pas partie de nos commémorations, quoique l’Organisation des Nations unies en ait fait la Journée internationale de la Shoah. La commémoration revêt avant tout une dimension nationale, elle célèbre l’union des citoyens d’une même nation ; or on peut penser que l’Europe n’est pas prête de constituer une seule et même nation.

Mme Marie-Louise Fort : Je trouve que les cérémonies officielles sont largement réservées aux officiels. Pourquoi les écoliers ne sont-ils pas obligés d’y participer, au moins une fois l’an ?

Dans la ville dont j’étais le maire jusqu’en mars dernier, les collégiens lisent les lettres, par exemple celles de jeunes soldats de la guerre de 1914. Ces lectures prennent une dimension de recueillement et d’émotion aujourd’hui absente des monuments aux morts. Les collégiens ont aussi participé à une cérémonie à l’occasion d’un déplacement à Lörrach, ville allemande jumelée avec Sens. Ne conviendrait-il pas d’inciter tous les élus locaux à travailler dans ce sens, en lien avec la communauté éducative ? Cela pourrait déboucher sur une fraternité d’avenir entre les jeunes. Cette piste est peut-être préférable à une nouvelle législation. En matière de mémoire, il faut intéresser les jeunes, ce que ne permettent pas des textes solennels et compliqués à comprendre.

M. André Kaspi : Je retiens trois idées essentielles de votre témoignage. Premièrement, l’initiative est locale, elle émane d’une collectivité territoriale. Deuxièmement, la dimension européenne peut prendre toute sa valeur au travers du comité de jumelage. Troisièmement, la transmission doit aussi être assurée en dehors de la cérémonie. Toutes les initiatives sont possibles : lecture de lettres mais aussi théâtre, musique ou cinéma. Il n’est d’ailleurs pas obligatoire de les faire coïncider avec les journées commémoratives, qui sont toutes fériées.

Mme Marie-Louise Fort : Ces événements sont généralement organisés la veille des journées commémoratives.

M. André Kaspi : Soyez assurée que notre commission sera très sensible à votre proposition.

M. Lionnel Luca : J’ai justement déposé une proposition de loi tendant à instituer le 9 mai comme journée de l’Europe. Cette date me paraît intéressante à condition qu’elle soit l’occasion de célébrer les jumelages à travers toute l’Europe. Depuis 1945, un grand nombre de communes ont noué des partenariats très riches. Cette date serait un moment de fête pour faire vivre les jumelages, développer les échanges sportifs, culturels ou humanitaires et exalter l’Union européenne.

M. André Kaspi : J’adhère pleinement à votre proposition, à condition que vous ne demandiez pas que l’on rende le 9 mai férié…

M. Lionnel Luca : Il n’en est pas question, d’autant que le 8 mai, compte tenu du nombre de victimes de la Seconde Guerre mondiale, revêt une lourde charge émotionnelle.

À une époque, j’ai pu constater combien le monde éducatif et le monde combattant étaient séparés. Puis ils se sont retrouvés, au travers d’intervention d’anciens combattants devant les élèves, de l’organisation du concours national de la Résistance et de la Déportation puis du concours Rhin et Danube. Les anciens combattants étaient naguère considérés comme des va-t-en-guerre plutôt que comme les acteurs d’un drame contre leur gré. Les commémorations aux monuments aux morts étaient interprétées comme des exaltations bellicistes alors que les mouvements d’anciens combattants sont les plus pacifistes qui soient. Dans notre société, subsiste une distorsion de fait entre le lieu où l’histoire s’apprend et le lieu où elle a été vécue. Au-delà des interventions ponctuelles classiques, comme les visites de sites organisées par le Souvenir français, comment enrichir le lien entre monde éducatif et monde combattant ?

M. André Kaspi : Entre les anciens combattants et les enseignants, la coopération se double d’une certaine méfiance réciproque. Les anciens combattants se plaignent souvent des manuels d’histoire. Il faudrait organiser des réunions pour faire comprendre aux anciens combattants les difficultés et les hésitations des enseignants et, inversement, pour que les enseignants saisissent l’utilité d’inviter des anciens combattants dans leurs classes, à condition, évidemment, que le témoignage de ceux-ci soit de bonne qualité. La coopération est indispensable. Avec les médias, c’est pareil : il faut leur présenter des sujets attirants et des dossiers de presse attrayants.

M. Guy Geoffroy, vice-président : Le travail de mémoire ne doit pas se limiter à des célébrations obligées. Lorsque les représentants du monde combattant de ma commune m’ont demandé un local pour y installer un musée, nous avons finalement décidé, sur ma suggestion, de créer une maison du combattant et du citoyen. Outre l’aspect muséographique, ce lieu propose une partie dynamique, résultant d’un travail très approfondi accompli avec les enseignants du lycée, des collèges et des écoles, ainsi que des conférences drainant énormément de monde. La qualité du travail de mémoire dépend de la continuité de l’effort d’immersion dans la société locale. À cet égard, les responsables politiques ont un grand rôle à jouer.

M. André Kaspi : Je partage tout à fait cet avis : la dimension locale tient une place essentielle ; l’incitation ne doit pas venir d’en haut mais naître des initiatives prises par les communes et les autres collectivités territoriales.

Mme Catherine Coutelle : Il faudrait que la journée choisie ne soit pas chômée. En Angleterre, le 11 novembre n’est pas chômé mais presque tout le monde porte un coquelicot à la boutonnière, des manifestations officielles sont organisées localement avec les enfants des écoles et beaucoup d’émissions sont proposées à la télévision. Qu’en pense votre commission ?

M. André Kaspi : En effet, les jours fériés ne sont pas favorables aux commémorations mais à la pêche à la ligne ! En Grande-Bretagne, on vote le jeudi et le taux d’abstention n’y est pas pour autant plus élevé qu’en France. Notre commission a pris en compte la donnée strictement française de jours fériés mais sans pouvoir beaucoup agir sur elle.

Mme Catherine Coutelle : Nous sommes parfois saisis de conflits de commémorations à propos des dates du 5 décembre et du 19 mars. À Poitiers, au terme de longs mois de concertation, un monument départemental unique a été inauguré l’an dernier pour commémorer les conflits d’Indochine, d’Algérie, du Maroc et de Tunisie. Votre commission a-t-elle formulé des conclusions à ce propos ?

M. André Kaspi : Nous pensons qu’il faut favoriser certaines commémorations et oublier progressivement les moins importantes. Le conflit entre anciens combattants d’Afrique du Nord est extrêmement vif : la FNACA, la Fédération nationale des anciens combattants en Algérie, Maroc et Tunisie, ne veut pas entendre parler d’un autre jour que le 19 mars, tandis que la date officielle, le 5 décembre, ne représente rien du point de vue historique.

Mme Catherine Coutelle : Voilà ce qui est gênant. Le 19 mars marque tout de même la fin des hostilités.

M. Christian Vanneste : C’est le jour où 150 000 harkis ont été massacrés !

M. Lionnel Luca : La fin de la guerre a été officiellement établie au 2 juillet.

M. André Kaspi : Peut-être la bonne solution consisterait-elle à trouver une date pour commémorer tous les morts des guerres passées, présentes et malheureusement futures – car n’oublions pas les OPEX – les opérations militaires extérieures.

M. Guy Geoffroy, vice-président : Une telle mesure est probablement prématurée.

M. Lionnel Luca : Il faut aussi penser aux populations qui vivaient là-bas.

Mme Catherine Coutelle : Votre commission a-t-elle formulé des propositions ?

M. André Kaspi : Nous souhaiterions que le 11 novembre soit consacré à tous les morts pour la France. Mais je ne me fais aucune illusion : nous pouvons proposer, c’est même notre but, mais la décision ne nous appartient pas et je ne suis pas certain qu’elle sera prise un jour !

M. Guy Geoffroy, vice-président : Monsieur Kaspi, je vous remercie.

Audition de M. Bronislaw Geremek, historien,
homme politique polonais, député européen

(Extrait du procès-verbal du mardi 24 juin 2008)

Présidence de M. Bernard Accoyer, président-rapporteur

M. Bernard Accoyer, président de l’Assemblée nationale : Mes chers collègues, nous allons aujourd’hui clore la première partie de nos travaux. Nous avons entendu des philosophes, des historiens, des juristes, des essayistes, des journalistes, des militants : Pierre Nora, Jean Favier, Marc Ferro, Beate et Serge Klarsfeld, Denis Tillinac, Gérard Noiriel, François Dosse, Thomas Ferenczi, Jean-Denis Bredin, Paul Thibaud et André Kaspi. Ces auditions ont suscité le plus vif intérêt et ont permis de très riches débats autour des questions mémorielles. Elles préfigurent les décisions, celles du Parlement notamment, que la collectivité nationale devra prendre pour servir le devoir de mémoire. La deuxième partie de nos travaux sera constituée de tables rondes rassemblant de nombreuses personnalités dont certaines invitées à l’initiative des membres de la mission. La première d’entre elles se tiendra le 8 juillet ; d’autres sont prévues les 15 et 22 juillet. Notre mission d’information devrait terminer ses travaux en octobre et rendre ses conclusions vers le milieu du mois de novembre.

Je vous propose maintenant d’écouter Bronislaw Geremek, qui nous fait l’honneur et le plaisir de venir s’exprimer devant nous. Historien et député européen, il fut également ministre des affaires étrangères de Pologne, à une époque déterminante pour son pays. Son parcours et son expérience unique lui permettent, mieux que quiconque, de parler avec pertinence des questions mémorielles. Sa formation universitaire lui permet de prendre du recul et de la hauteur sur les événements qui ont marqué l’histoire des nations, de l’Europe et du monde du XXe siècle. M. Bronislaw Geremek a vécu dans un pays et sous un régime où régnait une histoire officielle. Il n’est pas question pour nous de porter quelque jugement que ce soit, mais de réfléchir aux conséquences d’une telle situation et d’en tirer des leçons pour l’avenir. Notre mission espère ainsi aboutir à des conclusions concrètes et utiles à la collectivité. Nous serons également très intéressés par les questions relatives à la mémoire collective de l’Europe.

Monsieur le ministre, je vous propose de vous exprimer pendant une dizaine de minutes, puis de répondre aux députés de la mission.

M. Bronislaw Geremek : Monsieur le président, je tiens à exprimer ma gratitude pour votre accueil, comme pour votre invitation, qui constitue un privilège. Je suis en effet d’abord un historien, de par ma profession, bien sûr, mais aussi de par ma vie, au cours de laquelle j’ai rencontré la politique.

L’historien que je suis est conscient de ce qu’a dit Marc Bloch : l’histoire est comme un couteau : le couteau sert à couper du pain, mais il sert aussi à tuer. Il est aussi conscient de ce qu’a dit Paul Valéry : l’histoire est le poison le plus nuisible que la chimie de l’intellect humain ait inventé. Mais il y a une autre façon de penser l’histoire qui pourrait être la compréhension, la capacité de réconciliation et la conscience de la nécessité d’exister en diversité.

Monsieur le président, selon Maurice Halbwachs, trois générations peuvent se retrouver dans une mémoire collective. Mais selon moi, nous avons d’abord naturellement une mémoire individuelle, et la mémoire collective est une création. Cette création passe par le travail de l’historien, travail critique par excellence, travail de méfiance à l’égard du document et de l’information. La mémoire collective ne peut pas être imposée. Elle est l’œuvre de l’éducation, de la formation familiale et d’un sentiment d’identité collective.

Je vous dirai quelques mots de l’expérience de mon pays. L’histoire fut, pour le peuple polonais, une façon de compenser la réalité de la vie. Il ne faut pas oublier que la Pologne, une des plus grandes monarchies européennes de l’époque moderne, tomba à la fin du XVIIIe siècle, victime du partage entre la Russie, la Prusse et l’Autriche. Pendant cent vingt-trois ans, alors qu’elle avait perdu son indépendance, l’histoire devint donc un refuge, et le moyen de s’interroger sur les raisons de l’échec de la monarchie polonaise. Si la Pologne avait perdu son indépendance, c’est qu’elle pratiquait le liberum veto, donc l’unanimité comme principe de fonctionnement démocratique. L’échec du référendum irlandais peut à cet égard nous faire réfléchir… Quoi qu’il en soit, cette façon de fonctionner relevait de la responsabilité des Polonais eux-mêmes, ce qui rend une telle interrogation d’autant plus dramatique.

L’expérience du système communiste fait partie de la mémoire de la Pologne. Ce système censurait tout ce qui touchait à la Russie et à l’histoire russe. Le principe de la lutte des classes définissait les discours historiques, et le religieux était passé sous silence. C’est contre ces obligations et interdits qu’est apparu le concept de solidarité, opposé à la toute puissance de la lutte des classes et au morcellement de la société, lequel peut être considéré comme un fait de l’histoire polonaise. Avant même l’apparition du mouvement Solidarnosc, les sociologues considéraient dans les années 80 qu’un seul groupe en Pologne était capable de dépasser ce morcellement et possédait une conscience nationale collective : celui des ouvriers des chantiers navals.

Entre 2005 et 2007, la Pologne a fait l’expérience d’une « politique historique », inspirée par la philosophie soviétique de l’histoire. La thèse de Poklowski, selon lequel l’histoire est la politique appliquée au passé, fut ainsi reprise par un mouvement politique anti-communiste par excellence. Mais elle eut une autre source d’inspiration, Carl Schmitt, le grand juriste nazi, qui présentait la scène publique comme nécessairement conflictuelle : s’il n’y a pas de conflit, et donc d’ennemis, il faut les créer.

L’expérience de la Pologne est intéressante sur plusieurs plans. Elle doit être prise en compte, comme celle des autres nouveaux pays, pour définir la mémoire collective de l’Europe.

La politique des commémorations, c’est l’histoire qui entre dans la vie publique. Elle passe par la création des lieux historiques, par la dénomination des rues, par la construction des monuments. C’est elle qui nourrit le souvenir à tous les niveaux de la vie quotidienne et de la vie sociale et qui assure la place de la mémoire.

On peut remarquer que dans cette politique de commémorations et de mémoire, il y a une dialectique des rapports : l’État représente le changement et la Nation la continuité. L’identité du groupe et la conscience, par un groupe, de son identité passe par cette continuité nationale. Mais national ne veut pas dire nationalisme. Le national réunit, en paraphrasant un peu Ernest Renan, le deuil et les victoires ; or la place du deuil et des victoires est importante.

Doit-on considérer le champ de l’histoire comme soumis à la législation et à la volonté des législateurs ? J’ai passé un quart de siècle dans les assemblées législatives, mais je suis historien et j’éprouve une certaine réticence à imaginer que le législateur puisse intervenir dans le domaine de la recherche de la vérité. En revanche, dans le domaine des valeurs fondamentales, j’estime que le législateur a non seulement le droit, mais encore le devoir de prendre position, par exemple en condamnant la xénophobie et la haine raciale ; la directive européenne contre les racismes et la xénophobie en est un bon exemple.

Après un bon exemple, je vous en citerai un mauvais : il y a deux ans, la Pologne a introduit dans son code pénal un article 132 prévoyant que celui qui accuserait publiquement la Nation polonaise d’avoir participé, organisé ou d’être responsable des crimes commis par les communistes ou les nazis sera puni d’une peine pouvant aller jusqu’à trois ans de prison. Une telle formule est contraire à la liberté de pensée et de recherche, et je souhaiterais qu’elle disparaisse au plus tôt de notre code pénal.

L’éducation historique est une question très importante, qui est liée à la vie publique. On peut la décliner sur trois plans : national, européen et universel.

Au plan national, il convient de présenter la guerre et la paix. Napoléon III disait que l’histoire, c’était la guerre, tandis que Lucien Febvre disait que l’histoire, c’était la paix. Ils avaient tort tous les deux : l’histoire, ce sont les guerres et les paix. Il est important de les présenter les unes et les autres, cela constitue le début de l’éducation historique. Ensuite, il convient de présenter la place de l’individu dans la société et les rapports qu’entretient l’individu avec la société ; les rapports entre le domaine économique et le domaine social. Enfin, il faut présenter l’histoire de la liberté contre toute tentation totalitaire.

Au plan européen, il conviendrait de se pencher sur les grands moments de l’histoire européenne, notamment sur la formation de la chrétienté médiévale, qui fut la première communauté européenne. Voltaire fut le premier à parler d’une Europe chrétienne. Pendant le siècle des Lumières, une réflexion sur la place de l’homme dans le monde, nourrie de la pensée de la Renaissance, rassembla une communauté des élites européennes. Dernier grand moment : l’intégration européenne, c’est-à-dire la rencontre entre le rêve européen et la réalité institutionnelle de l’Europe, au XXe siècle.

Dans le cadre de cette histoire européenne, il faut poser le problème de la réunification des mémoires. Le grand élargissement de 2004-2007 s’est traduit par l’entrée de douze nouveaux pays dans l’Union européenne. La réunification des économies ne se passe pas trop mal ; la réunification des administrations se passe bien ; la réunification des mémoires est autrement difficile.

Prenons l’exemple de la Première guerre mondiale. Verdun, les immenses cimetières : toute la tristesse d’une grande bêtise pour les Anglais, pour les Français, pour les Allemands. Mais pour d’autres, en Yougoslavie, en Tchécoslovaquie, en Pologne, ce fut l’époque de la formation de l’indépendance. Quel écart entre les mémoires !

Prenons l’exemple du mois de septembre 1939 : c’est le début de la Seconde guerre mondiale, l’invasion par les nazis de la France, l’entrée en guerre de l’Angleterre ; mais le 17 septembre, l’Armée rouge entre sur le sol polonais, attaque les républiques baltes qu’elle privera de l’indépendance nationale pendant des dizaines d’années. Et puis il y a Auschwitz, mais aussi les crimes de Katyn.

Il ne s’agit pas de comparer l’importance des événements et l’on ne saurait parler de mauvaise volonté du côté Ouest ou du côté Est. Les problèmes rencontrés, comme j’ai pu m’en apercevoir au Parlement européen, sont d’abord dus à l’ignorance. La réunification des mémoires est une tâche énorme, mais l’Europe n’aura jamais autant besoin d’une mémoire collective. Si elle veut se donner une dimension politique, elle a besoin d’avoir une identité et de savoir répondre aux questions : d’où venons-nous ? Où sommes-nous ? Où allons-nous ?

Le troisième plan de l’éducation de l’histoire renvoie à l’universalité des droits de l’homme. C’était un des messages de la civilisation européenne. Pour autant, ce serait une erreur que de l’approprier à la tradition européenne : c’est une tradition universelle.

Dans ma façon d’approcher ces problèmes, ma vie et mes engagements font que je me soucie de placer le paradigme antitotalitaire au centre de la conscience européenne. Cette phrase d’Orwell est peut-être pessimiste, selon laquelle : « Qui contrôle le passé contrôle l’avenir ; qui contrôle le présent contrôle le passé. » Mais elle met l’accent sur l’énorme importance de l’exploitation de l’histoire. C’est dire l’immensité de la tâche devant laquelle nous nous trouvons. Pour Hannah Arendt, la vérité des faits sert la défense des êtres humains devant la tyrannie, comme la Constitution et la Charte des droits. L’expression de ce paradigme antitotalitaire est justement propre à l’expérience européenne.

M. le Président : Je vous remercie très solennellement pour ces propos extrêmement forts et cette analyse si pertinente. Vous avez vécu l’histoire de cette Europe, qui fut à l’origine de tant de drames planétaires, mais qui, grâce à des hommes comme vous, sut tourner de nouvelles pages. Vous avez raison de dire qu’il faut tirer les leçons du passé avec modestie, sans s’ériger en juges ni en prescripteurs de règles pour l’avenir.

M. Hervé Mariton : Le paradigme antitotalitaire me paraît aujourd’hui fragilisé par le complexe que nous avons en Europe à afficher notre universalisme. Avant la chute du mur de Berlin, l’Europe de l’Ouest affichait pour l’URSS, l’Europe de l’Est et la Chine, une ambition universelle qu’aujourd’hui l’Europe n’ose plus affirmer. Or, malgré leur évolution, la Chine et la Russie continuent à développer des modèles tout aussi spécifiques que dans les précédentes décennies.

Ma présence au sein de cette mission est lacunaire, mais il me semble que nous mettons, à affirmer notre mémoire, beaucoup de relativisme. Or le relativisme est un élément de modestie, mais aussi de fragilité.

Je suis tout aussi inquiet pour la Chine et la Russie que pour nous : l’universalisme est aujourd’hui plus faible que jamais, en tout cas en France. Ce phénomène est-il conjoncturel ? Est-il tactique ? Traduit-il un affaiblissement grave de l’esprit européen ?

M. Lionnel Luca : Monsieur le ministre, permettez-moi de vous saluer et de saluer à travers vous le peuple polonais, ce peuple martyr de l’Europe, qui a subi deux totalitarismes mais dont le peuple et les élites ont su opposer une résistance peu commune. Il est une référence pour bien d’autres nations européennes.

Je pense comme vous que l’ignorance est un des problèmes clé des nouvelles générations, malgré l’abondance de l’information. Comment cela est-il possible, alors que l’on a tous les outils pour accéder à la connaissance ?

L’utilisation de l’histoire en politique est un phénomène classique, quels que soient les régimes, autoritaires ou totalitaires. Mais la tentation n’existe-t-elle pas aussi dans les démocraties libérales ? En effet, certaines lois font qu’on envoie désormais au tribunal de l’histoire, non pas l’homme politique, mais l’historien.

Enfin, que pensez-vous de l’initiative prise au Parlement européen, dont vous êtes membre, visant à faire reconnaître et à condamner les crimes du communisme dans l’Union européenne ?

M. Alain Néri : Vous avez dégagé les grandes lignes d’un sujet passionnant, mais qui ne doit pas devenir passionné. Nous sommes tous à la recherche de la vérité et je suis toujours inquiet lorsque certains essaient de se draper dans des certitudes. Pour moi, seul un doute permanent peut faire avancer la réflexion. Chacun sait que nous vivons et que nous rapportons les événements en fonction de notre personnalité, voire du temps qui passe. Certains n’analysent plus aujourd’hui la situation comme ils l’analysaient au moment de la Libération, j’ai eu l’occasion de m’en rendre compte localement. Pourquoi prendre des positions très tranchées ? La vérité d’aujourd’hui a souvent été contrebalancée par la vérité du lendemain. Il convient donc d’afficher une certaine modestie dans nos analyses, qui doivent permettre de nourrir la réflexion de ceux qui vont nous succéder. Ne tombons pas dans les excès que nous condamnons, en adoptant nous-mêmes des attitudes un peu totalitaires.

Mme Catherine Coutelle : Je vous remercie pour votre propos introductif. Je suis tout à fait d’accord avec vous sur le fait qu’il ne faut pas que le législateur intervienne dans la recherche historique. Aux historiens d’écrire l’histoire.

Vous vous êtes placé de façon intéressante sur le plan de l’éducation historique et vous avez utilisé un terme que l’on n’avait pas encore entendu lors de nos précédentes auditions : la réunification des mémoires, ce qui me semble une très belle entrée dans l’histoire de l’Europe. Je ne sais pas si vous l’avez fait intentionnellement, mais lorsque vous êtes passé de l’éducation historique nationale à l’éducation historique européenne, vous avez utilisé le mode conditionnel. Ce qui signifie bien que celle-ci est encore en construction. Pensez-vous aujourd’hui possible de réunifier les mémoires nationales en en gardant toute la diversité ? Celles-ci sont multiples et peuvent déborder le cadre européen ; je pense notamment aux pays colonisateurs. Comment unifier nos mémoires et garder nos identités ? Comment écrire une histoire européenne ? Jusqu’à présent, nous n’avons pas lieu d’être satisfaits par les essais qui ont été tentés, même si nous disposons d’une histoire franco-allemande. Les livres d’histoire sont encore très fragmentaires et on ne peut pas dire qu’il existe aujourd’hui d’histoire européenne. Qu’en pensez-vous ?

M. le Président : Comme vous pouvez le constater, les questions sont à la hauteur de vos réflexions. À mon tour, je voudrais m’associer aux interrogations de M. Mariton sur ce que le philosophe Jacques Dewitt désigne comme une exception européenne et qui amène à placer systématiquement notre parcours et nos valeurs un peu en retrait. Une telle modestie contribue-t-elle à l’équilibre de cette évaluation mémorielle ?

Je voudrais appeler votre attention sur un problème plus précis et plus pressant qui se manifeste en France et qui résulte, à mon sens, de plusieurs éléments : d’abord un sentiment récurrent de repentance par rapport à notre passé ; ensuite une attitude, hélas très partagée dans de nombreux pays du monde, marquée par l’individualisme et l’immédiateté, et par le refus de prendre le moindre risque pour l’avenir. Un tel comportement justifie que l’on réfléchisse aux leçons de l’histoire.

M. Maxime Gremetz : On lit dans la presse française d’aujourd’hui – pas dans L’Humanité ! – que Walesa, l’ami dont vous étiez le conseiller, n’était qu’un piteux valet au service du parti communiste. Personnellement, je n’en crois pas un mot, mais je constate que l’on peut écrire l’histoire ainsi, uniquement à coup d’affirmations et de déclarations.

Je partage votre façon d’apprécier l’histoire en se plaçant sur les plans national, européen et mondial. On ne peut pas comprendre aujourd’hui la situation d’un pays comme la Pologne en laissant de côté les événements européens et internationaux. Il faut en effet prendre en compte le contexte historique.

Les jeunes ont tendance à ne jamais se replacer dans le contexte historique. Est-ce dû à l’enseignement, ou aux livres d’histoire ? L’éducation de l’histoire est en effet très importante. Celle-ci doit fournir le maximum d’éléments, sans asséner de vérités révélées.

M. Bronislaw Geremek : Je commencerai par répondre à cette dernière question. Lech Walesa n’est pas seulement pour moi un héros, mais il est aussi l’ami des mauvais jours comme des jours les plus exaltants de ma vie. Je ne l’oublierai jamais et je le défendrai toujours.

En tant qu’historien, je me rends compte qu’il s’agit là d’un essai de destruction d’un mythe fondateur, personnifié par un héros ouvrier, un homme profondément religieux, attaché aux traditions familiales. Sans lui, il n’y aurait pas aujourd’hui de Pologne libre, ni d’Allemagne réunie, ni d’Europe en cours de réunification.

Les archives de la police secrète polonaise s’étendent sur 70 kilomètres de rayonnages. Celle-ci, remplie de Bouvard et Pécuchet, produisait des rapports sur tout le monde. Et aujourd’hui, est apparue une nouvelle catégorie d’historiens que l’on pourrait qualifier de « flics de la mémoire ». Ils travaillent dans ces archives, les exploitent et font de la peine à des êtres humains. Ils ont lancé des calomnies contre Lech Walesa, et je crois que ce n’est presque pas la peine que je le défende. Je suis avec lui et je le serai toujours.

M. Maxime Gremetz : Je vous ai dit que je ne croyais pas du tout à ce que l’on pouvait lire dans la presse. Ce n’était pas une provocation à votre égard.

M. Bronislaw Geremek : M. Mariton m’a interrogé sur la faiblesse de notre message universaliste. Lorsque j’étais en Chine, je parlais toujours du Tibet et des droits de l’homme. On me répondait alors très calmement qu’il s’agissait là de « nos » droits de l’homme et que la Chine s’appuyait sur d’autres droits de l’homme, inspirés de Confucius : l’homme doit d’abord être habillé, manger à sa faim et doit avoir un toit sur la tête – et il n’y a pas de bon argument contre cela.

Nous avons malgré tout raison de penser que les droits de l’homme ne sont pas une invention européenne, mais un principe universel. Les organisations internationales qui se réclament de la communauté doivent se réclamer de valeurs fondamentales qu’il est possible d’appliquer de façon universelle.

J’étais alors convaincu qu’il était impossible pour la Chine de se moderniser sans qu’elle applique chez elle la démocratie et sans qu’elle y respecte les droits de l’homme. Tout comme Amartya Sen avait prouvé que dans les pays démocratiques, il n’y avait pas de famine. Pour prévenir la famine, il faudrait donc instituer la démocratie. Or nous sommes en l’occurrence face à un véritable empire qui arrive à se moderniser, qui peut devenir une puissance économique et politique sans appliquer la démocratie. Un tel état de fait modifie quelque peu le discours universaliste. Avec ses camps, avec ses enfants de dix ans qui travaillent dans les usines, nous avons à faire à un régime totalitaire. Malgré les apparences, nous avons le devoir d’appliquer ce discours universel, dans l’intérêt de la survie de la civilisation dont nous faisons partie. Reste que nous nous trouvons dans une situation nouvelle et difficile. Et il faut réfléchir à ce qu’il faut faire.

Il en est de même de la Russie qui change, même si son régime politique est un régime autoritaire. La Tchétchénie pose un problème qui n’est pas qu’un problème de conscience. Le régime russe a des visées impériales, sous une forme différente d’autrefois, fondées non plus sur l’arme atomique, mais sur le gaz naturel, le pétrole et le monopole des matières premières. La Russie aime nouer des relations avec les puissances européennes, mais pas avec l’Union européenne ; les Français, les Italiens et les Allemands se laissent parfois séduire. Mais la Russie de Medvedev, comme le faisait celle de Poutine, se méfie de l’Union européenne, dans la mesure où cette dernière ne lui donne pas de place en tant que puissance européenne. Elle n’a pas plus de chance de devenir une puissance euro-asiatique, face à la Chine, comme elle le souhaitait. La Chine s’est éveillée et la Russie est en danger.

Monsieur Luca, la masse d’informations dont nous disposons est responsable de notre ignorance de l’histoire. Nous avons tellement de faits qui sont tous importants et Internet peut fournir des informations sur tout. Une telle masse nous fait perdre ce qui faisait la qualité de la culture européenne, qui était de faire des choix et de discerner ce qui peut être important. Mais lorsque je parle de notre ignorance de l’histoire, je veux surtout souligner que nous avons besoin d’un récit sur l’Europe : qu’est ce que l’Europe, comment l’Europe s’est-elle formée ? Que considère-t-elle comme sa propre histoire ? Répondre à ces questions revient à dire ce que nous sommes en tant qu’Européens.

Je suis très sensible au problème qui a été soulevé à propos des crimes communistes. Il ne faut pas oublier les millions de ceux qui sont morts dans les goulags ni ceux qui ont souffert de la famine en Ukraine. Il faut dire la vérité sur ces crimes, pour que les Russes puissent avoir le sentiment de leur propre dignité nationale. Des gens comme Sakharov, comme ceux du mouvement mémorial le réclament. Cette vérité est nécessaire pour qu’un peuple démocratique puisse régler ses comptes avec sa propre histoire et penser à l’avenir. Réclamer la condamnation de tels crimes sert l’avenir d’un peuple.

Monsieur Néri, les historiens doivent faire preuve de modestie face aux documents. J’étudie un complot de lépreux qui a été dénoncé au XIVe siècle. Tous les documents dont je dispose attestent qu’une internationale des lépreux s’était constituée pour tuer tous les chrétiens qui n’étaient pas lépreux. Ces lépreux ont déposé en ce sens – certes sous la torture. Face à de tels documents, il y a de quoi être désarmé. L’histoire est une leçon de modestie et d’humilité. Les récits historiques nous montrent, de la même façon, que ce que nous n’aurions jamais imaginé est possible.

On peut voir les événements de différentes manières et l’historien, dans sa quête de la vérité, doit se garder de penser qu’il sait, alors que les autres ne savent pas. Chaque religion est sûre de sa propre vérité, ce qui rend difficile le dialogue interreligieux. Comment faire en sorte que le dialogue soit possible ? C’est justement l’histoire, la conscience historique et l’imagination historique qui peuvent nous y aider.

Madame Coutelle, j’attache en effet une grande importance à la réunification des mémoires, qui permettra de rendre compte de cette rencontre entre l’Est et l’Ouest.

Vous avez pris la décision courageuse d’accepter en même temps dans l’Union européenne huit pays post-communistes, dont l’histoire est différente des pays de l’Ouest, non pas depuis Yalta, mais depuis le début de l’époque moderne : régime rural contre urbanisation; « deuxième servage » contre capitalisme ; à l’Est, peu de liberté et à l’Ouest, représentation parlementaire et attachement à la liberté. Voilà ce que vous avez pris à votre charge. Mais cela en vaut la peine car il en ressortira une communauté. Comme le disait Paul Ricoeur, si nous voulons une Europe consciente, nous devons faire un travail de mémoire.

Il est important de considérer que telle qu’elle est enseignée, l’histoire est une histoire nationale par excellence, même si on ne le veut pas. Elle ne devrait pas être une leçon de nationalisme, mais il faut se rendre compte que l’histoire européenne existe à peine. Alors que l’Union européenne ne comptait encore que douze pays, on décida de faire une histoire commune de l’Europe : douze pays, douze chapitres. Seulement, on se heurta à un problème : les victoires des uns étaient les défaites des autres ! Cette histoire européenne reste un défi. C’est le défi de l’éducation historique ; un défi très important.

Monsieur le Président, la repentance pourrait sembler en dehors du champ de la tâche de l’historien. Il me semble pourtant que si nous voulons dire que nous participons à un groupe, il faut que nous acceptions de participer à tout ce qui est bien et à tout ce qui est mal dans la formation de ce groupe. Un acte de contrition est une prise de responsabilité envers notre propre communauté et envers une communauté plus large, envers l’Europe, au nom de ses valeurs fondamentales et des valeurs universelles.

Je constate que c’est la République et l’esprit républicain français qui donnent l’exemple à l’Europe tout entière. Comment savoir dépasser le niveau national ? La République fournit un outil : la référence au citoyen, et pas seulement au lien ethnique ou au lien de sang. Et je terminerai par une phrase d’un grand écrivain de l’Antiquité, de la fin du IVe siècle avant Jésus-Christ, Isocrate : « Si nous sommes des Hellènes, ce n’est pas parce que nous sommes de la même race, ce n’est pas parce que nous sommes du même sang, mais parce que nous sommes de la même éducation et de la même culture ». C’est à mon sens une très belle phrase et j’aimerais beaucoup qu’elle puisse s’appliquer un jour aux Européens. (Applaudissements nourris)

M. le Président : Merci infiniment, au nom de tous les membres de la mission, d’avoir accepté cet échange et de nous avoir fait partager des réflexions aussi profondes.

Audition de M. Alain Finkielkraut, philosophe, écrivain

(Extrait du procès-verbal du mardi 24 juin 2008)

Présidence de M.  Bernard Accoyer, président-rapporteur

M. Bernard Accoyer, président de l’Assemblée nationale : Dans le cadre de cette mission sur les questions mémorielles qui travaille depuis deux mois environ et au cours de laquelle nous avons eu l’occasion d’auditionner des historiens, des journalistes et des essayistes, nous accueillons maintenant M. Alain Finkielkraut, écrivain et philosophe bien connu. Une série de tables rondes nous permettra de finaliser nos travaux avant que de les conclure, au mois de novembre. Notre réflexion s’inscrit dans la perspective ouverte par les propositions de M. le Président de la République sur le devoir de mémoire et s’insère à la suite d’un certain nombre de textes mémoriels.

Je vous remercie d’autant plus d’avoir accepté notre invitation, Monsieur Finkielkraut, que vous avez un emploi du temps particulièrement chargé.

M. Alain Finkielkraut : Je vous remercie. Je regrette d’avoir dû me décommander lors de votre précédente invitation, ce dont certains parlementaires se sont émus par voie de presse. Je vous prie donc de bien vouloir m’en excuser mais je tiens à préciser que je n’ai fait montre d’aucune désinvolture à l’endroit de la représentation nationale. Outre mon travail d’écriture, je suis professeur à l’École Polytechnique et j’anime une émission sur France Culture. Or, mon assistante avait prévu d’enregistrer le même jour une émission avec Jean Daniel et lorsque je me suis rendu compte de ce télescopage, il était trop tard pour procéder à des modifications. Mes obligations républicaines sont pour moi incommensurablement plus importantes que je ne sais quelle carrière médiatique et si j’avais été moi-même l’invité d’une émission ce jour-là, croyez bien que je l’aurais annulée. Si être entendu par vous constitue pour votre serviteur une petite épreuve, c’est surtout un honneur, non une corvée. Ce qui s’est passé est en l’occurrence imputable à mon désordre.

M. le Président : Parfois, nos agendas suppléent mal notre… mémoire ! (Sourires)

M. Alain Finkielkraut : En effet ! (Sourires).

Je ne sais pour ma part s’il est préférable de parler de devoir ou de travail de mémoire mais il est révélateur qu’en matière mémorielle, ce soit toujours de la mémoire des crimes dont il s’agisse. Or, le risque est grand d’oublier un autre usage, pourtant décisif, de la mémoire. Dans ses Propos sur l’éducation, Alain écrit : « Ce n’est pas parce que l’homme hérite de l’homme qu’il fait société avec l’homme, c’est parce qu’il commémore l’homme. Commémorer, c’est faire revivre ce qu’il y a de grand dans les morts, et les plus grands morts. Directement ou indirectement, nous ne cessons pas de nous entretenir avec les ombres éminentes dont les œuvres, comme dit le poète, sont plus résistantes que l’airain. Cette société n’est point à faire ; elle se fait ; elle accroît le trésor de sagesse. Et les empires passent. » Tel est le premier usage de la mémoire que nous devrions conserver. N’oublions pas qu’Adorno lui-même est revenu sur sa fameuse formule selon laquelle il serait barbare, après Auschwitz, d’écrire un poème. Je rappelle d’ailleurs que la culture a été défendue au cœur même de l’horreur. Si, comme le rappelle George Steiner, Buchenwald est à côté de Weimar, la ville de Goethe, les prisonniers de Terezin ont eux continué de composer et d’écrire. Dans la préface qu’il a consacrée à un ouvrage sur Terezinstadt, Milan Kundera s’interroge : « Que fut l’art pour eux ? Une façon de tenir pleinement déployé l’éventail des sentiments, des idées, des sensations, pour que la vie ne fût pas réduite à la seule dimension de l’horreur. » Hans Jonas, quant à lui, a noté combien nous risquions, à cause des grands malfaiteurs de notre siècle, de voir « la bonne renommée et l’infamie finir ex-aequo dans l’immortalité ». Pire : nous risquons aujourd’hui de voir ces grands malfaiteurs occuper seuls l’espace de l’immortalité. Qui connaît, par exemple, Un survivant de Varsovie, l’un des plus beaux oratorios de Schönberg, pourtant né du désastre ? Le crime ne doit pas exercer de monopole sur la mémoire.

Qu’en est-il par ailleurs de l’efficacité du devoir de mémoire ? Santayana l’a dit, même si sa formule relève aujourd’hui du lieu commun : « Une civilisation qui oublie son passé est condamnée à le revivre. » La mémoire de « la Shoah » – pour employer le terme popularisé par l’admirable film de Claude Lanzmann, bien que ce ne soit pas avec ce mot que j’aie grandi – suffit-elle donc à combattre l’antisémitisme ? Non : loin d’être de l’eau qui en éteindrait la flamme, c’est de l’huile qui l’attise. Le grief se fait de plus en plus strident : les Juifs accaparent tout l’espace mémoriel ; « il n’y en a que pour ces rois du malheur ! » S’il ne faut pas trop prendre au sérieux Dieudonné, ses propos sur la « pornographie mémorielle » ont néanmoins rencontré un écho certain. Enseigner la Shoah ne fait pas reculer l’antisémitisme mais, d’une certaine manière, le conforte auprès d’une partie de la société française. A cela s’ajoute que cette « jalousie victimaire » ne semble pas totalement dénuée de fondement aux yeux de quelques-uns : il n’y a aucune raison pour que les Juifs soient les seuls bénéficiaires du devoir de mémoire puisque l’Occident, l’Europe et la France ont commis d’autres forfaits qui eux-mêmes réclament la repentance. Si un « élargissement » de la mémoire est compréhensible, le fait que la Shoah en constitue le paradigme nous fait en revanche pénétrer dans une zone inquiétante où la reconnaissance – par exemple des souffrances endurées par les ancêtres des Antillais ou des Maghrébins – semble primer sur la connaissance – les faits. On en vient ainsi à vouloir satisfaire ce que je ne peux qu’appeler « une envie de Shoah » chez les minorités estimant que leur histoire n’est pas assez reconnue. Or, si la traite négrière constitue un crime contre l’humanité, il n’est guère question des traites négrières. Un prospectus de la Mairie de Paris assure même que « la traite négrière a commencé avec les Portugais en 1444 », or, c’est faux ! Quid des traites islamiques, qui ont eu lieu beaucoup plus tôt ? En 1998, lors d’un colloque à l’UNESCO consacré à l’esclavage, le Collectif des filles et fils d’Africains déportés (COFFAD) – on notera le parfait mimétisme avec l’organisation de Serge Klarsfeld – a forgé un mot à partir d’un dialecte béninois signifiant « cruauté blanche » pour désigner cette période : yovoda. Le COFFAD continue par ailleurs à poursuivre au pénal Olivier Pétré-Grenouilleau, coupable de négationnisme pour avoir écrit un livre intitulé Les Traites négrières – ce titre au pluriel, qu’il est donc obscène ! J’ai lu récemment le Journal d’un négrier au XVIIIe siècle de Snelgrave, ouvrage que Tocqueville avait dans sa bibliothèque et dont le Père Pierre Gibert nous procure une remarquable édition. Le négrier essaie – certes, malhonnêtement – de justifier l’esclavage en tant qu’action humanitaire en racontant comment il a acheté un enfant qui allait être offert en sacrifice au roi du Dahomey. A-t-on donc le droit de dire avec Levinas, sans être suspecté de racisme, que  l’Europe n’a pas seulement « détruit des idylles » en Afrique? L’alignement de la représentation de la colonisation et de l’esclavage sur l’archétype de la Shoah est en outre d’autant plus stupide que, même s’il s’agit aussi d’un alibi, les Européens ont été également à Alger pour mettre fin à l’esclavage. Il n’est pas possible de mobiliser les historiens pour créer entre les héritiers des victimes de la colonisation et ceux de l’esclavage une solidarité factice : si les Antillais sont pour la plupart des descendants d’esclaves, certains Africains comptent parmi les leurs des esclavagistes.

Si je ne sais pas comment sortir de cette situation, je suis en revanche convaincu qu’il ne faut absolument pas promouvoir un enseignement séparé de la Shoah, laquelle ne doit plus être érigée en « modèle ». Il faut certes en parler dans les cours d’histoire et de littérature – avec Primo Lévi, Vassili Grossman ou Jean Améry – mais je ne suis pas sûr qu’il faille organiser systématiquement des voyages à Auschwitz où il n’est plus possible de se recueillir.

Par ailleurs, je déteste la formule de « compétition victimaire » : la traite négrière, par exemple, n’était pas un génocide. Claude Ribbe prétend que Napoléon a inventé les chambres à gaz dans ses bateaux mais c’est un pur délire ! Raphaël Confiant, grand écrivain antillais, se considère quant à lui comme « une victime absolue », or, un Antillais, aujourd’hui, n’est pas plus qu’un Juif une victime absolue. Jean-François Kahn m’a compté parmi ceux qui disent « Touche pas à ma Shoah ! » alors que j’ai écrit Le Juif imaginaire voilà plus de vingt-cinq ans pour distinguer la mémoire et l’identification. La mémoire, c’est d’abord la distance. Les héritiers des victimes ne sont pas des victimes. La première chose que nous devons à ceux qui sont morts, c’est de ne pas nous prendre pour eux. Toute ma famille a été déportée, mais pas moi ! Ce serait pour moi un sacrilège que de m’épingler une étoile jaune en manifestant contre l’antisémitisme. Les immigrés ne sont pas les indigènes de la République ! Pourquoi Raphaël Confiant a-t-il estimé par ailleurs qu’il « n’avait pas de leçon à recevoir des judéo-droit-de-l’hommistes » ? Pourquoi considère-t-il l’État d’Israël comme le plus criminel au monde ? Pourquoi cet antisémitisme dans le monde noir ?

Mme George Pau-Langevin : Vous avez fait partie des écrivains que j’ai admirés, Monsieur Finkielkraut et, comme vous, je crois qu’il ne faut pas entretenir de concurrence victimaire. Puisque vous avez parlé des mémoires juive et noire, je voudrais ici honorer le souvenir d’André Schwartz-Bart, l’auteur du Dernier des Justes et de La Mulâtresse Solitude, héroïne du combat anti-esclavagiste. C’est d’un tel homme dont nous aurions besoin aujourd’hui !

J’ai par ailleurs été très choquée par certains de vos propos selon lesquels le projet colonial aurait apporté l’éducation et la civilisation aux sauvages ou que l’équipe française de football « black, black, black » serait la risée de l’Europe. Si je désapprouve les considérations de Raphaël Confiant, pensez-vous que les vôtres puissent faciliter la création d’une mémoire commune ? La question n’est pas d’exiger la repentance des esclavagistes dans le monde entier mais de rappeler que la France, notre pays, a en l’occurrence une responsabilité en la matière. Lorsque le Parlement français a évoqué la traite négrière, il l’a fait en tant que cette dernière a fait partie de l’histoire nationale française. Il est vrai qu’il est toujours plus facile de battre sa coulpe sur la poitrine des autres… Quoi qu’il en soit, ce n’est pas en opposant la bibliothèque de Tocqueville à la loi « Taubira » que l’on fera avancer le débat !

Comment donc rattraper les dégâts provoqués par un certain nombre de propos à l’emporte-pièce ?

M. Alain Finkielkraut : Sans doute était-ce naïveté de ma part, mais je ne m’attendais pas, ici, à devoir encore me justifier de cet entretien accordé à Haaretz. Ces propos sont irrattrapables compte tenu de ce que sont l’antiracisme dogmatique et mes propres ennemis – y compris en Israël, puisque selon certains d’entre eux, la vraie guerre n’oppose pas Israéliens et Palestiniens mais Israéliens démocrates et colons, auxquels ils m’associent : quoi que je dise ou fasse, ces propos me seront toujours imputés. Ainsi, il n’a pas moins fallu de deux cars de CRS pour assurer ma protection lors d’une conférence que j’ai donnée à Bourg-la-Reine ! J’ai dit au magistrat instructeur de Nanterre que je ne reconnaissais pas les phrases qui m’ont été attribuées : je n’ai pas relu cet entretien d’Haaretz dont la version française a été traduite d’une version anglaise elle-même traduite de l’hébreu. J’ai obtenu un non-lieu. Je vous le répète : je ne reconnais pas cet entretien. J’ai demandé un droit de réponse au Monde suite à la parution d’un article consacré à mes dires supposés. Ma réponse s’intitulait « Ce que j’assume » ; Le Monde en a fait : « J’assume ». J’y ai déclaré que je ne serrerai pas la main de l’auteur de ces phrases. J’ai par ailleurs mis des guillemets au mot « sauvages » qui ne fait pas partie de mon vocabulaire mais que l’on trouve en revanche chez la plupart des auteurs des Lumières. J’avais alors voulu faire référence au versant missionnaire du projet colonisateur.

Au lendemain des émeutes de 2005, j’ai voulu dire que le seul moyen de tendre la main aux émeutiers était de leur donner des repères et non de leur tendre le miroir complaisant de la victimisation ou de la révolte. J’ai expliqué que, selon leur logique, j’aurais eu, moi, toutes les raisons de foutre le feu ! Mon père a été déporté depuis la France ! Ses parents, qui se rendaient en zone libre, ont été livrés par leur passeur ! J’ai essayé de dire, simplement, que les émeutiers ne peuvent arguer d’une situation comparable. C’est la logique de l’excuse qui retarde l’intégration au lieu de la favoriser. Cessez, je vous prie, de me réduire à cet entretien que je n’ai en rien contrôlé. Je n’ai jamais dit : « Ils ne sont pas malheureux, ils sont musulmans » ou « Les barbares sont à nos portes ».

S’agissant de l’équipe de France de football, enfin, j’ai répété vingt-cinq fois que ce n’était qu’une allusion au rire de mon père, d’origine polonaise, se demandant dans les années soixante où étaient les joueurs Français, entre Kissovski et Copachevski ! Si j’avais eu quelque droit de regard sur cet entretien, cette petite blague innocente et bête aurait disparu, croyez-le bien.

Je vous en supplie : critiquez les propos que je signe, mais ne me renvoyez pas sans cesse à ce texte qui ne me ressemble pas ! J’ai toujours dit que le racisme anti-noir recèle une atroce spécificité : le complexe de supériorité du raciste à l’endroit de ceux qui ne seraient pas entrés dans la civilisation. S’il fallait établir une hiérarchie des racismes, je placerai presque celui-ci au plus haut niveau.

Mme George Pau-Langevin : Je ne veux pas prolonger la discussion mais je note qu’il y aurait beaucoup à dire sur les jeunes issus de l’immigration.

M. Lionnel Luca : Ce qui vient d’être dit résume, à mon sens, tout le débat sur les questions mémorielles. Nos démocraties ne deviendraient-elles pas de plus en plus « totalitaires » ? Peut-on encore penser librement à l’heure de la médiatisation, de l’instrumentalisation de l’ignorance et des anachronismes ? Peut-on utiliser les mots d’hier en leur attribuant une signification toute autre ? La connaissance doit justement permettre de faire la part des choses. Si les politiques se sont souvent institués en juges de l’Histoire, je suis effrayé de voir qu’aujourd’hui ce sont les historiens que l’on traîne devant les tribunaux. Quand la pensée unique cessera-t-elle donc ?

M. Alain Finkielkraut : Non seulement l’enseignement ne doit rien céder quant à l’exigence de savoir et de vérité mais il doit se défaire de cette tentation thérapeutique visant à faire retrouver à tel ou tel son estime de soi. Je le répète : je milite pour une plus grande discrétion dans l’enseignement de la Shoah, lequel n’a pas été le prix à payer, par la France, pour réussir l’intégration d’un certain nombre de Juifs. Ce n’est pas parce que l’enseignement de l’esclavage sera répandu dès les classes primaires que les problèmes d’intégration disparaîtront. Les élèves ne sont de surcroît en rien des créanciers dont le besoin identitaire devrait être par exemple satisfait. L’intégration passe par l’admiration pour une culture et, donc, pour les œuvres dans lesquelles l’art et l’histoire peuvent d’ailleurs se conjoindre. Mme Pau-Langevin, à ce propos, a cité avec raison André Schwartz-Bart mais je songe également à son épouse Simone dont nous gagnerions à mieux connaître l’itinéraire. De telles œuvres peuvent parler à tout le monde ! Procéder à un alignement systématique sur la Shoah revient en revanche à entraver la liberté de recherche. Qu’une loi prenne acte de ce qui a été fait, soit, mais elle n’a pas à dire aux professeurs qu’il faut enseigner « la » traite négrière ! Aura-t-on encore longtemps le droit à la complexité dès lors qu’il importe avant tout de guérir des blessures réelles ou imaginaires ? Même si je ne sais plus aujourd’hui qu’en penser, j’ai été favorable à la loi « Gayssot » pour deux raisons : la liberté d’opinion ne saurait inclure la négation des vérités factuelles puisque la liberté d’opinion est fondée sur la distinction des faits et des opinions ; prétendre que la Shoah est une invention des Juifs revient à reproduire les conditions de leur extermination. Je pense tout de même qu’il aurait été préférable, si cela avait été possible en droit, d’en rester en la matière à l’incrimination traditionnelle de l’incitation à la haine raciale car la loi « Gayssot » peut devenir un modèle. Et quand on parle d’incriminer la « banalisation du génocide », je ne suis pas d’accord. Loi « Gayssot » ou pas, la phrase horrible de Jean-Marie Le Pen sur les chambres à gaz comme détail de l’histoire ne doit pas relever des tribunaux car elle relève d’une appréciation, si abominable soit-elle, et non d’une négation fondée sur une recherche. Dans le cas contraire, on ouvre la boîte de Pandore et les procès seront sans fin. La judiciarisation de la société a des effets pervers : n’a-t-on pas prétendu que j’avais effectivement tenu les propos que l’on m’avait prêtés parce que je m’étais refusé à traduire Haaretz en justice ? Je ne parlerai pas, quant à moi, de dérive totalitaire mais il est tout autant nécessaire de préserver la liberté d’expression que la complexité de la recherche et l’exigence dans la transmission. L’enseignement n’a pas pour fonction de flatter des égos ou de guérir les plaies. Il a pour fonction d’éclairer les élèves.

Enfin, si j’ignorais à peu près tout du Quattrocento au collège, le commerce triangulaire y était en revanche enseigné. Je ne pense donc pas que ce phénomène ait été particulièrement occulté même s’il faut aujourd’hui tenir compte de l’évolution de la recherche historique et de la nouvelle composition démographique de la France. Quoi qu’il en soit, les tribunaux ne doivent pas peser comme une épée de Damoclès sur l’enseignement de la complexité.

M. Hervé Mariton : Un petit témoignage tout d’abord : en tant que ministre de l’outre-mer et alors que je souhaitais l’inviter dans le cadre de la cérémonie de commémoration de l’abolition de l’esclavage du 10 mai 2007, on m’a demandé de ne pas convier… M. Pétré-Grenouilleau.

Considérez-vous, en outre, que la Shoah soit un événement unique et incomparable ?

M. Alain Finkielkraut : Comparer n’étant pas assimiler, tout doit pouvoir être comparé. Néanmoins, l’extrême singularité de la Shoah me semble patente en raison de l’industrialisation de l’extermination et, comme disait Hannah Arendt, du refus absolu de « partager la terre » avec les Juifs : jamais une telle décision n’avait été prise. Je renvoie à ce propos à la belle nouvelle d’Ivo Andric, Le Titanic, où un Oustachi vient chercher un petit Juif insignifiant jusqu’au fin fond d’un café de Sarajevo pour l’envoyer dans un camp. Ceci est effectivement unique. Une fois encore, les œuvres peuvent nous aider. Je pense en l’occurrence au testament spirituel de Vassili Grossman, Tout passe, où il est aussi question du Goulag et de la famine programmée en Ukraine. Il faut donc penser à la fois l’unicité et la comparabilité.

M. Christian Vanneste : Vous avez conclu La Défaite de la pensée en évoquant le face à face terrible et dérisoire du zombie et du fanatique – vous êtes d’ailleurs vous-même aujourd’hui la victime de ce dernier, héraut de la pensée unique – mais, entre les deux, n’y a-t-il pas une place pour l’enseignement de l’histoire républicaine ? Si l’histoire républicaine peut être scientifique, elle met également en jeu l’affectivité de tout un chacun – c’est la reconnaissance, la commémoration – dès lors qu’elle sert aussi à fonder l’appartenance à un groupe. Si la Shoah est bien en effet un événement unique, elle est également liée, si paradoxal que cela puisse paraître au premier abord, à la renaissance d’Israël. L’histoire n’est-elle pas aujourd’hui, avant tout, celle des revendications communautaires ? La reconnaissance de ces dernières, la concurrence victimaire, n’impliquent-t-elles pas la négation du fait national ? Vous-même avez dit avec raison qu’il n’était pas possible d’apprendre à se haïr. J’ai discuté récemment avec Gaston Kelman, l’auteur de Je suis noir et je n’aime pas le manioc : lui aussi préfère mettre en évidence, parmi les hommes de sa communauté, un Félix Eboué, dont tous les enfants de France et de Navarre devraient d’ailleurs connaître l’histoire.

M. Alain Finkielkraut : Je ne m’apitoierai pas sur mon sort : outre que je ne suis pas une victime de la pensée unique, j’ai eu la possibilité de répondre même si je doute de l’efficacité de ma riposte. J’ai ainsi organisé, par exemple, deux émissions sur France Culture avec Françoise Vergès, l’une sur Négrologie, de Stephen Smith, l’autre sur le Journal d’un négrier au XVIIIe siècle. La pensée unique n’empêche donc pas tout à fait le dialogue.

Il est par ailleurs très difficile d’intégrer des personnes qui n’aiment pas un pays d’accueil qui ne s’aime pas non plus lui-même. La différence, de ce point de vue, est très importante avec les États-Unis par exemple. La France, en outre, n’a pas toujours été une terre d’immigration contrairement à ce que l’on entend dire. Elle n’est pas préparée à une attitude de rejet – l’une des injures les plus répandues dans les banlieues n’est-elle pas « Sale Français !» ? – , de la part de gens qui ont d’ailleurs la nationalité française. Ce découplage entre identité et nationalité ne laisse pas de m’inquiéter. Un membre de « AC le Feu » a déclaré après les émeutes de 2005 qu’il n’était pas un enfant d’immigré mais un citoyen français membre de la diversité française. Je ne pense pas qu’il faille raisonner en ces termes. On doit s’intègrer toujours à un monde commun qui nous est antérieur. Si l’on se trouve face à un refus d’être Français chez certains et à un refus français d’être, rien ne sera possible. Un certain usage de la mémoire tend d’ailleurs à justifier ce refus français d’être. Je me souviens ainsi d’un article de Télérama dont l’auteur disait qu’être Français, c’est avoir un passeport français. Si peu exaltante que soit cette définition, il la jugeait toutefois la plus adéquate car la moins « excluante ». Les démocraties sont fondées sur une dynamique égalitaire – ce que Tocqueville appelle « la passion du semblable ». Dans cette perspective, le fait même d’avoir une identité substantielle fait peser le risque d’une forme d’exclusion. C’est pour cela que l’indétermination et l’abstraction ont été exaltées jusqu’au pur formalisme procédural. Ceux qui considèrent, par exemple, que la Turquie n’est pas européenne sont parfois désignés par leurs adversaires comme des quasi racistes. L’Europe aurait donc des racines chrétiennes ? On invoquera alors « un club chrétien ». Or, si l’Europe est aujourd’hui post-chrétienne, elle a bel et bien été catholique. L’hospitalité ne consiste plus à donner ce que l’on a mais à laisser être chacun selon son désir au nom de l’usage du devoir de mémoire. De même vouloir réduire l’Europe à des valeurs universelles est absurde ! Les œuvres n’ont une véritable valeur universelle qu’à proportion de leur incarnation dans le monument ou dans la matière du tableau ou du texte. Ce n’est tout de même pas difficile d’aimer ce que la France a d’aimable et, en particulier, sa culture ! Mais il est vrai que là encore, ce mot étant investi par le démocratisme, il est devenu impossible de formuler un jugement et de hiérarchiser les pratiques. Si tout est culturel, rien ne l’est, et le rien l’est : nous sommes alors nihilistes. Face à cela, les rustines de la repentance et du devoir de mémoire ne suffiront pas.

M. Guy Geoffroy : Quel est selon vous le rôle du politique dans les problématiques mémorielles ? Le sursaut mémoriel ne doit-il pas pallier l’éloignement dans le temps des faits historiques ? Comment le politique pourrait-il à la fois se refuser à écrire l’histoire tout en exaltant la mémoire ?

M. Alain Finkielkraut : S’il me paraît tout à fait légitime que le législateur ou le politique détermine les grandes directions de l’enseignement et des programmes scolaires, il me semble en revanche regrettable que le Parlement succombe aux lobbies afin d’adopter des lois mémorielles destinées à apaiser la souffrance de certaines communautés. Je me sens par exemple très solidaire des Arméniens. Or, le génocide dont ils ont été les victimes n’est pas reconnu par la Turquie. Imaginez que l’Allemagne nie la réalité de la Shoah ! Ce serait à rendre fou ! Je ne peux donc que comprendre les sentiments à vif d’une communauté. Malgré cela, certaines prétentions mémorielles ont des effets dévastateurs. Le politique doit en l’occurrence œuvrer à la reconnaissance du génocide arménien par la Turquie mais il ne lui appartient pas de voter des lois punissant la négation du génocide arménien. Si l’historien Bernard Lewis refuse de considérer que les Arméniens ont été victimes d’un génocide, ce n’est pas une raison suffisante pour le poursuivre devant les tribunaux.

Pour le reste, il faut continuer à avoir une vision aussi large que possible de la mémoire : Comme je l’ai dit, être homme, c’est commémorer l’homme, ainsi que le disait Alain. C’est par ce biais que doit s’engager le devoir de mémoire.

M. le Président : Je vous remercie.

Je sais combien vous avez été meurtri par la polémique dont vous avez été l’objet. Elle illustre les difficultés auxquelles nous sommes confrontés face à l’interprétation, voire, la déformation, volontaire ou non, ou à la manipulation des faits historiques. Si douloureux qu’ait été parfois pour vous ce moment, son rappel nous a aussi permis d’avancer. Nous ne reviendrons pas sur les lois votées, mais nous avons en effet besoin de travailler afin d’améliorer encore notre travail législatif.

Table ronde sur « Les questions mémorielles et la recherche historique »

(Extrait du procès verbal du mardi 8 juillet 2008)

Présidence de Mme Catherine Coutelle, vice-présidente

La mission d’information sur les questions mémorielles a organisé une première table ronde sur le thème « questions mémorielles et recherche historique » avec les invités suivants : Mme Martine de Boisdeffre, directrice des Archives de France, Mme Suzanne Citron, historienne et historiographe, Mme Martine Cornède, directrice du centre d’archives d’Outre-Mer, Mme Françoise Gicquel, commissaire divisionnaire, chef de la section des archives au service des Archives et du Musée de la Préfecture de Police, M. le colonel Frédéric Guelton, directeur de recherche au service historique de l’Armée de Terre, Mme Anita Guerreau, ancienne directrice de l’École des Chartes, directrice de recherche au CNRS, M. Hervé Lemoine, conservateur du patrimoine, chargé de la mission d’expertise pour la création d’un centre de recherche et de collections permanentes dédié à l’histoire civile et militaire de la France auprès de la ministre de la culture et du ministre de la défense, M. Gilles Morin, historien, président de l’Association des usagers du service public des archives nationales, M. Jean-Christian Petitfils, historien, M. Olivier Pétré-Grenouilleau, historien et M. Henry Rousso, historien, directeur de recherche au CNRS.

Mme Catherine Coutelle, vice-présidente de la mission d’information : Je vous remercie, Mesdames, Messieurs, d’avoir répondu à l’invitation de cette mission dont le Président Bernard Accoyer est à l’origine de la création. Il m’a priée de bien vouloir l’excuser pour son absence mais il est en ce moment même requis par les travaux de la séance publique.

Après plusieurs auditions individuelles, nous inaugurons aujourd’hui un nouveau cycle à travers l’organisation de tables rondes sur cette question complexe qu’est l’articulation entre devoir de mémoire, loi, enseignement et commémoration. Les auditions tenues jusqu’à présent nous ont permis de définir les termes du débat : que sont l’histoire et la mémoire, que faut-il entendre par « devoir » ou « travail » de mémoire ? Elles nous ont également donné l’occasion de mesurer les craintes du monde intellectuel à l’égard des lois mémorielles sans que soit pour autant mise en cause la légitimité des pouvoirs publics et des élus à intervenir dans ce domaine. Les six tables rondes que la mission a programmées à partir d’aujourd’hui doivent nous permettre d’approfondir notre réflexion en abordant les questions de manière concrète : notre mission aura en effet d’autant mieux travaillé que son rapport fera état de préconisations précises.

La logique voulait que cette première table ronde soit consacrée à la recherche historique, qui est à la source des travaux et des publications permettant d’aborder de manière scientifique la compréhension du passé. Les autres tables rondes aborderont quant à elles les questions suivantes : la liberté d’expression des historiens, le rôle de l’école dans la transmission du passé, la concurrence des mémoires, le processus commémoratif, le rôle du Parlement. Nous souhaiterions, enfin, que l’ensemble de ces problèmes soit évoqué en tenant compte de leur dimension européenne.

Dans quelles conditions les historiens peuvent-ils travailler sereinement ? Je vous propose d’essayer de répondre à cette question en abordant trois thèmes : les méthodes de travail des historiens, l’implication des pouvoirs publics dans la recherche historique et, enfin, le rôle social de l’historien. En effet, nous lisons, nous entendons les historiens mais nous connaissons mal le travail effectué en amont de la publication. En outre, le mot « historien » n’est pas univoque : quid des chercheurs, des compilateurs, des universitaires, des histoires indépendants et des amateurs ? Comment les historiens travaillent-ils ? Sont-ils solitaires ou solidaires ? Comment choisissent-ils leurs thèmes de recherche ? L’autocensure est-elle une réalité ? Comment s’effectue la collaboration sur le plan international ? Existe-t-il des modes historiques ? Certains domaines de l’histoire de France sont-ils laissés aux seuls chercheurs étrangers ? A l’inverse, les historiens français sont-ils présents dans des secteurs historiques particuliers à l’étranger comme, dit-on, dans le cadre des negro-americans studies ?

M. Henry Rousso : Une longue expérience de chercheur – j’ai eu en particulier l’honneur de diriger pendant dix ans l’Institut d’histoire du temps présent – me permet de dire que le métier d’historien est à la fois ouvert – par nature – et fermé – en l’occurrence par les normes universitaires, même si le rôle des historiens non universitaires est essentiel, notamment en ce qui concerne les questions qui préoccupent cette mission. Il serait en l’occurrence d’autant plus absurde que les historiens dits professionnels revendiquent je ne sais quel monopole sur les divers modes d’expression du discours historique que ceux-ci appartiennent à tous. J’ai même eu l’occasion, récemment, d’écrire un article pour une revue américaine intitulé : « À quoi servent encore les historiens ? ».

Enfin, la discipline historique a évolué en France à peu de choses près comme les sciences sociales : elle se pratique de manière collective – au sein de laboratoires ou d’unités de recherche – et sur un plan international.

M. Jean-Christian Petitfils : Je vous remercie tout d’abord de votre invitation. Si j’ai une formation universitaire, je ne suis pas quant à moi un historien universitaire mais sans doute mon indépendance garantie-t-elle également ma liberté.

Il me semble important de distinguer l’histoire et la mémoire : si la seconde se fonde sur une sélection, par un groupe ou une collectivité, d’un certain nombre de faits visant à exalter ou à stigmatiser telle ou telle politique, la première cherche à comprendre et à faire comprendre dans le cadre d’une quête de vérité. Si, en outre, l’historien analyse des documents et confronte les témoignages, il utilise également les outils modernes lui permettant d’appréhender le passé – je songe, en particulier, aux statistiques ou à l’informatique. À ce propos, je rêve de la numérisation des séries 01 – actes royaux – , F7 – archives de police – ou K – cartons des rois - des Archives nationales (Sourires) !

Il existe plusieurs méthodes d’approches historiques, y compris à partir de la littérature. Michelet, pour qui l’histoire était la résurrection du passé, ne permet-il pas de saisir une atmosphère ou une situation mieux que tel ou tel document ? Les écoles historiques sont par ailleurs nombreuses, qu’elles soient positivistes, marxistes ou chrétiennes, par exemple. De la même manière, l’enseignement de l’histoire a connu des modes, entre l’histoire-bataille et l’histoire des infrastructures économiques, pour user de la vulgate marxienne longtemps en vigueur à la Sorbonne – ce qui a d’ailleurs empêché l’émergence d’une réflexion sur l’histoire politique.

M. Olivier Pétré-Grenouilleau : J’ai été un peu surpris de la contradiction entre l’objectif de promotion du devoir de mémoire qui est celui de la mission et l’interrogation sur les conditions dans lesquelles les historiens peuvent travailler sereinement. Il est en effet selon moi difficile de concilier le devoir de mémoire tel qu’on l’entend aujourd’hui et le travail de l’historien. Il me semble que deux points essentiels distinguent l’actuelle compréhension du devoir de mémoire et les commémorations. D’une part, le champ d’application du premier tend à s’étendre de plus en plus : lois mémorielles, programmes scolaires, voire rites d’intégration dans la communauté nationale comme ce fut le cas avec l’inscription du thème du devoir de mémoire parmi les matières obligatoires du service militaire civique ; nous sommes donc passés d’un ensemble de cérémonies inscrites dans la vie sociale à une valeur nationale fondatrice. D’autre part, le devoir de mémoire s’approprie d’une manière de plus en plus segmentée culturellement, socialement, communautairement. Autant les commémorations visaient à fédérer, autant le devoir de mémoire divise dès lors que chacun tient à faire connaître sa mémoire au sein du mémorial national, ce qui ne manque pas de susciter des embouteillages et des concurrences multiples.

En outre, cette mutation de la mémoire officielle conduit à confondre mémoire et histoire, la première étant considérée comme supérieure à la seconde puisqu’elle est censée renvoyer au passé sans médiation aucune.

Je note, de plus, que parler de la mémoire au singulier revient à la considérer comme une entité transcendante alors qu’elle est construite et plurielle.

De surcroît, la mémoire se distingue de l’histoire en ce qu’elle repose sur un registre sensible et affectif, l’analyse historique étant quant à elle censée complexifier le débat et susciter sans fin des controverses. Mémoire et histoire ont donc leur légitimité mais sur des plans différents. Institutionnaliser le devoir de mémoire revient en l’occurrence à essentialiser des valeurs à partir de la mise en scène de moments choisis du passé, ce qui entraîne le court-circuitage du travail de l’historien et annihile l’idée même d’histoire. S’il s’agit seulement de commémorer, nul besoin de chercheurs : il nous faudra seulement quelques grands prêtres de la vérité ! Cette passion française pour la mémoire me semble liée à une crise politique dont témoigne l’incapacité à élaborer un projet collectif.

Enfin, si l’histoire implique également une part de mémoire – que l’on songe, par exemple, à Clovis et au vase de Soissons – , cette dernière a été intégrée lentement au processus historique ; elle renvoie d’ailleurs à l’imagerie d’Épinal et chacun sait qu’en tant que telle, elle n’est pas à proprement parler « l’histoire » et peut être déconstruite ; de la même manière, l’historien Alain Boureau a montré, voilà quelques années, combien le « droit de cuissage » relevait du mythe. Il n’en va en revanche pas de même s’agissant de la mémoire vive revendiquée par des groupes mémoriels que le politique décide immédiatement d’inscrire dans l’histoire par le biais de la loi : entre les deux, il y a une différence de nature, et pas seulement de degré.

Mme Suzanne Citron, historienne et historiographe : Il ne faut pas accabler les revendications mémorielles : elles s’expliquent essentiellement par la façon dont la IIIe République a écrit le récit de l’identité nationale. Ce dernier se caractérise par l’intrication de la mémoire et de l’histoire, comme en témoigne en effet l’histoire de Clovis et du vase de Soissons, mais il fait davantage la part belle à l’hagiographie qu’à la réalité factuelle.

M. Olivier Pétré-Grenouilleau : Cette construction est en effet assez typique de la fin du XIXe siècle et du début du XXe siècle, quand l’histoire procède encore largement de la littérature, comme en témoigne l’œuvre de Michelet. Ce n’est qu’avec L’introduction aux études historiques de Langlois et Seignobos que s’opère le tournant méthodologique de la scientificité mais, aujourd’hui, il n’est plus possible d’entretenir la confusion entre mémoire et histoire ou histoire et roman national. L’historien a pour mission de donner du sens en essayant de comprendre comment telle ou telle période se comprenait elle-même et non en y projetant des représentations contemporaines. Je le répète : il n’est pas dans mon intention d’accabler les revendications mémorielles car mémoire et histoire sont l’une et l’autre légitimes quoiqu’elles fonctionnent sur des registres différents.

Mme Suzanne Citron : S’agissant du rôle des historiens, il y a un malentendu. Je rappelle simplement que Clovis et le vase de Soissons font toujours partie des programmes d’histoire, tout comme la France mythologique et mythique qu’ils désignent.

M. Christian Vanneste : Parce que la mémoire relève partiellement de l’affect national et qu’elle contribue à conforter la citoyenneté, elle concerne les élus. L’histoire, quant à elle, ne relève-t-elle pas aussi de ce que j’ai appelé, non sans provocation, une « science molle » ? Par ailleurs, entre l’histoire scientifique et celle qui est enseignée, n’y-t-il pas une déperdition ? Paul Ricœur a mentionné quatre difficultés substantielles inhérentes au métier d’historien : la sélection des faits, le choix des schèmes de causalité, la sympathie à l’endroit de l’objet de la recherche, la distance historique. Si Michelet est un magnifique écrivain, il fait un piètre historien ! Comment donc, dans ces conditions, être serein ?

Mme Anita Guerreau : Je suis d’accord sur un point avec M. Vanneste : la question de la distance historique. Il est en effet très difficile, pour un historien, de ne pas projeter sur le passé la doxa de son temps. Les historiens, de ce point de vue-là, on beaucoup gagné à travailler avec les anthropologues.

Par ailleurs, je suis très reconnaissante aux initiateurs de cette mission qui ont permis d’aborder des questions essentielles en dépit des difficultés.

S’agissant de l’histoire, je ne sais pas si elle est une science « molle » ou non mais il est certain qu’elle relève des sciences humaines, comme toutes les sciences le sont : le succès, l’erreur, l’échec, la fraude même n’en épargnent aucune. En outre, le CNRS permettant aux chercheurs en sciences « humaines » et sociales de travailler avec des chimistes, des physiciens, des géologues, j’ai pu constater combien leurs méthodes sont semblables puisqu’ils procèdent tous à des choix à partir d’un certains nombre d’hypothèses qui seront ensuite validées ou non.

M. Christian Vanneste : L’histoire, en revanche, ignore l’expérimentation.

Mme Anita Guerreau : La météorologie aussi, comme d’autres sciences ! De surcroît, la durée de formation d’un historien est de huit ans, comme pour n’importe quel physicien ou chimiste ; il acquiert par ailleurs des méthodes et une déontologie ; enfin, la difficulté de la transmission des connaissances scientifiques aux élèves est en effet patente dans le domaine historique mais elle l’est tout autant dans les autres disciplines. Sur ce sujet, Mme Suzanne Citron a ouvert des pistes passionnantes.

M. Jean-Christian Petitfils : La dissociation entre histoire et mémoire est de plus en plus grande. Le roman national de l’historiographie républicaine, de Lavisse à Mallet-Isaac, comprenait une part de nationalisme. Si, aujourd’hui, l’histoire répugne à se mettre au service de la mythologie nationale, il n’en va pas de même de la mémoire – que l’on songe par exemple aux lectures des épopées johanniques ou gaullistes, voire, d’un autre point de vue, à la réévaluation du rôle et de la personne du chevalier d’Assas ! C’est là un domaine qui relève du périmètre politique dès lors que le rassemblement national est en jeu.

M. Olivier Pétré-Grenouilleau : Si, Monsieur Vanneste, l’histoire n’est évidemment pas une science exacte, l’historien n’entend pas graver dans le marbre des découvertes précaires. En outre, votre lecture de Paul Ricœur est peut-être un peu sélective : n’a-t-il pas déclaré que la mémoire dicte et l’écrivain écrit ? Il voulait également remplacer l’expression « devoir de mémoire » par celle de « travail de mémoire ». Enfin, si l’histoire n’est pas, en effet, une science exacte, il ne faut pas pour autant considérer la mémoire comme une entité per se qu’il suffirait d’accueillir depuis l’empyrée.

Mme Catherine Coutelle, vice-présidente : Les historiens français en viennent-ils à ignorer certains domaines de recherches en raison des crispations mémorielles ? Quels sont ces « trous » de l’histoire ?

M. Gilles Morin : Pour être utile, cette table ronde n’en est pas moins surprenante : non seulement les députés semblent en effet s’interroger sur la légitimité scientifique de l’histoire mais ils paraissent craindre que les historiens n’outrepassent leur fonction. Or, si Paul Ricœur, puisqu’il est question de lui, n’a jamais douté de la scientificité de la méthode historique, les historiens demeurent quant à eux fidèles à leur vocation en respectant les règles qui leurs sont imparties. Un sénateur n’a-t-il pas prétendu qu’il fallait se prémunir des « fouille-merde » ? Il faut revenir aux fondamentaux de ce débat.

Mme Catherine Coutelle, vice-présidente : Même si certaines questions sont en effet récurrentes, il ne me semble pas que la scientificité historique ait été remise en question, et surtout pas à travers la distinction entre histoire scientifique et histoire enseignée.

Mme Marie-Louise Fort : Je tiens à rassurer M. Morin : si cette mission d’information a été créée, c’est parce que le législateur a besoin du travail des historiens et que ce dernier tient à lutter contre sa propre tentation, parfois, de vouloir écrire l’histoire. Non seulement nous comptons sur vous pour faire pièce à la légende nationale mais nous comprenons fort bien que l’histoire soit aussi composée de ce substrat subjectif inhérent à la personne de l’historien. Les parlementaires, quant à eux, ne peuvent qu’être modestes et à l’écoute. Nous agirons en respectant votre apport.

M. Henry Rousso : Il est évident, Madame la vice-présidente, que les historiens sont confrontés à une manière de censure, qu’elle soit de leur fait ou de l’état de la société à un moment donné. Jusqu’ici, ils n’avaient par exemple que fort peu investi le champ de la violence – torture, viols – en ce qu’il peut avoir d’immédiat, de proche, de local presque. Or, nous nous demandons aujourd’hui si l’historien doit « entrer » dans la chambre à gaz ou dans la chambre de torture. Certes, il est toujours possible d’identifier des « trous » mais le débat autour des questions mémorielles a sans doute restreint notre champ de réflexion : d’une part, je ne suis pas certain qu’il ait été très fructueux au sein de la corporation ; d’autre part, il faut bien se rendre compte que nous ne sommes pas les seuls à nous poser ce genre de questions, comme en témoignent les exemples espagnols – loi de réconciliation –, latino-américains ou Est européens. Néanmoins, compte tenu de l’ancienneté de la tradition démocratique dans notre pays, je considère que ce débat a été une régression : faut-il encore insister autant sur la distinction entre l’histoire et la mémoire alors que tout l’enjeu était de déplacer cette alternative ? L’histoire, en effet, est un vecteur de mémoire : pas de construction identitaire d’une nation sans les historiens ! La notion de devoir de mémoire, issue des réflexions autour de la Shoah, est née de leurs travaux ! Les revendications des victimes n’auraient pas abouties sans eux !

Enfin, le problème n’est pas de savoir si l’histoire est une science dure ou molle : ce n’est pas une science expérimentale et elle n’est pas reproductive, voilà ce que l’on peut en dire sur le plan épistémologique. La vraie question consiste à déterminer la frontière entre l’intervention publique et la production de connaissances et il est à ce propos naïf de croire que le public ou les élèves auront un jour la science historique infuse ! L’enjeu : que chacun, dans notre société démocratique, trouve sa place par rapport au savoir.

M. Christian Vanneste : Si les hommes politiques ne se sont jamais appuyés sur des théories physiques pour asseoir leurs conceptions de la citoyenneté, ils se sont en revanche toujours fondés sur une conception de l’histoire. Par exemple, la lecture qu’ils feront de la place de la Vendée dans l’historiographie révolutionnaire sera déterminante.

Mme Suzanne Citron : Comment remplacer le roman national ? Il est vrai que la mythologie républicaine a occulté la Vendée et qu’il faut substituer à l’image d’Épinal du petit Joseph Bara mourrant pour la République les perspectives ouvertes d’une histoire nationale plurielle.

Mme Martine Billard : Il serait dommage que les participants à cette table ronde considèrent que nous pensons tous, nous, députés, que c’est au Parlement d’écrire l’histoire.

M. Christian Vanneste : Ce n’est pas du tout ce que j’ai dit.

Mme Martine Billard : Il n’est pas possible de confondre l’histoire-recherche – dont font partie par exemple les études vendéennes – avec l’histoire-enseignement. Je ne pense pas qu’en cette dernière occurrence même le Parlement doive fixer un cap. Un changement de majorité devrait-il entraîner une modification des programmes ? Ce serait de très mauvaise politique. En revanche, c’est au législateur, avec les historiens, de définir la nature des cérémonies mémorielles afin de dessiner une mémoire nationale adaptée à notre époque.

Mme Catherine Coutelle, vice-présidente : Je vous propose de passer au deuxième thème de cette table ronde consacré à l’implication des pouvoirs publics et, plus particulièrement, à la manière dont ces derniers peuvent contribuer à préserver les outils, les matériaux et les sources de la recherche, notamment en ce qui concerne l’archivage. Comment le législateur peut-il encourager la recherche sans pour autant s’impliquer dans son contenu ? Comment les institutions publiques peuvent-elles ouvrir des débouchés aux historiens ? La recherche historique reste-t-elle franco-française ou bien intéresse-t-elle nos partenaires européens ?

Peut-être M. Lemoine pourrait-il évoquer son rapport sur la Maison de l’histoire de France qui a été rendu public au mois de juin ?

M. Hervé Lemoine : Les archives sont les sources principales de la recherche historique. Or il se trouve que le projet dont je fais l’expertise s’intéresse à tous les matériaux autres que les archives. Il serait donc plus opportun que j’intervienne après les archivistes. Pour autant, j’aimerais réagir dès maintenant aux propos d’Henry Rousso sur la difficulté qu’il y a à mieux faire connaître, d’une façon générale, les résultats de la recherche auprès du grand public. Les pouvoirs publics pourraient s’engager en ce sens. Passés les colloques, les journées d’études et les publications, la transmission des évolutions de la recherche et la connaissance des mécanismes qui sous-tendent cette recherche ont du mal à atteindre un large public.

Mme Martine de Boisdeffre : Je parlerai des grands axes de la politique que nous essayons de mener à l’intention des chercheurs, mais je ne parlerai pas pour les institutions de recherche ou d’autres organismes ne relevant pas de ma compétence.

Les archives, certes, sont la source principale de l’histoire ; mais elles n’en sont pas la source exclusive. Il s’agit par ailleurs d’une source construite : les sources du passé sont construites à partir de ce qui est resté accidentellement, après des catastrophes, des oublis, des pertes. Si nous conservons et communiquons encore aujourd’hui des archives du VIIe siècle, aux Archives nationales, c’est parce qu’elles ont été sauvées, le plus souvent dans les fonds ecclésiastiques. Mais bien d’autres archives n’ont pas été sauvées. Notre mémoire et nos sources archivistiques ne sont pas exhaustives pour le passé. Elles ne peuvent pas non plus l’être pour aujourd’hui ni pour demain, car la production d’archives au niveau public est telle que nous sommes dans l’impossibilité de tout conserver – le principal travail de la direction des Archives de France étant d’assurer la sauvegarde, le traitement et la communication des archives publiques.

Le premier moyen d’aider les historiens est de constituer des fonds, par ce que nous appelons la collecte. Si nous ne collectons pas aujourd’hui les archives sur des nouveaux supports, nous ne fournirons pas les matériaux pour la recherche à venir. Aider les historiens, c’est d’abord collecter les archives publiques sous toutes leurs formes et à tous les niveaux de production : ministères, administrations centrales de l’État, collectivités territoriales. Nous devons tous – archivistes mais aussi élus et plus généralement tous ceux qui ont une responsabilité en matière d’action publique – veiller à ce que les archives soient bien collectées, puis conservées.

Au-delà des archives publiques, il y a les archives privées : celles que l’on acquiert, que l’on reçoit en dons ou en dépôt. Là encore, nous menons une politique délibérée et volontariste, tout en faisant des choix – nous n’avons pas les moyens de tout acheter. S’agissant, par exemple, des archives de la traite et de l’esclavage, nous avons pu montrer que depuis des décennies, les archivistes avaient recueilli, sauvé, acheté des archives privées sur ces thèmes. Il en est de même s’agissant des archives d’entreprises et des archives des mouvements sociaux.

Évidemment, notre politique évolue : quand on commence à s’intéresser au patrimoine industriel, on s’intéresse aussi aux archives de l’industrie. Lorsque les historiens ouvrent certains champs de recherche, les archivistes essaient de leur côté d’accroître et de développer les fonds en la matière. Inversement, le fait que nous donnions parfois l’impulsion dans tel ou tel secteur peut inciter la recherche historique à approfondir les sujets qui le concernent.

Avant tout, donc, il faut collecter des archives. Et je tiens à dire ici solennellement que ce n’est pas uniquement le travail des archivistes : tous ceux qui produisent des archives publiques doivent penser à les conserver. Si on ne le fait pas, par définition, on limite le champ de la recherche.

Une fois les archives collectées, on peut y accéder, passés certains délais. Mais quels délais poser ? Quelle pratique de dérogations adopter quand les délais ne sont pas échus ? Notre volonté est d’ouvrir au maximum l’accès aux fonds, même avec des dérogations, en veillant à maintenir un équilibre parfois délicat entre des exigences contradictoires : l’ouverture aux chercheurs ou, plus généralement, à tous nos concitoyens ; et la protection de certains intérêts.

Les archives sont constituées de fonds d’archives, de cartons, de « Cauchard », de « Dimab », qui sont beaucoup plus importants. Ce ne sont pas des livres que l’on feuillette, mais des centaines ou des milliers de documents que l’on doit consulter. Un chercheur peut être spécialisé sur certains fonds, dont il demandera la numérisation, mais pas sur d’autres. Plus généralement, comment aider toute personne qui veut accéder aux archives à s’y retrouver ? En rédigeant ou en élaborant des instruments de recherche, qui permettent de se guider au milieu de la complexité et de la richesse des fonds. C’est d’autant plus nécessaire que les fonds conservés dans les services d’archives publics français, archives nationales, archives territoriales, c’est-à-dire régionales, départementales ou municipales représentent aujourd’hui plus que la distance en kilomètres linéaires séparant Paris de Moscou. Il faut donc aider les chercheurs à se retrouver dans ces fonds.

Nous souhaitons mettre de plus en plus en ligne ces instruments de recherche, même si nous savons que nous ne sommes pas au bout de nos peines. Ainsi, le futur bâtiment des Archives nationales, à Pierrefitte-sur-Seine, comprendra une salle d’inventaires dématérialisés, une salle d’inventaires virtuels permettant aux lecteurs de consulter en ligne les instruments de recherche, d’ajuster et de préciser plus facilement leur démarche.

À côté des instruments de recherche, il y a les guides des sources, qui font le point sur toutes les sources concernant un sujet. Dans le cadre de réflexions et d’échanges menés depuis maintenant trois ans, nous avons publié en mars 2007, à la Documentation française, un guide des sources de l’histoire de la traite et de l’esclavage. On y décrit tout ce que l’on peut trouver comme sources sur le sujet, dans toutes les archives : archives de la défense, Archives nationales, archives territoriales, archives publiques et privées, archives des chambres de commerce et d’industrie. Il faudra de plus en plus mettre en ligne les guides des sources. Mais cela ne saurait qu’être progressif. Il y a tant de fonds, tant d’instruments que nous ne pouvons pas tout faire en même temps.

Comment établir des priorités ? En déterminant ce qui est le plus demandé. C’est exactement ce que l’on fait pour les numérisations d’archives. L’idéal serait d’avoir tout en ligne, mais vous imaginez bien que ce n’est pas pour tout de suite – et ce ne le sera peut-être même jamais. En revanche, prioriser, multiplier, étendre au maximum, répondre aux besoins prioritaires du public est possible.

Sur la numérisation et la mise en ligne, je rappellerai quelques chiffres s’appliquant à tout le réseau des archives : aujourd’hui, 110 millions de pages ont été numérisées par les services publics d’archives, dont plus de 60 millions sont en ligne. Les archives représentent 45 % du patrimoine culturel numérisé au sein du ministère de la culture et de la communication. Un effort considérable a été fait par les archives départementales, qui sont des services décentralisés, et donc par les conseils généraux. Une véritable campagne a été menée en priorité sur des documents réclamés par une part importante de notre public, les généalogistes. Le résultat est éloquent et le processus se poursuit.

Au-delà de la numérisation et de la mise en ligne, je tiens à souligner trois derniers points, à commencer par le travail que l’on peut faire dans le domaine de la valorisation culturelle : publications, expositions, action des services éducatifs et culturels dans les archives. Ces services initient nos enfants ou nos jeunes aux archives et leur donnent ainsi le goût de l’histoire.

Il faut également mentionner les célébrations nationales. Le Haut comité des célébrations nationales est placé auprès du ministère de la culture et de la communication depuis vingt ans. Il publie tous les ans une brochure qui recense les anniversaires de cinquante ans ou de ses multiples qui constituent ou peuvent aider à constituer une mémoire nationale, dans un sens plutôt fédérateur, autour d’éléments – bons ou mauvais – permettant l’émergence d’une conscience commune.

Mais penser la France sans l’Europe paraît très difficile. La publication par Kant de La critique de la raison pure est un événement qui peut être célébré au plan national, dans la mesure où elle a eu un impact très fort dans notre pays. La naissance de Mozart, en Autriche, a également pour nous une dimension nationale, dans la mesure où Mozart a donné certains de ses premiers concerts à Paris.

Enfin, avec mes collègues archivistes de l’Union européenne, nous avons lancé un projet de portail qui a reçu un financement de l’Union européenne et qui a pour objectif de mettre en ligne des archives des quatorze pays participants. Ce projet, piloté aujourd’hui par l’Espagne, illustre, au niveau européen, notre volonté d’ouvrir de plus en plus les archives à la numérisation et à la mise en ligne.

Mme Catherine Coutelle, vice-présidente : L’accès à ces archives numérisées sera-t-il libre ou réservé à des abonnés ?

Mme Martine de Boisdeffre : Libre. Les 60 millions de pages déjà mises en ligne, sur les 110 millions de pages numérisées dont je vous ai parlé tout à l’heure, sont en accès libre sur Internet.

Mme Martine Cordène : Je suis pour ma part directrice des archives nationales d’Outre mer. L’institution que je dirige applique toute la politique que Mme de Boisdeffre vient d’exposer. Mais elle a une petite particularité, qu’elle partage avec les archives du Portugal et de l’Espagne : avoir fait un sort particulier aux archives de la période coloniale. Notre public dépasse le public français ; les sources que nous avons sont partagées avec les anciennes colonies, devenues pays indépendants. Ce public est constitué de chercheurs africains, algériens, de chercheurs de l’université Antilles-Guyane, d’Américains travaillant sur Saint-Domingue, etc. Nous devons répondre de façon très urgente à un public qui a décidé de faire le voyage pour Aix ; il convient donc de préparer son travail.

Par définition, nous n’avons plus de collecte. Nous nous consacrons à du classement, à la mise au point d’instruments de recherche et à des numérisations de fonds. Les chercheurs des pays devenus indépendants sont très demandeurs et il est de notre devoir de partager ces sources avec eux. Notre champ d’action est très vaste : du XVIIe siècle à 1960, en traversant tous les continents. Nous nous efforçons de faire des choix et de faire en sorte que ces choix répondent à leurs attentes. D’où le lien très fort entre les attentes des chercheurs et notre travail d’inventaire.

Actuellement, nous suivons deux grandes pistes : la mise en ligne de sources concernant les Antilles, la Guyane, la Réunion : registres paroissiaux, registres d’état-civil et correspondances anciennes qui relatent toute l’histoire de ces îles.

Nous sommes un exemple de cette politique de la direction, qui a un écho très fort au-delà de l’hexagone. Je précise que nous ne nous intéressons qu’aux colonies, et cela jusqu’à leur indépendance.

Mme Catherine Coutelle, vice-présidente : Mais je suppose que la collecte continue, s’agissant des Antilles et de la Guyane ?

Mme Martine Cornède : Non, elle s’arrête en 1946. Dans les Antilles et en Guyane, les sources sont collectées par les archives locales. Sans compter, au niveau national, les archives de l’Outre mer.

M. Frédéric Guelton : Ce que viennent de dire Mme de Boisdeffre et Mme Cornède s’applique, en mode décalé, aux deux autres centres d’archives que sont le quai d’Orsay et la défense en termes de collecte, de communication et de conservation. Nous sommes soumis aux mêmes législations et donc aux mêmes problématiques. Bien évidemment, nous n’allons pas jusqu’à Moscou : pour le seul ministère de la défense, nous n’allons pas au-delà de Metz et à un rythme de 6 kilomètres l’an, nous marchons vers Strasbourg, participant ainsi à la construction européenne. (Sourires.)

Un question me paraît devoir être reprise : celle des archives numériques. Un papier, si ancien soit-il, si compliqué soit-il, quelle que soit la langue dans laquelle il a été écrit, sera toujours accessible à l’intelligence humaine dans vingt, trente ou deux cents ans. Alors qu’on pourra mettre un disque dur ou un CD Rom face à un prix Nobel, ils resteront totalement inaccessibles à l’esprit humain. Dans la mesure où nous travaillons pour les générations à venir, je me pose la question suivante : est-ce que les XXe et XXIe siècles, grands siècles de l’information, ne seront pas aussi les siècles de la perte d’informations, de la perte de mémoire de notre société ?

À l’inverse, le support numérique est remarquable pour conserver et préserver les documents écrits. À l’échelle de la défense, nous avons mis en ligne il y a quelques années toutes les fiches individuelles de tous les morts de la Première guerre mondiale – 1,4 million de fiches ; nous prévoyons de mettre en ligne et de rendre accessibles à tous, en toute transparence, tous les journaux des marches et opérations, c’est-à-dire les récits au jour le jour de la vie de tous les régiments de l’armée française de toute la Première guerre mondiale. Ce projet devrait aboutir à la fin de cette année.

Vous nous avez interrogés sur la mise à disposition des archives. Quelle que soit la loi, quels que soient les décrets qui suivront, pour aider à la recherche historique, il faut pouvoir accueillir à Paris – les principaux centres d’archives centrales s’y trouvant – les étudiants qui viennent et qui n’ont pas un sou vaillant. Pour travailler dans les archives, quand on n’est pas Parisien, c’est un luxe !

Le ministère de la défense, pour sa fonction archives/recherches historiques, est en réseau informel, mais bien vivant, avec l’ensemble des pays de l’Union européenne et avec l’Amérique du Nord. D’où ces quelques remarques :

Les Canadiens, plutôt que le terme de « mémoire », utilisent le terme d’« héritage ». Cela me semble remarquable : l’héritage, pour une nation, recouvre à la fois ce qu’elle a tendance à glorifier et les pages noires de son histoire, qu’elle a tendance à occulter. Dans un héritage, on prend tout.

La conservation des archives est un véritable enjeu de mémoire nationale. Celles-ci sont constitutives de l’identité nationale. Quand elles sont détruites, le travail des historiens se trouve devant un grand vide.

Aujourd’hui, l’Historial de Péronne essaie, avec l’ensemble des pays de l’Union européenne, de retravailler la question des pertes de la Première guerre mondiale : comment comptait-on les morts pendant la Première guerre mondiale, dans tous les pays, empire ottoman inclus ? Quels rapports les sociétés entretenaient-elles avec la mort connue, lorsqu’elle était connue ?

L’Allemagne est incapable, pour l’essentiel, de travailler sur ses morts de la Première guerre mondiale parce que la plus grande partie des archives militaires allemandes a été détruite lors des bombardements alliés de la Seconde guerre mondiale. Dans de nombreux pays de l’ex Europe de l’Est appartenant aujourd’hui à l’Union européenne, les archives ont été en partie détruites d’abord par les Allemands, ensuite par les Soviétiques et enfin partagées par les pays successeurs.

La question de la conservation instantanée des archives est fondamentale. Une des grandeurs actuelles de la France est de détenir et de gérer une partie de la mémoire européenne. Dans les différents centres d’archives français, il y a davantage d’informations et de documents sur l’histoire d’un certain nombre de pays de l’Union européenne actuelle qu’ils n’en possèdent eux-mêmes !

Mme Catherine Coutelle, vice-présidente : Nous savons que les services d’archives rencontrent des problèmes liés à la conservation des papiers, notamment à partir du milieu du XIXe siècle. Avez-vous encore des soucis ? Il semble que le numérique ne soit pas aussi stable et pérenne qu’on avait bien voulu nous le faire croire.

Mme Martine de Boisdeffre : Je voudrais nuancer les propos de M. Guelton. Il faut toujours distinguer ce qui est produit sous une forme électronique originale de ce qui ne l’est pas.

Depuis les années quatre-vingt, les Archives nationales conservent, par exemple, des grandes bases de données de l’INSEE ou de grands instituts de recherche qui étaient déjà des archives dématérialisées, c’est-à-dire des archives électroniques. Aujourd’hui, on assiste à une démultiplication des producteurs, qui ne sont pas seulement des grands instituts de recherche, et des types d’archives produites ; ce ne sont plus uniquement des bases de données. Depuis plusieurs années nous travaillons avec la direction générale de la modernisation de l’État pour mettre en place la collecte et la conservation de ces archives.

Au-delà, il y a les documents que vous numérisez pour les mettre en ligne ou pour ne plus avoir à les communiquer. En effet, communiquer aux chercheurs un papier déjà fragilisé le fragilise encore plus. Voilà pourquoi les campagnes de numérisation prennent aussi en compte le problème de la conservation préventive. Cela dit, comme dans le premier cas, il nous faudra changer certains supports.

Mme Françoise Gicquel : J’interviens en tant que commissaire divisionnaire, chef de la section des archives au service des Archives et du Musée de la Préfecture de Police. Je ne suis donc ni archiviste, ni historienne. La Préfecture de Police est une vieille dame qui n’a que 208 ans, et nos archives ne remontent pas à Clovis. Depuis dix ans, tous les préfets de police ont manifesté leur volonté d’ouvrir ces archives. Deux périodes majeures ont suscité quelques polémiques : la Seconde guerre mondiale et la guerre d’Algérie.

Une dérogation générale, impulsée par M. Jospin, a été accordée en 1997, concernant les archives administratives datant de l’Occupation, de 1940 à 1945 ; 70 % des fonds de la Seconde guerre mondiale sont donc librement consultables. Nous avons également accordé 79 dérogations concernant les archives relatives aux brigades spéciales.

Concernant la guerre d’Algérie, une circulaire centrale, là encore impulsée sous le mandat de M. Jospin, préconisait en avril 2001 une large ouverture aux chercheurs et au monde universitaire. 77 dérogations ont donc été accordées, notamment à de nombreux chercheurs étrangers, par exemple algériens ou britanniques, ces derniers étant très friands des documents de cette époque.

Nous sommes sélectifs au niveau universitaire, mais les simples étudiants en maîtrise ont accès, par dérogation, à ces archives récentes. Nous leur demandons simplement une attestation de leur professeur. La Préfecture mène donc une politique libérale depuis dix ans en la matière et 99 % des demandes de dérogations obtiennent satisfaction. Je précise, s’agissant de la Deuxième guerre mondiale, que nous recevons également les descendants, notamment de déportés ou de fusillés.

Nous travaillons enfin en étroite collaboration avec les Archives de France, puisque nous faisons partie de l’Observatoire national des dérogations et que nous remettons tous les ans un rapport.

Mme Catherine Coutelle, vice-présidente : Monsieur Lemoine, vous aviez reçu du Président de la République une lettre de mission vous demandant de proposer des solutions concrètes en vue de la réalisation du Centre de recherche de collections permanentes dédié à l’histoire civile et militaire de la France et, en particulier, de confirmer la vocation patrimoniale des Invalides. Vous avez fait un rapport qui a été remis fin avril 2008 et rendu public en juin 2008. Vous y abordez différentes questions comme : « quand l’État se mêle d’histoire », « la remise en cause du roman national », toutes sortes de sujets que nous abordons régulièrement. Pouvez-vous nous parler de ce rapport ?

M. Hervé Lemoine : On a cité de nombreux historiens comme Michelet ou Paul Ricœur. Je citerai pour ma part Braudel, qui disait qu’il fallait décrire, voir et faire voir pour faire comprendre l’histoire. C’est un peu le fil que j’ai essayé de tenir dans ce projet qui repose sur le constat selon lequel le rapport entre les Français et leur histoire et assez brouillé et conflictuel. Autant le débat est nécessaire et salutaire en histoire, autant les polémiques ne le sont pas. L’idée a été de donner une audience plus « grand public » à certains débats qui peuvent parcourir la communauté des historiens, afin de mieux faire connaître leurs pratiques, leur déontologie et leurs sujets de recherche. Il s’agit de se tourner vers le plus grand public possible. C’est la clef de voûte des propositions qui sont faites dans ce rapport.

Nous avons également remarqué qu’il existait en France un réseau extrêmement dense de musées d’histoire – probablement près d’un millier – qui n’ont pas du tout la même visibilité et la même reconnaissance que les musées des beaux-arts. Il faut dire qu’il n’existe pas de grandes institutions susceptibles de porter la reconnaissance de ces collections et l’intérêt de ce type d’établissements. Il faudra peut-être prévoir de doter d’une tête de réseau ces très nombreux musées d’histoire qui jouent et qui peuvent jouer un véritable rôle de médiation entre la recherche, l’histoire et les citoyens français comme les très nombreux étrangers qui viennent visiter notre pays : avant qu’ils aillent visiter les châteaux de la Loire ou Versailles, personne ne leur présente, même de façon succincte, notre histoire de France.

Nous avons considéré qu’un musée d’histoire, quel que soit son objet, ne devait pas être séparé du domaine de la recherche et qu’il fallait absolument adosser à cet établissement une forme d’institut ou en tout cas prévoir de le mettre en prise directe avec la recherche. Le Parlement nous a ouvert une voie très intéressante, avec la loi d’orientation sur la recherche de 2006, qui autorise la création de campus de recherche ou de réseaux thématiques de recherche, associant des établissements de différente nature. Grâce à ce type de dispositions, on pourra peut-être créer, c’est en tout cas une proposition que je formule, un réseau thématique de recherches sur l’histoire de France de longue durée – notion empruntée à Braudel – autour d’un thème qui soit en cohérence avec la localisation, à savoir les Invalides, et avec les collections qui sont déjà présentes aux Invalides : l’histoire de l’État Nation. C’est un choix assumé, à partir de ce que sont les Invalides, de ce que sont les collections des quatre musées qui s’y trouvent. Il ne s’agit pas d’une création ex nihilo. Il s’agira de réunir dans une stratégie d’ensemble quatre établissements patrimoniaux importants, assez peu connus du grand public, mais qui possèdent pourtant des collections intéressantes autour de l’État Nation.

Cela nous permettrait d’aborder la question du roman national : comment celui-ci a-t-il été construit ? Comment ont été érigées certaines mythologies ou certaines figures nationales emblématiques de ce qu’était ou de ce que voulait être cet État Nation ? Ce serait une façon de montrer comment l’historien doit travailler pour analyser, réévaluer la place de ces grandes figures « mythologiques » de notre histoire nationale.

Au-delà, l’idée est de montrer que la recherche dans les sciences humaines et en particulier en histoire, répond certes à une demande sociale, mais surtout à une utilité sociale. Grâce à des expositions qui seraient volontairement montées conjointement par des commissariats aux expositions composés d’historiens et de conservateurs, on prouverait cette utilité sociale en restituant au grand public des résultats de la recherche sur notre histoire.

En lisant le compte rendu des auditions précédentes, j’ai constaté qu’il y avait encore de nombreux débats sur ces deux ensembles conceptuels que sont la mémoire et l’histoire. Je suis d’accord avec Henry Rousso : pour les historiens, c’est un débat, sinon clos, du moins maîtrisé ; mais ce n’est pas le cas dans la société actuelle. Paul Ricœur disait qu’il était essentiel de rendre nos attentes plus déterminées et nos expériences plus indéterminées. Je suis d’accord : nous devons être conscients que si notre passé nous façonne, il ne nous enchaîne pas non plus.

M. Gilles Morin : Mme la directrice des Archives de France a évoqué la difficulté de s’y retrouver, dans les centaines de milliers de kilomètres d’archives, même si ce qui a été entrepris récemment, en matière d’inventaires, pour les futurs bâtiments de Pierrefitte, devrait s’avérer très précieux.

Un des problèmes, auquel le Parlement devrait être très attentif, est celui de la balkanisation des archives. Leur éclatement était déjà assez important, puisque quelques ministères ne déposent pas leurs archives aux Archives nationales : l’armée, le ministère des affaires étrangères. En outre, ces ministères sont en voie de réorganisation, ce qui provoquera un problème d’accès conjoncturel – qu’on va retrouver aux Archives nationales. Dans les cinq années qui vont venir, les difficultés vont donc s’accumuler pour les chercheurs. Enfin, la poursuite de la décentralisation aboutira à la destruction annoncée, même partielle, de la direction des Archives de France. Cette balkanisation va donc continuer.

Quelle solution proposer ? Parmi les pistes possibles, la création d’instruments de recherche communs pourrait être envisagée. Vous avez évoqué tout à l’heure les guides. Il faudrait absolument les multiplier, notamment sur les questions douloureuses. Il faut aussi pouvoir aménager ceux qui existent : le fameux guide d’histoire de la Seconde guerre mondiale, qui était un magnifique instrument, est aujourd’hui dépassé. La mise en ligne de ces instruments et leur actualisation est un problème permanent. À mon sens, seuls les pouvoirs publics ont l’autorité nécessaire pour faciliter ce genre de choses.

Il ne faut pas s’endormir sur nos lauriers en disant que nous avançons. Les problèmes sont énormes, surtout pour les étudiants étrangers – à commencer par les problèmes financiers. Ces étudiants étrangers sont extrêmement nombreux, notamment à Aix-en-Provence. Mais ils ont été freinés par les difficultés rencontrées aux Archives nationales depuis quelques années. Il faut trouver le moyen de les faire revenir. Le regard des historiens étrangers est essentiel. On connaît le rôle essentiel d’un Paxton, s’agissant de la Seconde guerre mondiale. D’autres étrangers, notamment allemands, ont joué un rôle considérable, s’agissant de la guerre d’Algérie. Il faut donc encourager leur venue et de ce point de vue, le législateur a sans doute un rôle à jouer.

Enfin, je crois que les archives parlementaires seraient à développer. Un comité d’histoire parlementaire et politique a été créé, mais il faudrait l’aider. Il convient de faciliter la connaissance du travail parlementaire et des sources parlementaires qui sont pour l’instant assez difficiles d’accès. En outre, très peu de sources anciennes ont été publiées. Or les sources parlementaires sont d’une richesse incroyable. La documentation est phénoménale ; je pense au travail des commissions parlementaires. L’Assemblée pourrait prendre l’initiative de publier certains documents, notamment sur des moments difficiles de notre histoire : par exemple, ceux qui permettraient de connaître la position de la commission de l’intérieur sur la guerre d’Algérie.

Mme Catherine Coutelle, vice-présidente : Merci. Comme je l’ai dit, nous souhaitons aboutir à des préconisations précises et ce que vous dites en fait partie. Mais vous disiez que les étudiants avaient eu davantage de difficultés récemment.

M.  Gilles Morin : Depuis une dizaine d’années, les archives ont procédé à des travaux et à des déménagements. D’où des difficultés techniques. Ces difficultés se sont accumulées et l’on a pu constater que le nombre des lecteurs des Archives nationales avait chuté de façon importante. Les étudiants étrangers ont été les plus touchés. Quand vous ne savez pas, en arrivant en France, si vous allez avoir accès aux documents, c’est un problème !

Mme Anita Guerreau : Une partie de ce que je voulais dire a été dit par M. Morin. Vous nous avez demandé ce que vous pourriez faire pour encourager la recherche. Vous pourriez, de façon très efficace, encourager les services de conservation en leur donnant les moyens de travailler. Je ne tends pas la sébile. Mais lorsque j’étais élève à l’École nationale des Chartes, que j’ai dirigée ensuite, ces services vivaient tranquillement leur vie. On était dans le monde de l’érudition. Aujourd’hui, dans ce monde en mouvement continuel, qui pose bien le problème des transformations de l’histoire, on a vu surgir d’innombrables activités dans tous les services de conservation, notamment dans les services d’archives.

Il y a un lien intrinsèque entre la recherche historique et les services de conservation, mais il y a aussi, et c’est très nouveau, un lien intrinsèque entre les services d’archives et la transmission du savoir en vue d’une maîtrise plus poussée, par le citoyen, de la connaissance des résultats de l’histoire, et d’une appropriation rationnelle de ce qu’est l’histoire de la France, de l’Europe et, au-delà, du monde.

Je souhaiterais que vous soyez tous très attentifs à ce qui se passe dans ce domaine, et que vous veilliez à nous donner des moyens financiers raisonnables. On demande en effet de plus en plus de choses aux services. Mais ils ne peuvent pas tout faire avec des moyens restreints. Les collectivités territoriales travaillent beaucoup dans le domaine des bâtiments. Mais les bâtiments ne traitent pas les archives : il faut des êtres humains pour cela.

Le second point sur lequel je voudrais appeler votre attention est relatif aux personnels, et à toutes les catégories de personnels. La France a été un des premiers pays à penser la constitution d’institutions de conservation et à penser la formation scientifique des personnels de conservation. Elle a d’ailleurs, au XIXe siècle, servi de modèle à certains pays. Elle est encore actuellement un des pays d’Europe, probablement avec l’Allemagne et un ou deux autres, le pays qui a la plus grande ambition en termes de formation scientifique des personnels de conservation, c’est-à-dire des conservateurs.

Le rôle de ces institutions ne pourra pas être assumé à la hauteur de l’ambition qui a été affichée ici et à laquelle je sais que vous êtes sensibles, si en amont, c’est-à-dire dès le moment de la collecte, comme en aval, au moment où l’on transfère la connaissance, par le biais des musées et des expositions qui se sont multipliées, et par le biais des services pédagogiques des archives, on ne se rend pas compte que pour faire tout ce travail, il faut des gens formés au plus haut niveau scientifique. La gestion des papiers n’est pas une gestion administrative, mais un travail extrêmement scientifique. Il faut donc former des personnels scientifiques en quantité suffisante et au plus haut niveau. À l’heure actuelle, pratiquement tous les Länder recrutent leurs conservateurs au niveau du doctorat.

Mme Marie-Louise Fort : J’ai un peu l’impression que nous nous trouvons dans la situation de l’arroseur arrosé. Nous étions partis dans les histoires mémorielles, et vous nous avez ramenés à des questions de moyens. Comme si vous vouliez nous dire : plutôt que de légiférer sur la mémoire, il vaudrait mieux que vous vous occupiez de gérer le présent et le futur. Finalement, vous n’avez pas tort d’attirer notre attention là-dessus.

Mme Anita Guerreau : Vous nous aviez demandé des préconisations très concrètes. En voilà.

Mme Catherine Coutelle, vice-présidente : Avant d’aborder le troisième sujet, je voudrais reprendre les propos d’un intervenant sur l’intérêt de montrer les archives aux plus jeunes. L’émotion de ces derniers face à des archives réelles est impressionnante. Il faudrait conserver une telle émotion, ce que peuvent justement favoriser les services éducatifs des archives.

M. Henry Rousso : Il me vient une idée, qui est déjà ancienne : dans les années quatre-vingt aux États-Unis, les historiens se sont trouvés devant une crise de vocations et un manque de moyens. Certains ont créé un mouvement qui a fait florès, la Public History, ou histoire dans le public, et qui peut se traduire aujourd’hui par la création de filières professionnelles de métiers de l’histoire, au service de musées, notamment locaux, de parcs nationaux, et de toutes structures ayant un lien avec le patrimoine. Toute une réflexion théorique et pratique s’est développée autour de ce thème. C’est peut être une piste. Vous pourriez encourager la création de diplômes ou de masters professionnels ayant à voir avec des métiers en rapport avec l’histoire, en dehors même de la formation des historiens, qui est déjà assurée.

Mme Catherine Coutelle, vice-présidente : Ce que vous dites est important, mais risque de nous faire dévier de notre dernier sujet. Nous n’allons donc pas poursuivre dans cette direction. Néanmoins, nous vous avons posé la question des débouchés pour les historiens. Il y en a un qui ne me semble pas assez développé en France : celui que constituent les entreprises. Contrairement à mon collègue, je ne parlerai pas de sciences molles mais de sciences humaines et historiques, qui peuvent se révéler très utiles dans le monde du capital.

Passons à notre troisième sujet. Certains ont parlé de l’histoire comme d’une passion française, d’autres comme d’une maladie nationale. On a évoqué le fait qu’au XIXe siècle, l’histoire était le creuset des identités nationales. Aujourd’hui, qu’attend donc la société des historiens ? Comment recevez-vous l’injonction du devoir de mémoire ? Notre société craint de perdre son passé. Ne pourrait-on pas transformer ce devoir de mémoire en devoir d’histoire ?

Dans ces conditions, quelle est la place de l’historien ? Celui-ci ne risque-t-il pas de payer pour sa recherche ou pour les péchés de son sujet ? Certains historiens, en effet, ont été identifiés à leurs recherches.

Vous sentez-vous utiles ? Vous sentez-vous considérés dans la société ? Vivez-vous la recherche historique comme victime d’un malaise ou au contraire en expansion ? Quel est le rôle de l’historien dans le débat public et dans le récit national ? Faut-il déconstruire les mythes fondateurs ? Comment rechercher une dimension européenne ?

Très concrètement, est-ce que vous vous adressez à des lecteurs généralistes, spécialisés ou à l’ensemble de la communauté nationale ? Vous avez commencé à nous dire que vous recherchiez un public plus large. Mais le trouvez-vous ? Certains historiens l’ont trouvé, par le biais des médias, et nous avons en tête quelques émissions. Aujourd’hui, cependant, s’il y a toujours un engouement pour l’histoire, il passe moins par les médias. Nous n’aborderons pas le sujet des programmes scolaires, qui feront l’objet d’une table ronde spécialisée. Est-ce que les élus locaux vous consultent pour les commémorations ? Avez-vous accès aux médias ? Et comment améliorer la diffusion de vos travaux à l’égard du grand public ?

M. Jean-Christian Petitfils : Je suis frappé par la rupture existant entre les générations. On pourrait même parler de fracture historienne, dont nous ne mesurons pas les conséquences. Je me base sur le niveau extrêmement bas des connaissances historiques de la jeunesse. Il est affligeant de regarder certains jeux télévisés : en histoire, on peut parler d’un niveau zéro !

Nous n’allons pas poser le problème de l’enseignement. Néanmoins, les historiens constatent que leur lectorat est âgé. Les visites de certaines classes aux archives sont remarquables pour sensibiliser les jeunes à l’histoire, mais je reste très inquiet devant cette fracture historienne. J’en viens à penser que dans les dix ou quinze ans qui viennent, la mémoire de la France s’en sera allée ! Rien de moins.

Mme Catherine Coutelle, vice-présidente : J’ai été dans l’enseignement de l’histoire jusqu’en 2003, et j’ai constaté que les enfants français sont, parmi les petits Européens, ceux qui ont le plus de temps pour l’enseignement de l’histoire à l’école. Je vous conseille malgré tout un reportage de 1960, que l’INA a conservé : on s’aperçoit que des élèves de Normandie n’avaient pas entendu parlé du débarquement, quinze ans après ! Faut-il pour autant emboucher les trompettes de l’Apocalypse ? J’ai un peu de mal à admettre les discours selon lesquels le passé était tellement plus beau.

M. Jean-Christian Petitfils : Je ne dis pas cela. Je me contente de pointer la faiblesse actuelle de l’enseignement de l’histoire. Les jeunes générations, attirées par les autres médias, ne s’intéressent plus tellement au passé.

Ma seconde observation portera sur les commémorations. J’ai vécu deux commémorations apaisées : le millénaire capétien, en 1987, et le bicentenaire de la Révolution, où l’on voyait se rencontrer la mémoire et l’histoire.

Le cafouillage de la commémoration d’Austerlitz me fait penser que depuis le bicentenaire, il s’était passé quelque chose : deux lois mémorielles ! C’est tout.

Mme Suzanne Citron : Le devoir de mémoire a été monté en épingle pendant la campagne électorale. Par ailleurs, était ressortie une mémoire de la Shoah, une mémoire juive. Cela a déclenché d’autres revendications mémorielles, dans la mesure où l’on était en présence d’occultations. En effet, lorsque l’on parle d’histoire de France, on continue à parler d’une histoire de l’État, qui se justifie en occultant l’autre ou en occultant ses propres crimes. Ces occultations ont été découvertes progressivement, à partir des années soixante-dix, et Paxton a joué un rôle très important en la matière : il y eut d’abord l’occultation de Vichy ; puis l’occultation de la torture en Algérie.

Je suis très bien placée, parce que pour moi, en raison de mon âge, la mémoire et l’histoire se superposent. Quand Jacques Chirac a parlé de la rafle du vélodrome d’hiver, je me suis souvenue que, le 17 juillet 1942, je m’étais cachée dans un appartement de Paris. Jacques Chirac ressuscitait l’histoire. Pour moi, c’était de la mémoire.

Ma démarche de déconstruction de l’histoire de France est liée à mon vécu de la guerre d’Algérie : j’ai fait partie de ces petites minorités qui arrivaient à être informées et qui distribuaient des tracts dans les gares de banlieue pour mettre au courant du fait que l’armée torturait en Algérie et qu’on censurait les gens qui en parlaient. Ainsi, dix ans à peine après la Gestapo, la République française continuait à torturer ! J’ai manifesté le 28 mai 1958 pour la défense de la République. Mais c’est à partir de ce moment-là que je me suis demandé quelle république je défendais.

Je rejoins donc Henry Rousso et je conteste la séparation qui est faite entre mémoire et histoire. Mon regard sur l’histoire ne se sépare pas d’un regard sur le vécu.

Mon livre « Le mythe national L’histoire de France en question », date de 1987. J’en ai fait paraître cette année une réédition actualisée, intitulée « L’histoire de France revisitée ». Dans la préface de 1987, je m’adressais aux historiens pour qu’on lance un débat sur le récit national, sa construction et surtout sur les mythes d’origine. Ce débat n’existait pas chez nous, alors que l’Allemagne s’interrogeait sur la période hitlérienne et qu’Israël débattait sur l’origine de son État, dont certains historiens avaient remis en question le mythe fondateur.

J’avais été professeur de lycée, puis maître-assistante. Après Le Mythe national, j’étais complètement libre de mes mouvements. Moi qui n’étais pas bretonne, ni alsacienne, ni occitane, j’ai été reçue en Bretagne, en Alsace et à Toulouse par des gens auxquels j’ai expliqué qu’ils avaient une histoire, qu’on leur avait cachée. Et j’ai essayé de leur dire pourquoi et comment.

En fait, mon appel n’a pas été entendu, en partie parce que l’Université est trop cloisonnée et que la sacro-sainte périodicité française gêne la recherche. Il y eut tout de même des débats historiographiques, dont ceux de 1989 sur la Révolution française, mais ils portaient sur un segment de l’histoire nationale et pas sur l’ensemble.

La médiatisation est très importante, le pouvoir éditorial également. Les « Lieux de mémoire » de Pierre Nora ont donné l’illusion qu’on écrivait une nouvelle histoire alors que cette entreprise éditoriale a finalement abouti à une patrimonialisation de l’histoire traditionnelle.

Pour faire écho à certains propos, je vous signale qu’en 1967-1968, j’étais professeur de lycée. J’ai fait des enquêtes de niveau de seconde, et constaté certaines ignorances. Mais on dramatise ces ignorances : ce n’est pas un problème d’enseignement de l’histoire, c’est un problème d’adéquation entre le regard sur le passé et le vécu des jeunes – ou des moins jeunes d’ailleurs.

Ce qui est dommage, en tout cas, c’est que le roman national continue à circuler. Quant à ceux qui interviennent dans les médias, ils ne sont pas sortis du récit scolaire de l’école élémentaire et continuent à véhiculer la construction historiographique du passé telle que le XIXe siècle l’avait fabriquée.

M. Olivier Pétré-Grenouilleau : Plutôt que d’occultations – qui renvoient à un acte volontaire – je parlerais de thèmes « moins abordés ». Dans les programmes scolaires, on parle peu d’histoire technique, d’histoire des religions, de l’histoire du monde entier avant la Révolution française. Les périodes anciennes sont traitées dans les petites classes et lorsque l’on aborde les « choses sérieuses », on s’intéresse à la période d’après 1789 ou d’après 1945. De nombreuses thématiques ne sont pas suffisamment étudiées comme l’histoire de l’Europe, qui n’est pas seulement l’histoire de la construction européenne, ou l’histoire du monde, car on vit dans un monde globalisé.

Les thématiques qui ne sont pas abordées ne renvoient pas forcément à des occultations. Elles renvoient à la manière dont les programmes officiels sont faits, dans la mesure où c’est à travers eux que l’on célèbre notre « roman national » et que l’on construit notre système démocratique.

Le niveau baisse-t-il ? Il me semble que nous avons de bons enseignements et de bons manuels scolaires. Ouvrez des manuels scolaires de collège ou de lycée : les questions coloniales occupent des chapitres entiers ; on y évoque les guerres de Vendée. Les avancées de la recherche savante se retrouvent dans les manuels, avec un certain décalage dans le temps ; il y a dix ou douze ans que sont apparues des éléments nouveaux relatifs à la construction de l’État nation à partir du Moyen-Âge, acquis des recherches des huit ou dix années précédentes. En revanche, si l’on veut que les élèves apprennent quelque chose, il ne faut pas abaisser le niveau de ce qu’on leur demande. Il y a une vingtaine d’années, on demandait aux lycéens une épreuve de dissertation et de commentaires de documents. Aujourd’hui, que leur demande-t-on lors de l’épreuve d’histoire ? De retrouver des informations dans un texte et de faire la preuve qu’ils sont capables de le comprendre. Et en première année d’université, il faut reprendre depuis le début la méthode du commentaire de documents.

Il ne faut donc accabler ni les enseignants ni les manuels scolaires, mais il faut demander un peu plus aux élèves et ne pas abaisser le niveau de l’évaluation. Évidemment et plus généralement, si l’on veut que tout le monde ait le bac et réussisse à l’université, on ne peut pas demander des choses très compliquées.

Je rejoins M. Rousso sur le fait qu’on a peut-être perdu beaucoup de temps avec ces questions relatives à la différence entre l’histoire et la mémoire, qui sont évidentes pour les historiens. Certes, il n’est pas inutile d’en débattre, mais les historiens ne sont pas à l’origine du temps qu’on a pu y passer.

Mme Catherine Coutelle, vice-présidente : Comment êtes-vous reçus comme historiens par le grand public ? Avez-vous l’impression d’être audibles ? Je me souviens de « Montaillou, village occitan », qui a fait l’objet d’un véritable engouement, même s’il a été vendu probablement à plus d’exemplaires qu’il n’a été lu. Ce fut malgré tout un succès de librairie exceptionnel – 500 000 exemplaires.

M. Henry Rousso : Dans les années 1970, l’intérêt du métier consistait précisément dans la visibilité de l’historien. Cette visibilité était bien sûr médiatique, mais elle se situait surtout dans un certain registre culturel : on admirait de grands historiens comme Le Roy-Ladurie, Georges Duby, etc. L’histoire était une préoccupation culturelle. Par la suite, dans les années 1980-90, avec l’émergence des débats autour de la Shoah, de Vichy, du colonialisme, plus généralement des débats sur les pages noires de l’histoire, les attentes à l’égard de l’histoire et donc de l’historien ont changé. On acheta alors les livres d’histoire pour des raisons d’angoisse personnelle, identitaires ou autres, liées à certains épisodes récents et faisant par ailleurs problème. La visibilité de l’historien changea de registre. Aujourd’hui l’historien, dans le débat public, se trouve confronté en permanence à d’autres paroles.

Je répondrai à Olivier Pétré-Grenouilleau que la séparation entre la mémoire et l’histoire est connue des historiens et que ce n’est pas eux qui l’ont livrée au débat public. Mais il me semble surtout regrettable d’accuser à ce point une telle différence. Et je rejoins là les propos de Suzanne Citron.

La première chose que l’on apprécie en histoire contemporaine, c’est la présence de témoins vivants. On est donc immédiatement confrontés à cette question de la mémoire. Dès lors qu’elle prend une tournure problématique, ce qui fut le cas dans les années 1990, la place de l’historien se modifie : il devient un expert. On en a une preuve éclatante avec l’appel aux historiens au moment des procès.

Aujourd’hui, le discours que les historiens peuvent véhiculer sur le plan culturel est un peu abandonné au profit du divertissement : il suffit de voir les grandes émissions que des chaînes publiques, pour ne pas citer France 3, font sur l’histoire, et à laquelle certains de mes collègues participent. C’est affligeant, mais cela plait au public.

J’en retiens personnellement que le discours que nous pouvons porter d’une histoire « savante » fondée sur une connaissance est de moins en moins audible, que ce soit auprès des journalistes ou des militants de la mémoire. Aujourd’hui, la légitimité d’un discours savant apparaît infiniment moins importante que la légitimité de revendications identitaires. D’où cette question, qui ne vaut pas que pour les historiens : quel est aujourd’hui le statut d’une parole savante dans une société démocratique et plurielle ?

Je crains une disparition relative de l’influence de la parole savante auprès du public et des politiques. On a envie que certaines prises de position concernant l’histoire soient un peu informées ou documentées. Mais, encore une fois, la question n’affecte pas tellement les historiens. Nous serons moins aimés ? Ce n’est pas grave. En revanche, elle intéresse la société tout entière.

Il y a une différence entre dire « nous devons commémorer un événement parce que c’est pour le bien social et que c’est notre vocation de politiques et de parlementaires de le faire », et dire : « nous donnons par la loi une interprétation de l’histoire, par exemple de l’histoire de l’esclavage. » Mais dénoncer la judiciarisation de l’histoire par les lois mémorielles après avoir accepté que des historiens aillent témoigner devant une cour d’assises me semble poser problème. La judiciarisation de l’histoire a commencé bien avant les lois mémorielles. Nous sommes tous entrés dans une vision juridique de l’histoire, dans une vision où l’interprétation de l’histoire passe par des catégories juridiques. Le cas le plus emblématique est celui du crime contre l’humanité et du génocide. Les lois mémorielles n’ont fait que durcir un processus qui avait commencé ailleurs, et qui était précisément lié à la question du devoir de mémoire.

Mme Anita Guerreau : Ce qu’a dit Henry Rousso est essentiel. Le statut de l’historien dans la société actuelle, c’est le statut que la société actuelle fait globalement à la parole savante, et qu’on pourrait appeler aussi la connaissance.

Les historiens sont sommés d’agir en experts, quel que soit leur domaine. Mais on ne leur donne même pas la possibilité de s’expliquer. En outre, ils doivent dire le vrai et le faux. Or les processus scientifiques ne sont pas une question de vrai et de faux : c’est une question d’approximation, de long temps de maturation, de retours en arrière et de questionnements.

Comment réagir à cette situation ? Par l’école, par exemple. Mais quelles sont les finalités de l’école ? Parmi ces finalités, il y a la formation des jeunes enfants ou des jeunes gens. Il s’agit de leur donner des armes pour affronter les situations sociales dans lesquelles ils vont se trouver, tant au plan individuel qu’au plan collectif. Nous devons donc être extrêmement soucieux de la formation citoyenne, qui se dispense à l’école, et pas plus tard. Or, comme le dit Mme Citron, on y enseigne encore le modèle fabriqué par la IIIe République qui est la justification, la légitimation idéologique et sociale de l’État nation. Est-il bien raisonnable de continuer à considérer qu’en donnant ces armes-là aux enfants et aux jeunes, ils vont pouvoir affronter la société actuelle, qui est complètement sortie de ce cadre-là ?

Il faut vraiment repenser la formation qui est dispensée. Car elle est indissociable de la capacité de nos concitoyens à avoir une appréhension un tant soit peu rationnelle de leur passé. L’histoire est une science comme les autres. Elle participe aussi d’une formation qui manque cruellement, dans l’ensemble, aux citoyens français : savoir ce que c’est qu’une procédure scientifique.

J’en reviens à la question du vrai et du faux : un journaliste vous met un micro devant la bouche, vous laisse trois secondes ou trois minutes pour que vous disiez : c’est cela ou ce n’est pas cela. C’est une attitude générale, qui est très grave, qu’on observe dans tous les domaines. La demande sociale est une demande profondément erronée, qui ne permet pas de comprendre ce qui se passe. Le citoyen voudrait qu’on réponde immédiatement à toutes ses interrogations. Or ce n’est pas possible. C’est là encore une question de formation.

Mme Citron a ouvert des pistes intéressantes. Il faut modifier le modèle que l’on enseigne et, dans le strict domaine historique, modifier le contenu que l’on enseigne pour prendre en compte le monde très large dans lequel vont vivre les jeunes gens. L’histoire est par ailleurs une discipline qui permet d’apprendre ce qu’est le doute critique, le doute systématique, l’approche rationnelle des phénomènes quels qu’ils soient. On peut alors espérer – même si je ne l’espère pas trop – une transformation des débats dont on parle.

Mme Catherine Coutelle, vice-présidente : Monsieur Pétré-Grenouilleau, votre cas a été souvent évoqué dans nos instances. Vous êtes directement concerné par la loi mémorielle, dite « loi « Taubira » », en raison d’une plainte du collectif des Antillais, Guyanais et Réunionnais déposée contre vous pour négation d’un crime contre l’humanité dans votre livre sur la traite négrière. Nous nous interrogeons sur la relation entre l’historien et la loi, sur la place de l’histoire savante et sur la liberté que doit avoir l’historien d’aborder tout sujet. C’est à la communauté des historiens de critiquer éventuellement certaines positions. Nous aimerions vous entendre sur votre travail de thèse et sur les problèmes juridiques que vous avez rencontrés à cette occasion.

M. Olivier Pétré-Grenouilleau : Vous avez parlé d’une plainte. Il y en eut en fait trois, sans compter les tombereaux de propos orduriers sur Internet, les incitations à porter atteinte à l’intégrité physique des personnes, les menaces ou les pressions pour qu’il n’y ait pas de réunions publiques, etc. Évidemment, tout cela n’est pas propice à l’exercice serein du travail de l’historien.

L’idée à l’origine de la loi ne pose évidemment aucun problème. Que la traite soit une abomination est une évidence pour tout le monde. Mais la loi ne dit pas cela et si elle a été instrumentalisée, c’est parce qu’elle s’y prêtait. Lorsqu’une loi a pour objectif de stigmatiser un crime contre l’humanité et qu’elle opère finalement un choix parmi ces différents crimes, en mentionnant une traite et pas les autres, forcément il y a des gens pour dire : la loi ne mentionne que cette traite, vous parlez d’autres traites, donc vous êtes hors la loi. Il s’agit évidemment d’une instrumentalisation de la loi, mais cette instrumentalisation est permise par la loi elle-même. Il est dommage que Mme Taubira ne soit pas là. Lorsque la personne qui est à l’origine de la loi laisse planer le doute par ses déclarations et encourage quelque peu ce genre de réactions, ce n’est pas non plus très bon.

Il n’y a pas que ce que la loi dit et ce qu’elle oublie. Il y a aussi le fait que la loi a donné des pouvoirs considérables aux associations de descendants d’esclaves pour se porter en justice, à partir du moment où l’on peut estimer que la dignité des ancêtres est menacée. Alors, tout est possible : un romancier, un cinéaste qui fait un film sur l’esclavage et qui montrerait un esclave qui aiderait son maître à fuir lors d’une révolte – et de tels cas ont été avérés – pourrait être traîné devant les tribunaux parce qu’il donnerait une mauvaise image des ancêtres esclaves.

On m’a opposé qu’il était pratiquement hors la loi d’expliquer l’abolition de l’esclavage par des motifs autres que la résistance des esclaves. La résistance a joué un rôle, mais un rôle parmi d’autres. Si l’on se limite à cela, cela signifie que la recherche internationale menée depuis quarante ans sur le sujet, pour ne parler que de ce qui se fait à l’étranger, doit être aujourd’hui brûlée.

Encore une fois, si les lois dites mémorielles se prêtent à une instrumentalisation, c’est parce qu’elles sont mémorielles, c’est parce qu’elles portent sur des représentations de l’histoire. Je me réfère à ce que disait tout à l’heure M. Vanneste. Si l’on considère que la mémoire existe en tant que telle, qu’il suffit de la déterrer et de l’ériger en vérité universelle, il est évident que l’histoire n’a plus son mot à dire.

Mme Marie-Louise Fort : Je regrette moi aussi que Mme Taubira ne soit pas là, d’autant qu’elle fait partie de notre mission.

Je suis de la génération post soixante-huitarde. Ma collègue, pour avoir été dans l’éducation nationale, défend la façon que l’on a d’éduquer les enfants. Je remarque que jusqu’à une période relativement récente, vingt ou trente ans, il n’y avait pas beaucoup de moyens pour distiller le savoir : les livres, l’école, la famille et l’environnement. Maintenant, il y a tout ce qui est télévisuel et médiatique. Est-ce que nos enfants manqueraient de matière ? Ils me semblent surtout atteints du syndrome de zapping. On ne leur a pas appris à utiliser les instruments extraordinaires qui sont à notre disposition, à commencer par Internet. C’est plutôt dans ce sens que nous devrions agir.

J’ai l’impression que nous n’avons pas gagné, au fil de toutes ces années, en matière de liberté. Celle-ci a été grignotée, petit à petit, par une sorte de médiatisation de l’instant, qui fait que l’on peut sortir de son contexte un de vos propos et que vous vous retrouvez mis à l’index. Cela est valable pour les politiques comme pour les historiens.

Je vous pose donc la question : vous sentez-vous libres ? Libres dans votre travail, libres d’exposer les conclusions auxquelles vous êtes parvenus ?

M. Gilles Morin : S’agissant de la recherche, globalement, nous sommes assez libres, en tout cas dans nos milieux. À l’extérieur, nous pouvons être menacés. M. Pétré-Grenouilleau en est une preuve, même si son affaire relève de l’exception. Malheureusement, cette exception se répercute vers le bas. Je suis moi-même enseignant dans le secondaire. J’ai de nombreux amis formateurs en Institut universitaire de formation des maîtres (IUFM) qui constatent, dès la première fois où ils vont inspecter de très jeunes collègues, la difficulté qu’ont ceux-ci à faire passer certains cours, sur la Shoah, sur l’esclavage, etc. du fait de l’existence d’un négationnisme de base extrêmement prenant, qui amène à se demander ce que l’on peut encore dire.

Nous nous interrogeons depuis le début sur la médiation. Nous avons une histoire savante. Comment contribuer à diffuser l’histoire ? On a évoqué les différents niveaux d’histoire. On a peu évoqué le niveau de l’enseignement. Or il me semble qu’il y a un vrai problème de communication entre l’histoire savante et l’histoire dans le secondaire. Il y a peu de stages, peu de formation continue. Le niveau et les thèmes des PAF ou programmes académiques de formation sont tels qu’ils n’assurent pas de réelle formation permanente. Certains enseignants ne savent rien de ce qui a pu se passer depuis leur formation initiale, sauf s’ils ont eux-mêmes acheté des livres, suivi des émissions très spécialisées, par exemple sur Arte. Mais c’est tout. Un des rôles du Parlement pourrait consister à favoriser la formation permanente des enseignants en histoire.

Par ailleurs, ne pourrait-on pas envisager d’accompagner les commémorations d’un véritable travail scientifique ? La commémoration des évènements de 68, qui n’était pas une commémoration officielle, a donné lieu à une importante production. Même si cette production n’était pas toujours de qualité, une telle démarche peut être utile. On pourrait, autour de ce genre de journées, faciliter des recherches ou la tenue de colloques. Ce serait un moyen de créer des échanges entre ce qui a été fait d’un point de vue savant, le grand public, les enseignants du secondaire et nos chères têtes blondes.

Mme Catherine Coutelle, vice-présidente : C’est une très bonne idée.

M. Hervé Lemoine : Poser la question de la place de l’historien dans la société revient à poser celle de la place de l’histoire dans la société. Et l’on ne peut pas dire que le système de médiatisation est le seul responsable de la difficulté d’appropriation de l’histoire par les citoyens. La déconstruction du roman national n’a pas été si mal menée que cela, malgré certaines images qui demeurent. Cette déconstruction est déjà bien avancée, mais on l’a peut-être menée à l’extrême. Et je crains qu’à une vulgate qui était celle du roman national n’ait succédé une autre vulgate qui serait celle des histoires, des peuples, et des langues des France – pour être politiquement correct, on ne devrait donc plus parler d’histoire de France. Cette déconstruction de notre roman national ne favorise pas la médiation que nous souhaitons. Nous avons donc des efforts à faire en ce domaine et il me semble qu’il faudrait donner aux grands établissements culturels les moyens de remplir ce rôle.

M. Frédéric Guelton : Je me souviens d’une définition du travail de l’historien par Cicéron : ne rien oser dire de faux et oser dire tout ce qui est vrai. Voilà là où les historiens peuvent avoir besoin du Parlement : il serait bon que la loi permette de dire tout ce qui est vrai.

Mme Martine de Boisdeffre : Je voudrais évoquer le cas exemplaire du manuel d’histoire franco-allemand, qui a démarré à partir d’une volonté politique au plus haut niveau, et qui aboutit à un ouvrage remarquable – malgré les problèmes que les historiens ont pu rencontrer. Ce manuel sert un peu de modèle à d’autres pays.

Nous essayons par ailleurs de mener des opérations bilatérales : par exemple, un guide des sources de l’histoire de la France dans les archives de Pologne, un guide de l’histoire de la Pologne dans les archives de France. Ces opérations, basées sur une volonté d’histoire partagée, sont utiles, et elles le sont à tous les niveaux, notamment celui de l’enseignement.

Les pôles nationaux de ressources, ou PNR, visent à compléter la formation délivrée dans les IUFM. Nous nous sommes engagés dans un PNR dont l’objectif est d’expliquer aux enseignants l’usage qu’ils peuvent faire des archives. Les PNR sont de très bons instruments, qui ne sont pas assez utilisés.

Vous nous avez demandé si les élus nous sollicitaient pour les commémorations. Dans le cadre de notre brochure « les célébrations nationales », nous retenons les anniversaires sur la base de ce qui est conçu, pensé par le Haut comité regroupant des historiens, des spécialistes d’histoire de l’art et des compétences très variées. Mais nous sommes également très souvent saisis par des élus mettant en avant tel ou tel évènement – que nous ne retenons d’ailleurs pas systématiquement.

Il faut se situer à la fois sur le terrain de la culture savante et de la culture populaire. Pour faire passer les messages, il faut que les deux communiquent. Il ne faut pas donner l’impression que la parole savante est totalement dissociée de la parole populaire. En 2003, nous avions associé deux tours de France : celui de Mérimée et le tour de France. Dans certaines villes qui avaient accueilli à la fois Mérimée il y a quelques années et qui accueillaient le tour de France cette année-là, des expositions, même très simples, avaient été organisées autour des deux évènements.

M. Henry Rousso : Je voudrais répondre à Mme Fort, qui a posé une question saisissante et de façon abrupte : sommes-nous libres ? Gilles Morin l’a dit, nous sommes en effet libres dans nos recherches. Dans l’accès aux archives, un peu moins. Dans la diffusion des connaissances, oui. En revanche, s’agissant de la communication, des médias, de l’insertion ou de l’accès dans le débat public, ce n’est plus le cas. Certes, nous sommes totalement libres d’aller où nous voulons et de dire ce que nous voulons, mais nous sommes aussi libres d’en payer le prix. L’exemple d’Olivier Pétré-Grenouilleau est extrême, mais je peux en citer beaucoup d’autres. Ce n’est pas qu’un privilège français, même dans les pays démocratiques.

Le risque n’est pas de sombrer dans une sorte d’obscurantisme, mais que la parole savante se réfugie dans sa tour d’ivoire. Si vous travaillez sur l’histoire de la Résistance et que vous n’êtes pas « politiquement correct », que vous avez à faire à une figure de la Résistance qui n’a pas fait tout ce qu’on a dit qu’elle a fait, si vous intervenez dans le débat public, vous pouvez « en prendre plein la figure », sans que votre statut soit respecté pour autant. Pourquoi donc aller prendre des coups ?

Pour être franc, il existe une inégalité de situation entre ceux qui ont accès aux médias, la capacité d’intervenir et d’affronter ce genre de situations, et les autres. En toute immodestie, je fais partie des premiers parce que cela fait longtemps que j’exerce ce métier. Mais je sais très bien que pour des gens plus jeunes, qui sont en situation de carrière montante et qui doivent faire attention à ce qu’ils disent et ce qu’ils font, le problème se pose. Nous sommes donc un tout petit peu moins libres qu’auparavant. Et je terminerai en disant que je ne pense pas que les lois mémorielles aient accru notre marge de manœuvre et notre liberté.

Mme Marie-Louise Fort : Merci de votre réponse. Je reconnais que ma question était un peu provocatrice, mais vous avez exposé votre point de vue et nous pourrons en tenir compte.

Mme Catherine Coutelle, vice-présidente : Chère collègue, vous avez justement abordé le thème de la table ronde de la semaine prochaine, qui sera : « les initiatives mémorielles risquent-elles de créer une censure déguisée ? ».

Mesdames et messieurs, je vous remercie de votre longue participation à cette séance. Si vous souhaitez nous envoyer des contributions écrites supplémentaires, nous les joindrons à nos travaux. Nous devrions conclure au mois d’octobre ce débat, dont vous avez bien senti la complexité.

Table ronde sur « Les questions mémorielles et la liberté d’expression »

(Extrait du procès verbal du mardi 15 juillet 2008)

Présidence de M. Guy Geoffroy, vice-président

La mission d’information sur les questions mémorielles a organisé une table ronde sur le thème « Questions mémorielles et liberté d’expression » avec les invités suivants : M. Olivier Cazenave, directeur de la Documentation française, M. Emmanuel Hoog, président de l’Institut national de l’audiovisuel, Mme Christine de Mazières, déléguée générale du Syndicat national de l’Édition, Mme Dominique Missika, historienne, éditrice et productrice d’émission sur France Culture, Me Bruno Ryterband, avocat spécialisé en droit de l’édition et des médias, M. Jacques Semelin, historien et politologue, directeur de recherche au CERI-CNRS, directeur du projet international de l’encyclopédie en ligne sur les violences de masse.

M. Guy Geoffroy, vice-président de la mission d’information : Avant de commencer nos travaux, je tiens à saluer la mémoire de M. Bronislaw Geremek, décédé accidentellement avant-hier, dimanche 13 juillet. Notre mission d’information l’avait entendu le 24 juin en sa qualité d’historien, certes, mais également en tant que député européen et acteur politique majeur de la Pologne moderne. Le message humaniste qu’il nous a laissé demeurera un moment fort de nos réflexions. Il avait en particulier insisté sur le « défi » que représente la construction d’une histoire européenne, « le dernier grand rêve du XXème siècle », et il avait appelé de ses vœux « la réunification des mémoires » divisées par le Rideau de fer. S’il avait cité Paul Valéry, selon lequel l’Histoire est « le poison le plus nuisible que la chimie de l’intellect humain ait inventé », il avait également déclaré qu’elle pouvait être aussi pour les hommes une manière « d’exister en diversité ».

Après avoir auditionné une douzaine d’historiens et d’intellectuels, nous avons ouvert mardi dernier un cycle de tables rondes afin de déterminer la façon dont nous pourrions formuler des préconisations précises à l’automne prochain. Je rappelle que cette mission a été créée par la conférence des présidents de l'Assemblée nationale à l’initiative de son président, M. Bernard Accoyer – qui vous prie de bien vouloir excuser son absence aujourd’hui. Au cours de la première table ronde sur la recherche historique, nos invités ont expliqué comment travaillent les historiens, quels sont leurs moyens et leurs motivations. Ils ont également évoqué leur rôle social et les difficultés auxquelles ils se heurtent. À cette occasion, nous avons déjà abordé le thème de la liberté d’expression que nous allons maintenant approfondir : les initiatives mémorielles, en effet, ne risquent-elles pas de créer une censure déguisée pour ceux qui concourent à la diffusion des travaux historiques ? Lorsque l’histoire quitte les cénacles de la recherche pour atteindre un public plus large et devenir un enjeu du débat public, l’intervention des politiques est certes inévitable mais sa légitimité n’en est pas moins parfois contestée. Qu’il s’agisse de livres, de produits audiovisuels ou de contenus diffusés sur Internet, existe-t-il un risque de censure, voire, d’autocensure, en raison des lois mémorielles – sachant que celles-ci peuvent conduire devant les tribunaux ? Les polémiques sur l’interprétation des faits historiques sont-elles dommageables en tant que ferment de dissension ou, au contraire, souhaitables comme toute forme de débat ? Enfin, de quelle manière les pouvoirs publics, à travers leurs actions éditoriales, peuvent-ils procéder à des commémorations sans imposer une interprétation historique univoque ? Je précise à ce propos qu’une table ronde spécifique sur le « processus commémoratif » sera organisée le 30 septembre prochain.

Nous sommes heureux, aujourd’hui, d’accueillir les représentants de toutes les professions qui concourent à diffuser les travaux historiques dans le grand public : éditeurs privés et publics, producteurs, sans oublier un de leurs avocats puisque le contentieux est souvent au centre de ces questions. Je vous remercie donc tous pour votre présence.

Me Bruno Ryterband : Nous sommes confrontés à un double paradoxe : d’une part, le régime de liberté dans lequel nous vivons nous invite à réfléchir sur la censure, d’autre part, loi « Gayssot » ou non, des décisions de justice sont maintenant rendues en matière historique, alors que le juge, selon une jurisprudence ancienne, n’a pas à se prononcer sur l’histoire comme l’attestent l’arrêt Branly de 1951 mais également, depuis beaucoup plus longtemps, un arrêt de la Cour de Paris du 26 avril 1865 selon lequel, lorsque l’historien « rencontre un point obscur ou diversement raconté par les relations du temps », il doit « rapporter les différentes versions auxquelles il a donné lieu » tout en choisissant « avec impartialité celle qui lui paraît la plus sûre. Si ce point vient à soulever une controverse, ce n’est pas devant les tribunaux qu’elle peut trouver ses juges ». Plusieurs affaires récentes témoignent de ce paradoxe : poursuites engagées par un certain nombre d’associations antiracistes, dans les années quatre-vingt, contre Robert Faurisson et condamnation de ce dernier confirmée par la Cour d’appel en 1983 ; déboutement, en mai 2007, de la demande de Robert Faurisson visant à faire condamner Robert Badinter pour diffamation après que ce dernier l’eut traité de « faussaire de l’histoire » à l’occasion d’une émission d’Arte. Cette dernière affaire témoigne d’une certaine évolution dans le rôle du juge par rapport à l’histoire. En effet, à côté de la jurisprudence selon laquelle le juge doit rester en retrait de l’histoire, il y a le cas où le juge est empêché d’aborder la question de la vérité historique en raison des règles de procédure. Ainsi, dans l’affaire en cause, le juge a débouté le demandeur au bénéfice de la bonne foi de la partie adverse, après avoir du écarter le débat sur la preuve historique parce qu’en matière de diffamation, les règles restrictives de procédure rendent irrecevables la preuve de la vérité pour les faits antérieurs de plus de dix ans à la publication des faits incriminés.

Les choses pourraient cependant évoluer car depuis la décision du 7 novembre 2006 rendue par la Cour européenne des droits de l’homme dans l’« affaire Noël Mamère contre la France », le rapport de la preuve de la vérité des faits – que la décision a légitimé – permet aujourd’hui d’engager pleinement des débats historiques à l’occasion des contentieux.

M. Jacques Semelin : Sous la présidence et le haut parrainage de Simone Veil et de Esther Mujawayo, rescapée du génocide rwandais, Sciences-Po a lancé le 3 avril dernier une encyclopédie électronique des violences de masse, www.massviolence.org, projet unique en son genre sur le plan international puisqu’il n’existait pas jusqu’ici de base de données et d’analyse rassemblant l’ensemble des connaissances dont nous disposons sur ces violences – massacres, génocides ou « nettoyages » ethniques. Il s’agit d’une nouvelle publication scientifique en ligne liée, en l’occurrence, à mon travail de chercheur mais à laquelle collaborent des collègues francophones réunis autour d’une même éthique de la connaissance. Certes, nous voulons modestement contribuer à prévenir ce type de crimes mais nous veillons surtout à diffuser le savoir dont nous disposons en la matière. Outre Sciences-Po, le CNRS, la Fondation pour la mémoire de la Shoah et le Mémorial de Caen soutiennent ce projet, de même que le prestigieux Institut de recherche en sciences sociales de Hambourg. Le premier jour de la mise en ligne, 20 000 internautes de 118 pays se sont connectés, y compris en Chine, en Russie et en Afrique.

Ce site a pour but de produire des connaissances fiables qui soient utiles non seulement aux étudiants mais également aux politiques, aux juristes, aux ONG et aux différents experts. Quatre années de travail ont été nécessaires à sa réalisation.

Nous avons voulu éviter le terme de « génocide » car si sa pertinence juridique ne fait aucun doute, il fait aussi l’objet de nombreuses tentatives d’instrumentalisation militantes, communautaires, activistes ; à cela s’ajoute que les chercheurs en sciences sociales ne s’entendent pas sur une définition commune ; la notion de « violence de masse » nous a donc semblé plus neutre et plus générale. Nous avons également été confrontés à la question très délicate de la « hiérarchisation des massacres » dans le cadre désormais bien connu de la concurrence victimaire des mémoires. C’est un problème d’autant plus grave que le nombre des victimes suscite souvent des controverses. Nous avons essayé de résoudre ces difficultés à travers une approche géographique de chaque cas.

Le comité de pilotage de ce projet ne s’est jamais interrogé sur l’incidence des lois mémorielles sur la recherche. S’il n’est évidemment pas question de nier la Shoah ou le génocide des Arméniens, il n’est pas exclu qu’à l’avenir des débats aient lieu à partir de nouvelles expériences historiques mais notre projet n’a pas pour but de dire ce qu’il faut ou faudra penser : il vise à favoriser le débat autour de tous les travaux scientifiques. Au fond, nous voulons remplir un « service public universel » auprès du plus grand nombre.

Enfin, ce projet met en jeu la notion de « mémoire » puisqu’il est fondé sur le souvenir des morts. Loin de juger pour condamner, il s’agit avant tout pour nous de comprendre afin d’œuvrer à la pacification des mémoires. Michel de Certeau n’écrivait-il pas : « L’écriture historique vise à calmer les morts qui hantent le présent et à leur offrir des tombeaux scripturaires » ?

M. Olivier Cazanave : Les lois formulant une vérité d’État officielle contre laquelle il est impossible d’aller, le risque d’autocensure est grand pour les historiens et les éditeurs, sauf à verser dans la pensée unique obligatoire. La sagesse voudrait pourtant que la mémoire fasse l’objet de débats ouverts et contradictoires. La liberté d’expression et la mémoire se nourrissent l’une l’autre !

M. Christian Vanneste : La censure peut certes s’appuyer sur des lois mais elle est extrêmement rare. En est-il en revanche de même s’agissant de l’autocensure ? En effet, dès lors qu’il existe un discours officiel sur l’histoire, n’y a-t-il pas une histoire officielle et cette dernière n’implique-t-elle pas de facto l’autocensure de ceux qui n’y adhèrent pas ? Enfin, la rétention de l’information ne touche-t-elle pas autant l’historien que l’éditeur ?

Mme Dominique Missika : Si l’histoire officielle n’existe pas, nous disposons néanmoins d’une histoire « aboutie » dans plusieurs domaines, ce qui n’empêche nullement les historiens de briser le politiquement correct. Robert Paxton n’a-t-il pas montré que le gouvernement de Vichy avait non seulement obéi à l’occupant mais qu’il avait devancé ses désirs sur un certain nombre de points ? Le discours est donc libre et la langue de bois n’a pas lieu d’être. Imaginons qu’un parlementaire, en revanche, tienne à ce que la croisade contre les Albigeois soit qualifiée de crime contre l’humanité. Un « historien » qui s’efforcerait de défendre un tel point de vue tendrait par exemple à faire condamner l’action de Blanche de Castille et de Simon de Montfort mais cela n’en resterait pas moins une aberration : outre que cette « thèse » serait historiquement insoutenable, elle témoignerait de cette maladie qu’est l’anachronisme, laquelle affecte toujours les mauvais historiens et les mauvaises publications.

Je ne nierai pas l’évidence : les éditeurs veulent vendre leurs livres. J’ai moi-même édité chez Robert Laffont Les Tabous de l’histoire de Marc Ferro en sachant que la polémique et la controverse sont parfois nécessaires au succès éditorial. Nous n’avons donc pas peur de la censure même si l’affaire Pétré-Grenouilleau a montré qu’elle était un réel danger. S’en prémunir passe par le maintien de la distinction entre l’histoire et la mémoire dont Marc Bloch a dit que la première vise à expliquer et la seconde à se souvenir.

Par ailleurs, je déteste la formule encombrante et stéréotypée de « devoir de mémoire » : cette injonction moralisatrice brouille les esprits. Avec M. Emmanuel Hoog, j’ai travaillé à l’enregistrement de 110 témoignages de déportés et de fils de déportés ; j’ai également produit pour La Chaîne Histoire et France Culture les procès Touvier, Barbie et Papon. Je sais donc combien il importe d’être à l’écoute des associations et de tous ceux qui ont souffert mais je sais aussi que face à un surcroît potentiel de pathos, seul le travail scientifique permet de répondre aux exigences légitimes des victimes.

Mme Catherine Coutelle : Robert Paxton est un bel exemple d’historien étranger travaillant sur un sujet national français. Est-ce en raison des difficultés éprouvées par les chercheurs français en la matière ? L’autocensure est-elle en cause ? Est-ce le fait des éditeurs ? Enfin, la formule « devoir d’histoire » me semble préférable à celle de « devoir de mémoire ».

M. Jacques Semelin : C’est en l’occurrence un historien étranger qui a en effet apporté un regard nouveau sur notre histoire mais cela ne s’explique pas tant par une question d’autocensure que par un contexte général : les historiens sont tributaires de leur époque et des catégories nationales de la mémoire en vigueur. Envisage-t-on aujourd’hui que des historiens croates, serbes et bosniaques puissent écrire ensemble une histoire de l’ex-Yougoslavie ? Non ! Cela pourrait en revanche échoir à un historien d’une autre nationalité.

Enfin, comme Dominique Missika, je n’apprécie guère la notion de « devoir de mémoire » et je lui préfère, à l’instar de Paul Ricoeur, celle de « travail de mémoire ».

M. Emmanuel Hoog : Nous n’avons jamais connu une capacité de production mémorielle aussi puissante, notamment grâce aux nouvelles technologies. Le concept de mémoire « explose » dès lors que tout peut être conservé et que la société vit avec angoisse l’éventualité d’une perte. Un médiéviste qui veut reconstituer l’histoire de Paris au XIIIème siècle ne dispose que de quelques traces mais l’historien qui voudra raconter l’histoire de la Ville Lumière au XXIème siècle disposera de quantités de documents – le rapport est d’environ de un à un million. Comment, en outre, médiatiser la rencontre entre l’offre mémorielle et les internautes, en particulier les plus jeunes ? Par ailleurs, il est notable que la censure fonctionne à travers les moteurs de recherches en fonction de la possibilité ou non, pour un responsable de site, d’acheter des mots clés qui référenceront prioritairement ou non telle ou telle information : le marché impose sa loi. Enfin, si nous connaissons les labels de certification qui régissent le savoir et les conventions dans la société, il n’en est absolument pas de même sur Internet. Comment, dès lors, organiser la hiérarchie des connaissances et des références ? Quelle autorité légitimera tel ou tel savoir ?

M. Guy Geofrroy, vice-président : Renoncer au terme de « génocide » pour lui substituer celui de « violence de masse » ne constitue-t-il pas déjà une autocensure ? Par ailleurs, la décision cadre du conseil européen d’avril 2007 visant à sanctionner le racisme et la xénophobie accroît-elle le risque d’une « gayssotisation » de l’histoire à l’échelon européen ?

M. Jacques Semelin : Depuis des années, j’ai l’impression de manipuler de la dynamite et mon principal souci est d’éviter quelle m’explose à la figure. J’ai utilisé la notion de génocide dans mes travaux personnels mais sa situation, entre norme et analyse ou droit et histoire, la rend problématique. C’est donc par précaution que nous ne l’avons pas intégrée dans le titre du site, même si elle figure à de nombreuses reprises en son sein.

En outre, hors l’habituelle évaluation des contributions, nous donnons à nos auteurs un certain nombre de recommandations méthodologiques très précises dont le respect conditionne la publication. Ce site, par ailleurs, s’inscrit dans le cadre juridique de l’autorisation de publication dont le directeur de Sciences-Po, M. Richard Descoings, est l’administrateur.

Enfin, si la directive européenne n’a à ce jour suscité aucune difficulté particulière, nous ne pouvons savoir en l’état s’il en sera de même à l’avenir.

Me Bruno Ryterband : Outre qu’il importe de ne pas confondre les normes déclaratives – lois de 2001 et de 2005 – et législatives – loi « Gayssot » –, il ne me semble pas pertinent d’évoquer une « gayssotisation » sur le plan européen ou français. Cette loi dispose que seront punis ceux qui auront contesté l’existence d’un ou plusieurs crimes contre l’humanité tels que définis par le tribunal militaire international de Nuremberg. Il s’agit en l’occurrence d’une définition très restrictive de ces crimes qui s’inscrit dans le cadre des difficultés juridiques spécifiques de la France à un moment donné de son histoire : comment, en effet, condamner juridiquement les fameux « 60 mots » de la phrase raciste et négationniste de Robert Faurisson selon lesquels « les prétendues chambres à gaz hitlériennes et le prétendu génocide des Juifs forment un seul et même mensonge qui a permis une gigantesque escroquerie politico-financière dont les principaux bénéficiaires sont l'État d'Israël d'une part et le sionisme international d'autre part, et les principales victimes le peuple allemand, mais non pas ses dirigeants, et le peuple palestinien tout entier » ? Le politique, en l’occurrence, a respecté la réserve des juges et est intervenu afin de sanctionner des propos racistes sous le couvert de considérations apparemment historiques. La « décision Mamère » et une distinction aisée entre l’histoire et l’incitation à la haine raciale interdisent me semble-t-il de craindre une éventuelle « gayssotisation ».

La directive de l’Union européenne consacrée à la lutte contre le racisme constitue quant à elle une norme satisfaisante permettant de protéger la mémoire.

J’ai par ailleurs été très sensible à l’argumentation de M. Hoog. Le « devoir de mémoire » ne relève pas seulement de la conservation des données historiques : il concerne également la nécessaire hiérarchisation des événements et le respect de la vérité historique. L’essentiel est de déterminer les valeurs essentielles et donc constitutionnelles que nous souhaitons défendre sur un plan national, européen et mondial.

Mme George Pau-Langevin : Il est intéressant de noter que, selon les historiens ou les journalistes, notre société ne brime en rien la recherche et les publications : M. Vanneste n’a donc plus lieu de craindre quoi que ce soit sur ce plan-là. Néanmoins, la masse des informations et des opinions, aujourd’hui considérable, doit en effet nous inciter à déterminer des critères afin de séparer le bon grain de l’ivraie, ce qui implique la mise en place de normes et d’une hiérarchisation. L’essentiel, au demeurant, est d’exposer clairement notre idéal social – au besoin par la loi – qui, en l’occurrence, condamne fermement le racisme, le sexisme et l’homophobie. Il en va de même s’agissant de l’Europe : un certain nombre d’opinions n’ont pas droit de cité dans la nomenclature européenne des valeurs – je pense notamment à tout ce qui pourrait relever de la discrimination. Ne sont-ce pas les lois, les normes et les commémorations qui permettent de mieux cerner tout cela ? Faute de leur appui, comment procéder ?

M. Alain Néri : Il ne faut pas confondre l’histoire – qui doit être écrite par les historiens, non par les politiques– et la mémoire. En la matière, je crains une utilisation communautariste passionnelle et abusive de l’histoire : génocides arménien, ukrainien… Et demain ? Chaque souffrance est certes respectable mais au train où nous allons, pourquoi ne pas nous interroger sur le génocide des Gaulois par les Romains ? C’est certes à partir de nos valeurs communes humanistes que nous devons juger certains faits mais toute la difficulté est de savoir quand la loi doit y contribuer. Par ailleurs, les médias attisent parfois les passions en fonction des modes en vigueur : pendant longtemps, ce fut ainsi le silence sur les souffrances endurées par les Palestiniens dans les camps ; que dire des actes commis pendant l’Inquisition ? C’est parce que les nouvelles technologies concourent également à faire prendre pour argent comptant un certain nombre d’aberrations que les différents spécialistes que nous avons auditionnés doivent nous aider à y voir un peu plus clair !

Enfin, les Américains sont à l’origine du procès de Nuremberg mais que se passe-t-il, aujourd’hui, à Guantanamo ? Des personnes sont détenues au secret, sans aucun droit et parfois, de plus, dans des prisons secrètes au cœur même de la vieille Europe. Tout cela doit aussi nous interpeller.

M. Jacques Semelin : C’est précisément parce qu’on trouve n’importe quoi sur Internet que nous avons voulu lancer notre projet. Nous l’avons fait au nom d’une certaine responsabilité éthique et scientifique.

Des auteurs pensent, comme vous l’avez indiqué, monsieur Néri, que les Gaulois ont été victimes d’un génocide de la part des Romains. Des livres ont déjà été publiés à ce sujet. Il nous faut analyser et hiérarchiser ce type d’approche.

Les problèmes soulevés par M. Hoog au sujet d’Internet sont ceux que nous rencontrons. Au-delà même de la question de la hiérarchisation des recherches, se pose pour nous celle d’exister sur Internet. Dans quelle mesure une base de données comme la nôtre va-t-elle durer ? Comme les technologies évoluent, le ministère de la recherche se propose d’assurer la pérennité d’un certain nombre de sites animés par des chercheurs. C’est une initiative intéressante, qui peut être appuyée par la représentation parlementaire afin de permettre à de tels sites d’exister et de durer.

Mon intervention liminaire a pu faire croire qu’il n’y avait pas de problème, ce qui est faux. J’en citerai un en rapport avec le deuxième thème de la table ronde – le bon usage des controverses –, à savoir la distinction entre histoire et mémoire. Certains faits historiques se sont indéniablement produits. Les sources sont plus ou moins fiables mais on sait qu’ils ont existé. Si on les nie, on se situe dans le cadre du négationnisme. Par exemple, dans notre projet, ce que nous appelons dans notre vocabulaire les « indexes chronologiques », c’est-à-dire les synthèses historiques, indiquent aux lecteurs ce qui, selon nous, s’est passé, ce que nous savons – ou ce que nous ne savons pas. Vient ensuite le problème de l’interprétation des faits, qui peut être source de controverse sur la manière d’analyser les événements et de leur donner des qualifications juridiques.

Prenons le cas des Arméniens. Un travail remarquable a été réalisé sur notre site par M. Raymond Kevorkian, que je considère comme un grand historien. Aucun chercheur turc ne s’est encore exprimé sur notre site. On peut cependant imaginer qu’un chercheur turc reconnaisse la réalité des faits décrits par M. Kevorkian mais considère ceux-ci, non comme un génocide mais comme un crime contre l’humanité, en arguant que cette notion, plus générale que celle de génocide, a été presque mise en avant par la France et l’Angleterre en 1915 à un moment où la notion de génocide n’existait pas, et en demandant d’éviter toute vision rétroactive de l’histoire. C’est un point de vue qui se discute. Si ce type de contribution paraît sur notre site, serons-nous passibles de la loi que vous avez votée ? Je ne le sais pas. Il est vrai que notre projet, dans un espace qui s’appelle « papiers théoriques », a pour but de susciter des controverses et des discussions, sans prendre parti, pour offrir aux lecteurs les principaux courants de pensée sur tel ou tel cas. C’est une question à laquelle je n’ai pas de réponse aujourd’hui. Le cas ne se présente pas mais ne saurait être écarté.

Mme Christine de Mazières : Je souhaite revenir sur la question de l’absence de références et l’abondance de connaissances offertes sur Internet. L’important est d’avoir des médiateurs. Dans la chaîne du livre, ces derniers sont les auteurs, les éditeurs et les libraires. Leur rôle est devenu primordial car, comme l’a indiqué M. Hoog, les enfants et, en général, les personnes qui ont un esprit critique moins développé peuvent prendre pour argent comptant tout ce qu’ils voient écrit sur le Net. Pour autant, il ne faudrait pas tomber dans l’écueil du label officiel, tentation qui existe souvent, notamment, au ministère de l’éducation nationale, les manuels, d’histoire et autres, étant accusés de tous les maux. Ils sont pourtant le reflet de programmes et le pluralisme qui existe en la matière est une garantie de leur qualité et de leur sérieux. Or les manuels font l’objet de contrôles divers et variés pour débusquer toute forme de discrimination. Dernièrement, les manuels d’économie sont passés devant une commission. Les éditeurs scolaires ont été convoqués par le ministère de l’agriculture afin de vérifier si l’image des animaux était en adéquation avec la norme de la société. Le ministère de l’éducation nationale édicte des listes de livres jeunesse. Nous estimons que cette tentation de « nationalisation » des manuels scolaires est grave. Nous sommes tout à fait conscients de l’importance de la réaffirmation de certaines valeurs et de certaines références face aux possibilités infinies d’Internet où le pire côtoie le meilleur. Mais il est essentiel de préserver le pluralisme de la production dans l’édition et la chaîne du livre. C’est ce pluralisme qui permet un travail professionnel, à opposer au règne du non-professionnel sur Internet, tout le monde pouvant se targuer d’être journaliste, auteur, éditeur, tous les rôles se mélangeant. La valeur ajoutée apportée par le savoir-faire professionnel des métiers que je viens de citer doit être absolument protégée. C’est le rôle notamment du législateur.

M. Guy Geoffroy, vice-président : Vous venez, madame de Mazières, de défendre les vertus du pluralisme et de la confrontation des idées par rapport à une vérité officielle qui ne serait pas très éloignée d’une certaine forme de propagande. Comment peut-on s’assurer, par ce pluralisme, de rester dans la controverse positive et le débat d’arguments et de ne pas filer progressivement vers un combat judiciaire ?

M. Christian Vanneste : Tout le monde est d’accord pour considérer qu’une démocratie repose sur la liberté d’opinions et qu’il faut limiter le moins possible la liberté d’expression, sauf lorsque celle-ci devient dangereuse par les conséquences que le fait de proférer telle ou telle opinion peut avoir.

Cela étant dit, l’histoire n’appartient pas au domaine de l’opinion mais, au moins au niveau de la prétention, à celui de la science et du savoir. D’où mes questions : le savoir a-t-il besoin d’être protégé par la loi ? Cette protection n’est-elle pas un affaiblissement du savoir en question ?

Selon Poper, il n’y a pas de science s’il n’y a pas de falsifiable. En d’autres termes, si l’on interdit de prouver que c’est vrai ou faux, on n’est pas dans le domaine de la science. Or il est des sujets dont il est même interdit de parler.

Même dans le domaine qui concerne la loi « Gayssot », sur laquelle nous sommes tous d’accord ici sur le fond, la protection de la loi n’affaiblit-elle pas, d’une certaine manière, la vérité ? Mieux vaudrait peut-être laisser certaines personnes prétendre s’y opposer parce que ce serait, dans le fond, plus démonstratif que de prouver qu’ils ont tort.

M. Emmanuel Hoog : Il faut distinguer deux espaces.

Dans celui de la controverse et du débat historique entre gens qui savent ou qui ont un niveau de culture suffisamment grand pour savoir ce qu’ils font et être conscients du niveau d’instrumentalisation de l’histoire, je ne suis pas sûr effectivement que la loi doive protéger l’histoire.

La loi me paraît, en revanche, essentielle, pour ceux qui ne savent pas, notamment lorsque l’accès à l’histoire et au savoir est critiquable et discutable comme sur Internet. Les questions qui font débat à l’heure actuelle sont des crimes ou des génocides d’une mémoire proche, dont ont craint que la transmission ne se perde en même temps que les derniers témoins. Si l’on tape les mots « shoah » ou « génocide » sur un moteur de recherche, est-on vraiment sûr que les cinq premiers sites qui s’afficheront donneront la vérité, si je puis employer ce mot, c’est-à-dire la connaissance juste et honnête, qu’un honnête homme et une honnête femme doivent avoir, et sous une forme compréhensible et accessible à un enfant à partir de onze ans ? On sait que, aujourd’hui, ces moteurs de recherche ne fonctionnent pas selon une logique académique, intellectuelle, civique et citoyenne. Un enfant de douze ans, dont les parents n’ont pas la capacité, la force ou le savoir d’expliquer ce qui s’est passé au cours d’une période donnée, peut poser des questions à son professeur et, éventuellement, à son libraire ou à un documentaliste dans une bibliothèque. Il se trouve alors dans un espace humain, où la controverse, le débat et les termes de l’échange sont connus et organisés. Sur Internet, les termes de la discussion et les modes d’accès au savoir ne sont pas connus, car ils ne sont pas clairs.

Le sujet n’est pas tant d’organiser l’histoire – le travail de l’historien se justifie – que l’accès aux sources du savoir dans un monde numérique où règne la profusion des informations. Nous parlons aujourd’hui entre personnes qui savent. Or, par définition, il va y avoir de plus en plus de gens qui ne savent pas. Il est à espérer qu’il y ait autant de librairies et de bibliothèques qu’aujourd’hui mais rien n’est moins sûr. En revanche, la production aujourd’hui sur papier se lira demain sur Internet. On doit dès lors s’interroger sur la manière de favoriser l’accès à une ressource dont on sait qu’elle dit plus la vérité qu’une autre ?

Je citerai un exemple tiré de mon expérience de responsable d’une entreprise publique, l’INA, qui a beaucoup développé sa présence sur Internet ces dernières années. Devant la photographie du général de Gaulle habillé, pour le discours de Bayeux, en uniforme, des élèves de 4e ont tous prononcé le nom d’Adolf Hitler. C’est à la fois effarant et effrayant. Le savoir n’est pas donné. C’est pourquoi l’accès à celui-ci me paraît central.

M. Christian Kert : Je me pose des questions sur nos responsabilités respectives dans l’écriture de la loi. Est-ce vous, en tant que responsables d’édition, qui, en courant après l’événement mémoriel, nous poussez à écrire la loi ou bien est-ce nous, législateurs, qui, sous la pression que vous évoquiez tout à l’heure, sommes conduits à écrire la loi contre les lignes éditoriales que vous exprimez ?

M. Jacques Semelin : Ce ne sont pas les historiens qui vous poussent à faire des lois mémorielles – une pétition intitulée « Liberté pour l’histoire » le prouve – mais plutôt des groupes de victimes qui veulent, avec légitimité, voir leur souffrance reconnue par une loi.

Pour moi, ces lois sont véritablement problématiques. Je voyage souvent à l’étranger et mes collègues américains, par exemple, ne comprennent pas pourquoi la France a produit autant de lois mémorielles ces dernières années. Cette interrogation est partagée par d’autres chercheurs européens.

Il revient aux historiens de faire avancer les connaissances et, parfois, s’ils le peuvent, de trancher des questions historiques. Mais que la loi encadre l’histoire est très problématique. Elle doit instituer des moments mémoriaux, comme le 14 juillet et le 11 novembre pour la France. C’est un autre problème de se prononcer sur l’histoire des autres peuples.

M. Maxime Gremetz : Qu’entendez-vous par lois mémorielles ? N’y a-t-il pas confusion ? Une loi interdisant les propos négationnistes n’est pas une loi mémorielle.

Mme Dominique Messika : On ne peut pas mettre dans le même seau toutes les lois mémorielles.

M. Maxime Gremetz : J’entends bien. La loi dont j’ai parlé n’est pas une loi mémorielle. Elle s’appuie sur les valeurs de la République et sur des faits établis. Elle est indiscutable. Si elle n’existait pas, cela signifierait que tout est permis et alors ce sont toutes les lois qui seraient remises en cause.

Je ne vois pas non plus comment on pourrait encadrer l’histoire par une loi. Celle-ci appartient au domaine de la recherche à partir de faits établis et incontestables. C’est l’interprétation de ces faits qui, ensuite, peut donner lieu à controverse. Personne ne conteste que la France ait été un pays colonisateur. Les discussions portent sur l’apport de cette colonisation pour les peuples concernés. La négation par le gouvernement turc du génocide arménien est un fait politique.

Les faits et leur interprétation se mélangent toujours un peu, ce qui complique la tâche des historiens comme de tous ceux qui cherchent à traduire les faits historiques. Si on laisse tout en points d’interrogation, que peut enseigner un professeur d’histoire à ses élèves ? Il devra commencer son cours en disant : « Je vais vous présenter ma version des faits sur tel événement. » Notre mission se penche également – il ne faut pas l’oublier car c’est important – sur la façon dont on enseigne aujourd’hui l’histoire, tout en sachant qu’elle n’est jamais définitive. Elle a également pour tâche de réfléchir sur la manière de commémorer les événements importants pour notre propre histoire. J’ai interrogé, le 14 juillet, des personnes sur la signification de cette journée : ils ne savaient pas, notamment les jeunes. La fête nationale se résumait pour eux au feu d’artifice. Quant à la Révolution française, la prise de la Bastille, ils ne connaissaient pas.

Sans vouloir écrire une histoire officielle de propagande, nous devons réfléchir à l’enseignement de l’histoire et à la commémoration des événements importants.

On écrira sans doute un jour l’histoire de la guerre d’Algérie. Certains historiens redoutent déjà de ne pas pouvoir l’écrire comme ils le voudront. À ce propos, comment peut-on prétendre favoriser la connaissance, l’enseignement et la commémoration de l’histoire et voter une loi interdisant l’accès aux archives nationales avant soixante-quinze ans ? Cela ne doit pas beaucoup aider les historiens.

M. Guy Geoffroy, vice-président : Par son intervention, M. Maxime Gremetz nous permet de faire la transition avec la troisième partie de nos réflexions de ce jour, à savoir l’intervention des pouvoirs publics en matière éditoriale.

M. Bruno Ryterband : L’expérience rapportée par M. Gremetz est terrifiante. Elle rejoint les préoccupations évoquées par M. Hoog et nous renvoie à une approche très simple, voire simpliste et basique, des commémorations. Une hiérarchisation des valeurs comme des événements historiques s’impose. Celle-ci ne peut se faire que par la connaissance, seul moteur de recherche acceptable face à la profusion des données historiques.

La clé me semble être l’enseignement de l’histoire. Je parle, en toutes circonstances, avec humilité, mais encore plus sur ce plan car je n’ai pas de compétence en matière éducative, même si j’ai vécu quelques expériences en ce domaine. Je ne rejette pas les historiens chercheurs dans leurs bibliothèques. Ils sont à la source même de l’information transmise par l’éducation et partie prenante de ce travail.

Un effort doit être fait – par le législateur ou d’autres acteurs de la vie citoyenne – sur le terrain de l’enseignement, non pas dans l’élaboration des programmes officiels, au sens où cela a été dénoncé, mais dans la transmission de la controverse au sein de la classe sur le plan historique. J’ai eu le bonheur de participer aux initiatives dites « Initiadroit » mises en place par le barreau de Paris dans des classes de collège. Cela a été une expérience très enrichissante, qui m’a d’ailleurs permis de mesurer l’abyme existant sur le plan des connaissances chez les jeunes générations, sans que j’aie été confronté à des contresens aussi terrifiants que celui rapporté par M. Hoog. Je retiens de cette expérience que, à partir du moment où on apporte la controverse dans la classe, que ce soit par l’intermédiaire du professeur ou par le vecteur d’un intervenant extérieur sous l’égide de l’enseignant, on obtient des résultats très intéressants. Nos efforts – de citoyens, de parents, de personnes engagées – doivent se porter vers l’école pour aider – pardonnez-moi le jeu de mot – à la discrimination, au premier sens du terme, c’est-à-dire permettre, d’une part, de faire le tri de toutes les informations disponibles qu’il est de plus en plus difficile de hiérarchiser, d’autre part, de définir ce qui pourrait constituer les valeurs, c’est-à-dire les événements porteurs de valeurs essentielles.

Je n’ai pas de solution toute faite mais on doit favoriser les interventions des associations dans le milieu scolaire, notamment celles qui travaillent en partenariat avec certains rectorats, en particulier celui de Paris, pour assurer des séances de débat historique, appuyées par des projections de films, sur l’ensemble des discriminations – au sens courant du terme – et des travaux mémoriels. On peut regretter que le soutien apporté à ces associations, comme « Mémoire 2000 » qui œuvre depuis plus de dix ans et est la plus active dans ce domaine, ne soit pas amplifié. Toute aide pour opérer un tri dans ce qui est admissible ou inadmissible sur Internet passe par un développement de la réflexion critique.

Remarque plus anecdotique mais tout aussi intéressante : les noms de rues sont un hommage tous azimuts à notre histoire. Toutes sortes de personnages, aux actions desquels nous n’adhérons pas nécessairement, sont célébrées par l’apposition d’une plaque de rue. Mon propos peut paraître iconoclaste et de nature à réjouir les éditeurs de plans, mais des actions sont à mener de ce point de vue. Les commémorations s’accompagnent souvent de l’apposition d’une plaque dans certains lieux.

Je relaierai ici une initiative de mon ami Bernard Jouanneau, qui s’est heurtée à un échec. Avocat, il mène le combat judiciaire contre Robert Faurisson depuis le début, a défendu Robert Badinter dans le procès que j’évoquais tout à l’heure et a consacré sa vie à l’histoire et à la lutte contre le racisme. Son idée est, non pas de renommer mais de co-nommer la station de métro Bir-Hakeim à Paris : Vel d’Hiv. Il s’est heurté à mille objections. Il y a beaucoup d’autres chantiers mémoriels mais je livre cette idée car elle me paraît intéressante. Sans que la loi n’ait à se mêler de tels détails, elle peut inciter à une réflexion et à une action régulière sur le plan des symboles puisque la commémoration est, par essence même, symbolique.

Tels sont les apports concrets que je voulais livrer, non pas en tant que juriste, mais en tant que simple citoyen, les deux états n’étant pas incompatibles.

M. Christian Vanneste : Je m’interroge sur la question de savoir s’il peut exister une interprétation unique. Je distingue deux niveaux. Le premier est celui des faits. Le négationnisme, par exemple, va jusqu’à nier l’existence des chambres à gaz. Le second niveau qui, à mon sens, est véritablement celui de l’histoire, est celui de l’interprétation. Ricœur a beaucoup insisté sur le fait que l’histoire est une herméneutique, comme toutes les sciences humaines. Celles-ci consistent à donner un sens aux faits, ce qui n’est pas le cas des sciences physiques, par exemple. L’histoire peut – et, à mon avis, doit – offrir une multiplicité de sens possibles. C’est dans la confrontation de ceux-ci que peut naître la vérité. La discussion doit exister.

Maxime Gremetz a parlé du 14 juillet. Est-ce la prise de la Bastille ou la fête de la Fédération, l’année suivante, qui est commémorée ce jour-là ? Selon que c’est l’une ou l’autre, cela donne une signification différente : destruction de l’ancien régime dans le premier cas, unité nationale l’année suivante. Nous sommes là dans le conflit des interprétations, ce qui est le domaine naturel de l’histoire. Mais, comme le dit M. Hoog, un tel débat est très intéressant entre personnes ayant un certain nombre de connaissances et bien informées sur ces sujets. Pour discuter des cas où le mot « génocide » peut être employé, il faut pouvoir se référer aux textes traitant de ce sujet. Dans le cas de la Shoah, il y a bien eu une intention de destruction d’un peuple. En revanche, pour les violences de masse dont vous avez parlé, monsieur Semelin, il peut y avoir discussion. Il y a bien eu meurtre d’un très grand nombre d’Arméniens et d’Ukrainiens mais il n’est pas avéré qu’il y ait eu une intention de détruire totalement un peuple.

La raison pour laquelle le niveau d’information de ceux qui reçoivent la connaissance historique est important – et qui explique que nous ayons mission de consolider la citoyenneté – est que l’histoire n’est pas une science neutre : elle fait passer des valeurs. Le fait de dire que la France est la patrie des droits de l’homme – au lieu de dire, par exemple, qu’elle est l’héritière de Saint-Louis – est un choix politique : cela signifie qu’on a l’intention de former les citoyens dans une certaine direction. Étant convaincu que c’est cette France-là qui doit être le support des générations à venir, il est normal qu’on soit tenté de proposer, dans le petit nombre de pages dans lesquelles sont résumés les grands faits de l’histoire de France pour les élèves, qui sont en général très mal informés, une interprétation unique ou, tout au moins, une interprétation valorisante. Je comprends parfaitement qu’on ait refusé d’accoler le nom de Vel d’Hiv à celui de Bir-Hakeim. C’est mettre l’ombre et la lumière côte à côte. Or, pour former les jeunes, on a plutôt envie de leur offrir beaucoup de lumière et peu d’ombre.

M. Jacques Semelin : Je suis tout à fait d’accord avec tout ce qui a été dit sur le rôle de l’éducation dans l’approche de l’histoire.

Si, à mon avis, il ne faut pas plus de loi, il faut cependant repenser la question des valeurs et des commémorations et faire évoluer notre cadre d’appréhension de ces dernières. Cela fait partie du rôle de la représentation nationale. Je prends deux exemples.

Nous commémorerons en décembre 2008 le soixantième anniversaire de la Déclaration universelle des droits de l’homme, qui a été adoptée par l’Assemblée générale des Nations Unies réunie au Trocadéro le 10 décembre 1948 et dont l’inspirateur principal a été René Cassin. Or, la veille, le 9 décembre 1948, cette même Assemblée générale des Nations Unies, réunie au Trocadéro, a voté la Convention pour la prévention et la répression du crime de génocide. Je tente depuis plusieurs mois, à la demande de mes collègues étrangers, de convaincre le ministère des affaires étrangères d’organiser un moment commémoratif, ne serait-ce qu’avec la pose d’une plaque au Trocadéro. L’auteur de la convention, Raphaël Lemkin, n’est pas Français mais il est très important de souligner que ce texte qui est passé assez inaperçu à l’époque a aujourd’hui une valeur universelle et est constitutif des statuts de la Cour pénale internationale. Il faut accepter d’ouvrir notre mémoire à d’autres acteurs ayant œuvré pour la défense de valeurs universelles.

Mon second exemple concerne la commémoration de la Résistance. J’ai beaucoup travaillé sur la question de la Résistance civile et ai participé à plusieurs débats avec Mme Lucie Aubrac pour sensibiliser à cette question. On célèbre, certes, la grandeur du général de Gaulle et de la Résistance communiste mais nous avons, aujourd’hui, une conception trop victimaire et sacrificielle de la commémoration, en honorant la mémoire de Guy Môquet, le Massif des Glières ou du Vercors. Or l’historiographie la plus récente a montré que la Résistance n’a pu exister que grâce au soutien des populations civiles environnantes. Les maquis n’auraient pas pu se développer sans le silence et le soutien actif des populations alentour. On ne parle pas des héros anonymes et de la résistance des gens ordinaires. En 2000, le Parlement a voté la commémoration des Justes de France pour honorer des individus remarquables, qui considèrent d’ailleurs en général n’avoir fait que leur devoir. C’est très important mais cette commémoration ne tient pas compte du fait que ces personnes n’auraient jamais pu sauver un juif ou une famille s’il n’y avait pas eu, aux alentours, des gens pour les aider, pour apporter plus de nourriture, pour fournir des faux papiers, pour se taire. « Cévennes, terre de refuge, terre de silence » ! C’est un peu limitatif et surtout ce n’est pas représentatif de ce qui s’est passé en France, surtout à partir de l’été 1943 où s’est produit un basculement de l’opinion. Les résistants gaullistes et communistes pourchassés ont été heureux de trouver une porte qui s’ouvrait au bon moment, des jeunes gens pour transporter des messages d’un bout à l’autre du pays, un patron de café qui accepte que son établissement serve de boîte à lettres, une grand-mère qui offre son appartement pour organiser une réunion clandestine. On pourrait multiplier les exemples. Cela fait partie de l’histoire de notre pays et il n’y a aucun moment pour rappeler cela.

Il existe un statut du résistant civil en Belgique. Il n’y en a jamais eu en France. Il est trop tard pour créer de nouveaux statuts mais il serait bon, sans tomber dans l’apologie d’une Résistance nationale mythique – personne ne peut nier qu’il y ait eu des collaborateurs –, d’honorer cette frange importante de la population française qui, à partir de l’été 1943, a contribué à créer un manteau protecteur et complice pour la résistance organisée, donnant beaucoup de poids au mot « fraternité » de la devise nationale. Ne faudrait-il pas unir dans un même souvenir national toutes ces générations et toutes ces professions qui ont donné une autre image à notre pays ?

Mme Catherine Coutelle : Sans vouloir renvoyer le sujet, je rappelle que la commission Kaspi est chargée plus particulièrement des commémorations.

Je veux profiter de la présence de représentants de l’édition pour revenir sur la question de l’enseignement de l’histoire, sans entamer le débat qui aura lieu sur ce sujet la semaine prochaine. Je crois tout à fait possible d’enseigner toutes les questions dans les écoles et dans les lycées à partir du moment où sont institués le débat et la controverse et où le professeur peut montrer des approches et des points de vue différents. Pour avoir fait de la formation d’enseignants, je puis témoigner que la difficulté rencontrée par ces derniers est celle des sources. Comme l’a souligné M. Hoog, nous sommes aujourd’hui submergés d’informations mais essayer de bâtir un cours d’histoire permettant la controverse n’est pas aisé. J’ai essayé de le faire sur Vercingétorix et j’ai eu beaucoup de mal à trouver les différentes interprétations le concernant. Un professeur fera la démarche une, deux ou trois fois, puis abandonnera devant la difficulté.

Une mission de l’INA, de la Documentation française et du monde éditorial dans son ensemble est de mettre à la disposition des enseignants, non pas des produits préfabriqués, mais des outils leur permettant d’installer la controverse dans les classes. Les professeurs doivent faire face aujourd’hui à une concurrence mémorielle qui rend délicat l’abord de certains sujets comme la guerre d’Algérie. Ils doivent avoir à leur disposition des sources diverses et variées leur permettant d’instaurer le débat et de développer la citoyenneté en favorisant l’écoute du point de vue de l’autre.

Enfin, je ne peux pas m’empêcher de signaler une initiative concernant les noms de rue. Une ville s’est amusée à faire une cartographie des noms de rue de femmes. Je vous invite à réaliser celle de Paris : vous ne traverserez pas la capitale, ce qui montre la place des femmes dans l’histoire – « les grands silences de l’histoire », pour citer une partie du titre d’un livre de Michèle Perrot.

M. Maxime Gremetz : Lors des commémorations dans les cimetières, les noms de femmes sont aussi nombreux que ceux des hommes, mais pas sur les plaques de rue.

M. Guy Geoffroy, vice-président : Je proposerai une première synthèse de notre débat.

Vous nous exhortez, et vous n’êtes pas les premiers, à prendre d’infinies précautions quand nous faisons des lois mémorielles. Moins nous en ferons et mieux cela sera. Vous nous demandez de ne pas écrire l’histoire. Ce message, qu’on nous a souvent adressé, est de sagesse.

Nous entendons également un autre message de votre part selon lequel nous avons des responsabilités en matière d’initiative mémorielle. Vous nous poussez à passer de la simple initiative locale ou nationale à la commémoration qui transmet de génération de responsables en génération de responsables l’obligation – et il n’est pas toujours facile de mobiliser autour de cela – de ne pas laisser oublier tel moment de notre histoire.

Comment pouvez-vous nous aider à être plus pertinents dans le choix de nos initiatives mémorielles et la manière de les célébrer ?

M. Olivier Cazenave : Pour répondre à la question de Mme Coutelle, je précise qu’il y a une répartition des rôles entre les éditeurs privés et publics, au respect de laquelle veille scrupuleusement une médiatrice de l’édition. Il y a également une répartition des rôles au sein même de l’édition publique, la Documentation française étant le seul éditeur généraliste.

Il est un éditeur dont la vocation est de créer les instruments pour les enseignants : le CNDP – le Centre national de la documentation pédagogique. La Documentation française l’a fait à une époque où elle était dirigée par Jean-Louis Crémieux-Brillac et où l’Éducation nationale cherchait des idées nouvelles pour mettre les instruments nécessaires entre les mains des enseignants. Une publication existe toujours, intitulée « Documentation photographique », qui est très utilisée par les professeurs d’histoire et de géographie.

Cela étant, la vocation première de la Documentation française est d’éclairer les questions qui sont en débat, pour un public au-delà du baccalauréat. C’est un travail savant, de recherche. Une orientation à retenir pour l’avenir de cette institution est sans doute de faire également un travail de vulgarisation.

Emmanuel Hoog a dit que l’on trouvait tout et n’importe quoi sur Internet et que le meilleur côtoyait le pire. Les éditeurs, publics et privés, doivent réfléchir à une plus forte présence sur la toile à la fois pour offrir une information de qualité et contrebalancer la baisse des abonnements papier. Nos lecteurs lisent de moins en moins de papier et vont naturellement sur la toile chercher les informations. Les éditeurs sont encore très hésitants et n’ont pas encore une économie du numérique mais, compte tenu de l’évolution des choses, il n’y a pas d’autre avenir.

Mme Christine de Mazières : Il est très important qu’il n’y ait pas un monopole public des ressources éducatives. En 2001, les éditeurs privés ont créé deux portails d’accès aux ressources numériques éducatives, qui ont maintenant un accès commun WizWiz – www.wizwiz.fr – qui propose énormément de ressources, privées comme publiques, pour les enseignants.

On constate toujours cependant un retard très important du numérique éducatif en France par rapport à d’autres pays. Les raisons en sont des insuffisances dans le domaine du matériel et de la maintenance, de la formation des enseignants au numérique – il y a une absence de stratégie globale en la matière – et, également, de moyens : les crédits sont en diminution. La loi organique relative aux lois de finances (LOLF) a eu pour effet de mutualiser les crédits pour les manuels dans une grande masse d’autres crédits, ce qui a entraîné une réduction très forte des moyens à la fois pour les manuels papier comme pour les expérimentations numériques. Il y a une pénurie de manuels très importante : pour la première fois depuis deux ans, les changements de programme ne sont pas accompagnés d’un renouvellement intégral des manuels. Dans certaines matières, 50 % des élèves seulement disposent des nouveaux manuels. Dans le primaire, qui est maintenant de la compétence des communes, 400 000 enfants n’ont pas du tout de manuel.

Les enseignants demandent de plus en plus à leurs élèves de faire des recherches sur Internet, et cela de plus en plus jeunes. Il est important qu’ils puissent ne pas « tomber » uniquement sur les encyclopédies coopératives car, même si l’on trouve de bonnes choses, leur qualité n’est pas assurée à 100 %.

M. Emmanuel Hoog : Il y a peu de choses sur Vercingétorix sur le site public de l’INA – http://www.ina.fr – mais nous avons créé une rubrique « apprendre » qui développe toute une série de propositions, d’une part, pour les professeurs, d’autre part pour les élèves. Cette dimension sera encore plus développée, notamment en partenariat avec l’Éducation nationale, dans la version 2 du site qui sortira au printemps prochain. On peut toujours faire mieux mais cette préoccupation est très présente au sein de l’INA et de ses équipes.

Outre le fait d’arrêter une date ou un moment symbolique à l’occasion d’une fête sous la forme d’un recueillement ou d’une minute de silence pour commémorer un événement, le Parlement peut investir davantage les médias dont il dispose déjà : la chaîne parlementaire et les sites Internet de l’Assemblée nationale et du Sénat. Il existe déjà un certain nombre d’initiatives en matière de commémoration et de mémoire sous la forme de fictions ou de programme. Vous pouvez élargir l’offre. Si c’est une dimension essentielle de la représentation nationale que de se représenter la France et d’envisager son avenir par rapport à son passé, c’est un sujet sur lequel vous avez en tous les cas des moyens, des outils et probablement des forces et des talents. Produire des clés pour l’histoire peut passer par différentes formes. Les médias modernes en témoignent tous les jours.

M. Guy Geoffroy, vice-président : Quelqu’un veut-il avoir le mot de la fin ?

M. Maxime Gremetz : Il faut également réfléchir à la manière dont on commémore. J’en ai un peu assez, je l’avoue, d’être obligé d’aller à toutes les cérémonies. C’est mon devoir mais j’observe que cela devient une corvée pour tout le monde. Il faut continuer à s’y soumettre parce que ces événements ont un côté officiel mais il existe des langages multiples pour commémorer. Dans mon département, des jeunes ont pris l’initiative de créer pour le 14 juillet une animation rappelant les événements de cette journée. Il faut inciter des façons nouvelles de se souvenir. Sinon, notre histoire va se perdre.

Sur la Résistance, je partage votre avis. Il ne faut pas oublier les anonymes de la Résistance. Cela étant, il ne faut pas avoir une vue idyllique de celle-ci et oublier que l’immense majorité des Français étaient passifs ou collaborateurs.

Des gens, qui ne sont pas historiens de métier, se sont mis en tête de rechercher tous les résistants d’Amiens et viennent de publier le fruit de leurs recherches. Les résistants représentent très peu de personnes par rapport à la population totale. Je défends la Résistance et je veux qu’on en parle bien parce que cela a été un temps difficile, mais je rejette toute image d’Épinal.

M. Guy Geoffroy, vice-président : Maxime Gremetz vient de donner la possibilité à M. Semelin d’avoir le mot de la fin.

M. Jacques Semelin : Je ne voudrais surtout pas avoir le dernier mot mais je ne peux pas ne pas réagir aux propos de M. Gremetz. Votre affirmation, monsieur le député, contient une part de vérité mais celle-ci est remise en cause par les travaux historiographiques les plus récents, au moins sur la période 1943-1944. Vous ne pouvez pas dire que la majorité de la population était passive ou collaboratrice. J’ai moi-même travaillé sur le sujet. Tout le monde ne pouvait pas être résistant et moi-même je ne sais pas ce que j’aurais fait dans la période. J’ai donc une position de grande modestie à cet égard. Il faut distinguer les niveaux d’engagement. À travers l’étude du courrier de l’époque, on se rend compte que l’opinion est largement anglophile. Elle attend – et cela, d’après les études qui ont été faites, dès l’automne 1940-1941 – le jour où elle sera libérée de l’occupation allemande. Fin 1943-1944, l’essentiel de la population française attend le débarquement. C’est pourquoi, bien que l’on pourrait continuer à en discuter, je nuancerais vos propos.

M. Maxime Gremetz : Moi qui défends la Résistance, je peux le dire. Je ne tolérerais pas que quelqu’un d’autre le dise.

M. Guy Geoffroy, vice-président : Je vous remercie, mesdames, messieurs, de votre contribution. Vous avez réussi l’exploit d’aborder toutes les questions que nous nous étions proposé d’évoquer en tenant la pendule. Ce n’était pas la moindre des difficultés.

Table ronde sur « L’école, lieu de transmission »

(Extrait du procès verbal du mardi 22 juillet 2008)

Présidence de M. Guy Geoffroy, vice-président

La mission d’information sur les questions mémorielles a organisé une table ronde sur le thème « L’école, lieu de transmission » avec les invités suivants : M. Jean-Michel Ducomte, président du centre « Civisme et Démocratie » (CIDEM), Mme Sophie Ernst, chargée d’études à l’Institut national de recherche pédagogique (INRP), M. Jean-Louis Nembrini, directeur général de l’enseignement scolaire au ministère de l’Éducation nationale, M. François Perret, doyen de l’Inspection générale de l’Éducation nationale, M. Richard Redondo, président de l’Association française des psychologues de l’Éducation nationale (AFPEN), M. Jean-Pierre Rioux, historien, Mme Marie-Albane de Suremain, maître de Conférences en histoire à l’université de Paris12-IUFM de Créteil, responsable de l’axe pédagogique « éducation et recherche » du programme européen EUROSCL dédié à l’étude de traites et des esclavages d’hier et d’aujourd’hui, M. Hubert Tison, secrétaire général adjoint de l’Association des professeurs d’histoire et de géographie de l’enseignement public (APHG), Mme Hélène Waysbord-Loing, inspecteur général honoraire de l’Éducation nationale, présidente de l’Association de la Maison d’Izieu, présidente du groupe de réflexion sur l’enseignement de la Shoah dans le primaire.

M Guy Geoffroy, vice-président de la mission d’information : Nous organisons aujourd’hui notre troisième table ronde consacrée au rôle de l’École dans les questions mémorielles et intitulée : « l’École : lieu de transmission ? ». Elle donnera lieu à un débat sur le thème suivant : « Entre histoire et mémoire, quelle approche du passé en milieu scolaire ? »

Je remercie nos invités d’être venus à l’Assemblée nationale, au cœur de l’été, pour animer, devant nous, une table ronde particulièrement délicate.

Comme vous le savez, notre mission, qui a été créée le 25 mars dernier par la Conférence des présidents, à l’initiative du président de l’Assemblée nationale, Bernard Accoyer – qui m’a demandé, en ma qualité de vice-président, de le suppléer aujourd’hui – s’est donné comme objectif de réfléchir aux questions mémorielles.

L’école constitue un terrain d’étude privilégié des problématiques traitées par notre mission. Elle est en effet tiraillée entre le « devoir d’histoire » et le « devoir de mémoire ».

Je vous propose de diviser le thème de la table ronde en deux sous-thèmes que nous aborderons successivement. Dans un premier temps, je vous demanderai de réfléchir aux questions suivantes : faut-il que l’école accorde une attention privilégiée à certains faits historiques ? Doit-elle faire des choix ? Si oui, pourquoi ? Qui doit en décider ? Dans un second temps, nous pourrions nous interroger sur la façon de transmettre : quelle pédagogie doit être mise en œuvre pour aider les élèves à réfléchir à notre histoire sans se laisser entraîner par des revendications mémorielles et leur mise en concurrence, parfois à connotation communautariste ?

Je demanderai à M. Jean-Louis Nembrini, en sa qualité de directeur général de l’enseignement scolaire au ministère de l’Éducation nationale, d’introduire le débat avec un court exposé sur la position de l’Éducation nationale sur ces questions.

M. Jean-Louis Nembrini : Je vous remercie de cet honneur. Je parlerai en tant que directeur général de l’enseignement scolaire et non comme ancien inspecteur général d’histoire et géographie ou doyen du groupe histoire et géographie de l’Inspection générale au sein duquel j’ai beaucoup échangé avec M. Rioux et d’autres personnes présentes. Je veux aborder le sujet sous l’angle de la responsabilité que j’exerce, c’est-à-dire expliquer la position de l’institution scolaire sur les questions en débat et préciser les outils qu’elle met en œuvre pour assurer la transmission.

Nous avons deux grands champs de travail : la fabrication des programmes d’enseignement, qui ont une durée de vie de cinq à dix ans, et la réponse aux demandes politiques, qu’elles émanent du Président de la République ou du ministre de l’Éducation nationale ou qu’elles soient issues de la loi, demandes qui ne sont pas traduites spontanément dans les programmes d’enseignement compte tenu de la durée de vie de ces derniers. Les questions mémorielles ne peuvent pas s’inscrire de la même façon dans les manuels que dans les autres textes que nous publions.

La Direction générale de l’enseignement scolaire est structurée pour répondre à ces deux impératifs : le Bureau des programmes travaille sur les programmes avec l’Inspection générale, le Bureau des actions éducatives prend en charge spécifiquement les questions de mémoire, des droits de l’homme et de vie civique et sociale. Le premier construit un enseignement au long court, le second est le bureau de la mémoire, de la réactivité et de l’adaptation à la demande telle qu’elle peut être formulée.

J’ai un premier élément de réponse à la question : « Faut-il que l’école accorde une attention particulière à certains faits historiques ? » Dans les nouveaux programmes que nous venons de rédiger pour l’école, et qui seront en application à la rentrée prochaine, il est proposé, pour l’école primaire, où est fait un premier tour d’horizon de l’histoire de l’Antiquité jusqu’à nos jours, une liste de repères, de dates, de faits qui devront être évoqués par les professeurs dans les classes. Certains sujets s’inscrivent dans l’actualité : depuis 2002, il est prévu, par exemple, un enseignement sur la Shoah. Il y a donc bien un choix qui est fait par l’institution.

Qui fait ces choix au nom de l’institution et du ministre de l’Éducation nationale ? C’est un groupe d’experts, composé de spécialistes non seulement de l’enseignement de l’histoire mais aussi d’autres disciplines.

Comment sont opérés ces choix ? Dans les lettres de mission proposées au groupe d’experts, apparaît, implicitement, le fait que l’enseignement de l’histoire, de l’école primaire jusqu’au lycée, doit répondre à plusieurs finalités : premièrement, des finalités intellectuelles – les élèves doivent acquérir des connaissances, des compétences –, deuxièmement, des finalités culturelles – il faut avoir des savoirs dits « patrimoniaux », ce qui pose le problème du choix des événements –, troisièmement, une finalité civique et, quatrièmement, une dimension morale.

Les faits patrimoniaux sont toujours choisis en fonction d’une formation civique. En d’autres termes, l’enseignement de l’histoire n’est pas exclusivement positif avec la volonté de construire un sens particulier mais laisse une grande place à l’esprit critique afin d’offrir la possibilité, une fois la culture établie, de prendre de la distance vis-à-vis des enseignements reçus.

L’enseignement de l’histoire doit aussi avoir une dimension morale, si l’on se réfère aux textes qui introduisaient les programmes de lycée en 1995. Il y était, en effet, précisé que « L’histoire et la géographie apportent à la fois l’absolu des valeurs et le sens du relatif conduisant à la tolérance. »

Ces quatre finalités sont à l’arrière-plan de tous les travaux conduits par le groupe d’experts, que ce soit pour le primaire, pour le collège ou pour le lycée.

Par ailleurs, l’institution scolaire est désormais guidée par la loi puisque cette dernière établit un socle commun de connaissances et de compétences comprenant un volet « culture humaniste » s’appliquant à l’enseignement de l’histoire. Le décret de juillet 2006 instituant ce socle commun des connaissances précise qu’il faut que les élèves aient des repères historiques. Bien qu’ils ne soient pas nommés, il s’agit, pour l’histoire de France, des périodes, des dates principales, des grandes figures, des événements fondateurs qui doivent être reliés à l’histoire du continent européen et du monde. Ce texte, issu directement de la loi, fournit un cadre pour l’élaboration des programmes d’enseignement et s’impose à tous les rédacteurs de ces programmes.

Le travail mémoriel, quant à lui, est conduit au sein de la Direction générale de l’enseignement scolaire, sur la base de circulaires ou de notes de service qui répondent à l’actualité à la suite d’une demande politique. Ainsi, un travail sur l’enseignement de la Shoah à l’école élémentaire a donné lieu à une circulaire – dont Mme Waysbord-Loing parlera sans doute – qui est parue la semaine dernière et qui donne quelques indications pour aider les maîtres à enseigner ce moment particulier de l’histoire en se fondant sur des cas singuliers.

D’autres circulaires mettent l’accent sur des commémorations. Une note de service vient de sortir qui précise les attentes de l’institution quant au quatre-vingt-dixième anniversaire de la fin de la Première Guerre mondiale, le 11 novembre 1918. Les professeurs et les élèves sont invités à travailler, là aussi, à partir de cas singuliers. On les oriente vers la mémoire particulière portée, par exemple, par les noms inscrits sur les monuments aux morts et on les dirige vers les archives communales ou départementales.

Il y a aussi des commémorations instituées, annuelles : par exemple, la loi institue le 10 mai, à l’école primaire, une journée en mémoire de la traite négrière, de l’esclavage et de leur abolition. Nous produisons annuellement un texte à ce sujet, assorti de documents pédagogiques qui peuvent être exploités par les professeurs.

En novembre 2002, Xavier Darcos, ministre de l’Éducation nationale, a porté un texte devant le Conseil de l’Europe pour que soit instituée, le 27 janvier, une journée en mémoire de l’holocauste et des crimes contre l’humanité.

L’année dernière a été instaurée la journée du souvenir de Guy Môquet et de ses vingt-six compagnons fusillés. Elle s’inscrira l’année prochaine dans un contexte européen puisqu’elle sera célébrée au cours de la semaine de l’Europe.

Il existe également de grands rendez-vous de mémoire comme le concours national de la Résistance et de la déportation qui porte, une année, sur la Résistance, la suivante sur la déportation.

J’aborderai maintenant la seconde question que vous avez posée, monsieur le président, concernant la transmission. Depuis que la loi a introduit, en 2005, le principe de la liberté pédagogique, celui-ci est devenu sacro-saint pour nous. Les textes officiels ne comportent plus d’injonctions pédagogiques. Si nous devons, l’école étant républicaine, être très clairs quant au contenu de l’enseignement, nous évitons de dire comment il faut transmettre. Il reste, dès lors, un vaste champ pour la formation et l’information des maîtres, c’est-à-dire pour la publication d’outils pour enseigner, ce qui entraîne beaucoup de difficultés pour certains enseignants.

Comment aider les élèves à réfléchir ? En faisant comprendre que l’enseignement de l’histoire n’est pas exclusivement scientifique et n’est pas indépendant de la volonté de l’institution de construire des valeurs et un sens civique. On aidera les élèves à réfléchir en leur donnant à la fois des connaissances – forcément finies et liées à une époque – et les outils pour dépasser ces connaissances et avoir, en tant que citoyens, un regard personnel sur l’enseignement transmis. C’est une nécessité dans une école républicaine.

J’apporterai une touche personnelle pour conclure. L’enseignement de l’histoire était traditionnellement fondé sur des personnages, des faits et des événements qui donnaient un premier sens où se mêlaient un peu de mythologie et de vérité historique. Aujourd’hui, par les questions que nous nous posons sur la mémoire à transmettre, nous tentons aussi de construire du sens mais je n’oublie pas que, dans l’école républicaine, la mythologie que l’on transmettait apportait du positif. On pouvait construire et se construire autour des personnages qu’elle présentait. Or force est de constater aujourd’hui que tout ce que nous faisons dans le domaine de la mémoire nous renvoie aux douleurs de notre histoire. Comme pédagogue, je pense que nous ne devons pas en rester là si nous voulons aider véritablement les élèves à donner du sens à leur propre vie et à ne pas voir l’histoire uniquement comme le champ des problèmes qui se posent à notre société mais aussi comme des temps heureux au cours desquels a pu être construite la société de justice qui est, malgré tout, la nôtre aujourd’hui.

M. François Perret : Je ferai quelques remarques dans le prolongement de ce que vient de dire M. le directeur général, tout en rappelant que la Direction générale de l’enseignement scolaire donne le cadre de ce qui doit être, tandis que l’Inspection générale constate ce qui est sur le terrain. Le cadre tracé par M. Nembrini m’inspire plusieurs remarques.

Premièrement, le propos se concentre – c’est l’objet des interrogations de la mission – sur la mémoire d’événements historiques. Or la mémoire concerne tous les enseignements et pas seulement celui de l’histoire. Il ne peut y avoir d’enseignement de la littérature ou de la langue française sans un effort de mémoire et sans que des choix soient opérés. Il n’y a pas non plus d’enseignement scientifique sans que l’on sélectionne dans l’histoire un certain nombre de faits ou certaines perspectives historiques. Le chantier de l’histoire des arts ouvre, de ce point de vue, un champ nouveau.

Il faut avoir à l’esprit que la mémoire est à l’œuvre dans toute connaissance et dans tous les secteurs de l’école. Les programmes ont toujours privilégié certains événements historiques par rapport à d’autres. Ainsi, les programmes d’histoire de l’enseignement primaire applicables l’an prochain citent toute une série de personnages et d’événements classiques : Alésia, le baptême de Clovis, le couronnement de Charlemagne, Gutenberg, Varennes. Les programmes ont toujours mis en avant, surtout pour les âges enfantins, des personnages et des événements significatifs d’une époque pour permettre, à partir d’exemples concrets, de susciter la réflexion historique. Il en est de même dans l’enseignement du Français et de la littérature. Les programmes diffèrent selon les époques, selon que l’accent est mis sur tel ou tel événement plutôt que sur tel autre. Ces différences s’expliquent, non seulement par l’évolution des savoirs et de la recherche, c’est-à-dire par l’état du savoir savant, si je puis m’exprimer ainsi, mais également par des considérations qui touchent à l’actualité d’une société qui s’intéresse davantage à tel ou tel aspect de son histoire.

La réponse à votre première question, monsieur le président, est donc que tout programme est amené à faire des choix dans l’histoire et que c’est cet ensemble de choix dans toutes les disciplines enseignées qui fait de l’histoire de la France un roman national, lequel s’écrit de manière différente selon les époques.

Ma deuxième remarque renvoie à une autre problématique. Jean-Louis Nembrini a indiqué que la Direction générale de l’enseignement scolaire comportait un bureau pour l’élaboration des programmes et un autre pour promouvoir les pratiques mémorielles et accueillir les initiatives politiques prises dans ce domaine. Cette dualité que nous connaissons bien renvoie au problème de fond qui est celui de l’intégration dans les enseignements de toutes les initiatives prises en matière de travail de mémoire ainsi que de toutes les sollicitations qui ne cessent de s’abattre sur l’école. Ces dernières sont tellement nombreuses qu’il serait bien d’instituer, à l’école élémentaire, un « jour de l’école ». La difficulté est de transformer toutes ces initiatives en objets de savoir de telle façon, d’une part, qu’elles soient intégrées dans un projet pédagogique cohérent et, d’autre part, qu’elles aient un lendemain. Sinon, c’est un fusil à un coup et il y a peu de chances, dans la durée, que l’on reprenne des initiatives de ce type.

Ce qui est intéressant dans l’initiative qui a été prise pour l’enseignement de la Shoah à travers la figure des enfants martyrs, c’est justement que toute l’entreprise a tenté d’intégrer ce qui se présentait comme un acte purement mémoriel dans une perspective plus large d’enseignement avec des moyens sur lesquels je ne m’étends pas, laissant le soin à Hélène Waysbord d’en parler.

La dichotomie organisationnelle au sein même de l’administration centrale provient de la difficulté à intégrer dans les enseignements des initiatives chaque jour plus nombreuses qui ont chacune leur légitimité. Les gestes de premier secours, la sécurité routière, l’éducation au développement durable que l’on demande à l’école élémentaire d’enseigner sont peu intégrés – c’est un euphémisme – dans l’ensemble des enseignements. Or, tant que cette intégration n’est pas réussie, on est sûr d’un échec à court terme.

Derrière cette nécessaire intégration, il y a évidemment tout le débat sur le type d’enseignement qu’on vise. Au-delà des événements que, légitimement, on nous appelle à saluer ou à commémorer, quelle formation vise-t-on pour les jeunes gens qui nous sont confiés : quels types de valeurs, de compétences, de savoir-faire ou de savoir-être voulons-nous leur faire acquérir ?

Mme Hélène Waysbord-Loing : J’interviens en tant que praticienne. J’ai été enseignante de lettres pendant longtemps et j’ai eu dernièrement la responsabilité de deux grandes opérations nationales : la commémoration dans tout le pays du bicentenaire de Victor Hugo en 2002, qui a été une opération magnifique avec une superbe manifestation à l’Assemblée nationale, et la mise en œuvre pédagogique d’une proposition, accueillie de façon polémique à l’origine, sur l’enseignement de la Shoah au CM2.

Je veux souligner d’emblée, après mes deux collègues, que l’on ne peut pas dissocier mémoire et histoire. Ce ne sont pas deux volets antagonistes. Les deux sont constamment mêlés.

La préoccupation très forte ces derniers temps de rechercher des figures et des événements de mémoire – Guy Môquet, les enfants de la Shoah, les Poilus – manifeste, selon moi, une inquiétude et une interrogation propre à l’époque. On marque une étape, on change de références. La troisième génération après la Seconde Guerre mondiale qui a fondé le monde dans lequel nous sommes s’interroge sur les références à mettre en avant.

En ce qui concerne la commande qui m’a été faite de mettre en œuvre pédagogiquement la proposition du Président de la République concernant la Shoah, j’ai tout de suite souscrit à l’idée d’une approche par les enfants. En tant que présidente de la Maison d’Izieu et étant très intéressée par ces sujets, j’ai de plus en plus conscience de l’abîme qui sépare les enfants du primaire du contexte de ces événements. Aucun lycéen n’est né avant la chute du mur de Berlin. Le monde dans lequel vivent nos enfants est l’Europe fondée sur l’alliance franco-allemande et n’a plus rien à voir avec celui des horreurs de la Shoah. Comment pourraient-ils comprendre ces événements auxquels nous-mêmes, adultes, qui y avons été quelquefois confrontés, ne comprenons rien ? Comment combler cette distance ? La meilleure manière me semble une approche par des récits de vie d’enfants, des visages, des itinéraires – d’enfants juifs de France et d’enfants venus successivement des pays de l’Europe occupée : d’Allemagne, de Tchécoslovaquie, de Pologne. C’est ce qui est mis en œuvre à la Maison d’Izieu et c’est une réussite. Il a été intéressant de réfléchir, à partir de cette approche privilégiée, à la construction d’un ensemble de travail dans les classes. En partant de récits concrets – le port de l’étoile jaune, l’interdiction d’aller dans les jardins publics, la séparation d’avec les parents, l’internement, les convois – on peut construire un contexte d’histoire qui est reçu par les enfants à partir du moment où cela part de l’histoire d’autres enfants.

Comme cela a déjà été souligné, l’enseignement vise, en plus de l’acquisition de connaissances et de compétences, à la formation du citoyen. J’entends, par cette expression générale, la possibilité, au fur et à mesure que l’on avance en âge, de choisir des comportements, des références, des attitudes et la capacité de juger et de s’engager. Le deuxième volet de l’enseignement, qui sera apparent dans la brochure que nous avons travaillée avec la Direction générale de l’enseignement scolaire, porte sur les enjeux civiques : comment agir à partir du savoir acquis ?

Le troisième volet, auquel je tiens beaucoup, est celui de l’art, qui nous transmet des événements passés au présent. Quand, dans le film «La Shoah » de Claude Lanzmann, on voit un ancien coiffeur des camps se mettre à pleurer au moment où il refait le geste de couper les cheveux, cela est reçu par les jeunes comme quelque chose de présent.

Il y a un va-et-vient constant entre la mémoire et l’histoire. Les deux ne peuvent pas être séparées.

La relation entre histoire et mémoire est indispensable. La mémoire est fonction, soit de la participation à l’événement, soit d’un témoignage. Dans la première phase de construction de l’enseignement de la Shoah, les témoins ont joué un très grand rôle. Les enfants sont très sensibles à cet aspect car le témoin a vu et a souffert. La mémoire est en lien avec la façon de recevoir l’événement, ce qui est très important à notre époque. Mais, sans mise en perspective historique, la mémoire risque de demeurer quelque chose de ponctuel et de compassionnel et, si l’on n’y prend garde, de verser dans le travers de notre époque, à savoir l’anachronisme, qui consiste à faire comme si le temps n’existait pas : on fait venir le passé au tribunal de l’histoire sans aucune notion d’évolution. L’école doit transmettre peu à peu le sens de la durée, de la transformation, de l’évolution et Dieu sait combien c’est difficile pour de jeunes enfants, qui vivent dans l’éternité du présent !

L’histoire et la mémoire se situent sur deux plans différents. Le choix de l’historien est celui de l’intelligible avec des séquences qui s’enchaînent bien. La mémoire pose davantage une question éthique : la question de la responsabilité. Il n’est pas étonnant, dès lors, qu’elle soit davantage du côté des victimes que des acteurs de l’histoire, conformément aux théories des philosophes de l’histoire comme Walter Benyamin pour qui la véritable histoire est celle des vaincus et des victimes, laquelle reviendra un jour à la lumière. Notre époque se préoccupe indéniablement des anonymes et de ceux qui subissent, suivant en cela une tendance née à la fin du XIXe siècle.

Faut-il que l’école accorde une attention privilégiée à certains faits historiques ? Comme je viens de le dire, il est important qu’elle le fasse et l’institution le fait. Cela étant, c’est une redoutable question politique. L’approche ne doit être ni géographique, ni idéologique. Du temps où j’étais à l’école primaire, c’était plus simple : les images d’Épinal qui tapissaient les murs de la classe, de Blandine dans la fosse aux lions à Clovis et le vase de Soissons, nous offraient une mythologie nationale. Il est important de définir des événements à travers lesquels il puisse y avoir une reconnaissance nationale, des événements reconnus comme étant l’expression d’un pays, de son génie – au sens étymologique du terme, c’est-à-dire de ce qui le caractérise – au sein d’une communauté de nations – l’Europe – et en référence aux droits de l’homme. Une telle approche est indispensable mais elle doit être à la fois très ouverte et critique par rapport aux grandes figures. Les plus belles d’entre elles présentent à la fois des zones d’ombre et de lumière. Cette question, qui est celle, au fond, du patriotisme, est posée dans une société multiculturelle et dans un contexte de mondialisation. Il n’est pas étonnant qu’elle suscite des interrogations et qu’elle ait quelquefois entraîné des réactions de fuite.

Il y a forcément une certaine subjectivité dans mes réponses. Je l’assume car je n’ai pas la même responsabilité que mes voisins. Je bénéficie d’une certaine liberté d’action. Si j’estime qu’il faut que des événements et des figures incarnent le génie d’un pays, c’est parce que je suis très sensible aux dangers d’un relativisme universel.

La construction de soi passe par du spécifique. Qu’est-ce que connaît un jeune ? Son lieu de vie, sa communauté sociale, son école, son quartier, sa cité, son pays d’origine ou son pays d’accueil pour les enfants d’immigrés, l’histoire et les traditions de ce pays. Personnellement, je pense que, pour comprendre, il faut d’abord se situer soi-même. Il faut partir du singulier pour aller à l’universel.

Quels sont les figures et les événements qui incarnent l’identité nationale d’un pays, identité ouverte et critique, distincte des communautarismes ? En tout cas, je pense que le contrat social est impossible sans une vision et des références communes. Qui opère le choix ? Qui décide ? Les spécialistes de la discipline sont nos « stabilités régulatrices » face aux poussées idéologiques et aux lobbies. Il faut vraiment leur rendre hommage. La représentation nationale a aussi un rôle à jouer mais en dehors de tous freins.

Dans la mission qui m’a été confiée sur la Shoah, j’ai pu mesurer les risques de revendications concurrentielles et la crainte de telles revendications chez les victimes elles-mêmes de la Shoah. J’ai même été surprise des réactions. Quand on retient un événement, il faut en marquer clairement la valeur universelle et l’intérêt pour le monde en matière de prise de conscience. C’est sur ces critères que doit s’opérer le choix. La Shoah a été une atteinte à l’humanité portée à un degré absolu par un pays de haute culture à la suite d’un choix démocratique en 1933. Quels enseignements en tirer ? Non seulement la fragilité de la démocratie et les risques d’effondrement de la conscience individuelle dans un contexte de peur, mais également, et surtout, le sursaut au lendemain de la guerre, la notion de crime contre l’humanité, la création d’institutions pénales. À côté du volet sombre de l’histoire, il faut mettre en avant son volet plus réconfortant.

Il ne faut pas faire porter aux écoliers le poids de la mémoire du monde. Il faut leur faire comprendre qu’ils appartiennent à une histoire particulière qui a ses zones d’ombre mais également ses clartés, ses valeurs universelles, la citoyenneté afin de conduire à une mémoire apaisée. Une telle approche me semble garante de comportements démocratiques.

M. Guy Geoffroy, vice-président. Avant de poursuivre, j’aimerais revenir sur la question du choix. Référence a été faite à la loi d’orientation de 2005, laquelle inscrit clairement dans le tronc commun des connaissances et des compétences, non pas des disciplines – cela a fait l’objet de grandes discussions à l’époque – mais ce qui, dans chacune des disciplines, forme un élément irremplaçable et incontournable d’un ensemble, non pas de savoirs minima mais de connaissances et de compétences à saisir et à maîtriser obligatoirement pour pouvoir passer au stade suivant de sa formation : élève, étudiant, citoyen.

Vous avez pris la peine de préciser que, s’il y a bien une commande politique – exprimée, dans le cas que j’évoque, par les représentants de la nation – celle-ci ne peut pas – d’ailleurs, elle ne l’a pas fait – aller dans le détail des choix. Ces choix relèvent alors de ce que vous avez décrit comme un collège d’experts dont tous ne sont pas obligatoirement des historiens. Les choix sont donc faits là où ils doivent l’être, c’est-à-dire là où la responsabilité peut en être mesurée, à savoir au sein du ministère de l’Éducation nationale. Qu’est-ce qui, à votre avis, motive aujourd’hui – différemment d’hier et probablement de demain – la répartition opérée par ce collège d’experts entre les savoirs objectifs qui constituent la trame de l’histoire enseignée à travers les âges et ce qui fait, comme M. François Perret l’a souligné, qu’à chaque époque correspond une histoire particulière selon que l’accent est mis sur tel ou tel aspect ? Par ailleurs, peut-on dire que la mémoire occupe aujourd’hui plus de place dans l’histoire enseignée à l’école qu’auparavant, ou bien y a-t-il toujours eu un certain pourcentage de mémoire dans l’histoire ?

M. Jean-Pierre Rioux : Je parlerai en historien et non pas comme ancien inspecteur de l’Éducation nationale, même si je n’ai rien oublié de cette époque et d’autres aventures historiques antérieures.

Pour répondre à vos questions, monsieur le président, il me paraît bon de balayer l’actualité des quinze derniers jours en se demandant à quoi nous aimerions que l’école intéresse les élèves. J’énumère les événements « bruts de décoffrage ». Un de nos ministres, Jean-Marie Bockel, vient d’annoncer à Strasbourg l’indemnisation des « Malgré-elles ». Un juge de Dortmund enquête actuellement, à Maillet, en Indre-et-Loire, sur les 124 habitants abattus par les SS en août 1944. On peut se demander à quel titre, pourquoi, comment, avec qui et pour quels effets ? On vient d’explorer assez solennellement, dans une page entière d’un de nos grands quotidiens, les cris d’alarme lancés, notamment par les pays d’art et d’histoire, à propos des assises de sauvegarde du patrimoine, bien connus des élus locaux. Un colloque vient de se ternir – en l’absence, hélas, de Mme la ministre – sur le thème : « Que fait-on des églises ? » désormais quand on est une collectivité territoriale. On vient d’annoncer tout de go que le camp des Milles à Marseille sera restauré en 2012 sans qu’il soit précisé qu’il n’y aura pas érection d’un mémorial national de la France outre-mer, en dépit des conventions passées entre la ville et l’État et le financement prévu. Personne ne parle du succès rencontré par des opérations comme « Les portes du temps » qui mènent des jeunes dans plusieurs hauts lieux patrimoniaux : château de Pau, La Rochelle, la maison Clément en Martinique. De nombreuses confusions sont faites. A côté d’initiatives remarquables comme la notion de « Shoah par balles » lancée avec courage et succès par le père Patrick Desbois ou la publication prochaine d’un livre de première main sur les vichysto-résistants, nous avons tous entendu les pires divagations sur les définitions comparées du crime de guerre, du crime contre l’humanité et du génocide – triangle redoutable !

Nous subissons un assaut d’initiatives qui prennent un tour d’extrême confusion, de rivalités et d’escalade dans une sorte de compétition et observons un rapport de plus en plus émotionnel, aigu et activiste au passé. La tâche de la représentation nationale devrait être, non pas de dédramatiser, mais de tenter de sortir de la situation actuelle par le haut face aux incohérences des politiques de mémoire menées depuis quelques années et aux mesures – officielles sans l’être tout en l’étant – qui, d’une manière ou d’une autre, touchent l’école et accroissent la perplexité des enseignants et leur difficulté à traiter le plus honnêtement et le plus correctement possible ce qui leur est demandé. Il ne faut pas se fixer sur le face-à-face assez convenu entre histoire et mémoire, sur lequel tout le monde peut disserter assez aisément pour peu qu’il prenne la peine de lire dix pages de Paul Ricœur. C’est là une solution de facilité qui, pour ma part, me trouble beaucoup.

Comment sortir de la situation actuelle par le haut ?

On en sortira si l’on considère que l’histoire n’est pas la science du passé mais celle du temps. Un enseignement d’histoire doit tenter d’inscrire cette notion à bride abattue et au grand galop dans les cervelles des nouveaux venus. Il est urgent, pour les mettre debout sur leurs pattes, de leur enseigner cette réalité. Or cela est d’une rare complexité et d’une rare difficulté aujourd’hui car notre société, comme quelques autres, est prise dans une sorte de turn over temporel qui nous déstabilise, adultes comme jeunes, dans notre relation habituelle à la succession des faits, aux rapports des êtres les uns aux autres, ainsi qu’aux rapports de force sociaux, économiques et culturels. Nous vivons une fracture temporelle. Le « présentisme » ambiant, « l’instantanéité » ambiante, laissent libre court au présent, ignorent ou récusent l’avenir et l’au-delà et, du coup, instrumentalisent, à tout hasard et à tout va, le passé – et donc l’histoire, la mémoire, qu’elle soit collective, nationale, particulière ou même identitaire. L’immense rouleau compresseur du présentisme aggrave toutes les ruptures de charge de la temporalité que l’économie, la société, la culture avaient pu accumuler ou laisser latentes. Je pourrais multiplier les exemples. Je me suis permis d’expliquer ce phénomène il y a peu de temps dans un tout petit livre. Tout cela se passe dans un monde malaxé par les médias, dans un monde qui, comme dirait Tocqueville, arrive à une sorte de parousie démocratique. Le temps des démocraties est un temps de présent autarcique, le temps d’une société humaine qui se posséderait elle-même en choisissant sa propre loi. Mais non ! C’est celui « d’une humanité possédée par son propre reflet », écrit Tocqueville « prisonnière de lui et suivant mollement le cours de sa destinée. » Nous y sommes.

Cela rend d’autant plus urgent tout ce que nous disons depuis le début. L’urgence est plus décidée et peut-être un peu plus iconoclaste. C’est pourquoi je me permets de parler en tant que simple historien. Je pense que l’école aujourd’hui a un rôle décisif dans une société en dégringolade complète – et active – sur tout ce qui touche à la transmission, aux héritages et à la réciprocité à la fois entre les êtres et entre un passé, un présent et un avenir. Il y a là une charge nouvelle pour l’école, d’ampleur considérable. À l’évidence, l’école ne réussira pas tout. La famille, les collectivités, les entourages doivent être à l’œuvre eux aussi. Il faut restaurer un sens de l’espace-temps à l’école.

Comment ? Je donne juste des titres de chapitre.

Premièrement, il faut poursuivre tout ce qui a déjà été entrepris en matière de connaissance et d’appréciation active et critique à la fois du rôle des médias, des cultures de masse et de l’évolution technologique dans le cours de la société que les jeunes ont sous les yeux et qu’ils manipulent souvent autrement mieux que nous. Il faut persévérer dans cette voie et inscrire cette approche, d’une manière ou d’une autre – je ne sais pas comment à l’heure où je vous parle – dans tous les enseignements et, tout particulièrement, dans ceux qui ont la charge de récupérer de la transmission et de l’activer.

Deuxièmement – et je suis conscient de l’énormité de ce que je vais énoncer en matière de programmes –, il faut à tout prix faire sentir aux jeunes, à travers notamment des enseignements de science économique et sociale mieux activés, l’évolution actuelle de la société qui mène – et qui les mène, à leur corps défendant – à un décloisonnement des temps sociaux, qu’il s’agisse de la perception des âges de la vie – Qu’est-ce qu’être jeune aujourd’hui ? Qu’était-ce auparavant ? Cette notion n’existait pas il y a un siècle. Qu’est-ce qu’être vieux ? Qu’est-ce que la mort, qui est niée dans notre société d’aujourd’hui ? – de la perception des temps sociaux – formation, travail, retraite –, de la santé, de la vitesse, et de ce que l’on appelle le modèle social. Il y a là tout un ensemble à rassembler.

Troisièmement, il faut faire prendre conscience de la déprise – que l’on peut appeler religieuse, culturelle, morale – de l’au-delà. La sécularisation accélérée de tous les aspects de la vie fait que tout ce qui touche à la transmission, aux héritages et aux réciprocités perd une partie de sa consistance. Il n’y a plus de « surmonde ». Il faut apprendre, en classe d’histoire – je ne plaisante pas – qu’il peut exister encore un surmonde, en se référant autant qu’on le peut et malgré toutes les difficultés et les résistances, à la connaissance du fait religieux et de l’activité artistique.

Quatrièmement, il faudrait parvenir à une appréhension repensée, rénovée du réel, de l’entourage, de la proximité immédiate de l’élève. Je ne m’étendrai pas sur tout ce que cela implique en termes d’apprentissage de la géographie. Des enseignements d’histoire et de géographie, on n’enquête et on ne discourt jamais que de l’histoire. Cette sorte de schizophrénie a des conséquences gravissimes. Vous voyagez assez en TGV, mesdames, messieurs les députés, pour savoir que plus personne ne regarde un paysage. Il faut se pencher sur l’enseignement du rapport à l’espace : à l’environnement immédiat, au paysage, au territoire. Cela passe autant par une réflexion sur la carte à l’heure du GPS et sur le monde de la 3D que par une redécouverte des notions de paysage et de territoire, négligées par rapport à celles d’environnement et d’écologie. Il serait sage de ne jamais dissocier cette dimension de nos réflexions sur l’histoire et la mémoire.

Cinquièmement – et je répondrai un peu, monsieur le président, au second volet de cette table ronde concernant la pédagogie –, une réflexion doit être menée sur la notion, froide, universitaire, inappropriable par un élève, de « document » et, bien plus encore, sur celle de « trace », à la fois dans l’enseignement général et dans l’enseignement professionnel – dont on parle peu mais où des progrès considérables ont été réalisés en matière d’apprentissage de l’histoire et de la géographie. Même si une hiérarchie entre les documents est déjà bien installée dans notre dispositif et qu’il y a des documents dont l’importance ressort au point d’être appelés « patrimoniaux » – et cela, bien qu’il soit très mal, dans le monde éducatif, de hiérarchiser car il ne faut pas être trop élitiste, même en matière documentaire – je préférerais – et cela correspondrait bien mieux aux évolutions actuelles de la société – qu’on réinvestisse la notion de traces et qu’on les « patrimonialise » le plus possible ou, en tout cas, qu’on leur donne une dimension de proximité pour l’élève lui permettant de se les approprier avec plus de facilité et d’en tirer profit. Dans notre face-à-face histoire et mémoire, le concept de patrimoine – c’est une vieille idée de Pierre Nora – est celui qui, malgré sa difficulté et son évanescence, peut le mieux nous aider.

Sixièmement, enfin, il faudrait être quasiment évangélique parce qu’il faudrait arriver à énoncer des « En vérité, je vous le dis, ». Il faut apprendre à mieux argumenter et à mieux formuler en incitant tout ce petit monde à l’intelligence active. D’où les efforts que nous avons tous faits et que nous faisons encore pour améliorer ce qui touche à la langue et à l’expression. En tant qu’inspecteur général d’histoire, je suis souvent sorti très content de mes réunions pédagogiques de collège après avoir expliqué aux professeurs que, s’ils ont réussi à faire comprendre à leurs élèves l’emploi de « et, ou, ni, mais, or, car, donc » et l’importance qu’il y ait un début, une fin et un bout d’argumentaire, tout va bien. Ils ont fait leur métier. Il faut insister sur l’importance de l’argumentation. À ce propos, je soumets à votre réflexion la question suivante : pourquoi les sujets qui se terminaient par un point d’interrogation ont, depuis vingt ans, disparu des libellés des examens, baccalauréat ou autres ? Pourquoi ne se pose-t-on plus la question « pourquoi » en histoire ? Pour favoriser l’argumentation, il faut des exercices y entraînant. Ce n’est pas avec des QCM qu’on y parviendra. J’insiste enfin sur l’importance de tout ce qui ressortit au multi ou au plurilinguisme : y compris les langues régionales, tout en mettant l’accent sur les langues vivantes étrangères, et les langages des autres disciplines, au premier rang desquels le langage informatique et le langage mathématique.

Telles sont les quelques remarques que je souhaitais faire. J’ai dû, par bribes, répondre une ou deux fois à vos questions, monsieur le président.

M. Hubert Tison : Je reviendrai au thème de la table ronde : « Entre histoire et mémoire, quelle approche du passé en milieu scolaire ? ». Pour nous, professeurs d’histoire/géographie, l’approche doit privilégier l’histoire sans nier, évidemment, l’apport de la mémoire, qui est utile pour montrer la diversité des points de vue. Mais l’histoire dépasse ces mémoires. Elle les replace dans un ensemble plus vaste et plus contradictoire. Elle a une fonction critique, utile pour croiser ces mémoires.

Il faut également souligner, comme l’a très bien fait Jean-Pierre Rioux, qu’on n’étudie pas le passé pour le passé mais pour éclairer le présent.

Concernant le premier sous-thème résumé par les questions : « Faut-il que l’école accorde une attention privilégiée à certains faits historiques ? Pourquoi ? Qui doit en décider ? », je ferai remarquer que, s’il est évidemment nécessaire de trier dans les événements pour éviter l’encyclopédisme et la surcharge, trop d’événements tuant l’événement, il est non moins nécessaire de choisir des périodes de rupture dans l’histoire – comme la Révolution française ou la période de la Résistance – et des périodes de continuité : comme l’essor de l’Occident au XIIe siècle, tout en pouvant remonter très loin en arrière, l’Europe de la Renaissance, l’Ancien Régime, le siècle des Lumières.

Pourquoi privilégier certains événements historiques ? Des réponses ont déjà été apportées par les précédents intervenants. Les événements récents ne sont pas le meilleur moyen de comprendre l’histoire. Comme l’a souligné Jean-Pierre Rioux, le danger de notre époque est le présentisme, qui nous est asséné en permanence par les médias. Le meilleur moyen d’y échapper est de revenir en arrière. Pour Jacqueline de Romilly, l’école est un détour, un décentrage. C’est pourquoi il est très bon pour de jeunes élèves de retourner dans le passé par l’évocation de la Grèce à travers des récits. Le récit est très important pour les élèves de CM1 et CM2 comme pour les élèves de collège. Il ne faut pas en avoir peur, ni des figures telles qu’on en trouve dans l’Iliade et l’Odyssée. Les élèves doivent prendre de la distance par rapport à la société dans laquelle ils vivent. C’est pourquoi il est important qu’ils aient des exemples dans les grandes périodes de l’histoire, depuis l’époque ancienne en remontant par l’époque médiévale, moderne, contemporaine.

L’étude des grandes religions permet aussi de les replacer dans le contexte de leur époque, que ce soit le judaïsme, le christianisme ou l’islam. Pour comprendre l’orthodoxie et la coupure dans les Balkans, il faut connaître le grand schisme de l’Occident chrétien de 1054. De même, l’étude de la traite négrière et de l’esclavage suppose de connaître la première colonisation du XVIIIe siècle et son abolition au XIXe siècle. La Révolution française ne peut se comprendre sans savoir ce qu’étaient l’Ancien Régime et la monarchie absolue. L’étude de la décolonisation ne va pas sans celle de la colonisation.

Par ailleurs, le contenu des programmes dépend du moment où ils ont été conçus et rédigés et il est renouvelé tous les cinq ou dix ans, ce qui est heureux. Mais les professeurs peuvent aborder des sujets qui ne sont pas au programme à la suite de questions posées par leurs élèves ou d’événements particuliers, comme le tsunami ou les attentats du World Trade Center.

Qui doit décider du contenu des programmes ? Les politiques ont le droit de s’intéresser aux programmes inscrits dans l’enseignement élémentaire et secondaire mais il faut laisser à l’Éducation nationale et aux experts en son sein le soin d’entrer dans les détails du contenu de l’enseignement. Il est bon également de distinguer de l’enseignement, les commémorations nationales qui relèvent du politique : par exemple, le 11 novembre, le 8 mai, le 14 juillet. Qu’il y ait une journée de commémoration de l’esclavage, le 10 mai, est très utile pour vivifier le travail scolaire réalisé en amont. La journée de commémoration de l’holocauste et de la prévention des crimes contre l’humanité, le 27 janvier, permet, après la commémoration, de faire un travail de prévention. Mais cela demande du temps, un travail collectif en amont, des équipes prêtes à se mobiliser. Il faut aussi éviter un abus de commémorations. Compte tenu du nombre de thèmes d’étude, il pourrait y avoir une commémoration par journée. Il est donc nécessaire de procéder à un tri.

Au lieu d’unir le corps enseignant, la journée Guy Môquet l’a divisé. Des polémiques ont éclaté alors qu’il fallait prendre du recul, replacer la vie de Guy Môquet dans le contexte de son époque et la relier à celle de tous les jeunes de la Résistance.

Il faut se féliciter que l’Assemblée nationale ait mis en place une mission pour réfléchir aux questions mémorielles et à l’enseignement de l’histoire, qui est essentiel à la formation des futurs citoyens. Les représentants de la nation doivent, en effet, se préoccuper de la place de l’histoire dans le cursus scolaire, de l’école élémentaire à la Terminale. Sans nier l’apport de l’histoire régionale et locale, des programmes nationaux sont nécessaires. Peut-être, un jour, rédigera-t-on des programmes européens.

Faut-il aller au-delà ? Les programmes et les contenus relèvent du ministère de l’Éducation nationale, qui met en œuvre les procédures nécessaires pour aboutir au consensus le plus large. Il n’est que de citer la grande commission de réflexion mise en place en 1983-1984 par le ministère à la suite du rapport Giraud. Présidée par l’historien Jacques Le Goff, elle s’intéressait pour la première fois à l’histoire enseignée de l’école élémentaire au lycée. Une autre commission, la commission Joutard, a mis en exergue trois lacunes de l’enseignement : l’histoire des religions et du fait religieux, l’histoire des arts, qui revient heureusement en pleine actualité, et l’histoire des sciences et des techniques.

Ces programmes doivent être révisés régulièrement et leur libellé doit être le plus neutre possible dans la mesure où l’on est dans une République démocratique et laïque.

M. Guy Geoffroy, vice-président : En raison des incursions que les uns et les autres avez déjà faites dans le second sous-thème de notre table ronde, concernant la pédagogie et le rôle de l’enseignant dans le travail de transmission de l’histoire, je vais confier le soin à Mme Ernst de faire une présentation générale de la question de la formation et de l’accompagnement des enseignants.

Qu’est-ce qui peut permettre à l’enseignant à la fois d’être le garant des références historiques qu’il a à transmettre et d’ouvrir la porte à des questionnements issus de l’histoire locale ou de l’histoire particulière de certains enfants qui lui sont confiés ? Par ailleurs, comment, dans la confusion actuelle, l’enseignant peut-il transmettre le minimum de repères nécessaires à la fabrication de la culture citoyenne ?

Mme Sophie Ernst : Je rebondis tout de suite sur votre première question pour indiquer qu’il existe une articulation entre le travail d’apprentissage des savoirs dévolu à l’enseignant et la mémoire qui constitue une pédagogie d’excellence : elle consiste à partir d’un travail sur la mémoire – s’appuyant soit sur la subjectivité d’individus venant témoigner dans la classe, soit sur un film documentaire faisant également parler des témoins, soit sur des traces subjectivées portant la marque d’une individualité forte, soit sur un récit personnel – et à remonter à la connaissance, en la construisant peu à peu.

Ce processus d’apprentissage est devenu nécessaire du fait que les jeunes générations n’attendent pas la construction d’un savoir pour arriver à l’individu. Nos contemporains sont avides de passer par des vies individuelles et des subjectivités de ressenti, et de savoir ce que cela fait à des individus que d’être dans l’histoire ou d’être requis pour telle ou telle action. Cela ne vaut pas que pour les drames de l’histoire ni pour les témoignages d’enfants. Les jeunes sont également intéressés par ceux de vieilles personnes. Ils n’ont pas besoin d’être dans l’identification complète. Le passage par d’autres subjectivités permet également, en modifiant le regard, une décentration par rapport à l’adhésion immédiate à un point de vue et favorise la réflexion. De là, on passe aux connaissances.

Quand cela est fait avec art, quand on utilise toutes les palettes permettant ce passage par le subjectif pour arriver à la construction des connaissances – toutes les ressources de la littérature, du cinéma sous forme de fiction ou de documentaire, de l’œuvre d’art – on obtient des pédagogies tout à fait admirables.

Je crois au génie pédagogique. Je l’ai rencontré chez beaucoup de personnes. Je citerai en exemple le travail extraordinaire réalisé par le collège Gustave Monod de Vitry-sur-Seine sous l’impulsion d’Alexandre Berthon-Dumurgier qui, en quatre ans, a travaillé sur la guerre de 14, sur la colonisation, sur l’immigration et sur la Shoah. Je vous invite à aller voir le site Internet qui rend compte de ce travail prodigieux réalisé avec les élèves, qui préfigure ce que devra être le rassemblement pluridisciplinaire sur les socles communs : l’enseignant va à l’essentiel et fait une construction des connaissances en impliquant toutes les disciplines et en s’appuyant sur les apprentissages fondamentaux.

Un tel travail demande, non seulement une qualité pédagogique extraordinaire, mais aussi un investissement sans économie, un temps infini et, souvent, la constitution de petites équipes pédagogiques. Une telle alchimie ne se rencontre pas toujours. La plupart des enseignants font état, sur les thèmes qui nous intéressent, de difficultés et de malaise. Ils ne savent pas toujours par quel bout prendre les choses. Par ailleurs, le climat d’injonctions, de procès, de possible pénalisation dans lequel ils baignent les inquiète énormément. Les provocations d’élèves, l’agressivité de certains élèves, voire l’anticipation d’une possible agression de leur part, font qu’ils sont très mal à l’aise.

C’est pourquoi la formation des enseignants est très importante. Celle qui m’intéresse et dont je vais faire l’apologie est l’accompagnement, ce qui va m’obliger de faire un petit détour pour expliquer comment je suis entrée dans ce débat.

Je suis agrégée de philosophie mais mon métier est formatrice de maîtres. Quand je suis entrée à l’Institut national de recherche pédagogique où j’ai collaboré avec l’Académie des Sciences, Georges Charpak et Pierre Léna, à ce qui a donné « La main à la pâte », je travaillais surtout avec les équipes américaines car leur modèle d’accompagnement des enseignants me paraissait moderne et extrêmement performant : il ne laissait pas l’enseignant livré à lui-même seul face à sa classe, mais pensait en termes d’équipes d’enseignants autour desquelles était créé un réseau afin de stimuler leur autonomie tout en leur fournissant un ensemble d’outillages extrêmement solides. Ce mode de formation me paraissait beaucoup plus adéquat que celui que l’on peine à mettre en place en France selon un modèle descendant, des experts et des universitaires venant faire de la remise à niveau auprès des enseignants sans toujours mobiliser leurs capacités à se prendre en charge et à travailler en équipe.

En même temps que je travaillais sur ces modèles de formation, je m’intéressais, à titre purement privé, étant d’une famille juive qui avait été fortement décimée par le génocide, aux questions de mémoire qui, comme l’enseignement de la Shoah en CM2 aujourd’hui, me remplissaient de perplexité. Cette injonction du devoir de mémoire transféré à la jeunesse me mettait très mal à l’aise. Le motif invoqué est qu’il faut transmettre la mémoire des drames du passé pour qu’ils ne reproduisent pas. Mais lequel parmi nous, qu’il soit un politique ou un éducateur, a la clé pour éviter que « ça recommence » ? Nous réfléchissons sans cesse à la question mais, même persuadés qu’il ne faut pas effectivement que « ça recommence », nous ne sommes pas d’accord sur les moyens à mettre en œuvre. Il y a de gros conflits entre nous, adultes, quant aux valeurs, aux méthodes, aux choix de société et de civilisation qui permettraient d’y parvenir.

Ces dilemmes moraux et politiques que nous, adultes, ne savons pas assumer, nous les transférons aux jeunes générations, qui sont totalement impuissantes, d’autant que notre système d’enseignement est centré sur l’acquisition des connaissances. Nous organisons très peu de clubs de discussion ou d’associations d’élèves où ils puissent cultiver le débat, apprendre à agir ensemble et réfléchir sur l’éthique et la politique. Le système français est très intellectuel. Or, nous voudrions, en mettant l’accent sur les moments les plus sinistres de notre histoire, dus à un effondrement de civilisation, les préparer à agir dans le futur. Ce décalage de temps est, à mon avis, très anxiogène.

Telles sont les raisons pour lesquelles le thème du devoir de mémoire me rendait perplexe Cela étant, je suis absolument persuadée que, si nous omettions, dans notre transmission des connaissances en histoire, de travailler sur les crimes du passé – la Shoah, la colonisation, la traite négrière –, nous commettrions un mensonge. De telles omissions ne sont plus acceptables. Notre ambition rationaliste qui nous pousse à jeter un regard lucide sur le passé réclame la vérité et toute la vérité. Mais, pour ce qui est du « Plus jamais ça », et des finalités morales, civiques, politiques, nous n’avons pas le bon dispositif. Nous faisons un court-circuit en pensant que cela passe par l’enseignement de ces périodes aux jeunes du primaire. Je compterais davantage sur des dispositifs d’éducation populaire à la citoyenneté dans le cadre des occupations de loisir. Je pense que Jean-Michel Ducomte nous parlera de son expérience en ce domaine.

Par ailleurs, je ne comprends par pourquoi le public visé n’est pas celui des jeunes adultes en formation professionnelle, en médecine, en droit… Le drame de la Shoah, c’est qu’elle est un effondrement des institutions qui marquent des avancées de notre civilisation dont nous pouvons être fiers : le droit, la médecine, une organisation de l’ordre reposant sur une police aux ordres de la République. C’est tout cela qui a failli, qui a été détourné de manière perverse. Il me semble, dès lors, qu’agir sur les formations professionnelles des personnes des institutions, des corps d’État, de tout ce qui a trait à l’humain et à l’entretien du lien social, des institutions de la République, serait plus efficace et plus décisif que de travailler avec les enfants les plus jeunes.

Un de mes élèves – j’ai un poste à mi-temps dans un lycée d’enseignement professionnel technologique – m’a dit avec beaucoup de bon sens : « Quand on est tout petit, on nous confie un malheur qui est déjà arrivé et sur lequel nous ne pouvons plus agir. C’est désespérant. » C’est ce dont j’ai peur.

Pour reprendre un élément mis en avant par M. Nembrini, je dirai que nous avons tous un peu le regret de l’histoire mythologique parce qu’elle montrait une histoire de progrès. Je ne comprends pas pourquoi nous n’arrivons pas à retrouver une trajectoire de progrès, non pas avec un grand « P », mais avec un petit « p » parce que nous savons que nous sommes des civilisations ambivalentes, dangereuses, fragiles. Quelles que soient les faiblesses de nos institutions, elles n’ont d’autre horizon que d’œuvrer pour plus d’humanité, plus de solidarité et plus de fraternité.

En insistant un peu trop en direction des jeunes sur les commémorations négatives, nous leur disons en substance : « Voilà, nous vous accueillons dans une civilisation terrifiante qui a été capable de telles ou telles horreurs. Des défis considérables vous attendent : sauver la planète, qui est menacée de très graves dangers, faire face à une mondialisation qui met la planète à feu et à sang. Voilà le paquet. Débrouillez-vous pour être de bons citoyens ! »

Il ne s’agit pas de leur mentir et de recréer des mythologies mais il faut ajuster et rééquilibrer en fonction des capacités.

C’est pourquoi je reviens à la question de l’accompagnement des enseignants. En plus de prévoir des remises à niveau et des sessions d’approfondissement, il importe d’aider les enseignants à ajuster leur positionnement face aux élèves et d’ouvrir des espaces de discussion où ils puissent parler de leurs difficultés. Il faut les aider à reprendre une stature d’adulte, responsable, capable de parler avec confiance et espoir.

Plus qu’un devoir de mémoire, nous avons un devoir d’histoire et d’intelligence, joint à un devoir de confiance et d’espoir. Nous ne pouvons pas laisser au seul Pape la responsabilité de dire : « N’ayons pas peur »

M. Richard Redondo : Je vous remercie de donner la parole à la psychologie de terrain, que je représente ici. Beaucoup de choses ont été dites, auxquelles j’aurais parfois souhaité pouvoir répondre directement. Je vais essayer de peigner les propos qui ont été tenus en donnant quelques éléments psychologiques qui me paraissent importants.

J’énoncerai, en introduction, deux principes généraux.

Premièrement, la réalité psychique d’un individu souligne toujours la difficulté d’articuler la vérité historique avec l’émotionnel et le pulsionnel. Cela pose un grand problème, dès l’entrée d’un enfant à l’école. Comment va-t-il réagir à ce qui va être dit, à ce qu’on va lui demander, à ce qu’il va faire et, plus largement, à son entourage ?

Deuxièmement, l’enseignement de l’histoire est le passage d’une histoire fracturée et individualisée à une histoire commune et partagée, tout en évitant de gommer les différences entre les individus et les particularités de chacun. Ce passage repose sur une mémoire qui est de l’émotion partagée, sur des témoignages d’une énorme fragilité, ainsi que, comme cela a été dit, sur une mémoire subjective. Je ne m’étends pas sur le sujet pour essayer de répondre à vos deux questions.

Sur les programmes, je n’ai a priori pas grand-chose à dire, si ce n’est qu’ils sont, pour moi psychologue, capitaux, et cela pour deux raisons : ils sont un guide pour les enseignants, ils leur permettent de savoir où ils vont en ayant une vision globale de l’enseignement.

Cela dit, ces programmes doivent répondre à deux impératifs sur le plan psychologique. Premièrement, ils doivent s’adresser à trois sortes de mémoire : la mémoire archéologique. c’est-à-dire la connaissance de ce qui s’est passé, la mémoire référentielle, portant sur les valeurs, les croyances et les comportements – sur ce terrain, les psychologues et les historiens s’affrontent parce que les comportements que nous, psychologues d’aujourd’hui, observons ne sont pas les comportements de ce qui se passait dans l’histoire –, la mémoire rituelle, c’est-à-dire l’ensemble des choses que l’on s’efforce de répéter, qui a une dimension psycho-sociale et où l’apprentissage parental a son importance.

Deuxième impératif : les programmes doivent intégrer, à la fois une mémoire « héroïsante », mettant en exergue les valeurs que proposent les héros, et une mémoire tournée vers les victimes qui est une reconnaissance fondée non pas sur la grandeur mais sur la souffrance et l’offense. C’est l’équilibre de ces deux approches qui permet de se situer dans la problématique historique. Si les programmes parvenaient à intégrer ces deux balances, on devrait arriver à faire quelque chose.

Un autre élément me paraît important : à la notion de « programme » devrait être associée celle de « projet ». Si le programme ne répond pas à un projet ou si le programme n’est pas lui-même un projet, je vois mal comment on peut faire.

Le deuxième volet de la table ronde, relatif à la pédagogie, est plus intéressant pour moi.

J’insiste en premier lieu, à la suite de M. Rioux, sur l’importance des notions d’espace et de temps. Nous observons, depuis une quarantaine d’années, une évolution de la psychologie de l’enfant et de l’adolescent. Les enfants d’aujourd’hui sont ceux de l’image et de l’instantanéité. Nous rencontrons de gros problèmes sur le terrain pour faire comprendre aux enfants ce qui est instantané, ce qui est réel et leur faire distinguer le vrai du faux. Un enfant de quatre ou cinq ans est actuellement incapable de distinguer à la télévision ce qui est vrai et ce qui est faux. Les chaînes d’information permanente, qui diffusent donc théoriquement ce qui est vrai, sont obligées d’indiquer l’heure en permanence pour montrer qu’elles traitent d’informations réelles.

On assiste à une évolution encore plus importante : une demande effrénée de devenir grand chez certains individus, et une demande tout aussi effrénée de rester jeune chez d’autres. Jusque dans les années 1980, nous disposions d’une borne assez pratique qui marquait en gros le passage de l’enfance à l’adolescence : l’entrée en sixième. Or, actuellement, les comportements adolescents commencent à partir de sept ou huit ans – voire six ans, comme j’ai eu un cas l’année dernière – et des comportements très puérils perdurent au collège jusqu’à quatorze ans, correspondant à la classe de quatrième. Résultat, on n’a plus de borne marquant le passage d’un état à un autre, mais une fourchette de comportements entre huit et quatorze ans, ce qui entraîne des difficultés énormes pour les enseignants. Ils ne disposent pas des moyens matériels à l’école primaire pour gérer les comportements adolescents, et au collège pour gérer les problèmes des enfants ayant conservé des comportements très jeunes. C’est un gros problème, qui renvoie à celui de la formation dont a parlé Mme Ernst. Faut-il entraîner les enseignants à faire face à tous les types de comportements ?

Par ailleurs, il faut leur donner les moyens de répondre à l’instantanéité à laquelle ils sont en permanence confrontés. Pour aller vite, je prends un exemple qui, personnellement, m’a énormément frappé. Le 12 septembre 2001, le lendemain des attentats du World Trade Center, j’étais dans l’école maternelle où se trouve mon bureau quand une enseignante est venue me voir, complètement déboussolée, après qu’un enfant de quatre ans lui eut demandé : « Maîtresse, pourquoi papa hier a bu le champagne ? ». Cela a soulevé une énorme problématique dans la classe, dans toute l’école maternelle et jusque dans l’école primaire d’à côté parce que l’inspecteur de la circonscription avait demandé que l’on parle de l’événement et que les enseignants répondent aux questions des enfants. L’enseignante, vous vous en doutez bien, n’a pas répondu à cet enfant. Elle était dans l’émotion pure. Quand on réalise le choc qu’a été le 11 septembre pour tout le monde, y compris les enseignants, une telle question a été vécue comme un événement traumatique, émotionnel pur. Les enseignants ne sont pas préparés à affronter de telles situations. Il va falloir les former à répondre à l’instantanéité des choses. C’est très compliqué parce que cela ne relève pas que de la psychologie pure, mais d’un mélange de psychologie, de sociologie et d’histoire. Pour l’instant, on ne sait pas faire. Il faut que les formateurs réfléchissent à la question.

Il est un autre point qui me touche : les psychologues ont beaucoup de travail sur le terrain à gérer les conséquences des fameux devoirs de mémoire sur les enfants. C’est un phénomène qui n’est pas maîtrisé. Je ne vois pas qui, à part les psychologues, pourraient, sur le terrain, « récupérer, réparer et réapproprier » lorsqu’il y a des réactions problématiques. Cela représente actuellement un grand travail. Les psychologues s’en acquittent relativement bien, quoiqu’il ne soit pas toujours facile d’identifier des cas de difficulté.

J’aurais encore beaucoup de choses à dire mais je conclurai en précisant que, pour moi, la pédagogie a une double facette.

Elle commence par une action culturelle intense dès le début de la prise de conscience culturelle de l’enfant, c’est-à-dire aux alentours de deux, trois ans. À cet âge, elle n’est pas l’apanage de l’école mais déborde sur l’entourage de l’enfant : les parents et, plus généralement, tout le tissu social. Cette action culturelle intense doit, ensuite, se conjuguer avec une interaction que j’appelle classique, parce que normale – consistant à permettre l’amélioration de la compréhension à travers l’échange de questions/réponses entre l’élève et le professeur, le tout devant déboucher sur une expression que j’aime bien mais dont je n’ai pas retrouvé l’auteur : « un attachement critique à la culture commune ». Si l’on est capable de s’attacher de façon critique à ce que l’on a en commun, cela signifie que l’on est capable d’être citoyen – et l’école aura alors fait son travail.

M. Jean-Michel Ducomte : Beaucoup de choses, importantes, graves, ont été dites. Je voudrais intervenir, bien sûr en tant que président du CIDEM, centre « Civisme et Démocratie », qui a été créé par l’une des autres associations que je préside, la « Ligue de l’enseignement », par la « Ligue des droits de l’homme » et par d’autres associations qui ont jugé important d’articuler une logique d’éducation populaire autour, notamment, de ces questions de mémoire. Mais je pourrais intervenir pour d’autres motifs, puisque j’enseigne à l’Université dans une discipline qui a peu à voir avec l’histoire, le droit – même s’il y aurait beaucoup à dire sur le rôle qu’il peut avoir dans l’analyse de la mémoire.

Pas plus que la représentation nationale n’a à écrire l’histoire, il n’incombe pas aux historiens ou, plus largement aux acteurs du système éducatif, de construire à eux seuls les éléments de la mémoire.

D’abord, la mémoire est rarement universelle ; je pense même qu’elle ne l’a jamais été. Nous vivons dans un espace où les mémoires deviennent de plus en plus individuelles ou individualisées et, au-delà, de plus en plus plurielles. Il serait pourtant rassurant qu’il n’y ait qu’une seule mémoire, que l’institution scolaire mettrait en place et qui permettrait aux futurs citoyens de déployer leur civisme tout au long de leur existence.

Ensuite, la mémoire est identitaire. Comme l’écrivait il y a fort longtemps Maurice Halbwachs, elle est traversée par trois paradoxes, qui influencent le développement d’une logique d’éducation populaire :

Premièrement, la mémoire est souvent une mémoire sociale. Chaque individu met en œuvre les rapports qu’il établit avec la temporalité à partir de son appartenance. Plus une société est traversée par des logiques d’appartenance, quelle que soit leur nature, plus on voit fonctionner de logiques mémorielles : elles sont rassurantes, et permettent de trouver le miroir dans lequel on peut apercevoir son reflet.

Deuxièmement, la mémoire opère systématiquement à partir du présent : on se souvient à partir du présent.

Troisièmement, et c’est sur ce dernier point qu’il convient surtout de réfléchir, la mémoire ne peut fonctionner qu’à partir d’une part d’oubli qui permet les recommencements, les tris, les hiérarchies, et qui permet des jugements.

La mémoire est-elle totalement soustraite à l’influence de l’histoire ? Non. L’histoire savante a des choses importantes à dire, et elle permet d’éviter les dérives mémorielles et les « bricolages ».

Un débat a eu lieu autour de la figure de Guy Môquet. J’ai l’impression qu’on lui a fait dire plus qu’il n’avait fait. Certes, au CIDEM, nous avons pensé qu’il n’était pas question d’éluder ce que représentait Guy Môquet ; toute une construction s’était élaborée autour de lui, de par la lecture historique qui avait été faite de son rôle. Mais pourquoi lui ? D’autres figures nous venaient à l’esprit, comme celles de Sophie Scholl ou de certains jeunes de la résistance allemande face aux nazis. Elles étaient intéressantes et auraient permis, en outre, d’européaniser cette évocation de la jeunesse face à la Résistance.

L’histoire savante a donc des choses à dire, vraisemblablement aussi dans la construction des programmes. Il convient que des événements forts soient mis en avant. Certes, chaque période a son histoire, et chacun sa mémoire. Mais si l’on pouvait éviter que chaque génération ne recherche une histoire qui lui convient, ou ne construise une mémoire qui la rassure, il serait alors possible de renouer la chaîne des temps qu’évoquait Jean-Pierre Rioux.

Existe-t-il des événements, totalement incontestables et qui, par delà les générations, présenteraient un caractère qui ne serait soumis à aucune discussion ni reconsidération ? Je n’en sais rien. Lorsque l’on examine l’évolution des programmes d’histoire, on se rend compte qu’il est bien difficile de dégager une sorte de masse de granit incontestable concernant les évènements. Malgré tout, nous devons faire un effort permanent pour aboutir à cette incontestabilité, pour aboutir à la reconstruction d’un universel ou d’une universalité que, précisément, la mémoire conduit à remettre en cause. Tel sera le travail des historiens et des philosophes.

Dans ce type de démarche, l’école a un rôle central à jouer. Mais l’école n’est pas exclusivement responsable de cette réflexion sur la mémoire. Il faudrait que nous parvenions à désanctuariser la réflexion que l’on peut mener sur la mémoire. À cet égard, l’éducation populaire peut être un outil important. En effet, il y a, à la périphérie de l’école, de nombreux types d’activités que les enfants sont amenés à entreprendre. Même si, en apparence, ces activités n’ont rien à voir avec l’histoire ni avec la mémoire.

Je pense à celles que proposent l’UFOLEP, l’Union française des œuvres laïques d’éducation physique, l’USEP, l’Union sportive de l’enseignement du premier degré, ou la Ligue de l’enseignement et le CIDEM qui ont une activité éditoriale. C’est ainsi que nous avons été amenés à publier une série de petits fascicules intitulés « Repères pour éduquer ». L’un deux porte d’ailleurs sur Guy Môquet et explique assez bien quel usage on peut faire de la figure de Guy Môquet dans la relation que les jeunes doivent établir avec la période de la Résistance ; mais il y a aussi d’autres occurrences, comme la question européenne, la question de l’esclavage ou de l’identité républicaine. Ces opuscules sont destinés aux enseignants qui le demandent ; les sollicitations sont d’ailleurs nombreuses. Mais ils sont aussi destinés aux structures au sein desquelles les mouvements d’éducation populaire sont amenés à intervenir auprès de jeunes : colonies de vacances, centres aérés, voire structures sportives. Nous avons ainsi été sollicités pour expliquer à de jeunes enfants ce qu’était l’olympisme, ses figures noires, la trajectoire de certains responsables ou même certaines de ses dérives, pour qu’ils portent un regard intelligent sur ces réalités.

S’agissant de la mémoire, il faut commencer par tenter de retisser de l’universel par un apprentissage de la confrontation. Cette confrontation est d’autant plus aisée qu’elle s’exerce dans des espaces qui n’ont pas d’enjeu éducatif direct. Il faut ensuite apprendre à assumer, sans nécessairement mettre derrière de la culpabilité. Le problème est de savoir comment le travail de mémoire va s’opérer. A-t-il pour fonction de créer des enfermements ou de permettre des émancipations ? Nous pensons qu’il a pour fonction principale de permettre des émancipations, c’est-à-dire de comprendre, de juger dans certaines hypothèses, tout en sachant qu’il y a d’autres hypothèses où l’on se trouve face à l’incontestabilité du mal absolu et qui constituent des repères permettant de vivre et de fonctionner : certaines limites existent ici ou là, qu’il convient d’éviter de transgresser.

Dans un tel travail, qui porte à la fois sur la nécessité d’assumer et de retisser l’universel, nous pensons qu’il convient de le repenser plus largement. La Ligue de l’enseignement s’y est attachée il y a quelques années en engageant un travail sur l’élaboration de nouveaux universaux. Après une lecture critique de ce qu’avait été l’universel de la modernité, à partir de l’analyse des dérapages insupportables de la post-modernité, elle s’est demandé si l’on ne pouvait pas inventer un universel générique, au sein duquel, par delà l’existence de valeurs stables, on pouvait admettre que l’existence de la diversité était un facteur constructeur d’universel. On se rend compte aujourd’hui que, même si les mémoires sont diverses, plurielles, c’est précisément de la pluralité de ces mémoires assumées qu’on en viendra à créer un minimum d’universel.

M. Jean-Louis Nembrini : Je voudrais réagir à propos de la commémoration du souvenir de Guy Môquet. Sophie Scholl était déjà prévue dans cette réflexion puisque, à partir de Guy Môquet, nous avions envisagé d’aller dans une direction plus européenne. La responsabilité de mon institution est de mettre en textes pour mener une action pédagogique dans les classes. Passer de l’idée au texte est parfois difficile et parfois imparfait. En l’occurrence, nous sommes partis de la lecture du texte et nous sommes allés vers la mémoire européenne de la Résistance. Nous avons l’intention de nous engager plus encore cette année dans cette dimension, dans le contexte de la semaine européenne.

Mme Sophie Ernst : La commémoration de Guy Môquet est un bon exemple pour penser la pluridisciplinarité. Dans mon établissement, les professeurs d’histoire ont fait remarquer que, certes, l’événement touchait au passé, mais que l’entreprise relevait du mémoriel et qu’ils n’en voulaient pas. Pour ma part, en tant que professeur de philosophie, je n’étais pas du tout gênée. Les historiens, de par leur formation, ne sont pas dans les conflits de valeurs, ils ne travaillent pas sur l’incertitude, dans un domaine où il n’y a pas de conclusions ; les professeurs de philosophie sont beaucoup plus à l’aise. Pour ma part, je pouvais poser la question : est-ce que cela valait la peine, pour un jeune, de se sacrifier ? Cela permettait de débattre, d’exprimer des avis divergents, de peser le pour et le contre en posant un problème.

Travailler ensemble entre disciplines littéraires : français, philosophie, histoire, est très fructueux pour les uns comme pour les autres. Le socle commun constitue un chantier essentiel qui demande une grande mobilisation de tous les acteurs, même si ce n’est pas évident. Pour ma part, je souffre un peu du fait que la philosophie n’y soit pas. La culture du débat ne peut pas se faire sans la philosophie.

Mme Marie-Albane de Suremain : La formation d’enseignant est difficile et importante. Elle ne doit pas être sacrifiée.

Je voudrais revenir sur l’articulation entre les relations réciproques, tout à fait dialectiques, entre l’histoire et la mémoire, en me plaçant du point de vue de la praticienne confrontée à l’enseignement du fait colonial et des questions des traites et de l’esclavage. Comment aborder dans les classes ces questions qui mêlent de façon très intriquée la mémoire et l’histoire ?

On a besoin du travail sur les mémoires, qui sollicite la recherche historique, la fait avancer et lui donne parfois un espace public où elle peut s’exprimer et être reconnue. Dans les classes, on peut travailler en articulation avec cette prise en compte des mémoires, pour produire du savoir et de la connaissance historiques.

Je voudrais souligner l’importance d’une double démarche, faite de compréhension et de distanciation. Il faut tenir les deux bouts de la chaîne pour produire un travail intéressant.

Dans le cadre d’un programme de recherche intitulé EURESCL – comme « Europe-esclavage » – nous avons tenté, avec des collègues, de fédérer des travaux lancés déjà depuis plusieurs années, pour voir comment aborder les questions relatives aux traites et à l’esclavage, ou au fait colonial. Il s’agit de répondre à une forte demande sociale, qui peut être inquiétante et qui souvent déstabilise les enseignants, tout en essayant de ne pas se laisser dicter sa démarche et son comportement, d’apporter quelque chose de spécifiquement historique et de former des élèves, et donc des citoyens, actifs, autonomes et capables d’agir dans le monde contemporain, qui est très complexe.

Il nous a semblé très efficace de partir d’une histoire incarnée, en s’intéressant aux acteurs, qu’ils soient individuels ou collectifs ; il s’agit notamment de retrouver des groupes, des anonymes, des « sans voix », tout le monde n’ayant pas été un personnage célèbre. Nous avons décidé de nous appuyer très rigoureusement sur des traces, par exemple sur des documents d’archives, qui intéressent toujours beaucoup les élèves, comme sur des récits historiques et spécifiques qui, bien que non littéraires, ont aussi une forme de dramatisation ; la littérature de jeunesse peut ainsi être très intéressante et utile à l’école primaire ou au collège.

S’appuyer sur toutes ces ressources est une façon d’incarner l’histoire de ces acteurs, de donner de la chair à cette histoire qui risquerait, sinon, de rester très formelle. Pourquoi s’en tenir, s’agissant des traites, à des chiffres et à des statistiques qui, en soi, sont effrayants mais qui risquent de donner un caractère totalement abstrait aux évènements ?

Partir de récits de vie est un moyen d’entrer dans un itinéraire personnel, de retrouver cette histoire incarnée qui est déjà émouvante et bouleversante et d’en montrer la complexité : qui sont les personnes réduites en esclavage, par quel processus, quelles ont été les relations entre traitants africains et européens, quelles ont été les modalités de transport, y a-t-il eu des réactions d’opposition, de résistance, d’accommodement ? On peut ainsi arriver à poser des questions. Cette approche très problématique de l’histoire permet de ne pas asséner une vérité – ce qui n’entraînerait pas un investissement intellectuel et émotionnel des élèves – même s’il ne faut pas en rester là.

S’agissant de la colonisation, nous avons également travaillé à partir de récits de vie. Nous sommes partis de récits de vie de jeunes paysannes africaines déportées de Haute-Volta en Côte d’Ivoire pour du travail forcé dans des plantations. Cela permet de saisir un aspect de la colonisation telle qu’elle a été expérimentée par des colonisés, et pas seulement à partir des discours de l’administration coloniale sur l’œuvre de mise en valeur.

Mais l’histoire, même faite en classe, n’est pas un récit univoque. On peut très bien confronter différents points de vue : celui de l’administrateur colonial, les résultats économiques : développement des plantations, de la production de café et de cultures commerciales et de modes de transports ; et le point de vue des colonisés. Une telle confrontation ne permet pas d’être exhaustifs, mais de montrer la complexité du monde à partir de ces parcours de vie.

Il ne s’agit pas seulement de jouer sur l’émotion, même si l’on sait très bien pédagogiquement qu’elle est un moyen de toucher et d’intéresser les élèves, mais aussi de construire une analyse historique permettant de bâtir des catégories : les acteurs, les enjeux, et de recontextualiser ces récits. On rentre ainsi dans un processus d’historicisation de ces récits et l’on sort de ce qui risquerait, autrement, de n’être qu’une incantation mémorielle qui pourrait être extrêmement délétère.

En l’occurrence, on peut construire des modèles et réfléchir à ce qu’est l’asservissement, ce qu’est l’exploitation économique, mais aussi à ce qu’est la négociation, l’accommodement, la résistance – ou plutôt les formes de résistance. C’est une démarche d’analyse historique et, par la même, libératrice.

L’enjeu de cette analyse est double. D’abord, un enjeu intellectuel, puisque l’on construit des éléments d’analyse qui sont transférables à d’autres situations ; on rejoint ainsi un des fondamentaux de l’enseignement de l’histoire, qui est d’acquérir des connaissances, mais surtout des méthodes d’analyse historique de la complexité, qui permettent ensuite aux élèves de se repérer dans un monde contemporain extrêmement complexe et où ils sont soumis à un afflux d’informations, en ayant quelques notions clé construites, en l’occurrence l’exploitation économique ou la résistance. Cela leur permet de décrypter toute une série de situations qui ne sont pas limitées aux cas précis qu’ils ont pu étudier en classe.

Ensuite, un enjeu de décentrement et de déconstruction d’éventuelles assignations identitaires. C’est en cela qu’il peut être si fécond de travailler sur ces questions très sensibles de traites et d’esclavage. Mais on peut envisager d’aborder d’autres questions. Sortir des points de vue particuliers en mettant à jour des processus permet de comprendre ce qu’il y a de commun dans l’expérience historique et d’élaborer des éléments d’universel. Si l’on interroge des élèves, l’esclave est un Noir, un Africain. En revanche, si l’on travaille sur ce que représente le fait d’être esclave, sur le processus de mise en dépendance, de servitude, de traite et d’exploitation, on arrive à construire des catégories et l’on se rend compte que cette question de l’esclavage n’est pas intrinsèquement et nécessairement liée à l’identité d’un groupe. Il se trouve qu’historiquement, en effet, les Africains ont été massivement touchés. Mais cette question permet aussi de travailler sur l’esclavage dans la longue durée et d’établir des connexions entre des situations historiques différentes. Cela est très libérateur, dans la mesure où cela permet de casser les associations identitaires qui peuvent être très ambiguës et très gênantes : ils sont esclaves et donc, nécessairement, Noirs – et éventuellement, l’inverse, ce qui est encore pire.

Cette question de l’esclavage est très clairement au programme des collèges, s’agissant de l’époque moderne. Mais elle apparaît en filigrane dans la période médiévale, dans l’Antiquité, et l’on peut se demander s’il existe aujourd’hui encore des formes d’esclavage. C’est une façon d’utiliser ses connaissances pour être actif et se comporter en citoyen, au nom des valeurs de liberté et de fraternité.

Les demandes mémorielles, légitimes font avancer la recherche et modifient l’histoire enseignée. On est très heureux lorsque l’on peut les articuler, les associer aux programmes qui existaient déjà pour qu’elles ne restent pas des chapitres un peu clos, un peu fermés sur eux-mêmes. Ces thématiques finalement fondamentales, transversales, concernent l’histoire des départements d’outre-mer, mais aussi celle de l’hexagone, de l’Europe et du monde. Il est très important d’en faire un outil de réflexion, qui puisse traverser différents chapitres, par exemple l’histoire de la Révolution française. Et là, on se rend compte que la question de l’esclavage est essentielle : elle permet de comprendre la portée et l’efficacité d’une Déclaration universelle des droits de l’homme ; la situation de l’esclave permet de mesurer l’efficacité, ou non, de déclarations politiques et de voir ce que signifie « droit naturel » et « droit positif ». C’est la fonction heuristique de ces notions. On pourrait également travailler sur la question du libéralisme économique à partir de cette question de l’esclavage au XIXe siècle.

Pour aborder ces questions socialement sensibles et donc difficiles, qui mettent souvent mal à l’aise les enseignants à cause de ces pressions et de cette demande, la formation scientifique ne doit pas être sacrifiée : la formation initiale pour que les enseignants soient bien formés sur les critères scientifiques majeurs ; la formation continue, qu’il convient d’encourager. L’histoire est en perpétuel mouvement et renouvellement. On ne peut donc pas imaginer que des enseignants, après un certain nombre d’années d’études, aient un bagage suffisant pour pouvoir aborder toutes les questions qui se poseront au cours de leur carrière.

Sur ces questions d’enseignement et de parcours pédagogique, il n’y a pas de prescriptions obligatoires de l’institution, qui laisse une grande liberté aux enseignants. C’est dans ce cadre que le programme EURESCL essaie de travailler. Il propose, à travers un site qui sera ouvert à la rentrée, toute une série de documents, de traces, avec des pistes d’exploitation pédagogique. Il s’agit de favoriser l’articulation entre la recherche en train de se faire et qui progresse, et les enseignants en quête de formation et d’informations.

Nous avons pensé à des documents qui permettent de suivre des parcours de vie, d’esclaves et de colonisés. Les jeux de rôles sont très intéressants, bien que peu couramment utilisés dans l’enseignement français ; mais comme nous sommes un site européen, nous essayons d’échanger des pratiques pédagogiques. J’ajoute que ce site est non seulement européen, mais aussi africain et haïtien.

Les jeux de rôle permettent aux élèves d’investir des personnages historiques, de les mettre dans des sortes de tribunaux virtuels, en tout cas d’espaces où des arguments peuvent être échangés. Il s’agit de confronter les arguments d’une époque, non pas d’affirmer son opinion, mais d’investir son personnage, de voir quelle argumentation il pouvait développer, de se l’approprier et de la confronter avec les arguments d’autres personnages historiques investis par d’autres élèves. Cela permet un décentrement très important : on ne tombe pas forcément sur un personnage que l’on trouve très sympathique, mais c’est une façon de comprendre une époque. On peut dresser une sorte d’image de l’état des forces et des arguments à un moment donné, et tester les capacités d’argumentation des élèves. Ceux-ci, par exemple, sont persuadés, avec leur point du vue d’élèves du XXIe siècle, que l’esclavage est un crime contre l’humanité absolument épouvantable. Mais quand les arguments sont échangés, les esclavagistes donnent parfois du fil à retordre aux abolitionnistes. C’est une façon, finalement très civique, pour les élèves, de comprendre qu’on peut être persuadé du bien fondé de sa position, mais que si l’on n’est pas capable de la démontrer, elles est quasiment nulle et non avenue. Ils reçoivent une leçon d’humilité et sont confrontés au décentrement de l’historien qui est là pour comprendre les périodes, sans juger, sans excuser, sans porter de jugement de valeur, mais pour essayer de comprendre des logiques et en tirer des leçons citoyennes.

Sur ces questions socialement très sensibles, il faut se garder d’opposer brutalement histoire et mémoire. Il faut les travailler en interaction les unes par rapport aux autres, sachant qu’elles sont spécifiques et que le professeur d’histoire est le professionnel de l’histoire qui enseigne une discipline. L’histoire enseignée doit rester très proche et très articulée à l’histoire scientifique.

Le professeur d’histoire est engagé dans une démarche spécifique. Il a un positionnement particulier, qui fait qu’il peut travailler à partir de la mémoire – c’est d’ailleurs une manière de toucher les élèves – mais qu’il va produire autre chose : il va produire un discours historique, il va aider les élèves à s’approprier des méthodes scientifiques, celles de l’analyse scientifique. C’est un bagage immense qui peut aider à la formation du citoyen durant toute sa vie.

M. Guy Geoffroy, vice-président : Les acteurs politiques que nous sommes ont du mal à savoir s’ils font ce qu’il faut, s’agissant de la mémoire et de l’histoire. Ne devons-nous pas nous assurer de la solidité de l’institution, au moment où il vient d’être décidé que les IUFM seront totalement intégrés au sein des universités, gage de l’approfondissement permanent de la connaissance sans laquelle un enseignant ne saurait être un bon enseignant, mais gage également d’un appui permanent sur la recherche sans laquelle la connaissance ne peut prétendre évoluer et prendre toute sa dimension ?

Est-ce que cette nouvelle donne permettra aux enseignants de demain et aux enseignants d’aujourd’hui qui bénéficieraient de cette adaptation permanente de leur capacité à transmettre, d’être davantage encore à la hauteur de cette incroyable dialectique qu’on leur demande d’animer à longueur d’année sur cette problématique si délicate de l’histoire et de la mémoire ?

Mme Marie-Albane de Suremain : L’intégration des IUFM dans l’université, mais aussi la masterisation des formations sont étroitement liées. C’est bien sûr un enjeu scientifique majeur que de travailler au rapprochement de la formation des futurs enseignants dès le niveau « L » avec ses filières de préprofessionnalisation qui permettent déjà de réfléchir à ce qu’est la discipline enseignée et d’avoir des expériences sur le terrain lorsque des stages sont possibles. Mais la question se pose aussi en aval de la formation : qu’en sera-t-il des modalités de recrutement ? Les CAPES sont encore en question et il semble que les enjeux scientifiques sont très forts. La question se pose également pour la formation pédagogique. L’enseignement est un métier difficile, qui ne peut pas s’improviser en quelques semaines de stage sur le terrain, ni par la simple magie du terrain. Il suppose une véritable formation, ce qui prend du temps. Jusqu’à présent, elle prenait un an et était même prolongée au cours des premières années des néo-titulaires, mais elle semble actuellement se réduire comme une peau de chagrin. Elle se pose aussi pour la formation continue. Mais je n’ai pas de réponse.

M. Jean-Louis Nembrini : Quand on parle de la formation des maîtres, il faut éviter de séparer, comme on l’a fait trop souvent, formation initiale scientifique, formation initiale pédagogique et formation continue.

Aujourd’hui, il faut penser à une nouvelle formation initiale. Depuis tout à l’heure, nous parlons de formation scientifique : les liens entre histoire et mémoire, la mise à jour des connaissances, y compris dans leur dimension didactique. La masterisation devrait permettre à un professeur, au bout de cinq années de formation à l’université, de maîtriser déjà son métier. Aujourd’hui, notre système est en effet trop découpé entre une formation initiale assez détachée des objectifs du métier – jusques et y compris dans certaines disciplines inscrites dans les programmes des concours, qui sont parfois très loin des programmes d’enseignement – et l’année de formation professionnelle au cours de laquelle on fait de la didactique, de la psychologie, de la sociologie etc. La masterisation sera l’occasion de refonder la formation initiale.

La formation continue, quant à elle, ne se réduit pas comme une peau de chagrin. Il faut utiliser les moyens de la formation continue de la meilleure des façons possibles et, pour l’institution que je représente, essayer de faire en sorte qu’elle réponde précisément aux besoins des professeurs. Nous nous y employons, au travers de programmes qui restent d’une grande richesse.

M. Hubert Tison : La formation des maîtres est évidemment capitale pour répondre à toutes les questions que pose l’enseignement de l’histoire. Nous sommes très attachés à une formation scientifique de qualité, acquise à l’université et validée par des concours nationaux. Nous sommes également attachés à une déontologie du métier, fondée sur le respect de la conscience des jeunes, sur le fait de garder une attitude distanciée et critique par rapport à la matière enseignée et de se former toute sa vie d’enseignant : se former aux nouvelles problématiques de l’enseignement, aux recherches pédagogiques et aux méthodes permettant de transmettre de la meilleure façon possible l’enseignement de l’histoire à des élèves de niveau et d’âge différents.

Par ailleurs, on s’est interrogé sur le moyen de répondre aux revendications mémorielles. Mais faut-il une histoire nationale ? Oui, mais une histoire nationale commune et partagée. Il ne peut s’agir d’une histoire fondée sur la mythologie républicaine des années 1890, ni sur une mythologie de petites communautés fermées sur elles-mêmes. Cette histoire doit rassembler ces histoires singulières et les dépasser. Elle doit être ouverte sur l’Europe comme sur le monde. C’est un peu la vocation de notre pays. Cette histoire doit tendre vers l’universel et utiliser la mémoire, qu’on peut rencontrer en classe.

Au moment de l’attentat du World Trade Center, j’avais fait un exposé sur le terrorisme. Et en interrogeant mes élèves de terminale, je me suis aperçu que cinq d’entre eux étaient favorables à Ben Laden. Il m’a fallu, toute l’année, apporter des réponses à ces élèves qui faisaient des comparaisons, par exemple entre les enfant d’Irak et les enfants de la Shoah ou qui disaient que cet attentat avait été commis par le Mossad et la CIA. J’ai dû me battre pour leur faire comprendre ce qu’est une source, leur demander quelles étaient les leurs, les confronter, procéder par des regards croisés, intégrer l’histoire de ceux qui ont participé aux deux guerres mondiales dans l’histoire de la colonisation et de la décolonisation, etc.

L’histoire des religions pose également beaucoup de problèmes aux enseignants dans les classes de sixième et de cinquième. Pour répondre aux élèves, il faut une formation scientifique de haut niveau, et en même temps une formation pédagogique et un travail interdisciplinaire, comme l’ont souligné Mme Ernst et Mme de Suremain.

M. François Perret : Je voudrais compléter ce qui vient d’être dit sur la nécessité de la formation scientifique, en prenant comme exemple la réflexion sur l’enseignement du fait religieux, menée en 2002 par Régis Debray.

C’est une question très sensible, qui posait de nombreuses difficultés aux enseignants. Je ne dis pas que toutes ces difficultés ont été résolues, mais je tiens à saluer l’initiative qui a été prise en ce domaine : on a créé un Institut européen en sciences des religions, qui est présidé par mon prédécesseur, Dominique Borne, et qui est accroché à l’École pratique des hautes études en sciences sociales Je connais son activité, dans la mesure où j’ai représenté l’Éducation nationale au sein du conseil d’administration. C’est un véritable centre de ressources scientifiques, avec des conférences ouvertes, où les professeurs de toutes origines viennent affermir leurs connaissances et affronter les questions qui se posent à eux, parfois dans un contexte excessivement difficile. Il a permis de prendre toute une série de décisions cohérentes.

Mme Sophie Ernst : En 1997, on avait essayé de créer, au sein de l’Institut national de recherche pédagogique, l’INRP, un groupe, qui aurait pu acquérir, en liaison avec des historiens qui travaillaient au Centre de documentation juive contemporaine, le CDJC, la capacité de former, auprès des IUFM, au niveau local. Mais cela s’est avéré très difficile, par manque de sollicitations au niveau politique. L’institution n’a pas su accrocher sur un dispositif institutionnel efficace, à cause de ses lourdeurs.

Dans les années 2000, le Mémorial de la Shoah, qui est très laïque, avec des historiens très compétents, a fait un travail de formation des maîtres et a su s’imposer. Cela a créé un précédent. De nombreux autres groupes de mémoire ont désiré avoir leur dispositif mémoriel. D’où un effet d’entraînement, qui s’est calé sur le dispositif mémoriel juif, lequel, du point de vue des autres communautés, était au fond une minorité qui avait bien réussi.

Je ne critique pas les institutions communautaires, qui font très bien leur travail, mais elles sont en général dans des logiques revendicatives et militantes. Je ne vise pas tellement le cas du Mémorial, parce que je pense qu’en l’occurrence, tout a été fait pour qu’il réponde à toutes les garanties en termes de laïcité. Mais c’est tout de même un précédent qui pose un problème, dans la mesure où il a créé pour nous le devoir de réinstaller ces questions au niveau institutionnel de l’Éducation nationale, d’une façon qui soit assumée par la République et par la collectivité nationale.

Cela étant, il me semble que, en matière de formation des maîtres, nous sommes un peu en retard et faisons preuve d’archaïsme. Dans les années 2000, Lionel Jospin a décidé d’envoyer dans tous les établissements scolaires un petit livret suédois et une version réduite de « Shoah », le film de Claude Lanzmann. Ce fut assez mal ressenti par les collègues. À cette époque, on insistait déjà sur l’autonomie des établissements, sur le fait que les centres de ressources documentaires travaillaient avec les équipes pour décider eux-mêmes. Une telle initiative, qui avait un certain bien fondé, fut perçue comme régalienne et eut finalement assez peu d’effet. Ces dispositifs ne vivent que si les acteurs de terrain s’en saisissent ; et ils ne s’en saisissent pas de cette façon. Un autre dispositif, un peu plus tardif, a été mis en place pour organiser des formations de remise à niveau des connaissances dans le cadre de la formation continue.

Ces dispositifs pédagogiques supposent des partenariats avec certaines organisations locales : musées de mémoire comme la maison d’Izieu, archives départementales, et des articulations avec des commémorations ; j’ai lu très attentivement le compte rendu de l’audition de M. Kaspi par votre mission qui a abordé les commémorations nationales et qui a souligné l’importance de la déclinaison locale des commémorations.

Les maîtres s’appuient très souvent sur des associations qui travaillent avec des musées et qui sont fréquemment sollicitées pour des commémorations locales ; ces commémorations peuvent être extrêmement inventives. C’est l’occasion de solliciter les jeunes pour qu’ils produisent une œuvre artistique, des lectures, des chansons, etc.

La pédagogie moderne demande une articulation avec des partenariats différents : associations comme le CIDEM, acteurs locaux, responsables politiques de collectivités locales. Il n’est pas facile de gérer tout ce monde-là, de faire en sorte que chacun remplisse son rôle, et de limiter parfois certaines ardeurs. Mais tout cela est passionnant. Lorsqu’ils sont bons, les projets pédagogiques sont extraordinaires et efficaces, notamment parce qu’ils débordent le cadre de la classe et que tous les adultes sont mobilisés.

C’est un peu cela que nous avions envie de faire au plan national, avec une petite équipe spécialisée dans ce type de partenariat, qui serait allée sur site, localement, travailler avec les spécialistes, les formateurs locaux pour les aider à mettre au point une déclinaison locale de la formation, qui puisse jouer sur ces réseaux, à différents niveaux : pas forcément délivrer des remises à niveau en termes de savoirs, mais pousser les enseignants à se mettre eux-mêmes à lire, etc. Les enseignants ont un haut niveau de formation, et lorsqu’ils sont motivés et entraînés par quelque chose d’intéressant, ils sont tout à fait capables d’aller chercher le savoir eux-mêmes. Mais il faut mettre en branle cette dynamique. Ce type de formation vaut la peine d’être étudié, par exemple, pour l’accompagnement de troisième génération.

Par ailleurs, cette réflexion sur des accompagnements de formation continue un peu dynamisants et faisant place à l’autonomie des enseignants, nous la menons avec nos partenaires européens. Je travaille régulièrement avec la Belgique et l’Italie. Certains, à l’INRP, travaillent avec d’autres pays. Les problèmes mémoriels et de commémoration négative se rencontrent en effet actuellement dans toutes les démocraties ; ils se déclinent au niveau de l’Éducation dans tous les pays, au-delà même de l’Europe, aux États-Unis ou au Japon. Travailler au niveau de la comparaison internationale permet de tester des modèles extrêmement différents, et de sortir de l’inertie dans nos manières de faire. En Belgique, j’ai eu l’occasion de travailler deux jours entiers sur la pédagogie de la Shoah ; nous étions trois intervenants et nous avons pu aller jusqu’au bout des questions qui font mal.

M. Richard Redondo : Comment peut-on connaître le savoir scientifique masterisable nécessaire aux enseignants du primaire ? Pour les enseignants du secondaire et du lycée, on voit à peu près où l’on peut aller sur le plan scientifique, pour le primaire c’est plus compliqué. Le piège est que l’on essaie de faire des masters « généralistes ». Ne risque-t-on pas de donner l’illusion aux enseignants qu’ils sont plusieurs choses à la fois ? Cela me fait un peu peur. Je pense que les professeurs doivent rester professeurs et que c’est à tout l’encadrement, et au ministère en particulier, de penser à leur formation.

M. Jean-Pierre Rioux : Premièrement, je suis d’accord avec les propos de Sophie Ernst sur la comparaison et la synergie internationales. Encore faut-il savoir qu’aujourd’hui, en France, beaucoup de choses se règlent dans le cadre de programmes et d’actions de type européen, notamment dans des compétitions dans le détail desquelles je ne vais pas entrer, par exemple entre le Conseil de l’Europe et d’autres instances européennes. La mission d’information pourrait peut-être se pencher sur la question suivante : qu’est-il dit – et dans quelle cacophonie – sur histoire et mémoire en termes européens ? Avec quelles implications en France ? Si vous souhaitez m’auditionner un jour sur cette question, j’ai un certain nombre d’éléments de réponse…

Deuxièmement, nous avons sans doute contribué, même modestement, à éclairer la mission sur les traces. De la trace à l’œuvre, il y a un véritable cheminement pédagogique. Que l’on considère l’élève dans son environnement, que l’on mène un travail d’établissement et d’équipe : il y a peut-être là une patrimonisation en cours qui pourrait déboucher sur de la vraie création et de l’activité critique.

Troisièmement, je constate que nous continuons à toujours parler aussi benoîtement d’histoire, sans ajouter, après un trait d’union, « géographie ». Ce non-dit commence à devenir singulièrement irritant. On pourrait imaginer un jour poser publiquement cette question.

Quatrièmement, la question difficile et controversée de l’histoire nationale, non pas tant dans sa constitution que dans ses transcriptions actuelles en termes de mythologie, pourrait être résolue d’une manière assez élégante, qui aurait l’avantage de dédramatiser certaines situations. On admettrait, comme beaucoup d’autres pays d’Europe, que les enseignements d’histoire n’ont pas à faire une histoire nationale comme au XIXe siècle, au temps de Vidal de la Blache et de Lavisse, mais de faire du mieux possible, et dès le primaire, une sorte de récit des origines de tout un chacun, c’est-à-dire de tous les élèves confiés à l’institution scolaire. On pourrait dire que l’histoire est aussi un récit des origines que l’on fabrique pour montrer à la génération qui vient qu’il y a eu et qu’il y a encore des capacités à vivre ensemble, sur un territoire donné qui s’est constitué en État Nation au fil de l’histoire. Il y aurait peut-être là une possibilité non négligeable de retrouver une unité dans la diversité. En tout cas, l’usage exclusif et contesté du concept d’histoire nationale aujourd’hui rend cette évolution tout à fait impossible en l’état de fixation des choses.

Enfin, la question de fond qu’il faut poser à propos de la formation continue des enseignants et des professeurs est la suivante : comment la différencier ? A quel moment, sur quelles urgences, académie par académie ? Autrement dit, comment lui donner une souplesse spatio-temporelle ?

Vous avez bien compris, s’agissant des cinq points que je viens d’examiner, que rien ne pourra être réglé sans une déconcentration importante, constante, très active et très intériorisée par l’institution, de ces nouvelles modalités d’action qu’elle doit à tout prix inventer sous peine de se rigidifier un peu plus.

M. Hubert Tison : L’Association des professeurs d’histoire et de géographie organise tous les quatre ans des journées régionales, la prochaine ayant lieu à Reims, où tous les acteurs de la vie régionale, politique, économique, sociale sont rassemblés. On y tient des ateliers, qui ne sont pas forcément centrés sur l’histoire, la géographie et l’éducation civique, mais peuvent faire appel à d’autres disciplines comme la sociologie ou la philosophie. De telles journées répondent au besoin de formation continue. Il n’y a pas que le ministère pour cela. Il faut se prendre en main. L’inspecteur général Genet disait que les professeurs agrégés et certifiés pouvaient se former eux-mêmes. Ce temps-là est dépassé. Mais les associations peuvent jouer un grand rôle dans cette formation.

J’ai participé à un colloque près de Budapest qui était justement tourné vers les comparaisons internationales – la « multiperspectivité », comme je l’ai entendu dire au Conseil de l’Europe. Votre mission pourrait s’intéresser à ce qui se fait en Europe en la matière. À Budapest, nous avons entendu des Israéliens, des Européens, qui faisaient des études comparatives et se demandaient comment construire une histoire européenne.

Mais revenons aux politiques mémorielles. Il y a en effet une dialectique entre l’histoire et la mémoire. Pour ma part, je préfère que l’histoire l’emporte un peu sur la mémoire, dans la mesure où les mémoires sont singulières et l’histoire est universelle. Malgré tout, j’ai moi-même participé, dans mon établissement, à la cérémonie en l’honneur de Guy Môquet. Cette cérémonie fut très dense, mais elle attira de nombreux contestataires. Voilà pourquoi il faut faire attention : ces politiques mémorielles doivent être bien choisies et bien comprises.

Les politiques mémorielles fournissent d’abord l’occasion de parler du 11 novembre, du 10 mai, etc. ; de réintégrer les évènements concernés dans le cours d’histoire ; d’organiser des travaux d’élèves, des travaux de groupe en dehors ou à l’intérieur du cadre scolaire. Elles permettent ensuite d’accrocher l’intérêt des élèves. Rien n’est plus important que la venue d’un témoin, d’un rescapé, ou d’un Résistant qui vient parler en classe et qui incarne un certain nombre de valeurs de la démocratie et de la République. Il faut en effet donner des raisons d’espérance aux élèves. On peut les donner à travers des figures de Justes, ou de Juifs Résistants qui sont revenus des camps d’extermination. Ce sont ces choses positives qu’il faut montrer aux élèves pour qu’ils construisent eux-mêmes leur propre parcours et qu’ils deviennent des citoyens responsables.

Mme Hélène Waysbord-Loing : Certains ont formulé leur crainte que les élèves, des jeunes enfants aux adolescents, soient accablés par une vision sinistre et dure de l’histoire. C’est tout à fait juste. Il est évident que la confiance et la valeur positive du savoir sont importantes. C’est pourquoi, dans la mission que j’ai conduite sur l’enseignement de la Shoah – vous le constaterez dans la brochure qui sortira à la rentrée – nous avons fait une grande place aux enfants sauvés, aux Justes, à la vie et à la culture juives. Il ne faut pas émasculer l’histoire ; elle est ce qu’elle est, il faut la garder dans sa vérité. Mais il y a deux versants et les jeunes doivent comprendre que, même dans les pires conditions, il n’y a pas de fatalité ; la liberté a continué pour certains et des choix ont été faits.

On rêve à une formation très régulée. Pour ma part je suis assez optimiste en ce domaine. Dès 2002, l’étude de l’extermination des Juifs a été mise au programme des écoles primaires ; on y ajouté les Tziganes en 2008. Beaucoup d’enseignants pionniers, avec les moyens du bord, avec des témoignages, avec les outils à leur disposition, ont fait énormément de choses. La maison des enfants d’Izieu, que je connais particulièrement bien, a été pionnière en matière d’éducation et de formation européennes ; nos séminaires ont un énorme succès.

Il faut s’y résigner : aujourd’hui, c’est un peu la logique de la toile ; des points se créent, sous la forme de centres de formation, et des mises en réseau se font d’un point à un autre. Personnellement, je trouve cela tout à fait satisfaisant.

Mme Christiane Taubira : Je tiens à saluer la très grande qualité des interventions qui nous ont incontestablement instruits et qui nous ont fourni des matériaux pour enrichir notre réflexion et pour assumer nos responsabilités. J’ai été très sensible à la question de la pluridisciplinarité. Je pense en effet que la mémoire ne renvoie pas exclusivement à l’histoire. Elle concourt à la compréhension et la construction du monde ; elle renvoie aussi à la géographie, aux sciences et aux techniques, à toute une série de disciplines. C’est là un élément qui permet de désamorcer la dimension passionnelle et contrainte sur l’enseignement de l’histoire. C’est l’occasion de montrer toutes les implications des grands évènements, même s’ils sont souvent sinistres. Car ils constituent de grands moments de la vie humaine, des instants qui ont eu des implications et des ramifications dans des domaines très différents.

Cette interdisciplinarité est absolument essentielle et, probablement, dans la formation des enseignants, il y a là matière à se sensibiliser de plus en plus à la nécessité de créer des passerelles et d’aider les enseignants à travailler ensemble.

L’action des associations est phénoménale. Certaines sont des associations militantes, d’autres ont des actions plus pédagogiques, comme le CIDEM. La difficulté est que les enseignants sont confrontés à des problèmes de société. M. Rioux disait qu’il suffisait de lire dix pages de Paul Ricoeur pour philosopher, mais il disait aussi que l’on ne peut pas échapper aux polémiques qui naissent dans la société. L’école fait un travail fabuleux, malgré des à coups, des difficultés, des insuffisances. Il nous appartient, en tant que responsables politiques, de trouver tous les moyens d’épauler les enseignants.

Selon moi, l’enseignement, l’Éducation nationale ne sont pas neutres. M. Redondo a dit que les programmes étaient nécessaires. Ils sont même indispensables dans une République qui considère que l’Éducation nationale est un service public essentiel qui doit rayonner sur l’ensemble du territoire et assurer à tous une égalité d’accès aux savoirs, aux connaissances, à la raison critique, à la distance nécessaire par rapport à ce qui est enseigné. Ces programmes permettent de commencer à créer des notions d’unité sur l’ensemble du territoire. Mais l’on doit se demander qui sont les mieux placés pour irriguer ces programmes et réfléchir à la façon de les construire.

M. Guy Geoffroy, vice-président : C’était la dernière de nos réunions, avant quelques semaines de congé. Notre mission se réunira à nouveau le mardi 16 septembre pour une autre table ronde sur le thème suivant : « Une histoire, des mémoires. La concurrence des mémoires est-elle occasion de dialogue ou ferment de communautarisme ? »

Je vous informe par ailleurs que nous aurons probablement l’occasion de lire dans quelque temps un ouvrage que s’apprête à publier Mme Ernst, intitulé : « Quand les mémoires déstabilisent l’école. » Je ne sais pas si les mémoires déstabilisent l’école, mais je suis sûr que vos propos d’aujourd’hui ont permis à notre mission de stabiliser davantage les repères de notre quête de l’équilibre entre l’histoire et mémoire.

Merci à tous.

Table ronde sur : « Une histoire, des mémoires »

(Extrait du procès verbal du mardi 16 septembre 2008)

Présidence de M. Guy Geoffroy, vice-président

La mission d’information sur les questions mémorielles a organisé une table ronde sur le thème « Une histoire, des mémoires » avec les invités suivants : M.  Mouloud Aounit, président du Mouvement contre le racisme et pour l’amitié entre les peuples (MRAP), M. Alexis Govciyan, président du Conseil de coordination des organisations arméniennes de France, MlleValérie Haas, maître de conférence en psychologie sociale à l’Université Lumière Lyon 2, M. David-Olivier Kaminski, membre du comité directeur du Conseil représentatif des institutions juives de France (CRIF), M. Patrick Karam, délégué interministériel à l’égalité des chances des français d’Outre-mer, M. Raymond Kévorkian, professeur à l’Institut géopolitique de Paris VII-Saint-Denis, conservateur de la bibliothèque arménienne, directeur de la Revue d’histoire arménienne contemporaine et auteur du livre Le génocide arménien, Mme Barbara Lefebvre, historienne, présidente de la commission « Éducation » de la Ligue internationale contre le racisme et l’antisémitisme (LICRA) et M. Patrick Lozès, président du Conseil représentatif des associations noires de France (CRAN).

M. Guy Geoffroy, vice-président de la mission d’information. Je remercie les participants à cette quatrième table ronde d’avoir répondu à notre invitation.

Notre mission a été créée le 25 mars dernier par la conférence des présidents, à l’initiative du président de l’Assemblée nationale, Bernard Accoyer, qui m’a demandé de le suppléer aujourd’hui. Elle a interrogé dans un premier temps de grands témoins de ces questions, en particulier des historiens, des sociologues, des philosophes, puis à organisé des tables rondes visant à enrichir son information avant qu’elle ne formule dans le rapport qu’elle remettra à l’issue de ses travaux, les préconisations les plus précises possible.

Le thème sur lequel nous vous invitons à réfléchir, « Une Histoire, des mémoires », peut sembler d’une ambition démesurée. Comment une même histoire peut-elle se retrouver traduite dans des mémoires différentes, concurrentes ou opposées, dont l’appréciation de la réalité est partielle même si elle n’est pas forcément partiale ? Je vous propose d’organiser nos échanges en deux parties s’articulant autour de deux questions. Premièrement, pouvons-nous organiser une coexistence paisible et positive entre des mémoires discordantes ? Deuxièmement, quel rôle les associations et les pouvoirs publics peuvent-ils jouer en matière mémorielle ? Bien entendu, cette deuxième question nous amènera à nous demander quelle est la raison d’être des lois mémorielles et comment vous jugez l’attitude du Parlement en la matière.

Avant de vous donner successivement la parole pour un propos introductif, je me dois de signaler que Mme Dalila Kerchouche, écrivain, scénariste des films Harkis et Amère Patrie, nous a demandé d’excuser son absence.

M. Patrick Karam. Permettez-moi de regretter tout d’abord l’absence d’une association majeure, le comité « Marche du 23 mai » qui avait lancé la grande marche de 1998 ayant conduit à la reconnaissance, dans la loi « Taubira », de l’esclavage comme un crime contre l’humanité. Serge Romana, président de cette association, travaille en relation étroite avec différentes organisations comme le conseil de coordination des organisations arméniennes de France (CCAF). Il a conduit des délégations au mémorial de la Shoah à Paris et au mémorial de Yad Vashem en Israël. Il mène donc un vrai dialogue avec les descendants de victimes de crimes contre l’humanité et il serait très utile de l’auditionner.

M. Guy Geoffroy, vice-président. La mission a prévu d’entendre M. Serge Romana lors d’une prochaine table ronde.

M. Patrick Karam. Je vous remercie.

Parmi les trois groupes humains victimes, en France, de crimes contre l’humanité, la mémoire des Juifs n’a rien à voir avec celle des Arméniens ou celle des descendants de victimes de l’esclavage.

Pour les Juifs, tout acte d’antisémitisme ramène à la Shoah. Ils font des cauchemars qui les réveillent. Ce n’est pas le cas des descendants d’esclaves. Pour les Juifs, il faut que cela ne se reproduise jamais. La question est très actuelle, très présente. Pour les Arméniens, la question est celle de la négation du génocide par la Turquie. S’y ajoute celle de la survie et du développement de l’Arménie dans ses frontières actuelles. Pour les Antillais, la question est essentiellement identitaire : qui sont-ils ? Leur identité a été niée. Lorsqu’en 1848 la République a aboli une deuxième fois l’esclavage, elle l’a fait sur le principe « Tous nés en 1848 ». Les Antillais étaient invités à faire abstraction du passé et de leurs ancêtres esclaves. L’idée est maintenant de retrouver cette filiation rompue pour s’insérer, par ce travail identitaire, dans la République.

Il est important, lorsque l’on parle de génocide ou de crime contre l'humanité, de ne pas établir une hiérarchie des souffrances. Chacune a sa spécificité mais on ne saurait affirmer que telle souffrance a été plus vive que l’autre. Les descendants d’esclaves ne peuvent entendre ce discours-là. Il n’est pas possible non plus d’établir une hiérarchie en fonction du temps, en accordant par exemple plus d’attention à une souffrance récente qu’à une souffrance ancienne. Lorsque j’étais à la tête du Collectifdom, j’ai poursuivi en justice un historien. Cette démarche a soulevé un grand débat. J’estime en tout cas que la problématique ne peut être abordée de façon apaisée que si elle s’inscrit dans un cadre véritablement national. Toute histoire est communautaire. Les Vendéens ont leur propre histoire, qui peut différer, à des moments donnés, de l’histoire nationale telle qu’elle nous est racontée. Il en va de même pour les Français d’outre-mer descendants d’esclaves. Reste que leur histoire s’inscrit dans un ensemble plus vaste, celui de l’histoire nationale.

Le deuxième écueil à éviter est en effet de croire que les histoires communautaires ne sont pas l’histoire nationale alors qu’elles sont par essence des histoires nationales. Chaque région a son histoire plus ou moins tragique mais chaque région a contribué à l’édification de la nation française.

Encore faut-il que la recherche historique soit menée de manière scientifique. En Guadeloupe ou en Martinique, le terme de « nég’marron » est péjoratif. Or les nég’marrons représentent la résistance à l’oppression. Alors que l’on valorise les résistants métropolitains de 1940, on dévalorise ceux de l’époque de l’esclavage. L’histoire doit être écrite de manière juste et scientifique.

Elle doit aussi redonner à chaque descendant de victime sa place dans la société. Nos compatriotes de métropole sont souvent férus de généalogie. Certains peuvent retrouver des ancêtres jusqu’aux XVIe, XVIIe ou XVIIIe siècles. Comment un descendant d’esclaves retrouvera-t-il ses ancêtres ?

Les descendants d’esclaves ont contribué à construire l’identité de la France. Mme Taubira a souligné, dans ses ouvrages, ce que la richesse de certaines villes, et même l’essor économique de la France tout entière, doivent à la période tragique de l’esclavage. Il ne s’agit pas de réclamer une vengeance ou une revanche mais de restituer dans un cadre national les histoires des différentes communautés qui composent la nation.

C’est à ces conditions que l’on évitera une histoire conflictuelle et que l’on instaurera un vrai dialogue entre les communautés au sein de la nation française, et entre ces communautés et la nation française. En travaillant avec les autres communautés pour restituer l’histoire des Ultramarins, le comité « Marche du 23 mai » évite la concurrence des mémoires, la confrontation, le « tout victimaire », et remet au centre du projet républicain la mémoire de l’esclavage.

Mme Barbara Lefebvre. Je remercie les parlementaires d’avoir convié la LICRA à s’exprimer aujourd'hui. Notre association tient sa légitimité de son ancienneté et du combat qu’elle a mené dans un contexte historique parfois très douloureux pour ses propres membres et pour la communauté nationale. Après la Seconde Guerre mondiale, elle a su se transformer pour écouter les mutations de la société française et dépasser le cadre initial de la lutte contre l’antisémitisme pour s’attacher aussi à la lutte contre le racisme. Aujourd'hui, la plupart de nos actions sont dirigées contre les discriminations et le racisme.

Vous avez parlé, monsieur le président, de mémoires discordantes et concurrentes, en écho au titre de l’historien Jean-Michel Chaumont, La Concurrence des victimes. La concurrence, c’est la rivalité entre différents groupes poursuivant un même but. Or, les différentes mémoires ne poursuivent pas exactement le même but. Les victimes de la Shoah, celles du génocide des Arméniens, celles du génocide rwandais, les descendants des esclaves, la deuxième ou troisième génération post-coloniale : les objectifs de ces mémoires ne sont pas les mêmes.

Certaines visent à l’intégration nationale – politique, sociale, économique – mais ceux qui veulent être des citoyens à part entière se heurtent à des discriminations parfois réelles, mais aussi parfois imaginées du fait de l’enfermement communautaire. Dans d’autres cas, l’objectif est la reconnaissance, l’inscription dans l’histoire nationale à travers des commémorations et tout un arsenal institutionnel que seul l’État central est à même de proposer : c’est d’ailleurs ce qui fait que l’on en appelle toujours à lui et à la loi. Enfin, le but peut être la réparation, matérielle – restitution de biens spoliés, etc. – ou symbolique.

La notion de concurrence des mémoires est donc biaisée dès le départ. Et, lorsqu’elle se transforme en concurrence des victimes, elle tend à fragmenter le corps national puisque ce sont des citoyens français qui s’affrontent. Il y a là un vrai danger pour la construction de la communauté nationale dans la mesure où sont concernés des groupes minoritaires qui auraient intérêt à s’intégrer et à travailler ensemble pour éviter les anachronismes et pour éviter que la comparaison revienne à mettre en équivalence ou à hiérarchiser les souffrances. On ne peut comparer que ce qui peut l’être. Un génocide ne peut être comparé avec la traite des esclaves de même que l’on ne peut comparer la traite des esclaves avec la colonisation. En revanche, on peut comparer différents types d’administration coloniale ou différents types de génocide.

Dans son discours, la République française ne cesse de prôner l’égalitarisme : les citoyens sont égaux en droits et en devoirs. Or, dans la réalité, si l’on n’appartient pas à un certain milieu social et économique, si l’on ne bénéficie pas d’un réseau, on ne se trouve pas dans une relation d’égalité avec les autres. Il est dès lors inévitable d’assister à une surenchère comparative des mémoires. Qui plus est, la société moderne est obsédée par la comparaison sociale : l’autre a toujours plus que moi, les autres ont toujours plus que nous.

Voilà pourquoi la réflexion de la LICRA porte sur l’intégration sociale et économique de l’ensemble des membres de la communauté nationale. Sans cette intégration, on aboutira inévitablement à une concurrence des mémoires et à une crise de l’identité nationale. On ne peut se concentrer sur les questions mémorielles et historiques en négligeant la revendication profonde d’intégration – même si elle apparaît parfois brutale ou agressive – qui les sous-tend. L’intégration pleine et entière, promise par la République au nom de l’égalité, n’est pas réalisée : selon que l’on vit dans certains quartiers ou dans certains centres-villes, on n’a pas la même lecture de la réalité. La contradiction entre la réalité et le discours de l’égalité peut exacerber une vision fantasmée du passé et une reconstruction des mémoires. La tentation est alors réécrire le passé mémoriel du groupe auquel on se sent appartenir en le glorifiant. Cela peut donner lieu à des confrontations douloureuses, comme celle à laquelle on a assisté au sujet de la colonisation.

Enfin, il faut soigneusement distinguer communauté et communautarisme. La nation française est une agglomération volontaire de communautés. La société du XVIIe siècle était une société d’ordres et de corps. Du fait de sa naissance, on appartenait à un ordre, mais on pouvait ensuite, par ses choix professionnels, intégrer un corps – celui des médecins, des avocats, etc. – et avoir ainsi la possibilité d’entrer en contact avec des membres d’autres ordres.

Une société est toujours un millefeuille de communautés. La communauté est un groupe social qui partage un héritage, une histoire, des valeurs communes. Ses membres sont libres de vivre leur appartenance communautaire à l’intérieur de la nation à laquelle ils se sont volontairement agglomérés. Alors que l’intérêt général doit primer sur l’intérêt particulier, dans le communautarisme, l’intérêt particulier prime l’intérêt général. Il en résulte une fragmentation du corps social qui accentue les ségrégations et les discriminations dont on est pourtant victime et dont on demande l’arrêt. Un acte législatif et des propos qui l’ont entouré – je pense à l’injonction faite aux enseignants de relayer un jugement de valeur, à savoir les « aspects positifs » de la colonisation – ont exacerbé la concurrence des mémoires. Cette disposition était inacceptable pour les enseignants comme pour tous les citoyens français. On ne peut accepter qu’une loi proclamative énonce un jugement de valeur sur un événement historique.

Si l’on se détourne de cette voie, il sera possible de travailler à un apaisement des mémoires. Dans le cas contraire, on ne fera que renforcer le sentiment de rejet éprouvé par une partie importante du corps national et provoquer un cycle revendicatif d’affirmation identitaire de plus en plus agressif à l’égard du reste de la population. On accentuera ainsi les discriminations vis-à-vis de ceux dont on devrait faciliter l’intégration pour répondre à l’idéal égalitaire qui fait tout l’honneur de la République française mais qui reste, en partie, à travailler.

M. Alexis Govciyan. Je remercie la mission d’information d’avoir invité le conseil de coordination des organisations arméniennes de France. Nous avons déjà été amenés à travailler avec les parlementaires pour traiter le douloureux dossier de la reconnaissance par la France du génocide arménien et, plus récemment, la question de la pénalisation de la négation de ce génocide.

En premier lieu, la tragédie qui a frappé les Arméniens au début du XXe siècle dans l’Empire ottoman est bien un génocide. Cela a été prouvé par les historiens et reconnu par les instances internationales. Notre pays l’a lui aussi proclamé haut et fort en 2001. Cet acte politique était destiné à délivrer un message à un pays qui, lui, continue de nier la réalité du génocide.

Le principe républicain du vivre ensemble suppose que chacun, dans sa différence et quelles que soient ses origines, puisse à travers la République et par la République vivre avec les autres et non pas à côté d’eux. De ce point de vue, une mémoire n’appartient pas à un groupe d’hommes. La mémoire du génocide arménien n’appartient pas uniquement aux Arméniens, la Shoah n’appartient pas uniquement aux Juifs : l’abjection de ces tragédies touche l’humanité qui est en chacun de nous. S’il peut y avoir des mémoires et des approches différentes, il ne saurait y avoir des mémoires discordantes, surtout dans la République.

La question est donc de savoir comment organiser le respect collectif des mémoires. Il faut aussi éviter le culte de la mémoire, qui équivaut, en quelque sorte, à une absence d’avenir. Rester figé, c’est apporter le communautarisme. La communauté nationale doit pouvoir organiser le maintien, le développement, la transmission de la mémoire. Dans cette mémoire collective figurent bien entendu le génocide des Arméniens et la Shoah. Celle-ci est le crime le plus abject de par son modus operandi, mais elle a été possible parce que Hitler savait, après le génocide arménien, que l’on pouvait organiser de telles choses et aurait même dit : « Qui se souvient encore du massacre des Arméniens ? »

Il est très heureux que nous menions cette réflexion sur la mémoire collective mais nous ne devons pas l’orienter vers l’idée de concurrence. Il n’y a pas de concurrence dans la souffrance. Le nouveau cadre qu’il nous reste à fixer exige le respect des différences.

M. Mouloud Aounit. Je remercie la mission d’information d’avoir convié le MRAP à contribuer à cette réflexion et me réjouis de cette volonté de trouver désormais les conditions de l’apaisement et de la coexistence sur des problèmes éthiques très importants. La consultation et la concertation auraient notamment pu permettre d’éviter les incompréhensions et les blessures qu’a engendrées la loi du 23 février 2005. Il est de bonne méthode d’entendre des gens qui, modestement, peuvent apporter une petite pierre à l’édifice du « vivre ensemble ».

Les questions de mémoire ne représentent pas seulement un enjeu du passé car il est important de reconnaître le passé pour comprendre le présent et pour construire l’avenir. La communauté nationale est composée d’hommes et de femmes qui, par leurs parents, leurs grands-parents, ont eu affaire avec l’histoire de France. On ne pourra construire le vivre ensemble sur l’oubli, le sentiment de mépris ou l’occultation de certaines douleurs.

J’ai grandi et je vis en Seine-Saint-Denis où, dans les quartiers populaires, la question de la mémoire ne fait pas l’objet d’un débat permanent mais où la quête de reconnaissance est immense. Après trois générations, on continue d’appeler les enfants français qui y vivent des « Français issus de l’immigration » – ce qui signifie toujours « issus de l’immigration des ex-colonies ».

La quête de reconnaissance est liée aux humiliations que provoquent les discriminations, lesquelles sont aussi, d’une certaine manière, le prolongement d’une histoire pas totalement reconnue et assumée, et trahissent la persistance des stéréotypes et des préjugés. Ces blessures quotidiennes sont d’autant plus vives que les humiliations subies par les parents sont oubliées, niées. Or, on ne pourra construire le « vivre ensemble » avec ces populations si l’on reste sur des négations et des trous de mémoire.

Pour apporter un apaisement à ces questions, la volonté politique est importante mais insuffisante. Il faut aussi créer les conditions de l’apaisement. Or il existe aujourd'hui un terrible poison : cette logique qui tente d’organiser une hiérarchie des souffrances et une concurrence des victimes et des mémoires. Cette logique, il faut la combattre sans faiblesse. En même temps, je suis de ceux qui pensent qu’il faut que toutes les populations vivant en France aient une connaissance égale de leur histoire. Aujourd'hui, certaines mémoires se trouvent dans des angles morts. Il faut donc se donner les moyens du travail de connaissance, à commencer par l’accès aux archives, mais aussi d’une reconnaissance officielle de ce que la France a pu faire au nom du peuple français. On a procédé à certaines reconnaissances légitimes, par exemple au sujet de la participation aux forfaits du nazisme ou en reconnaissant l’esclavage comme crime contre l’humanité, mais la question coloniale est manquante.

Ce n’est pas tout de dire qu’il ne faut pas entrer dans des logiques communautaires : il faut qu’il y ait un partage de l’ensemble des mémoires. C’est à cette condition que l’on pourra terrasser la logique de concurrence. Nous accusons aujourd'hui un retard immense vis-à-vis des populations issues de l’immigration des ex-colonies.

Je souhaite également souligner que le communautarisme résulte parfois d’une logique d’exclusion : on se renferme sur soi, sur sa communauté, sur son histoire, et l’on dresse des murs là où l’on devrait créer des passerelles de partage et de connaissance.

Un autre poison mortel est l’instrumentalisation des mémoires. Le terrible article de la loi du 23 février 2005 sur les bienfaits du colonialisme est une véritable provocation à l’égard des enfants issus des ex-colonies, qui sont précisément en quête de reconnaissance. Au-delà du fait qu’il n’appartient pas aux parlementaires d’écrire l’histoire – laissons cela aux historiens et aux citoyens –, cette loi organise une différence, voire une discrimination, et ravive une logique de concurrence avec les harkis en ouvrant à des personnes de l’OAS (Organisation de l’armée secrète) des possibilités d’indemnisation.

Il faut aussi savoir que certains peuvent utiliser les questions mémorielles pour régler des problèmes politiques dans d’autres pays.

Si l’on veut vraiment créer les conditions de l’apaisement, il faut se détourner de cette instrumentalisation des mémoires qui est le plus mauvais service que l’on puisse rendre à tous ceux qui sont simplement en quête de justice, de reconnaissance et d’envie du vivre ensemble sur la base de l’égalité.

M. Christian Vanneste. J’ai participé à presque toutes les réunions de cette mission et, une fois de plus, je voudrais bien différencier le travail scientifique de l’histoire et le travail affectif de la mémoire. Ce n’est pas un hasard si, dans l’intitulé de cette table ronde, « histoire » est au singulier et « mémoires » au pluriel.

Pour autant, si nous voulons discuter sérieusement, il faut que vous fassiez tous preuve d’un peu d’honnêteté historique et, quand vous citez un texte, que vous évitiez de le déformer. Je suis l’auteur de l’article 4 de la loi du 23 février 2005. Ni le terme de « colonie » ni celui de « colonisation » n’y figurent. Le texte se réfère à « la présence française outre-mer », ce qui est tout à fait différent car cette présence n’a pas cessé avec les colonies : la France est toujours présente outre-mer, Dieu merci !

Mon amendement a été voté quatre fois par les parlementaires avant d’être déclassé pour des raisons qui m’échappent. Si vous vous reportez aux arguments que j’ai développés pour le soutenir, vous remarquerez que je n’ai donné que des exemples médicaux : ainsi Laveran et la lutte contre la malaria en Algérie. Au demeurant, la présence médicale de la France outre-mer est aujourd'hui encore très forte.

L’article 4 comporte en outre l’expression « en particulier » : jamais il ne s’est agi d’obliger les historiens à dire du bien de la présence française outre-mer. Il s’agit simplement de rappeler que la France a fait aussi de bonnes choses. Cela dit, dans un texte consacré aux rapatriés, nous avons eu tendance, je l’admets bien volontiers, à mettre plutôt l’accent sur le côté positif. Mais ce n’était nullement exclusif : relisez le texte !

Sachez enfin, Monsieur Aounit, que cet amendement trouve son origine dans une discussion que j’ai eue avec de jeunes musulmans de ma circonscription qui regrettaient que l’on ne parle jamais de leurs parents et de leurs grands-parents qui se sont battus pour la France et qui, en particulier, l’ont libérée. J’ai donc voulu que l’on en parle. Je vous renvoie à la suite de l’amendement, qui mentionne explicitement « la place éminente » à laquelle ont droit les combattants de l’armée française issus de l’outre mer et les sacrifices qu’ils ont consentis.

Ce que dit le texte, c’est que, lorsque l’on veut bâtir une communauté nationale, il ne faut pas opposer les mémoires des communautés particulières. Il faut au contraire susciter un véritable sentiment de communion nationale, et donc insister davantage sur ce que chacun a fait de positif pour l’autre que sur les éléments négatifs. Je suis bien entendu favorable à ce que l’on prenne en compte les souffrances mais ne pensez pas que l’on puisse construire une union nationale sur les souffrances des uns et des autres, en accusant les pères des uns des souffrances des pères des autres. Je préfère que l’on dise : « Si tu as été sauvé, c’est grâce au père de celui qui est en face ».

Je continue à déplorer que l’on ait sacrifié ce texte au politiquement correct car son intention était excellente et on n’en cite jamais la rédaction exacte. Quoi qu’il en soit, efforçons-nous d’éviter que la coexistence des mémoires empêche l’existence d’une mémoire de la communauté nationale et l’existence d’une histoire des historiens à vocation scientifique, même si elle reste une science « humaine ».

Mme George Pau-Langevin. Vous avez indiqué, cher collègue, que votre amendement était inspiré par une discussion avec des jeunes musulmans. Cette discussion avait-elle lieu dans un cadre religieux ou s’agissait-il simplement de jeunes de votre circonscription ? Il faut en effet rendre hommage aux troupes de l’outre-mer. Celles-ci comportaient des musulmans, des israélites, etc..., mais aussi beaucoup d’agnostiques.

M. Christian Vanneste. La discussion à laquelle j’ai fait allusion s’est déroulée lors d’une réunion des jeunes musulmans de France.

M. Patrick Lozès. Les mots qui ne sont pas fixés trahissent souvent des réalités qui ne sont pas fixées. Si le communautarisme existe dans notre pays, il est aujourd'hui très minoritaire. Dans leur grande majorité, les groupes qui s’expriment dans le débat public demandent la justice sociale et l’égalité. Pouvoir vivre dans les mêmes immeubles ou travailler dans les mêmes entreprises que les autres citoyens, ce n’est pas du communautarisme, c’est une demande de reconnaissance.

Je ne voudrais pas, lorsque l’on parle des brûlures de l’histoire, que l’on oublie la traite « négrière ». Les Antillais ne viennent pas de la lune : ils sont bien le produit d’une histoire, celle de la traite.

Si les Noirs n’existent pas scientifiquement, ils restent aujourd'hui en France un groupe social visible qui est victime de la discrimination. Le conseil représentatif des associations noires de France, que j’ai l’honneur de présider, a été créé ici même, dans une salle de l’Assemblée nationale – et il ne pouvait en être autrement puisque nous plaçons notre action dans une perspective républicaine. Lorsque l’on me demande ce qu’est une « association noire », j’ai coutume de répondre qu’il s’agit d’une association qui est sensible aux discriminations dont les populations noires peuvent être victimes : cela concerne donc tout le monde.

J’évite le mot de « communauté » car j’ignore ce que pourrait être la communauté noire. À mes yeux, une communauté suppose une origine commune, une culture partagée, une identité. Je ne vois pas plus ce que pourrait être la communauté blanche…

La concurrence des mémoires constitue un risque qu’il convient d’analyser avec sérénité. Il est en effet inacceptable, dans notre République, que se développe une concurrence des mémoires ou des victimes. Mais nous ne devons pas nous méprendre sur la signification des demandes qui s’expriment çà et là. Les groupes en question se feront de plus en plus entendre tant que leurs demandes seront traitées par le mépris et balayées d’un revers de la main. Nous prendrons alors le risque de laisser la place à des groupes de plus en plus radicaux qui, eux, se feront entendre si les demandes pacifiques et républicaines ne sont pas entendues.

Il est heureux que l’Assemblée se saisisse de la question de savoir jusqu’où pourrait aller la concurrence des mémoires. Le rôle des représentants du peuple ne saurait se limiter à attendre que l’on frôle la guerre civile, que les bien publics soient endommagés ou que la nation soit mise en danger pour jeter un œil sur ce que j’ai appelé « les brûlures de l’histoire ».

Mme Valérie Haas. Je remercie la mission d’information de m’avoir conviée à cette table ronde. Il me semble que les sciences sociales ont leur place à côté de l’histoire et j’ai le sentiment, en tant que psychosociologue, de représenter ici d’autres sociologues ou ethnologues qui travaillent sur les questions mémorielles mais aussi sur l’oubli, dont on parle moins aujourd'hui.

Nous sommes dans une phase de « tout mémoire ». On a parlé à ce propos de « commémorite aiguë » ou de « tyrannie de la mémoire ». L’impératif du souvenir, qui prend une place assez importante sur la scène publique, ne nous empêche-t-il pas de faire valoir la possibilité d’un droit à l’oubli ? La mémoire est toujours perçue comme un bienfait alors que l’oubli est généralement craint. Pour moi, la question est plutôt de savoir quel usage on fait du passé et de la mémoire.

On s’est demandé d’emblée, dans la présentation de cette table ronde, si des mémoires discordantes pouvaient coexister. On ne peut répondre que par la négative : être discordant, c’est ne pas être en harmonie. Or nous discernons, dans les interventions des participants, de nombreux points de convergence. Plutôt qu’à des mémoires discordantes, nous sommes confrontés à des « mémoires plurielles ».

Il faut s’entendre aussi sur le type de mémoire dont on parle et sur les vecteurs de transmission. À côté de la transmission institutionnelle – celle de l’école – et de la transmission collective assurée par les groupes, on parle moins de la transmission autobiographique – celle des sujets eux-mêmes, des mémoires privées qui se relient à la mémoire collective – et de la transmission médiatique.

Pour un même événement, plusieurs groupes peuvent avoir des souvenirs différents, chacun reconstruisant à sa manière un passé commun. Henri Rousso l’a bien montré pour la période de la Seconde Guerre mondiale : selon que l’on est rescapé des camps de la mort, ancien résistant, ancien prisonnier de guerre, les mémoires d’un même objet sont différentes.

Il faut aussi souligner l’aspect dynamique de la mémoire, dont le rapport d’intensité, comme disait Halbwachs, sera différent en fonction du temps. À cet égard, je souscris à ce qui a été dit sur les risques d’instrumentalisation de l’histoire. Selon le temps présent, des mémoires glorieuses dans le passé peuvent devenir des mémoires honteuses, et réciproquement.

Je le répète, je ne crois pas que l’on puisse parler de mémoires discordantes. Les mémoires sont les facettes multiples d’une même histoire et forment comme un kaléidoscope. Il faut les considérer du point de vue de la réminiscence, de la sélection qui s’opère dans le temps.

De plus, les questions mémorielles sont en prise directe avec la question des identités sociales et individuelles, donc à celle de l’image de soi et de l’image de l’autre. Les travaux d’Halbwachs ont montré que la mémoire est un des fondements du sentiment d’identité et de sa permanence. D’où l’importance du retour sur le passé pour les groupes, les collectivités, les communautés. La mémoire est la perpétuation des identités collectives mais elle peut aussi permettre de ramener à la conscience collective et dans le corps social des éléments du passé occultés ou oubliés. Elle peut donc aider le corps social à vivre, à retrouver ses racines, à renouer le fil de la continuité dans certains cas. Ce n’est pas seulement le rappel d’un contenu événementiel : elle est également inscrite dans des coutumes et des pratiques de groupe. C’est pourquoi elle est essentielle comme moyen d’affirmer une identité sociale ou culturelle. On a là différents modes d’expression d’une mémoire collective.

Je voudrais pour terminer présenter un cas différent de ceux que nous évoquons aujourd'hui mais qui illustre les enjeux et les risques de la mémoire dans le présent, lorsque la différence avec l’autre est ressentie comme une menace et fait craindre une intrusion. Il y a quelques années, j’ai été amenée à travailler sur la mémoire collective des habitants de la ville de Vichy, les Vichyssois. Cette mémoire étant quelque peu lourde à porter, j’ai observé comment le pouvoir – politique notamment – pouvait reconstruire l’histoire dans le présent.

À partir des années 1990, qui correspondent, selon Henri Rousso, à la « période obsessionnelle » de notre pays à l’égard de Vichy, les Vichyssois se sont trouvés confrontés à toute une série de références à leur ville et à leur histoire. Ils ont alors porté en eux et avec eux les traces de cette histoire honteuse. Parce que les questions identitaires étaient importantes et que les Vichyssois portaient, en quelque sorte, des stigmates de notre histoire nationale, la ville s’est mise à reconstruire son histoire : elle a tenté de remplacer une période historique par une autre en mettant en exergue Napoléon III.

Cet exemple illustre le caractère dynamique de la mémoire. L’histoire peut être transformée et il faut prendre garde aux risques que cela représente. Il me semble que les Vichyssois ne sont pas encore tout à fait débarrassés des questions mémorielles qui les poursuivent. On entendra de nouveau parler de la ville de Vichy début novembre et cela risque d’alourdir le fardeau pour ses habitants.

M. Guy Geoffroy, vice-président. C’est bien parce que vos travaux apportent un éclairage intéressant sur notre sujet que la mission a pris l’initiative de vous inviter à cette table ronde.

M. Raymond Kévorkian. Bien que n’étant pas un spécialiste des questions de mémoire, je suis régulièrement confronté, en tant qu’historien, à un public qui porte une mémoire. Je me suis rendu compte à cette occasion que la pointe de la recherche historique peut brusquer une mémoire qui s’est inscrite et quelque peu figée dans des schémas et qui a du mal à percevoir que les choses sont moins « carrées » qu’il n’y paraît, que tout est dans les nuances et que la recherche historique est évolutive.

Je concentrerai mon propos sur la mémoire liée aux violences de masse et aux génocides. Dans le cas du génocide des Arméniens, nous devons faire face en France à une mémoire double. L’une est issue du groupe victime, l’autre du groupe bourreau. Les deux groupes cohabitent sur le territoire dans un rapport de forces à peu près équilibré. Le problème qui en résulte pour les élus dépasse le cadre politique : il touche également à la sécurité publique. Il y a deux ans, on a assisté à Lyon à des manifestations de populations d’origine turque visant à nier le génocide des Arméniens, pourtant reconnu par une loi de la République.

En Turquie, nous avons affaire à un véritable déni d’État. C’est là une singularité du cas arménien. Ce déni a des effets concrets dans les communautés turques ou d’origine turque qui se sont constituées en Europe. Le problème n’est donc pas seulement français mais européen, au même titre que la Shoah. Sans doute faudrait-il à cet égard que les élus mènent une réflexion plus globale.

Les populations qui sont nées en Turquie et se sont installées en France il y a dix, vingt ou trente ans ont reçu une instruction où le terme « Arménien » était systématiquement stigmatisé. On ne décèle de légère évolution dans les médias turcs que depuis très peu de temps.

C’est donc une mémoire qui s’est bâtie à l’extérieur mais qui a été importée en France et qu’il va falloir assumer. Après une conférence que j’ai faite à Grenoble sur le génocide des Arméniens, un père de famille d’origine turque m’a rapporté que sa fille était revenue en pleurs à la maison après que son professeur eut évoqué en classe cet événement et il m’a reproché d’aller dans ce sens. Une telle situation est en effet très douloureuse. J’ai pourtant été obligé de répondre à cet homme que je n’étais pas responsable de l’instruction qu’il avait reçue dans son pays et qui le mettait dans l’incapacité d’assumer son passé.

La France est donc confrontée à ce problème et doit s’interroger sérieusement sur la nécessité de légiférer à ce sujet.

S’agissant plus généralement des violences de masse, un travail collectif reste à accomplir entre les mémoires des descendants de victimes. Les études comparatistes sont sans doute une des solutions permettant de rapprocher les victimes entre elles et les faire communier dans une même douleur. Les historiens ont parfaitement établi les traits communs à toutes les violences de masse : on a toujours affaire à un contexte de guerre, à un État totalitaire, à un régime de parti unique et, le plus souvent, on a recours à des paramilitaires pour exécuter les violences.

Il y a deux ans, au mémorial de la Shoah, nous avons tenu une conférence commune sur la Shoah et le génocide des Arméniens dans une perspective comparatiste. Nous avons croisé systématiquement nos regards. Les Juifs et les Arméniens qui composaient le public sont alors intervenus pour constater qu’ils avaient en partage des expériences similaires. Il est important de multiplier de telles rencontres et de faire parler des groupes victimes de crimes contre l’humanité et des groupes victimes d’autres types de violences, par exemple coloniales.

Enfin, un travail énorme reste à accomplir au sein du système éducatif. Les professeurs d’histoire ont un rôle central à jouer. Il faut leur laisser une grande latitude tout en leur donnant la formation et les instruments nécessaires pour éviter de brutalise les mémoires, même si celles-ci sont issues, comme dans le cas que j’évoquais, d’un groupe de bourreaux.

Mme Barbara Lefebvre. Avec Sophie Ferhadjian, j’ai dirigé un ouvrage intitulé Comprendre les génocides du XXe siècle ; comparer, enseigner. Nous y envisageons la possibilité de travailler sur les génocides dans le cadre scolaire et selon une approche comparatiste en confrontant cinq génocides : le génocide des Arméniens, la Shoah, la famine génocidaire ukrainienne, le génocide du Cambodge et celui des Tutsis du Rwanda.

Contrairement à ce que pensent souvent ceux qui ne sont pas historiens, la comparaison ne permet pas d’aplanir les différences et de les banaliser, mais au contraire de singulariser à partir de composantes communes. Ainsi, un des principaux traits communs des génocides idéologiques du XXe siècle est l’intentionnalité génocidaire du bourreau, du régime totalitaire ou proto-totalitaire qui le commet. L’approche comparatiste permet au groupe victime mais aussi à la société tout entière de comprendre ce que c’est que d’être victime, d’être bourreau, ou d’être membre d’une société qui a commis un génocide et d’en avoir été le témoin passif, un bystander, comme la majorité de la population.

L’enseignement des génocides semblant très lourd à mettre en œuvre, nous proposons dans cet ouvrage des pistes et une typologie permettant une comparaison historique des génocides et non pas une comparaison des mémoires.

Une approche comparée de l’esclavage est également possible, précisément pour singulariser la traite négrière occidentale par rapport aux traites intra-africaines et arabes et pour comprendre pourquoi elle a pu être considérée comme le paradigme de la traite du fait des moyens techniques qu’elle a mis en œuvre.

De même, il y a eu différents types de pratiques et d’administration coloniales mais ceux-ci présentent des caractères communs. L’avant-scène, pour ainsi dire, s’est construite dans les métropoles coloniales et continue de hanter les représentations inconscientes de certaines populations. M. Aounit l’a justement relevé, même si je ne suis pas toujours d’accord avec lui sur la perpétuation de ces luttes aujourd'hui. La question importante est celle de l’infériorisation sociale car c’est elle qui explique l’enfermement communautaire. Je ne suis favorable ni au discours des « indigènes de la République » ni aux positions défendues par le député Lionnel Luca : ce sont des outrances qui se répondent et qui sont tout à fait négatives.

Dans le cadre d’un enseignement comparé, le génocide des Tutsis du Rwanda ne doit pas être négligé. Il n’existe pas en France de communauté de Tutsis qui puisse interpeller la République et émettre des revendications sur cette question. Si l’on se réfère à la déclaration du président Chirac, en 1995, sur la responsabilité de la France dans le génocide des Juifs, il existe, je crois, une attente de la part de l’ensemble de la communauté française. Les Rwandais présents en France étant surtout, semble-t-il, des personnes exfiltrées à la suite d’opérations militaires et se trouvant éventuellement dans le camp des génocidaires, ce ne sont pas eux qui feront pression pour qu’une commission d’enquête, notamment parlementaire, se mette en place pour faire la lumière sur la participation de la France dans la perpétration de ce génocide.

Il s’agit ici de mémoire, d’histoire et de reconnaissance. Le discours du président Chirac a fait sauter un verrou. Sur l’implication de la France dans le génocide des Tutsis du Rwanda, il y a aussi quelque chose à dire. C’est à la fois une question mémorielle et une question de justice.

M. David-Olivier Kaminsky. Je vous prie de bien vouloir excuser le président du CRIF, M. Prasquier, retenu à Bordeaux pour une cérémonie de commémoration.

Le terme de « concurrence des mémoires » me choque profondément. On ne peut considérer la mémoire comme une sorte d’exploit sportif dont on pourrait dégager des récurrences, des constances. Chaque mémoire, chaque souffrance est spécifique et chacun peut porter des voix différentes.

Je voudrais aussi réaffirmer la totale singularité de la Shoah sans pour autant que cela veuille dire qu’elle est remise en cause par d’autres revendications mémorielles. Notre société doit, au contraire, pouvoir faire cohabiter toutes les mémoires. L’idée que celles-ci devraient se percuter ou se dépasser les unes les autres est profondément négative. Il me semble que les députés doivent y réfléchir dans leur travail législatif.

La mémoire est au premier chef un vécu personnel et familial qui est transmis aux enfants, aux petits-enfants, etc. C’est lorsqu’elle interpelle l’universel qu’elle devient mémoire collective. Le devoir de mémoire doit être exercé sans complexe. On ne peut éprouver un sentiment de culpabilité à commémorer. Si l’on n’oublie pas, c’est, à titre personnel, pour les victimes, mais aussi pour la responsabilité nationale, pour que cette expérience historique douloureuse ne soit plus jamais rééditée. Le travail législatif sert donc parfois de garde-fou.

Mon père a été déporté. Cependant, ma mémoire familiale représente un vécu très privé. D’un autre côté, la mémoire de la Shoah est une mémoire mondiale. L’héritage de ce qu’a vécu mon père est donc aussi un héritage collectif. À chacun de le perpétuer, la première condition étant que les personnes qui ont vécu ces tragédies en parlent.

Je salue le magnifique travail d’historien accompli par Barbara Lefebvre ; néanmoins, avant d’opérer des comparaisons, il faut bien expliquer la réalité. On constate que certains élèves ont des lacunes considérables. La base est donc que chacun de nos jeunes concitoyens sachent bien ce qu’est la mémoire collective, que ce soit la mémoire des colonies, la mémoire de l’esclavage, la mémoire génocidaire ou la mémoire de la Shoah.

Pour ce qui est du travail historique, je conviens volontiers, Monsieur Vanneste, qu’il s’agit d’une science humaine, mais autant suivre la démarche la plus scientifique possible. C’est une condition, avec l’action des associations, les témoignages et l’écho médiatique qui en est fait, pour pérenniser une forme harmonieuse des mémoires.

On parle beaucoup des questions de couleur de peau et de religion mais la discrimination existe dès l’école maternelle sur des critères qui n’ont rien à voir avec le racisme et l’antisémitisme. Si le législateur a eu raison de poser des garde-fous, le travail de pacification suppose également que l’on accepte de se reconnaître les uns les autres.

M. Guy Geoffroy, vice-président. Vos propos, Monsieur Kaminski, sont au contraire très structurés et constituent même une transition opportune à la seconde partie de notre discussion, puisque vous avez évoqué le rôle des associations. Je note en outre que si nous, parlementaires, étions jusqu’ici invités à la plus grande prudence législative en matière mémorielle, certaines de vos interventions semblent plaider en faveur d’une responsabilisation par la loi.

Pour synthétiser très brièvement quelques unes des perspectives dont il a été fait état, je remarque que vous avez repoussé la notion de mémoires discordantes car même si toutes les mémoires ne visent pas le même objectif, elles ne sont pas pour autant concurrentes ou opposées. Favoriser l’exacerbation concurrentielle reviendrait à promouvoir le communautarisme au détriment de l’idée républicaine du « vivre ensemble ». Enfin, deux questions particulières se posent : d’une part, comment mieux apprécier chacune des mémoires à travers, par exemple, une forme de comparatisme ? D’autre part, comment faire de chacune d’entre elles une voie d’accès à l’universalité de telle manière qu’elles soient « concourantes » et non concurrentes ?

M. Christian Vanneste. J’ai eu l’occasion d’opposer l’histoire – qui se veut objective – à la mémoire – plus affective et souvent instrumentalisée. Or, non seulement l’utile ne saurait être un critère du vrai mais ne ressasse-t-on pas parfois certains événements afin d’en escompter un bénéfice ? Comment, même dans le registre mémoriel, atteindre un maximum d’objectivité ? Avant d’écrire une proposition de loi visant à faire reconnaître le génocide ukrainien de 1932 et 1933, je me suis interrogé sur la pertinence, en l’occurrence, du terme de « génocide ». Un citoyen à l’écoute de nos travaux m’a d’ailleurs orienté à ce propos vers l’œuvre de Raphaël Lemkine. Ne pourrions-nous pas, nous aussi, nous efforcer de mieux définir les termes que nous employons ? Si chacun brandit le mot de génocide, je crains qu’il ne finisse par ne plus vouloir rien dire.

De plus, il existe deux types de lois mémorielles : celles qui tendent à reconnaître un fait ; celles qui pénalisent la non-reconnaissance de celui-ci. J’ai adhéré à cette typologie jusqu’à ma lecture de Pascal Bruckner s’interrogeant sur la valeur d’une vérité devant être défendue devant les tribunaux : n’est-ce pas, au contraire, affaiblir cette dernière quand elle devrait avoir le poids de l’évidence ? Je suis donc extrêmement réservé s’agissant du caractère pénal de ces lois. Mais j’éprouve tout le poids de la Shoah en me rendant au musée Nissim de Camondo où se trouvent les magnifiques collections du XVIIIe siècle français que cette famille d’origine juive a léguées à la France. Leur fils fut tué pendant la première guerre mondiale et leurs descendants déportés durant la seconde. La honte que l’on ressent devant une telle ignominie est incommensurable.

Enfin, j’espère que la réforme récente de la Constitution permettra de faire voter des résolutions : cela pourrait aider à résoudre bien des difficultés.

M. Pascal Lozès. Si chaque groupe comporte des victimes, ne risque-t-on pas de nier celles des autres ? M. Vanneste, une fois n’est pas coutume, a raison : l’histoire n’est pas faite pour accuser ou excuser mais pour expliquer. Le devoir de mémoire, loin d’alimenter la volonté de revanche et le ressentiment, doit favoriser la réconciliation nationale. Par ailleurs, nul n’a envie d’être enfermé dans un statut victimaire.

La Shoah, quant à elle, constitue le paroxysme de l’élimination de l’homme par l’homme : non seulement ceux qui en disconviennent sont une infime minorité mais c’est une véritable abomination que de prétendre défendre les Noirs en s’en prenant aux Juifs. Les radicaux qui tiennent de tels discours, au fond, ont rejoint l’extrême droite.

Il est en outre tout à fait bienvenu d’enter le devoir de mémoire sur des événements glorieux : des esclaves se sont révoltés ; ils ont inventé une langue, une littérature, une culture ! Toussaint Louverture, Louis Delgrès ou les Nègres marrons sont des héros ! Je songe aussi, dans le même ordre d’idée, à la Société des amis des Noirs, à Condorcet, La Fayette ou Loménie de Brienne. La mémoire, de surcroît, n’est pas communautaire par essence : que dire des Falashas, ces Juifs noirs d’Éthiopie ? Nous sommes tous des Falashas victimes de haines ancestrales.

La transmission de la mémoire passe, de plus, par les initiatives officielles, certes, mais également par un lien fort avec les manifestations populaires. J’ai été choqué, lors des 10-mai successifs organisés en mémoire des victimes de l’esclavage, qu’il ne soit pas fait davantage appel à nos concitoyens. Les médias pourraient y concourir ! Le 10-mai, du reste, n’est pas réservé aux seuls Afro-caribéens pas plus que la Shoah ne concerne les seuls Juifs ou le génocide arménien les seuls Arméniens. Les pouvoirs publics, en matière de célébrations, doivent trouver un équilibre.

Sur un plan législatif, je note que les dernières incursions parlementaires dans le domaine mémoriel n’ont pas toujours été du meilleur aloi – je pense, notamment, à la loi du 23 février 2005 – même si toutes les lois mémorielles ne peuvent pas être mises sur le même plan : écrire que l’esclavage est un crime contre l’humanité, ce n’est pas du même ordre que de demander aux professeurs d’enseigner les supposés bienfaits de la présence française outre-mer. Par ailleurs, il ne faut pas confondre le rôle des historiens et celui des députés. Les associations, qui sont autant de sentinelles vigilantes, mériteraient d’être beaucoup plus consultées en amont des commémorations publiques. Ester en justice ne suffit pas ! On peut certes se trouver en désaccord avec M. Pétré-Grenouilleau mais il aurait été en l’occurrence préférable de répondre au livre par un autre livre ! La judiciarisation de la société, par ailleurs, est un risque à courir. Comme le disait Gambetta : « Ce qui constitue la démocratie, ce n’est pas de reconnaître des égaux mais d’en faire. »

Enfin, je rappelle que l’Italie s’est récemment engagée à verser à la Libye 200 millions de dollars par ans durant 25 ans en préjudice des exactions subies pendant la période coloniale.

Mme Valérie Haas. A trop focaliser le débat sur les victimes, il ne faut pas perdre de vue qu’il y a aussi des bourreaux si l’on veut éviter les confusions – je pense, notamment, à ce qui est parfois dit des Tutsis du Rwanda.

M. Kaminski l’a rappelé : la transmission familiale fonctionne, certes, mais ce n’est pas toujours le cas. En la matière, il me semble donc que l’école mais également les médias doivent jouer un rôle essentiel. Il me paraît par ailleurs opportun de favoriser chez les élèves la promotion d’une « mémoire universelle » ou d’une « mémoire de masse » afin de développer une responsabilisation collective et une mobilisation en faveur des droits de l’homme. Qu’en est-il, en effet, de cette « post-mémoire », comme disent certains chercheurs, caractérisant des générations n’ayant absolument pas été touchées par les événements que nous évoquons ? La presse, elle, doit également contribuer à transmettre les mémoires et l’histoire. J’ai travaillé avec l’université Lyon II sur la façon dont les journaux ont traité des commémorations des dix ans du génocide des Tutsis : outre que ce fut très lacunaire, la presse ne fit aucune comparaison avec d’autres génocides. Les associations, quant à elles, doivent être bien entendu consultées mais il ne faut pas oublier que certaines sont plus influentes et puissantes que d’autres. Enfin, je rappelle que des historiens, mais aussi des sociologues, des ethnologues, des anthropologues et des psychologues sociaux oeuvrent également à la définition et à la préservation de différentes mémoires.

Mme Marie-Louise Fort. Je suis certes très fière de siéger à l'Assemblée nationale d’un pays capable de réunir des gens aussi différents que vous l’êtes mais je déplore que les commémorations soient trop souvent confinées à des manifestations auxquelles ne participent que des officiels. La loi, quant à elle, doit avant tout fixer un cadre avant que d’envisager une pénalisation qui, parfois, nuit à la réflexion. Désormais, le vote de résolutions permettra peut-être une plus grande souplesse. Je souhaiterais par ailleurs que les associations que vous représentez ne soient pas seulement présentes à Paris ou dans les grandes villes mais qu’elles rayonnent sur l’ensemble de notre territoire. La République est fondée sur trois piliers qui définissent notre « vivre ensemble » : la liberté, l’égalité, la fraternité. Il faut donc non seulement partager les mémoires afin que chacune puisse y contribuer mais aussi veiller à lutter contre le communautarisme afin d’être unis face aux nouvelles menaces.

M. Alexis Govciyan. M. Vanneste a posé de bonnes questions et a eu raison de faire référence à Raphaël Lemkine : tout n’est pas comparable et il n’est pas possible de dire n’importe quoi. Lemkin parle de « génocide » à propos de la Shoah tout en faisant référence au génocide des Arméniens : là a commencé de se produire l’indicible, l’inacceptable, l’inimaginable. En revanche, il ne me semble pas possible de parler aussi légèrement de l’utile et du vrai : il y a des lignes rouges – racisme, antisémitisme, négationnisme – à ne pas franchir et la loi pénale doit sévir contre celui qui nie l’autre.

Mme Marie-Louise Fort. Assurément.

M. Alexis Govciyan. Il ne faut surtout pas toucher à la loi « Gayssot »…

Mme Marie-Louise Fort. Ce n’est absolument pas mon propos.

M. Alexis Govciyan. … non plus qu’à la loi du 12 octobre 2006 relative à la reconnaissance du génocide arménien : il ne s’agit pas de punir mais de protéger chaque citoyen ainsi que la paix civile.

M. Patrick Karam. Je comprends les interrogations de Mme Fort.

Nous avons parlé du génocide des Ukrainiens, mais quid de celui des Kazakhs, des Ingouches ou des Tchétchènes au XIXe siècle ? Un problème de définition se pose, en effet, mais il relève de l’appréciation politique.

Je rappelle en outre que M. Pétré-Grenouilleau a été assigné en justice non pour son ouvrage mais pour les propos qu’il a tenus dans le Journal du dimanche : la loi « Taubira » serait presque responsable de l’antisémitisme et l’esclavage ne relèverait pas du génocide. Aux juges d’évaluer si cela est en infraction avec la loi mais les historiens qui ont pris fait et cause pour lui ont eu tort de mélanger des concepts différents.

Par ailleurs, trois lois mémorielles ont été votées – loi « Gayssot », génocide arménien, loi « Taubira » – parce qu’il existe des crimes plus horribles que d’autres et c’est aux politiques qu’il appartient de les caractériser comme tels. Elles répondent en outre à des demandes sociales qui contribuent à maintenir la paix civile contre certaines provocations. J’ai eu l’occasion de le dire : il n’y a pas de communautarismes mais des communautés d’histoires s’inscrivant dans l’histoire nationale. De surcroît, ces lois délivrent un message : « Plus jamais cela ! ». La loi « Gayssot », en particulier, est nécessaire car elle permet aux Juifs d’éviter d’être victimes de provocations. Son extension à destination des Arméniens ou des descendants d’esclaves me semblerait en l’occurrence aller dans le bon sens.

De plus, si les peuples peuvent avoir une perception différente de ce qu’est un crime contre l’humanité ou un génocide, ce relativisme ne doit pas nous empêcher d’énoncer ce qui pour nous, Français et Européens, constitue un absolu.

Je note, enfin, que ces lois mémorielles s’inscrivent dans une logique internationale – que l’on songe aux travaux de l’ONU ou au tribunal pénal international – et que ce n’est pas le moment, en France, d’aller à l’encontre de ce mouvement.

Mme Marie-Louise Fort. Ce n’était pas mon intention.

M. Patrick Karam. J’en disconviens d’autant moins que j’adhère à tous vos propos et, notamment, à ceux qui concernent le bien-fondé des résolutions.

S’agissant des dates de commémoration, je rappelle que le 10-mai avait été d’abord conçu comme une journée métropolitaine de commémoration de l’abolition de l’esclavage alors que cela concernait bien plutôt les départements d’outre-mer. Une circulaire du Premier ministre a ensuite permis de faire du 10-mai une journée nationale d’hommage concernant tous les Français, quelle que soit leur origine. Quant au 23-mai, c’est désormais une journée métropolitaine du souvenir organisée par les descendants d’esclaves. Le 10 mai, le Président Sarkozy a été ovationné au jardin du Luxembourg et le 23 mai, à Saint-Denis, avec le Comité Marche du 23 mai, nous avons tous eu le sentiment que la mémoire était enfin apaisée et que la République avait rétabli une filiation jusqu’à ce jour abolie.

Par ailleurs, si la France – l’un des très rares pays à avoir reconnu l’esclavage en tant que crime contre l’humanité – est exemplaire, je n’en dirai pas de même d’autres pays européens. L’Europe ne pourrait-elle donc pas prendre une initiative commune ?

Enfin, il n’est pas question de battre sans cesse sa coulpe. Aujourd’hui, il n’y a plus de bourreaux ni de victimes et vous n’êtes pas une victime, Monsieur Kaminski, même si vos parents l’ont été : vous êtes descendant de victime. Et les descendants de victimes juifs, arméniens ou noirs doivent discuter ensemble, travailler main dans la main, faire front commun.

M. Mouloud Aounit. Il serait très dangereux d’ouvrir la boîte de Pandore. Si la loi doit protéger et réparer, elle ne doit pas provoquer – à l’instar de celle du 23 février 2005. C’est en revanche grâce à la loi « Gayssot » que nous avons pu faire condamner, au nom du peuple français, MM. Le Pen, Gollnisch ou Garaudy. C’est elle qui garantit le respect de la dignité et pose une limite intangible entre opinion et délit ! A-t-elle jamais entravé les recherches d’un seul historien ? Non !

La loi, en outre, vise à apporter une reconnaissance officielle qui, en l’occurrence, fait défaut à l’endroit des crimes d’État commis pendant la colonisation : le 17 octobre 1961, Sétif, Charonne… autant de dates historiques qui n’ont pas d’existence légale ! Or, le « vivre ensemble » est impensable sans l’égalité de traitement des différentes mémoires.

Les associations, quant à elles, sont des vigies républicaines et permettent parfois de faire pièce à un certain autisme politique. Si les premiers rassemblements que nous avons organisés au Pont Saint-Michel, il y a quinze ans, pour commémorer le 17 octobre 1961 – ratonnade d’État organisée sous l’autorité de M. Papon – comptaient à peine une quinzaine de personnes, nous sommes maintenant des centaines ! Ces manifestations sont également l’occasion de rapprochements puisque j’ai eu l’occasion de donner la parole à l’association « Harkis et droits de l’homme » afin qu’ensemble nous condamnions tout esprit de revanche et d’amalgame.

Enfin, une autre population souffre d’un manque de reconnaissance : les Tsiganes, pourtant eux aussi victimes des monstruosités nazies. Le 10 octobre, j’irai inaugurer une stèle à Saint-Lô pour rappeler leur immonde extermination. Voilà, aussi, le rôle des associations.

Mme Marie-Louise Fort. Je n’ai jamais évoqué quelque abolition législative que ce soit mais j’ai écouté vos propos avec attention et j’ai été sensible, Monsieur Aounit, à la référence que vous avez faite aux Harkis dont, hélas, nous ne parlons peut-être pas suffisamment : j’ai seulement dit qu’une inflation de lois mémorielles pourrait aboutir à l’inverse de ce que nous souhaitons réaliser, ce « vivre ensemble » qui est au fondement de la République. Les associations ont bien entendu un rôle essentiel à jouer et ce n’est certainement pas le législateur qui le remettra en cause.

M. David-Olivier Kaminski. Il est heureux que personne ne conteste le bien fondé de la loi « Gayssot » ainsi que son renforcement par les dispositions Lellouche. Elle ne concerne d’ailleurs pas, Monsieur Karam, les seuls Juifs puisqu’elle tend à lutter contre le racisme et l’antisémitisme, deux lignes rouges absolument infranchissables. J’ajoute que lorsque la cellule familiale est désintégrée et que l’école connaît des difficultés, les tribunaux sont les derniers bastions de la norme et de la loi. Or, la suppression des lois mémorielles reviendrait à faire exploser les dernières barrières qui contiennent une barbarie toujours renaissante. Enfin, si la pluralité des mémoires, loin de nous léser, nous enrichit, leur concurrence, elle, serait très préjudiciable : c’est la fraternité qui, ultimement, doit nous réunir et c’est grâce à elle que nous pouvons coexister. Vous avez eu raison, Monsieur le Président, de parler à ce propos de « mémoires concourantes ».

Mme Barbara Lefebvre. La dichotomie entre loi normative – loi « Gayssot » – et lois « proclamatives » – sur le génocide arménien ou l’esclavage – soulève certes un certain nombre de problèmes sur lesquels nous nous sommes exprimés mais personne ne doute que le racisme, le négationnisme ou l’antisémitisme ne soient responsables de troubles à l’ordre public et qu’ils doivent être comme tels sanctionnés. La LICRA, au moins autant que le MRAP, a ainsi eu l’occasion de faire condamner plusieurs fois MM. Faurisson, Le Pen, Gollnisch et Garaudy.

Il me semble, en revanche, qu’il serait opportun de rallonger le délai de prescription des délits négationnistes – qui n’est que de trois mois – en le portant à un an, notamment afin de lutter contre la diffusion de ce genre de propos sur Internet.

Je conteste, par ailleurs, le point de vue de M. Karam : ce n’est en rien au pouvoir politique de définir ce qui relève ou non du génocide, lequel est une notion historique – assez difficile à manier, tant elle est parfois parasitée par des considérations juridiques. De grâce, ne demandons pas aux politiques de trouver une juste définition : c’est là le travail des genocide studies, lequel est déjà suffisamment complexe ! Si, par ailleurs, certains cherchent à utiliser ce terme, c’est en raison de ce « Graal victimaire » qui conduira celui qui parvient au terme de la quête à la première place du podium. Or, non seulement il ne s’agit évidemment pas de hiérarchiser les souffrances mais il ne faut pas étendre inconsidérément la notion de génocide, comme ce fut le cas avec Srebrenica. Je rappelle que trois génocides sont à ce jour officiellement reconnus au XXe siècle : ceux des Arméniens, des Juifs et des Tutsis du Rwanda ; des questions se posent encore par ailleurs s’agissant de l’Ukraine ou du Cambodge.

Le comparatisme est quant à lui essentiel car il favorise la prévention en identifiant précisément la mise en œuvre d’une politique génocidaire. Le Rwanda, de ce point de vue-là, a été un cas d’école : de nombreux chercheurs, dont Jean-Louis Chrétien, ont étudié la langue génocidaire des Hutus extrémistes dès le début des années 90, mais hélas, ils n’ont pas été entendus. Il est donc temps de passer à cette approche.

Enfin, il importe de distinguer l’histoire, qui est une science humaine – comme telle toujours en devenir – et l’histoire scolaire : en tant que professeur d’histoire-géographie en collège de banlieue, je sais fort bien que je transmets parfois des connaissances qui ne sont plus nécessairement en adéquation parfaite avec le dernier état de la recherche mais il faut malgré tout continuer cette transmission, si imparfaite soit-elle. Je me félicite à ce propos que l’étude des civilisations chinoise, africaine ou indienne fasse désormais partie des programmes scolaires : l’école, en effet, est le lieu adéquat pour entendre la demande du corps social. La LICRA est par ailleurs très active dans le domaine de l’éducation puisque dans le cadre d’un partenariat avec le ministère de l’éducation nationale, nous intervenons dans les écoles, là où se construit l’identité civique et symbolique mais, également, l’estime de soi. Or, c’est la menace de l’infériorisation sociale qui conduit au repli communautaire, à la concurrence mémorielle et aux mémoires fantasmées. Le défi est donc grand pour l’école de la République mais je suis certaine que la mixité sociale et ethnique est un gage de réussite.

M. David-Olivier Kaminski. A la suite de Barbara Lefebvre, je considère qu’un allongement du délai de prescription des délits négationnistes serait opportun en passant au droit commun et, donc, en le portant à trois ans.

Mme Christiane Taubira. Je remercie l’ensemble des intervenants.

Nous travaillerons bien entendu sur cette question du délai de prescription mais je note, d’ores et déjà, que les arguments plaidant en faveur de la responsabilité législative en matière mémorielle sont de plus en plus prégnants, et c’est heureux. Il serait en effet étonnant que cette émanation du suffrage universel qu’est l'Assemblée nationale ne soit pas fondée à se saisir de ces problèmes ! C’est à elle de définir ce qui ne saurait être toléré ! Tout ne se vaut pas ! La République doit affirmer sa vérité éthique et philosophique !

Je note par ailleurs que si le corps social pratiquait en tout lieu une véritable mixité, nous ne serions pas confrontés à un certain nombre de tensions. Le prétendu « repli communautaire » n’est en fait qu’un regroupement de solidarités composites permettant d’affronter des injustices et des inégalités parfois institutionnelles : au sens sociologique et anthropologique, il ne me paraît pas possible de parler de communautarisme.

De la même manière, il faut faire un sort à la prétendue concurrence des mémoires qui obscurcit le véritable problème : la mise en lumière de pans entiers de l’histoire demeurés sous le boisseau. Seule une infime minorité instrumentalise l’histoire !

Nous avons besoin de vos contributions, Mesdames, Messieurs ! L’ensemble des auditions a montré combien le caractère contradictoire du débat est riche et porteur de sens. Mme Lefebvre a raison : le génocide et le crime contre l’humanité sont parfaitement définis – ce qui, certes, n’exclut pas les débats. Il est par ailleurs évident que les lois mémorielles n’ont jamais brimé la recherche mais qu’elles ont heureusement permis de sanctionner ceux qui, dans les établissements scolaires, se livrent au révisionnisme ou au négationnisme.

Monsieur Karam, vous êtes présent en tant que représentant institutionnel puisque vous êtes délégué interministériel à l’égalité des chances. Comme tel, je pensais que vous vous seriez interrogé sur l’absence du Comité pour la mémoire de l’esclavage (CPME) plutôt que de vous faire l’hagiographe d’une seule association. C’est en effet pas moins d’une cinquantaine d’associations qui a appelé à la marche du 23 mai 1998 ! Les ultras-marins, par ailleurs, ont eu raison de dire qu’ils disposaient déjà de dates de commémorations grâce aux combats menés dans les années 70 et 80 : les Martiniquais se reconnaissent dans le 22 mai, les Guadeloupéens dans le 27 mai, les Guyanais dans le 10 juin et les Réunionnais dans le 20 décembre. De la même manière, ils ont eu raison de se montrer vigilants quant au choix d’une date unique, même si la célébration nationale doit enfin entrer dans les mœurs – tel était d’ailleurs l’objectif de la loi de 2001. Enfin, les associations qui tentent de réduire ce combat aux seuls ultramarins méconnaissent que la traite négrière et l’esclavage concernent l’ensemble de l’humanité.

M. Patrick Karam. Outre que ce n’est pas à moi de convier ici le CPME mais à vous, parlementaire, le 10-mai avait suscité des interrogations de la part des descendants d’esclaves en métropole : je rappelle que le président Chirac avait été sifflé deux fois au jardin du Luxembourg. Les dates ultramarines, quant à elles, ne sont pas nationales alors que la question de l’esclavage est en effet universelle. Enfin, je regrette que vous portiez ce jugement sur le Comité Marche du 23 mai que l’ensemble des parlementaires ultramarins, à votre seule exception, Madame Taubira, a soutenu.

Mme Christiane Taubira. Il est faux de prétendre que le président Chirac se soit fait siffler – sauf par quelques individus très minoritaires : son discours du 30 janvier 2006 a été fort apprécié, de même que celui du 10 mai de la même année au jardin du Luxembourg. Il est aussi faux d’affirmer que tout le monde ait applaudi M. Sarkozy lorsqu’il a annoncé la nouvelle date de commémoration du 23 mai.

M. Patrick Karam. Je regrette comme vous, Madame Taubira, que ces individus aient sifflé le Président Chirac.

Mme Christiane Taubira. J’ai cru au contraire que vous vous en réclamiez !

M. Patrick Karam. Pas du tout, je suis républicain.

Mme Christiane Taubira. Surtout lorsque vous vous dispensez de définir ce mot ! En tout cas, l’expression de sympathies exclusives dans cette enceinte ne favorise pas le « vivre ensemble ».

M. Guy Geoffroy, vice-président. Avant de conclure notre table ronde, je voudrais rappeler que deux autres tables rondes seront prochainement organisées : d’une part, le 30 septembre sur « Les questions mémorielles et le processus commémoratif » ; d’autre part, le 14 octobre sur « Le rôle du Parlement dans les questions mémorielles ».

Notre mission d’information, croyez-le bien, fait tout ce qui est son pouvoir pour entendre le plus grand nombre possible de voix. J’ajoute que l'Assemblée nationale s’est longuement penchée sur la question rwandaise lors de la 11e législature, notamment dans le cadre de la mission d’information des commissions de la défense et des affaires étrangères sur les opérations militaires menées par la France, d’autres pays et l’ONU au Rwanda entre 1990 et 1994. Son président était Paul Quilès ; ses conclusions ont été rendues le 15 décembre 1998.

Enfin, à ma connaissance, il n’est nullement question de remettre en cause les lois mémorielles existantes : nous voulons simplement nous situer de manière plus précise vis-à-vis d’une problématique qui suscite de plus en plus d’interrogations.

Je vous remercie en tout cas de vos propos, particulièrement utiles.

Table ronde sur « Processus commémoratif »

(Extrait du procès verbal du mardi 30 septembre 2008)

Présidence de M.  Guy Geoffroy, vice-président

La mission d’information sur les questions mémorielles a organisé une table ronde sur le thème « Le processus commémoratif » avec les invités suivants : M. Jean-Jacques Becker, historien spécialiste de la première guerre mondiale, président du Centre de recherche de l’Historial de Péronne sur la Grande guerre ; M. Rémy Enfrun, directeur général de l’Office national des anciens combattants et victimes de guerre (ONAC) ; M. Stéphane Grimaldi, directeur du Mémorial de Caen « Cité de l’histoire pour la paix » ; M. Jean-Jacques Jordi, directeur du futur Mémorial national de la France d’outre-mer ; M. Yves Kodderitzsch, président du Haut conseil des rapatriés ; M. Eric Lucas, directeur de la Direction de la mémoire, du patrimoine et des archives du ministère de la défense ; M. Philippe Pichot, coordonnateur du projet « la route des abolitions de l’esclavage et des droits de l’homme » ; M. Jacques Pélissard, président de l’Association des maires de France, député ; M. Claude Ribbe, historien, philosophe, président de l’Association des amis du général Dumas ; M. Serge Romana, président du Comité Marche du 23 mai 1998 ; M. Jacques Toubon, président du Conseil d’orientation de la Cité nationale de l’histoire de l’immigration, député européen ; Mme Françoise Vergès, présidente du Comité pour la mémoire de l’esclavage.

M. Guy Geoffroy, vice-président de la mission d’information. Mesdames, messieurs, permettez-moi tout d’abord de vous prier d’excuser M. le président Bernard Accoyer, retenu par d’autres obligations. Chargé d’animer nos échanges d’aujourd’hui, en ma qualité de vice-président de la mission d’information sur les questions mémorielles, je commencerai par un bref rappel des travaux de cette dernière.

Créée par la conférence des présidents de l’Assemblée nationale à l’initiative de notre président, cette mission a pour objet, avec l’aide de personnalités invitées dans le cadre de rencontres, à réfléchir aux moyens de promouvoir le « devoir », ou le « travail », de mémoire et à définir les responsabilités en la matière des pouvoirs publics, des associations, des historiens et autres grands témoins de nos problématiques.

Depuis la mi-avril, nous avons ainsi auditionné une douzaine de grands historiens et intellectuels que je qualifierai d’incontournables sur ces sujets, avant d’engager, en juillet dernier, un cycle de tables rondes, dont celle-ci est l’avant-dernière. L’objet de ces rencontres est de nous permettre de déterminer concrètement les préconisations que la mission d’information pourra formuler dans le rapport qu’elle doit rendre en novembre.

Les précédentes tables rondes nous ont permis d’évoquer successivement la question du travail des historiens, celle des rapports entre l’histoire, les médias et la liberté d’expression, et celle du rôle de l’école dans la transmission de la mémoire. Le thème de la dernière table ronde, réunie le 16 septembre dernier, portait sur « la concurrence des mémoires », mais nos échanges ont fait apparaître qu’il faudrait plutôt parler de « concourrence », l’opposition des mémoires les unes aux autres n’étant certainement pas le meilleur moyen de faire progresser notre réflexion.

Dans la suite logique de nos travaux précédents, nous allons, grâce à vos témoignages et à nos échanges, évoquer la question du « processus commémoratif ». Pour tous les acteurs publics que nous sommes, la commémoration constitue l’un des moments où se « cristallisent » les problématiques mémorielles de notre pays. En effet, célébrer le souvenir d’un événement ou d’un personnage, c’est à la fois leur conférer une dimension, si ce n’est unitaire, tout du moins exemplaire, et permettre à la nation de se retrouver dans l’évocation de la mémoire collective.

Afin de respecter le temps qui nous est imparti, je vous propose de travailler en deux temps. D’abord, nous pourrions nous demander, à qui doit revenir la responsabilité de définir, et selon quels axes, la politique des commémorations – le Parlement, le gouvernement ou d’autres acteurs – et quelle place il faut accorder à ce que l’on appelle la repentance. Est-elle nécessaire ? Est-elle trop présente ? Dans un second temps, nous pourrions nous interroger sur de nouveaux processus commémoratifs qui pourraient permettre de prendre en compte les préoccupations de nombre de nos concitoyens, certaines commémorations étant ressenties comme plutôt parcellaires, avec le risque de ne pas concerner la nation tout entière. Je vous inviterai également à faire part de votre opinion concernant la possibilité de donner une dimension européenne à la commémoration, dimension qui est de plus en plus présente dans notre quotidien.

J’ouvre donc le débat, en souhaitant que les interventions des uns et des autres ne soient pas une succession de monologues, mais permettent l’échange.

M. Eric Lucas. Monsieur le président, votre question tendant à savoir qui doit définir, et selon quels critères, la politique des commémorations, m’intéresse d’autant plus que mon rôle, en qualité de directeur de la Direction de la mémoire, du patrimoine et des archives, placé sous l’autorité du secrétaire d’État chargé de la défense et des anciens combattants, porte sur la mise en œuvre des commémorations.

Les douze cérémonies nationales qui sont dans le champ mémoriel et auxquelles nous participons, sont définies soit par la loi soit par décret. La plus ancienne remonte à une loi de 1920 – il s’agit de la fête nationale de Jeanne d’Arc, fête du patriotisme – et les plus récentes datent des années 2000, sachant que les commémorations créées par décret sont en augmentation. Mais qu’il s’agisse de lois ou de décrets, l’intitulé des textes qui fondent ces commémorations ont trait à la mémoire des victimes, à l’hommage aux héros et aux morts pour la France.

Actuellement, c’est la nation, à travers ses représentants – Parlement ou Gouvernement – qui fixe la date et l’objet des commémorations, ce qui semble bien naturel au haut fonctionnaire que je suis.

Mme Françoise Vergès. Pour répondre à cette première question, il m’apparaît, en qualité de présidente, depuis janvier 2008, du Comité pour la mémoire de l’esclavage, que c’est la nation et elle seule qui, par l’intermédiaire de ses représentants, doit prendre la décision d’une commémoration. Aucune autre catégorie, historiens ou autres, ne peut le faire.

Nul ne peut également vouloir limiter, en la définissant une fois pour toutes, la liste des commémorations, car ce serait figer quelque chose qui, par essence, ne peut être que le reflet de l’histoire. On ne peut dire qu’il n’y aura plus d’autres commémorations, sachant que d’autres événements peuvent encore être célébrés.

Le choix politique de la commémoration d’un fait historique répond à deux logiques complémentaires. Il s’agit, d’une part, de conforter la cohésion nationale autour de valeurs communes à la majorité des citoyens – la fin de la Grande Guerre ou encore la défaite des régimes nazis et fascistes – et, d’autre part, d’intégrer à la nation des catégories de citoyens qui se considéraient jusqu'à présent en dehors de son histoire. La loi dite « Taubira » réunit, à nos yeux, les deux logiques : elle conforte la cohésion nationale et intègre l’histoire négligée et marginalisée des citoyens issus des régimes esclavagistes qui est, pour nous, l’histoire de la France. Elle n’est en aucun cas l’histoire des ultramarins, ni même l’histoire des descendants d’esclaves ou des négriers, mais l’histoire de toute la France.

Je répondrai, par la suite, à la question de la « repentance ».

M. Claude Ribbe. Je formulerai pour ma part deux observations, d’abord à propos du mot « repentance », étant précisé que, n’en déplaise à certains, je suis Français, extrêmement fier de l’être et très attaché aux valeurs de mon pays.

Le français ne connaît pas le mot « repentance », mais le mot « repentir », qui s’inscrit dans un cadre religieux et qui n’est certainement pas d’usage convenable pour une République laïque. Le mot « repentance » est en effet un anglicisme très souvent utilisé depuis les années quatre-vingt-dix. Déjà très connoté, il devrait être réservé au langage journalistique.

Ma seconde observation sera pour faire part de mon étonnement, à l’écoute des travaux de la mission, de n’avoir que rarement entendu un mot qui, finalement, devrait résumer à lui seul nos échanges, celui de « racisme ».

Présent ici en qualité de président d’une association qui essaie, à grand mal, de rendre hommage au général Dumas, le père d’Alexandre Dumas, figure emblématique des questions que nous avons à traiter aujourd’hui, je suis par ailleurs membre de la Commission nationale consultative des droits de l’homme, la CNCDH, institution honorable, qui va fêter ses soixante ans. Cette Commission m’a permis de constater combien le racisme est largement partagé dans notre pays. Selon un dernier sondage remis à M. le Premier ministre au mois de mars dernier, un Français sur trois se déclare raciste. C’est assez alarmant.

Quel rapport avec notre sujet, me direz-vous ? C’est que rien ne justifierait l’existence des lois « mémorielles » s’il n’y avait pas cette question du racisme.

Qu’y a-t-il de commun entre le génocide arménien, l’esclavage et la Shoah ? Tous ces événements ont impliqué des Français victimes du racisme. Aussi, je regrette que l’on ne souligne pas suffisamment, y compris dans le préambule de textes magnifiques comme celui de Christiane Taubira, que si cela vaut la peine aujourd’hui d’en parler, ce n’est pas pour accuser les uns ou les autres, mais parce qu’il y a une catégorie de Français à part entière qui se sentent blessés lorsque l’on parle de l’esclavage d’une certaine façon, lorsqu’on nie la Shoah ou encore lorsque l’on prétend que le génocide arménien n’en est peut-être pas tout à fait un.

Sans vouloir polémiquer, il est utile de rappeler que le racisme constitue un vrai problème en France. Aussi, j’espère que le rapport de la mission d’information fera avancer le débat en la matière, car je n’ai pas le sentiment que, parmi les plans définis comme urgents par le gouvernement, figure un plan de lutte contre le racisme. Le racisme est pourtant contraire à au moins deux principes fondamentaux de notre République : la fraternité et l’égalité.

Peut-être faudrait-il recentrer le débat et se demander, au lieu de parler de concurrence des mémoires, de repentance, d’auto-flagellation, pourquoi on en est finalement passé par des lois. Si l’on en est venu là, n’est-ce pas parce que des Français se sentent blessés et que d’autres sont solidaires car, on le sait, notre nation est généreuse ? La question du racisme est donc, à mon sens, fondamentale. Voilà pourquoi il convient également d’aborder cette notion.

M. Serge Romana. On peut faire des lois, des décrets, des circulaires, sans pour autant faire avancer les choses concrètement. La question de la mémoire de l’esclavage illustre cela à merveille : aujourd’hui, en France, sur le territoire métropolitain, deux dates officielles commémorent l’esclavage : celle du 10 mai qui, selon l’article 4 de la loi « Taubira », est un jour de commémoration de l’abolition de l’esclavage ; et celle du 23 mai, dédiée à la mémoire des victimes de l’esclavage.

Le choix de ces deux dates est le résultat d’un affrontement mémoriel au sein de la République, deux Présidents de la République ayant, à deux ans d’intervalle, fait en sorte qu’il y ait deux dates. Cela doit nous faire réfléchir : le gouvernement ne peut pas décider et le Parlement ne peut pas légiférer en dehors des intérêts des groupes concernés.

En France métropolitaine, il n’existe pas une mémoire de l’esclavage. Cette dernière existe avant tout sur les terres françaises où a existé l’esclavage. Il convient en effet de distinguer histoire et mémoire.

En Guadeloupe et à la Martinique, en particulier, le mot « esclavage » est en quelque sorte un gros mot, que l’on ne se permet pas de prononcer aisément. La mémoire de l’esclavage y est douloureuse. Pourtant, bien que ce mot ne soit pas prononcé, s’y déroulaient des commémorations de l’abolition de l’esclavage dont l’objectif, lié à la citoyenneté, était de permettre aux descendants d’esclaves de se reconnaître Français, de devenir des Français.

Le problème est que cette mémoire s’est opposée, dans les années soixante-dix, à une autre interprétation de la mémoire de l’esclavage portée par les nationalistes, parlant non pas de l’abolition de l’esclavage mais de héros anticolonialistes. Ces deux notions se sont fermement opposées, au point qu’en 1983, quatre dates de commémoration de l’abolition de l’esclavage sont devenues des jours fériés en Guadeloupe, à la Martinique, en Guyane et à la Réunion – en plus d’une autre date fériée qui est celle des fêtes Schoelcher. Cette profusion de dates a conduit à une incompréhension.

Je prétends que deux mémoires coexistent sur cette question de l’esclavage. Celle de la République, qui n’a pas connu l’esclavage, la Première République ayant voté l’abolition dans les colonies françaises, la Deuxième République l’ayant aboli définitivement et introduit la citoyenneté. Il n’y a donc aucune raison de parler, en République française, d’une quelconque repentance par rapport à l’esclavage.

M. Christian Vanneste. Absolument.

M. Serge Romana. Il est cependant une deuxième mémoire, celle des Français descendants d’esclaves, qui, elle, pose un problème de citoyenneté. Aujourd’hui, dans les départements d’outre-mer, la question de l’esclavage est vécue sous la forme d’un ressentiment par rapport à la France. Cette question devrait être, pour la République, l’objet d’une réparation symbolique par rapport aux descendants des victimes. Une telle réparation symbolique, qui commence à prendre forme avec la célébration du 23 mai, permettrait à des Français à la citoyenneté pour le moins perturbée de savoir que la République est capable de reconnaître leur identité et de protéger la mémoire de leurs parents. En ce sens, ces Français se sentiraient beaucoup plus citoyens, pourraient s’intéresser à d’autres types de commémoration, comme commencent à le faire aujourd’hui de plus en plus d’associations antillaises en participant aux manifestations relatives au Vel’d’Hiv, à la Shoah, au génocide arménien ou à toute autre manifestation liée à l’histoire de France.

En résumé, la question commémorative est politique. S’il est essentiel de définir la cible principale – en l’occurrence, s’agissant de l’esclavage, les Français descendants d’esclaves –, c’est d’abord une question de citoyenneté qui doit être résolue.

M. Guy Geoffroy, vice-président. Madame Vergès, vous nous avez fait part de la nécessité de ne pas limiter dans son principe la liste des commémorations. Le propos est intéressant.

Les élus locaux que nous sommes essaient de faire en sorte que les manifestations patriotiques, au cours desquelles sont commémorés des événements ou des personnages, aient du sens, c’est-à-dire ne soient pas simplement le rendez-vous habituel et un peu contraint du même microcosme. Nous essayons d’y intégrer tous ceux qui sont à la fois porteurs d’un message et clés de notre avenir, en particulier les jeunes.

Le fait d’exclure toute limitation du nombre de commémorations ne risque-t-il pas cependant de diluer encore plus leur impact sur le plan local ? Il suffit déjà de voir l’attitude des passants, lors d’un dépôt de gerbe devant un monument aux morts, qui ne se sentent en rien concernés !

La multiplication, même pour des raisons objectives, du nombre de manifestations n’est-elle pas un risque, en termes de portée et de mobilisation ?

Mme Françoise Vergès. On ne peut assurément répondre à toute demande de commémoration par un décret. Il est des événements que l’on se remémore autrement que par l’instauration d’une date de commémoration. Pour autant, on ne peut pas affirmer aujourd’hui que le nombre de journées nationales de commémoration en France est défini pour toujours. Ce serait, pour la nation et pour le peuple de France, arrêter leur histoire.

Concernant la question des mémoires de l’esclavage, la loi « Taubira » intégrait l’idée d’une mémoire et d’une histoire partagées, du fait de la mauvaise connaissance de cette histoire et de la nécessité de la faire connaître au plus grand nombre. Le Comité pour la mémoire de l’esclavage œuvre pour faire comprendre que cette histoire concerne toute la France.

Il y a bien sûr des mémoires de descendants d’esclaves et des vies négrières. On sait que le commerce d’êtres humains a existé en France, et l’on connaît l’histoire de ceux qui ont justifié ce commerce et de ceux qui s’y sont opposés. Cette histoire concerne donc la France elle-même, en particulier parce que les héritages de ce passé sont complexes et multiples : ils sont ceux de la souffrance et de l’exil, mais également des cultures qui ont enrichi le patrimoine culturel français – et mondial. Les musiques, les littératures appartiennent à tous, et pas aux seuls descendants d’esclaves. Nous partageons autant la poésie d’Aimée Césaire que celle de Lamartine, les textes de Condorcet que ceux de Toussaint Louverture.

Pour revenir au problème des dates abordé par M. Romana, c’est un décret de 1983 qui a fait de la date précise d’application dans chaque territoire du décret d’abolition de l’esclavage de 1848 un jour férié. L’explication est donc d’ordre historique : si les dates ne sont pas les mêmes, c'est parce que le décret n’a pas été appliqué à la même date en Guyane, à la Martinique, à la Guadeloupe et à la Réunion, sachant que des personnes fêtent également le 27 avril, date du décret de 1848.

La loi « Taubira » demandait une date de commémoration nationale. Le Comité pour la mémoire de l’esclavage avait suggéré le 10 mai, par référence au 10 mai 2001, jour de l’adoption définitive, par le Parlement français, de la loi « Taubira » reconnaissant la traite et l’esclavage comme « crime contre l’humanité ». C’est donc une date ancrée dans le présent, et non dans le passé, qui n’appartient à aucun territoire – personne ne peut dire : « C’est mon histoire » –, qui n’est liée à aucun moment historique précis et qui se réfère à la notion très débattue aujourd’hui de crime contre l’humanité.

À ce jour, la France est le seul État au monde à avoir voté une telle loi et pris un décret instituant une date de commémoration nationale des mémoires de la traite négrière, de l’esclavage et de leur abolition. Cette loi a une grande portée en Europe et dans le monde, beaucoup d’États et beaucoup de peuples étant très intéressés par ce geste.

Pour ce qui est des deux dates du 10 et du 23 mai, la première a été instituée par un décret et la seconde par une circulaire de cette année – elle s’adresse aux associations de ressortissants des départements d’outre-mer résidant en France métropolitaine. Elles n’ont pas du tout la même portée et ne s’adressent pas au même public. Le 10 mai concerne la nation française tout entière, et donc tout autant ceux qui s’identifient à ces événements que ceux qui ne s’y identifient pas directement, tout en pensant qu’ils font partie de l’histoire de la France.

M. Yves Kodderitzsch. Je m’exprime ici essentiellement au nom des rapatriés d’Afrique du Nord – lesquels représentent 95 % des rapatriés – et, plus particulièrement, des rapatriés d’Algérie qui représentent 70 % de ces rapatriés. L’identité algérienne est une identité pied-noire, harkie ou musulmane, et elle est très importante.

Je comprends très bien les propos des Domiens. J’ai moi-même un nom slave, mot qui est très proche de celui d’esclave… J’appartiens moi-même à des tribus qui ont été, si l’on peut dire, « esclavagisées ». Je ne ressens pas la brûlure que ressentent les Domiens, mais je la comprends parfaitement.

Les rapatriés d’Algérie sont très concernés par les commémorations publiques nationales. Cette communauté – essentiellement composée d’immigrés d’Espagne, d’Italie, de Malte ayant rejoint l’Afrique du Nord pour des raisons économiques, et de Français républicains opposés soit à la monarchie, soit à l’Empire –, longtemps stratifiée, s’est unifiée durant ce que l’on a appelé la guerre d’Algérie pour former un bloc très marqué par l’image de la Nation, par le drapeau, par l’armée – notamment les tirailleurs, les chasseurs, les spahis. C'est ce que l’on pourrait appeler une communauté très tricolore.

Nos Français d’Algérie, et plus généralement d’Afrique du Nord, participent bien entendu à toutes les commémorations nationales. Mais ils ont également un calendrier propre et des lieux propres de commémoration. C'est pourquoi l’on peut également parler de commémorations « privées ».

Pour les Français d’Algérie, le 19 mars – en référence à l’année 1962263 – n’est pas un jour de commémoration, mais un jour de défaite, de honte et une très grande souffrance. Ce jour-là, ils choisissent le silence. En revanche, le 26 mars, jour de la fusillade de la rue d’Isly par les troupes françaises, faisant une centaine de morts, et le 5 juillet, jour de l’indépendance de l’Algérie, sont des jours de commémoration active, durant lesquels les Français d’Algérie se rendent à des offices religieux, et se remémorent ces événements.

Certes, à l’occasion du 25 septembre, journée nationale de commémoration des musulmans tombés pour la France, et du 5 décembre, journée de commémoration pour les anciens combattants, mais aussi pour les victimes civiles de la guerre d’Algérie, les rapatriés se rendent dans des lieux officiels, comme le Monument du Quai Branly, l’Arc de Triomphe ou La Cour des Invalides qui accueille une plaque en mémoire des harkis, les soldats musulmans tombés pour la France. Mais les rapatriés se rassemblent également dans des lieux particuliers, surtout religieux, tels que Notre Dame de Santa Cruz à Nîmes pour les Oranais, ou Notre Dame d’Afrique à Théoule-sur-Mer pour les Algérois.

Ce calendrier, comme ces lieux, marquent le besoin de commémoration, le besoin d’affirmation d’une identité. Nous sommes en présence d’un peuple « régional » qui, faute de territoire, s’affirme par des commémorations.

S’agissant de la participation aux cérémonies, nos rapatriés souhaiteraient qu’elle soit plus importante et que les thèmes de commémoration soient élargis. En plus d’être reconnus, Ils demandent la poursuite des recherches historiques sur ce qu’a été la présence française en Algérie, sur ce qu’elle représente réellement, et un peu de retenue et de réserve de la part de l’ensemble des médias et des enseignants par rapport à leur histoire. Cette retenue et cette réserve qu’ils demandent à la France, ils les demandent aussi aux autorités étrangères, en particulier algériennes. Ce qu’ils s’efforcent eux-mêmes d’appliquer, ils souhaitent qu’on leur applique.

M. Claude Ribbe. Personne – pour revenir sur les interventions de M. Romana et de Mme Vergès – ne peut parler au nom des descendants d’esclaves. Cette dernière notion est d’ailleurs complexe : nul n’est capable de produire un arbre généalogique certifiant qu’il n’a pas d’ascendant esclave ou négrier. Il est vrai que certaines parties de la République outre-mer comptent plus de descendants d’esclaves qu’ailleurs, mais nul n’est fondé à parler en leur nom. Je ne tiens pas d’ailleurs à donner le sentiment que dans les DOM, les descendants d’esclaves sont forcément insensibles aux autres souffrances.

La multiplication de dates décidée à la suite de la circulaire prise au printemps dernier est en outre loin d’avoir fait l’unanimité parmi les Domiens. La date du 10 mai a été retenue à la suite de la loi « Taubira » de 2001. Je n’y étais pas vraiment favorable – 10 mai 1802, 10 mai 1940, 10 mai 1981…, cela peut évoquer tout ce que l’on veut –, mais il fallait bien s’accorder sur une date et la question a été tranchée par le Président de la République. Pourtant, la date du 23 mai a été brandie par d’autres. Je mets au défi quiconque de justifier l’existence de deux dates pour commémorer l’esclavage. Non seulement je ne l’ai pas compris, pour suivre moi-même ces questions de près, mais ni les Français ni, ce qui est plus grave, les personnes concernées ne l’ont non plus compris.

Autant le 10 mai dernier, place de la République, plusieurs dizaines de milliers de personnes sont venues non pas manifester pour la reconnaissance d’une « identité noire », mais tout simplement marcher pour les libertés, autant le 23 mai, devant la Basilique de Saint-Denis, lieu que nous avions alors retenu, il n’y avait personne.

Mme Marie-Louise Fort. J’ai été frappée par le fait que, selon M. Ribbe, un Français sur trois est raciste.

M. Claude Ribbe. Se déclare raciste.

Mme Marie-Louise Fort. S’agissant de la commémoration d’une, de deux voire de trois dates pour un même élément d’histoire qui nous semble devoir appartenir à la mémoire collective, cela ne montre-t-il pas que cette question appartient encore au domaine de l’historien beaucoup plus qu’à celui du législateur ? L’intervention de la loi me semble en effet beaucoup trop coercitive en la matière.

Il convient en tout cas de veiller à ce que trop de commémorations ne tuent pas la commémoration, limitant sa portée ne serait-ce que dans l’esprit de ceux à qui nous voulons transmettre le souvenir, c’est-à-dire les jeunes. Aussi, comment faire pour que le devoir mémoriel soit pris en compte par les jeunes générations ? Dans ma circonscription, qui comprend des villes moyennes, j’observe que les commémorations ne rassemblent pas grand monde, mis à part les officiels.

M. Claude Ribbe. Lorsqu’un tiers des Français se déclare raciste, il s’agit de Français de toutes couleurs, et bien évidemment, la CNCDH ne distingue pas les couleurs de peau des gens. Il en va des racistes comme des ânes, il y en a de toutes les couleurs ! En tout cas, il convient d’insister sur ce sondage car le racisme est malheureusement largement partagé.

Mme Marie-Louise Fort. C’est vrai.

M. Claude Ribbe. Concernant la multiplication des commémorations, je suis d’accord : elle ne va dans le sens ni de la mémoire ni de la compréhension, mais plutôt dans celui de l’oubli. D’ailleurs, ainsi que je l’ai souligné, les personnes concernées que je fréquente ne se sont pas senties à l’aise par la circulaire en question, alors qu’une loi, assortie d’un décret, avait permis de fixer une date.

M. Guy Geoffroy, vice-président. Je ne voudrais pas que le débat se focalise sur la question du 10 et du 23 mai.

M. Rémy Enfrun. L’Office national des anciens combattants et victimes de guerre n’est qu’un opérateur qui, dans le domaine de la mémoire, met en œuvre des politiques principalement commandées par le secrétariat d’État chargé des anciens combattants, par l’intermédiaire du directeur de la mémoire ici présent. Auparavant, le Haut conseil de la mémoire combattante remplissait ce rôle, mais le travail préparatoire était largement réalisé par la Direction de la mémoire, du patrimoine et des archives DMPA.

Présenté ainsi, l’Office – dont la devise est « Mémoire et solidarité » – peut apparaître comme axé sur les sujets de mémoire combattante, problématique liée à notre histoire guerrière. Mais dans son travail d’opérateur de proximité, il a le souci de faire en sorte que, dans chaque département, la jeunesse soit le plus présente et la plus active possible en matière de commémoration.

Des délégués à la mémoire combattante appuient le directeur de l’Office, en liaison avec le ministère de l’éducation nationale, de la jeunesse et des sports, pour faire venir des jeunes aux commémorations, après les avoir préparés. Ce n’est pas un exercice facile, mais nous agissons vraiment dans ce sens.

Notre action a également trait à la mémoire au quotidien, en liaison avec les questions de citoyenneté, de civisme, de respect. La reconnaissance du passé et sa meilleure connaissance passent ainsi par des expositions, par des travaux d’élèves sur différentes périodes de notre histoire, par des concours, toutes activités complémentaires de celles déjà organisés par de grandes associations d’anciens combattants. Ainsi, une exposition récente sur l’Indochine, nous a permis, même si elle a suscité par ailleurs certaines critiques, de mieux faire connaître cette période auprès des jeunes. Tout récemment, la DMPA a préparé une exposition « La force noire » permettant d’aborder l’apport et le sacrifice de nos anciens territoires coloniaux et de mettre en valeur les citoyens qui en sont issus.

Les commémorations sont bien sûr nombreuses. Mais notre objectif est de faire en sorte que chacune d’elles, accompagnée de conférences ou de débats, permette de favoriser un échange et de faire passer des messages afin d’encourager, au-delà de la mémoire combattante, la démarche citoyenne. Je pense, par exemple, à la table ronde organisée par le maire de Tourcoing lors de la Journée nationale d’hommage aux harkis.

M. Christian Vanneste. Député de Tourcoing, je suis très sensible aux propos de M. Enfrun et au fait que plusieurs d’entre vous aient reconnu aux représentants de la Nation le pouvoir de fixer les dates de commémoration.

Je tiens pour ma part à faire une distinction entre Nation et République. La République, ainsi que l’a fait remarquer M. Romana, n’a jamais été mêlée à l’esclavage. Elle y a mis fin dès lors qu’elle a été instituée. La Nation, elle, pouvait encore, voilà quelques années, commémorer le baptême de Clovis car le royaume des Francs est lié à la nation. Mais le baptême de Clovis, lui, n’a rien à voir avec la République.

Ce que nous commémorons, c’est avant tout le système dans lequel nous devons être fiers de vivre – fierté que nous devons communiquer aux jeunes générations –, à savoir la République française. C’est la raison pour laquelle il convient, en matière de commémorations, de s’arrêter aux dates qui correspondent à ce que la République a conquis, notamment en matière de liberté, d’égalité et de fraternité. Ceux qui mettent une cravate noire le 21 janvier, jour anniversaire de la décapitation de Louis XVI, sont une partie de la France, mais pas de toute la France.

Dans ces conditions, devons-nous instituer des commémorations nationales liées à une partie des Français, manifestations qui ne peuvent que confirmer leurs différences, voire leur identité répulsive à l’égard du reste des Français ? De ce point de vue, certaines dates sont terribles. M. Kodderitzsch en a évoqué une qui, pour moi, est de l’ordre de l’insoluble : celle du 19 mars. Personnellement, je n’assiste jamais à une commémoration du 19 mars car, malgré le cessez-le-feu du 19 mars 1962 en Algérie, plusieurs centaines de soldats français ont péri, 150 000 harkis ont été tués dans des conditions lamentables. Il n’y a donc rien à commémorer ce jour-là.

Une telle reconnaissance serait une condamnation de la politique algérienne de la Ve République. Dans quelle situation nous mettrions-nous alors, nous qui sommes toujours dans la Ve République ? Pourtant, cette politique fait partie de notre histoire. C'est là un véritable problème que je ne saurais résoudre.

Il faut se méfier des fêtes tristes. Jean-Paul Sartre, dans sa pièce Les mouches, montre ainsi parfaitement le lien entre une commémoration autoflagellante et un régime oppressif. Rien n’est plus facile que de dominer des gens qui se sentent coupables. Je conçois que les Pieds-noirs n’aient aucun enthousiasme vis-à-vis de la politique algérienne d’alors. Mais comment voulez-vous faire adhérer à l’enthousiasme engendré par la liberté des gens que l’on accuse sans cesse d’être liés à un crime ? C’est un véritable problème. Si les rites de la culpabilité ne sont pas l’apanage de la démocratie, je suis toujours très circonspect à leur égard.

Je voudrais faire une dernière distinction, cette fois entre histoire et mémoire. L’histoire doit essayer, car elle n’y arrivera jamais tout à fait, de rendre nos jeunes lucides vis-à-vis de leur passé. Elle doit jouer le rôle psychanalytique de la catharsis : il faut savoir ce qui s’est passé. Pour autant, il ne faut pas confondre histoire, c’est-à-dire prise de conscience, et commémoration, à savoir ferveur d’une communauté nationale unie. Dès lors, on comprend que les commémorations ne peuvent être fondées que sur des dates positives de l’histoire de la Nation, plus exactement de la République. Tout ce qui s’y oppose va à l’encontre de la constitution d’un véritable esprit républicain, d’un véritable esprit national. C’est d’ailleurs tout le problème lié à l’idée qu’il y aurait plusieurs communautés en France. Aussi ai-je été très sensible au fait, monsieur Ribbe, que vous valorisiez le général Dumas : il est très bien de dire que des gens de confession ou de couleur différente ont apporté quelque chose de grand à notre pays. En revanche, parler, par exemple, de communauté noire en France, comme le fait une association qui prétend même la représenter, est totalement faux.

M. Claude Ribbe. C’est juste.

M. Christian Vanneste. On ne peut distinguer les gens en fonction de leur pigmentation. C’est faire du racisme sans en avoir conscience. Gaston Kelman, que j’apprécie particulièrement, passe son temps à dire : « Je suis noir, mais je n’aime pas le manioc... Je suis noir, je vis en Bourgogne, je suis donc un noir bourguignon ! ». La République, selon moi, correspond à cet état d’esprit. Et c’est en organisant des commémorations, que nous formerons des citoyens de cet état d’esprit.

M. Éric Lucas. La mémoire n’est pas l’histoire, a-t-on dit. La mémoire est un instrument qui s’appuie sur l’histoire, elle est évolutive. On ne célébrait pas en 1850 ce qu’on célèbre aujourd’hui. Si la République décide de modifier le contenu des commémorations, les dates de commémoration évolueront elles aussi.

Une politique des mémoires est un instrument au service de la démocratie. Les commémorations doivent répondre à trois critères : mettre en exergue les valeurs de la République ; lutter contre l’oubli et l’ignorance ; rassembler. Il faudra réfléchir à resserrer le nombre de ces commémorations. La difficulté sera de trouver une date qui satisfasse à ces critères et qui fasse unité et sens pour l’ensemble.

M. Guy Geoffroy, vice-président. On peut s’interroger sur la nature même des commémorations : celles-ci peuvent être publiques, nationales, locales, privées. Elles correspondent à la vision de la population concernée. Il ne s’agit pas de se focaliser sur le 10 mai plutôt que sur le 23 mai, sur le 19 mars plutôt que sur le 5 décembre. Mais sera-t-on à même de trancher ? Tout le monde comprend que le 19 mars soit honni par les rapatriés, mais également qu’il ne puisse pas être oublié par les anciens combattants d’Algérie.

Mme Françoise Vergès. Pendant très longtemps, le silence a régné en France autour de la question de l’esclavage. Cela explique qu’on ne soit pas encore très clairs sur la question. On peut même se demander si, aujourd’hui, les gens se sentent concernés par elle.

Dans une classe de CM2, des enfants m’ont demandé pourquoi se référer seulement aux Noirs. Je leur ai expliqué qu’il ne fallait pas que certains d’entre eux se sentent stigmatisés par cette histoire. Frantz Fanon ne disait-il pas déjà qu’il ne voulait pas en être responsable ?

Dès le dix-huitième siècle, les esclaves s’affirmaient comme des hommes – ni des Noirs ni des esclaves. Aimé Césaire également – comme Fanon, et bien avant Gaston Kelman que vous citiez – disait : « Je ne suis pas responsable de tout cela ; je suis un homme parmi les hommes. »

Aucune communauté ne doit porter cette histoire. Cette dernière doit être portée par tout le monde et, de ce point de vue, le 10 mai est une date positive. Elle met l’accent sur la contribution de ces citoyens à l’histoire de la France, et elle souligne qu’il ne s’agit pas d’une histoire périphérique. Le chef de l’État l’a noté le 10 mai dernier : « La période coloniale et l’abolition de l’esclavage sont souvent vécues comme des histoires extérieures, j’allais dire périphériques. Elles font pourtant intrinsèquement partie de l’histoire de la France. »

M. Christian Vanneste. Il y a une différence : les colonies de la République ont mis fin à l’esclavage.

Mme Françoise Vergès. Quoi qu’il en soit, cette histoire ne concerne pas une communauté. Le dire reviendrait à la stigmatiser et à laisser perdurer ce que la traite à abouti à faire, à savoir rendre synonyme « noir » et « esclave » – comme on peut le vérifier dans le dictionnaire de la langue française du début du dix-huitième siècle.

M. Jean-Jacques Jordi. Les propos de Mme Fort et de M. Vanneste renvoyaient à la question de la différence entre mémoire et histoire. Selon moi, la mémoire concerne chacun et il y a autant de mémoires que de personnes. Il peut arriver que des groupes de personnes se réunissent pour commémorer un évènement commun auquel ils ont participé de manière différente. L’histoire, quant à elle, peut être un remède aux turbulences de la mémoire.

Dans les années soixante-dix, l’État a fait preuve d’une certaine incapacité à mobiliser le savoir historique pour construire un discours scientifique intégré dans l’école, qu’il s’agisse de la colonisation, de l’esclavage, des phénomènes migratoires. La conséquence en fut que chaque groupe porteur d’une mémoire commune s’est érigé en porteur d’une histoire : « son » histoire contre « l’autre » histoire. Ce fut le cas pour les Pieds-noirs d’un côté, et les immigrés algériens, de l’autre.

Petit à petit, chaque groupe revendique des dates, fait de la surenchère, y va de sa « commémoration univoque », parlant d’une seule voix, la sienne, pro domo sua. Et la commémoration perd de son caractère national. C’est dommageable.

Je n’aurais pas été Français en 1789. Mon origine catalane fait que j’aurais sans doute été sujet du roi d’Espagne. Il n’empêche que j’ai intégré dans ma culture les mots « Liberté, égalité, fraternité ». Je n’aurais toujours pas été Français en 1848, au moment de l’abolition de l’esclavage. Il n’empêche que je l’ai intégrée également. Je me souviens qu’on en a parlé en classe, mais c’était avant les années soixante-dix. Mes filles, pour leur part, n’ont jamais, ou très peu, entendu parler de l’esclavage en classe.

D’où vient ce « trou », qui fait que maintenant on est obligé de repartir à zéro et de recréer une histoire qui était pourtant connue, même si elle l’était insuffisamment ? On connaît en effet beaucoup mieux aujourd’hui l’histoire de l’esclavage ou de la colonisation et cette histoire est davantage libérée des idéologies dominantes. Il y a soixante-dix ans, si vous n’étiez pas partisan de l’Empire colonial, vous étiez un mauvais Français ; il y a quarante ans, il « fallait » être anticolonial. Il existe des mouvements de balancier de mémoire. Voilà d’ailleurs pourquoi il faut faire appel à l’histoire : l’historien peut permettre de donner des dates et des éléments sur lesquels fonder un jugement.

La date du 19 mars fait débat. Mais la mère, dont le fils est en Algérie et à laquelle on annonce la fin de la guerre, est heureuse : elle respire. Pas ceux qui restent. Comment faire ?

Des dates existent. Plutôt que d’en créer qui n’ont aucun sens, mieux vaudrait retenir celles qui pourraient être l’occasion d’une réflexion. Pourquoi celle de 1789 a-t-elle subsisté ? Parce qu’elle n’engage pas que la France, mais une vision de l’humanité. On sait très bien qu’il y a eu des massacres en Vendée et pendant la Terreur. Pour autant, 1789 impose un changement de vision, de la même façon que 1945 par rapport aux régimes totalitaires, à la Shoah, etc.

On peut faire confiance aux dates, qui sont peut-être le premier degré de l’historien. Il faut s’appuyer sur des dates, sur des chiffres et sur des faits.

M. Michel Issindou. Pour le politique et le maire que je suis, les dates qui ne tiennent pas ont toutes été introduites depuis une dizaine d’années. Parmi la douzaine de commémorations dont vous parliez, il y en a ainsi un certain nombre que je ne célèbre pas. C’est le cas de celle du 5 décembre, que la plupart de ceux qui ont vécu la guerre d’Algérie ne comprennent pas ; c’est le cas de celle qui correspond à la guerre d’Indochine.

Les dates qui « marchent » sont sans doute celles qui sont liées aux grandes guerres, surtout si elles ont eu lieu sur notre sol : le 11 novembre, le 8 mai, etc., pour lesquelles il existe encore une mémoire collective, même lorsqu’il n’y a plus de survivants. Le cas de la guerre d’Algérie est un peu particulier, mais la Fédération nationale des anciens combattants d’Algérie (FNACA), qui est particulièrement active, compte encore 363 000 membres. Ce sont alors des moments de mémoire forts qui amènent les citoyens à se recueillir et à se souvenir devant les monuments.

Les autres dates – le 10 mai et le 23 novembre, par exemple – sont légitimes. On peut comprendre que l’on ait envie de se souvenir de ces moments et de les retenir. Mais, selon moi, elles relèvent difficilement d’une commémoration devant le monument aux morts sur la place du village. Je pense plutôt à une Journée nationale, à un cycle de conférences, etc.

Qui doit fixer la date d’une commémoration : le politique, l’historien ? Je suis partagé, et je reconnais ce que cela peut avoir de subjectif. En fin de compte, je considère que ce doit être le politique, mais après qu’il ait entendu l’historien.

Il faut célébrer les dates de commémoration tant qu’il y a des survivants. Mais fêtera-t-on encore le 11 novembre dans cent ans ? Est-ce que cela aura toujours du sens ? On a sûrement oublié des épisodes de l’histoire de France tout aussi tragiques, qui se sont produits il y a 200 ou 300 ans.

Il est difficile d’amener les jeunes générations au monument aux morts. Pour le quatre-vingt-dixième anniversaire du 11 novembre, j’ai dû me gendarmer auprès des enseignants de l’école de ma commune pour qu’une classe soit représentée à la cérémonie ; et je sais qu’il sera difficile de faire « perdre » une journée aux parents.

Si tant est que la paix dure, il faudra malgré tout conserver quelques dates, en revenant à une proportion raisonnable, pour que les gens puissent se recueillir et se souvenir collectivement de tous ceux qui se sont battus et qui ont souffert pour eux. Pour autant, au moment où je vous parle, je ne suis pas sûr que la loi soit la meilleure des solutions. Et si c’était le cas, il faudrait prendre beaucoup de précautions et recueillir l’avis pertinent des historiens sur la question.

Mme Françoise Vergès. Monsieur le président, je tiens à apporter une précision : je ne suis pas là en tant qu’historienne, ni au nom d’une association ou d’une communauté, mais au nom du Comité pour la mémoire de l’esclavage, qui a été installé par le Gouvernement lui-même.

Je ne suis pas porteuse de la date du 10 mai. Le Comité non plus. Il s’agit d’une proposition qui a été faite par le Comité au Gouvernement. Le Gouvernement a accepté cette proposition et a pris un décret en ce sens en février.

Enfin, je répondrai à M. Issindou que l’oubli n’est possible que lorsque l’on n’a plus le souvenir.

M. Jacques Pelissard. La multiplication des dates contribue à la dilution de l’hommage. Je participe tous les ans à la commémoration de la Libération de ma ville, qui a eu lieu le 25 août 1945, en même temps que celle de Paris. Chaque année, je refais le chemin des combats. En 1989, lorsque j’ai été élu, il y avait encore des survivants pour y assister. Maintenant, il n’y a plus que les porte-drapeaux et moi.

Par ailleurs, une commémoration ne doit pas être figée pour l’éternité. Aujourd’hui, il n’y a pour ainsi dire plus de Poilus. Faut-il conserver la cérémonie du 11 novembre, sachant qu’au fil des années viendront se rajouter d’autres commémorations – pourquoi pas celle des combattants d’Afghanistan ? On risque d’aboutir à une kyrielle de commémorations, qui deviendra ingérable. Soyons donc vigilants.

Que commémorons-nous ? Des victoires contre des pays qui nous avaient agressés ; des combats menés au nom de principes : lutte contre l’esclavage, hommage aux Justes ou aux harkis, etc. Ces commémorations correspondent à la vision de certaines parties de la population. Le phénomène est très net, s’agissant du 19 mars et du 5 décembre. Il s’agit de commémorer à peu près la même chose, mais pas par les mêmes personnes : le 19 mars, les combattants, sous l’égide de la FNACA, commémorent la fin des combats ; le 5 décembre, les rapatriés se souviennent de ce qu’ils ont subi sur le territoire algérien.

L’existence même de ces cérémonies témoigne du fait que nous avons une vision parcellisée de notre histoire. Il serait intéressant d’en sortir pour retrouver une date commune qui permette de mettre en valeur les principes républicains de la nation. Il faudrait trouver une date unique, qui ne soit pas l’occasion d’un pont, qui ne soit pas un samedi ou un dimanche – un mercredi par exemple – et qui permette aux enfants d’être présents, donc hors d’une période de congés. On pourrait utiliser cette date pour décliner tout ce qu’est la République : la lutte contre l’esclavagisme, la volonté de cohésion sociale, les valeurs de liberté, d’égalité, de fraternité.

M. Maxime Gremetz. Je suis Français et j’assume toute l’histoire de la nation française, et pas seulement de la République. Les jeunes Français ne devraient pas savoir cette histoire ? Ce serait une vision bien étriquée : quelqu’un n’a-t-il pas dit : « Un peuple sans mémoire est un peuple sans avenir » ?

Pourquoi valoriser les aspects positifs de la République et passer sous silence tout ce qui n’est pas beau ?

M. Christian Vanneste. On en parle, mais on ne le commémore pas !

M. Maxime Gremetz. Les commémorations sont très formelles. Nos jeunes ont besoin qu’on leur donne des explications de fond. Il conviendrait de préparer ces commémorations, y compris dans les écoles. Certains ne savent même pas de quoi l’on parle au cours de ces cérémonies ; ils ne savent pas à quoi correspondent, dans notre histoire, 1789, la Commune, etc.

Je ne partage pas l’idée selon laquelle on devrait abandonner une date de commémoration, à partir du moment où il n’y a plus de survivants. Il ne s’agit pas simplement d’honorer les survivants. On ne célébrerait plus le 11 novembre parce qu’il n’y aurait plus de Poilus ? Cette guerre a tout de même tué 1 600 000 personnes, et on la barrerait d’un trait ? Ce serait amputer l’histoire ! Ce n’est pas possible.

Je ne suis pas favorable à une multiplication des commémorations, qui aboutirait à les mettre toutes au même niveau. Il faut s’en tenir à des dates qui correspondent aux grandes étapes de notre histoire et ne pas occulter ce qui n’est pas positif, comme l’esclavage ou la colonisation. Si on l’a fait, il faut le dire.

Les jeunes ne sauraient progresser sans connaître leur propre histoire, sans connaître d’où ils viennent. Connaître leur histoire leur permettra, non pas de se repentir, mais de se dire : « plus jamais ça ! »

Le 19 mars est une grande date pour tout le monde : la fin d’une aventure qui a coûté 25 000 morts, d’un côté comme de l’autre comme le cessez-le-feu approuvé à 80 % par le référendum. Je rappelle d’ailleurs que cette date a été votée à la majorité dans cet hémicycle il n’y a pas si longtemps. Le Sénat n’a pas fait de même, et le texte n’est pas revenu devant l’Assemblée en deuxième lecture. Sinon, le 19 mars serait dans les livres d’histoire.

M. Jean-Jacques Becker. Il y a dans notre histoire une seule date où, le même jour, à onze heures, les maires des 36 000 communes de France se rendent au monument aux morts. Je n’en dirai pas autant du 8 mai, ni même du 14 juillet. Cela signifie qu’il y a des commémorations plus importantes, plus générales que d’autres.

Un intervenant s’est demandé si la commémoration du 11 novembre aurait encore lieu dans cent ans. Je n’en sais rien. Mais il est sûr que, sauf cataclysme, les monuments aux morts seront toujours là. On peut donc penser que dans cent ans, on continuera à commémorer le sacrifice de 1 400 000 Français.

Il y a des commémorations de toutes sortes. Certaines ne concernent qu’un groupe et n’en sont pas moins légitimes. Mais sur le plan national, il ne peut y avoir qu’un petit nombre de commémorations. Nous savons à peu près lesquelles. Je parle là en tant que président de la commission qui devait s’occuper de la commémoration du quatre-vingt-dixième anniversaire.

En tant qu’historien, je voudrais parler du rapport entre la commémoration, la mémoire et l’histoire. Les trois notions ont des points communs, mais elles sont différentes et il faut y faire attention. L’Assemblée nationale a voté plusieurs lois dites mémorielles, vis-à-vis desquelles nombre d’historiens ont été très réticents. Ces lois ne partent pas d’un mauvais sentiment, mais la loi est-elle le meilleur moyen de faire l’histoire et de la régler ? Sans compter que des sanctions sont prévues et que l’on peut interdire de dire telle chose ou de faire telle ou telle analyse.

On a évoqué le repentir – ou la repentance. Pour un historien, le repentir constitue une absurdité. Il convient d’analyser ce que fut l’histoire, et dire tout ce qu’elle fut. Cela ne signifie pas pour autant qu’il faille se repentir. Comment se repentir ? Sur le dos de nos ancêtres ? J’y verrais là une sorte de dérapage.

Enfin, il n’y a pas de peuple sans histoire, et donc sans commémoration. Il faut laisser évoluer les commémorations en fonction des circonstances et du temps qui passe. Les commémorations sont indispensables. Mais l’histoire, c’est autre chose.

Mme Jeanny Marc. Pendant des décennies, dans nos départements d’outre-mer, le terme d’esclavage était un gros mot à ne pas prononcer. On ne fêtait que Victor Schoelcher – le 21 juillet, soit 8 jours après le 14 juillet – pour son action de lobbying auprès des autorités de l’hexagone et pas tous ceux, comme Ignace par exemple, qui s’étaient également battus pour que l’abolition soit prononcée. En 1970, le mouvement nationaliste, par son travail de recherche, permit aux Guadeloupéens de savoir que le 27 mai, le jour où le décret d’abolition avait été pris, était un grand jour. Il y eut alors de nombreuses manifestations en vue d’effacer cet oubli. Cet oubli était pesant et ne permettait pas à la population de fêter le 14 juillet. On se disait en effet qu’il s’agissait de deux fêtes différentes, de deux communautés différentes, de deux nations différentes.

La commémoration doit avoir un caractère national. La proposition de loi de Mme Christiane Taubira, déposée à l’Assemblée nationale le 22 décembre 1998, était d’ailleurs destinée à renforcer la cohésion nationale. Nos jeunes en ont besoin pour pouvoir se reconnaître, pour s’identifier et pour participer à l’évolution de leur pays, à l’intérieur de la France.

Il faut une date nationale unique, qui s’impose à tous et qui permette de susciter la réflexion, aussi bien chez nos jeunes des îles que chez nos jeunes de l’hexagone, dans la mesure où l’esclavage a concerné tout le monde. Il y avait deux fêtes en Guadeloupe, le 26 et le 27, une en Martinique, le 22, une en Guyane, une à la Réunion. Il serait important qu’il y ait une seule commémoration, ici et dans les îles.

Qui devrait décider des axes de la politique des commémorations ? Le travail des historiens est important. Nous devons y prendre appui, mais aussi écouter les acteurs locaux. Pour qu’il n’y ait pas de contestation et de retours en arrière, pour qu’elles puissent s’imposer à tous, il faudrait que la représentation nationale fixe les contours de ces dates de commémorations.

M. Philippe Pichot. Je remercie la mission de nous avoir invités, ainsi que les parlementaires qui ont appuyé notre demande, car nous nous sentions un peu différents, dans la mesure où nous représentons des lieux de mémoire très actifs sur cette question depuis très longtemps, bien avant que ce débat n’arrive sur la place publique, et bien avant la loi « Taubira » et la marche du 23 mai 1998.

Contrairement à ce que l’on a pu dire ou entendre ces derniers temps, cette question sur la mémoire n’est pas qu’une source de conflits, d’agressions, de polémiques avec ses dérives de vocabulaire, du style « la guerre des mémoires » ou la « repentance ». Nous recevons des dizaines de milliers de visiteurs chaque année depuis des années : des Noirs, des descendants d’esclaves, des Blancs du fin fond de la France, de l’outre-mer ou de l’étranger. Nous n’avons jamais assisté à des manifestations de défoulement ou de haine. Même si cette histoire est douloureuse, terrible et dramatique, le fait d’avoir le courage d’en parler, de l’exposer sans faire de surenchère, crée des réactions positives, plutôt stimulantes en termes de fierté républicaine.

Cette mémoire peut être un sujet constructif de réconciliation. Voilà pourquoi je voulais donner ce témoignage tiré du terrain. Si nous sommes aujourd’hui structurés en association à dimension nationale et internationale, appuyés par des collectivités comme les régions, par des ministères, le Sénat, l’Assemblée nationale, c’est bien parce qu’il est possible de construire des démarches assez positives.

Je parle de la route des abolitions de l’esclavage. Mais nous avons des témoignages du même ordre de la part de nos confrères de Nantes, des « Anneaux de la mémoire ». Il existe aussi dans les départements d’outre-mer de nombreux lieux de mémoire, où l’on mène des actions concrètes et positives.

Les commémorations sont nécessaires. Il faut une loi, un cadre souple et incitatif. Les élus doivent, avec l’appui des historiens, mener une réflexion. Mais les débats ne doivent pas avoir lieu après l’apparition de la loi, au travers d’éditoriaux, de plateaux de télévision qui, depuis le terrain, paraissent bien fumeux.

C’est à la nation de déterminer quelles commémorations faire. Ces commémorations ont leur avantage, ne serait-ce que médiatique. Mais la fréquentation est limitée et elle s’amenuise d’année en année.

Nous faisons des commémorations et nous sommes souvent aux premières loges : nous avons été site de mémoire en 1998 ; nous avons lancé la commémoration du bicentenaire de la mort de Toussaint Louverture et celle de la naissance de Victor Schoelcher ; nous avons été invités d’honneur du Sénat le 10 mai 2006 ; le 10 mai dernier, une partie du Gouvernement était au jardin du Luxembourg, mais l’autre était au château de Joux et à Champagney. Mais pour nous, c’est secondaire : nous sommes actifs 365 jours sur 365, comme je l’ai dit au président Chirac le 30 janvier 2006 lorsqu’il nous a reçus à l’Élysée. C’est de cette manière que nous pouvons toucher nos publics, notamment le public scolaire qui constitue une cible importante.

L’histoire de l’esclavage peut être vue sous l’angle de son abolition, fierté républicaine. Mais nous incarnons l’ensemble du processus, avec tous ses drames. Nous ne trions pas dans l’histoire, tout en revendiquant fortement notre qualité de républicains. C’est ce qui nous permet de ne pas connaître toutes ces agressions. J’insiste sur ce point pour que vous-mêmes, parlementaires de la nation, sachiez bien que sur le terrain, quand les républicains sont droits dans leurs bottes et tiennent leur rang, les dérives racistes peuvent être contenues.

Les commémorations ne peuvent pas prendre leur ampleur dans certains territoires, auprès de certains publics. En revanche, dans les lieux de mémoire, il y a une dynamique très forte qui a un effet d’entraînement sur les collectivités locales et sur le tissu associatif. Cela crée une émulation qui nous permet, par exemple, de diffuser aujourd’hui bien au-delà du grand Est, c’est-à-dire au niveau national et international.

Nous aurions pu penser que nous n’attirerions que des Noirs ou des descendants d’esclaves. Nous nous sommes aperçus que nous pouvions mobiliser tous types de publics. Cette histoire appartient, de fait, à la nation entière. Dans la mesure où les réactions sont assez positives, il y a une vraie fierté à incarner cette action de mémoire sur le terrain.

M. Serge Romana. Monsieur le président, j’interviens peu, car je pense en effet que nous ne sommes pas là dans un débat sur l’esclavage, mais sur l’identité française et sur le communautarisme. On nous dit qu’un peuple sans mémoire est un peuple sans avenir, et qu’il ne peut y avoir de peuple sans mémoire, et donc sans commémoration. Mais qu’en est-il des peuples d’outre-mer ? S’ils n’ont pas de mémoire, ils ne peuvent pas avoir d’avenir. Or l’histoire de ces peuples est de toute façon différente de celle de la majorité du peuple français métropolitain. Ces peuples ont passé plus de la moitié de leurs quatre cents ans d’histoire en esclavage.

Le cas de la colonisation est différent : les colons à leur arrivée, ont rencontré des personnes qui existaient, dont ils ont pris les terres. Mais les Antillais sont issus de l’esclavage. Sans la traite et l’esclavage, il n’y aurait pas d’Antillais, ni de Réunionnais et une bonne partie des Guyanais n’existerait pas. Il s’agit de groupes humains très particuliers.

On ne peut pas croire qu’abolir l’esclavage guérit de l’esclavage.

M. Christian Vanneste. Mais si !

M. Serge Romana. C’est votre point de vue. Mais c’est une question dont on pourrait débattre très longuement.

Je crois en une citoyenneté française et en une identité plurielle. La réalité de la France d’aujourd’hui vous contraint, en tant que politiques, à y réfléchir. De ce fait, la question des commémorations prend des dimensions différentes.

Par ailleurs, l’histoire fait des choix : on commémore de Gaulle et pas Pétain, par exemple. Les commémorations sont des choix. C’est aux politiques d’en décider. Ils doivent donc se demander, en premier lieu, à quoi servent ces commémorations et qui elles servent. Il ne suffit pas de dire que l’on veut l’unité nationale, car on risque de ne jamais y arriver. Il faut engager un vrai débat.

Les commémorations sur l’abolition de l’esclavage durent depuis 1848. Pourtant, le problème n’est pas résolu et deux commémorations s’affrontent aujourd’hui : celle des victimes de l’esclavage, qui n’a rien à voir avec la repentance, mais qui est une réparation symbolique, et celle de l’abolition de l’esclavage.

Je ne veux pas entrer dans une discussion sur les dates, pour ne pas abaisser le débat. En revanche, certains ont parlé des descendants d’esclaves. Je suis généticien et je ne me place pas sur le plan historique, mais sur le plan anthropologique. Un groupe humain qui est né en esclavage acquiert certaines caractéristiques. Quelle que soit leur couleur de peau, les personnes concernées entretiennent entre elles des rapports très particuliers, notamment un fonctionnement matrifocal des familles, qui n’a rien à voir avec ce qui se passe ici. Les problèmes qui se posent sont extrêmement profonds. S’ils ne l’étaient pas, une fois la date du 10 mai choisie, tout aurait été réglé. Or ce ne fut pas le cas.

Je ne porte aucune accusation. Je ne suis pas là pour demander une quelconque repentance. D’ailleurs, la marche du 23 mai 1998, qui fut probablement l’une des plus grandes manifestations, fut silencieuse. Elle rompait avec les concepts nationalistes assimilant les héros antiesclavagistes à des héros anticolonialistes. Elle soulevait le problème de la parentalité entre les descendants d’esclaves d’aujourd’hui et leurs parents, c’est-à-dire celui de leur identité.

Le Parlement doit regarder de très près ce qui se passe sur le terrain, ici comme dans les départements d’outre-mer, là où l’esclavage a existé, et il ne doit pas se précipiter.

M. Yves Kodderitzsch. Vous sentez bien que, dans ces discussions, nous sommes à la croisée des souffrances. Je tiens à revenir sur le 19 mars pour réaffirmer l’opposition des Français rapatriés d’outre-mer à cette date.

Le 19 mars est pour eux une souffrance. J’ai cherché à faire la liste des évènements qui s’étaient déroulés entre le mois de mars et le mois de juillet : il y en avait trois pages ! Le 13 mars, ce fut le mitraillage par l’armée française du quartier de Bab-el-Oued ; le 19 mars, le cessez-le-feu ; le 24 mars, l’armée française tirant sur des Français en Algérie ; puis ce fut l’OAS, les terres brûlées, les massacres d’Oran. Benjamin Stora a parlé d’apocalypse ! Certaines mamans ont été soulagées, d’autres ne l’ont pas été.

On a tout oublié de tout cela, mais il suffit de se replonger dans cette courte histoire pour comprendre que ceux qui s’opposent à cette date ne le font pas pour des raisons idéologiques : pour eux, c’est de la souffrance pure et simple. Au nom de l’unité nationale et de l’unité nationale, les Français rapatriés d’outre-mer vous demandent de ne pas retenir cette date !

Mme George Pau-Langevin. Je voudrais redire à M. Becker que nous ne sommes pas du tout dans un débat sur la repentance. Je ne connais personne qui ait réclamé, où que ce soit, une repentance de qui que ce soit. Ce que l’on attend, c’est que les commémorations regroupent bien toutes les phases de notre histoire. Or l’esclavage en était absent, et il est bon qu’il soit réintégré dans la mémoire nationale.

Il ne s’agit pas de rappeler un certain nombre de faits pour attiser des conflits. M. Kodderitzsch a relaté, avec beaucoup d’émotion, la souffrance de quelques-uns. Aujourd’hui, nous cherchons, par les commémorations, à faire en sorte que l’on puisse partager. En ce sens, les commémorations sont un moyen de renforcer la cohésion nationale.

J’ai une grande admiration pour ce que fait le comité de la « route des abolitions », où je suis allée. Pour beaucoup de citoyens de l’outre-mer, apprendre que des paysans français avaient réclamé à Champagney, dès la Révolution, l’abolition de l’esclavage, fut très émouvant. Ils n’auraient jamais imaginé que leur sort pût les préoccuper !

Une commémoration bien faite et bien comprise peut aider à partager une souffrance. Il est très réconfortant de ne pas se sentir isolé. Le Pape s’est incliné à Goré, à la mémoire des esclaves. Ce fut un moment extrêmement important, qui a permis de réconcilier certains avec leur présent. Il ne faut pas partir de l’idée qu’une commémoration va diviser ou séparer ; elle peut au contraire réconcilier et rapprocher.

Il ne faudrait pas que ces débats sur les lois mémorielles donnent l’impression que l’on veut éliminer certains faits de la mémoire nationale.

Je suis allée à Ellis Island. Le fait qu’il y ait, dans le port de New York, un monument à la gloire des immigrants, un musée qui rappelle leur arrivée et leurs souffrances, prouve que le pays a conscience de s’être construit sur leurs souffrances. Leur rendre hommage en rappelant que ce sont eux qui ont bâti l’Amérique est très émouvant, notamment pour les nationaux américains, quelle que soit leur origine.

Les cérémonies commémoratives sont en effet de plus en plus désertées. Je pense que cela est dû fait que celles-ci sont « desséchées ». On pourrait en faire des moments festifs, des moments forts, en y associant les écoles. Autour du 27 avril, par exemple, nous avons organisé des cérémonies qui étaient très chaleureuses, avec de nombreux jeunes. Il faudrait donc réfléchir à la manière de mener ces commémorations. Si l’on continue à se contenter de cérémonies un peu tristes, avec juste un discours officiel, on découragera les gens et on ne pourra pas faire passer chez les jeunes les valeurs que nous souhaitons leur transmettre.

Mme François Vergès. Comment associer le plus grand nombre de participants aux commémorations ? Beaucoup ont remarqué qu’ils s’y retrouvaient souvent bien seuls. Les rapports du CPME montrent pourtant qu’il y a eu en 2005, 2006 et 2007 bien plus de commémorations que nous aurions pensé, parfois même dans de petites villes ou dans des écoles qui n’ont rien à voir avec l’histoire de l’esclavage. Je rejoins M. Pichot : les gens sont curieux, ils veulent comprendre et aller plus loin.

Il faut multiplier les formes de médiation. Il n’y a pas que le monument aux morts. Qu’irait-on d’ailleurs y faire ? J’exclus bien sûr le monument qui se trouve au jardin du Luxembourg. Mais il y a aussi les musées et les expositions. À notre demande, la direction des musées de France a fait un inventaire de tous les objets qui se trouvent dans les musées de France. Cela devrait nous permettre de savoir comment, entre le XVIe et le XIXe siècle, les artistes français se représentaient ces questions et de sortir d’un public restreint qui lit des ouvrages trop scientifiques.

Il y a l’école. Nous travaillons également avec l’Éducation nationale. Gilles Gauvin, qui est membre du Comité et professeur des écoles, a mené des expériences très intéressantes avec l’académie de Rouen qui prouvent que l’histoire de l’esclavage peut être enseignée d’une autre manière.

Il y a les lieux de mémoire, qui font travailler l’imaginaire et l’émotion. Il y a le tourisme culturel, qu’il ne faut pas mépriser. Il est possible de construire de manière vivante des centres d’interprétation et de documentation accessibles au plus grand nombre.

Il y a l’Internet, haut lieu de connaissances. Il faut des portails rigoureusement scientifiques. Moi qui visite tous les sites, j’ai constaté que sur ces questions, il y avait de tout.

Les enseignants comme les particuliers nous demandent où ils peuvent trouver des informations fiables. Il est important qu’ils sachent où se tourner. Ce n’est pas encore le cas, mais cela contribuerait à la cohésion, participerait à la commémoration et permettrait d’avancer.

Comme vous pouvez le constater, les processus associant le plus grand nombre sont de toutes sortes.

Mme Catherine Coutelle. Au début de l’après-midi, nous avions un peu le sentiment d’avancer avec difficulté, et je ne sais pas encore quel sera le bilan de nos réflexions. Mais j’ai beaucoup apprécié le propos de Mme Vergès sur les différents types de commémorations. Il ne faut pas s’en tenir aux monuments aux morts, au risque de se figer et de ne pas savoir quelles commémorations mettre en valeur.

J’ai été un peu surprise par la tournure qu’a prise le débat sur les dates. Certes, il en faut. Mais chacun, historien ou non, a sa vision personnelle de l’histoire – son entrée personnelle dans l’histoire. Il peut se la raconter d’une manière particulière, et sur la base de dates très différentes. Cela se vérifie sur tous les sujets – la Révolution française, par exemple. Voilà pourquoi il serait très dangereux que le politique définisse les dates de l’histoire de France.

D’abord, l’histoire a lieu. Ensuite, les historiens l’écrivent en fonction de leurs interrogations et de leurs préoccupations du moment. Voilà pourquoi cette histoire est en perpétuel mouvement, même si on a parfois l’impression, à entendre certains, que l’histoire est figée. Il ne peut donc y avoir de dates immuables.

Certains ont parlé du 11 novembre, que l’on ne met bien évidemment pas en doute. Mais je remarque que, jusqu’à présent, on n’a pas abordé la question suivante : doit-on envisager de faire des commémorations européennes ? Car les victoires des uns sont des défaites pour les autres. Il faut sortir de l’idée qu’on pourra trouver des dates sur lesquelles tout le monde pourrait s’entendre.

Je pense moi aussi qu’il ne faut pas multiplier les commémorations et qu’il faut trouver des formes de commémoration très variées. Les jeunes générations, notamment, doivent pouvoir découvrir l’intérêt de l’histoire, avec des documents accessibles, et apprécier celle-ci sous des angles différents. L’histoire est un moyen de développer leur esprit critique et de les éduquer à la citoyenneté. Ce n’est pas en leur imposant une histoire dite « officielle » qu’on y parviendra.

M. Claude Ribbe. La question de l’esclavage a été très présente dans ce débat. Or elle a été tranchée dès 1795. Un de vos collègues parlementaires, Pierre Thomany, député de Saint-Domingue, avait proposé au Conseil des Cinq-Cents, qui l’avait adoptée, une motion en vue de commémorer l’abolition de l’esclavage décidée l’année précédente. Ainsi, la commémoration de l’abolition de l’esclavage est presque aussi ancienne que l’abolition elle-même et que la République. Si on l’a depuis oublié, c’est sans doute parce que l’esclavage a été rétabli plus tard – mais cela est une autre histoire. Il reste qu’à mon avis, la question est tranchée.

J’ai le sentiment que les sensibilités s’affrontent davantage à propos de la manière de commémorer que sur les grands principes, au sujet desquels nous sommes globalement d’accord. Ainsi, avec M. Vanneste, nous avons pu nous retrouver sur un nom, celui du général Dumas, né esclave et devenu un personnage emblématique de la République. Ni Philippe Pichot, ni George Pau-Langevin, qui a contribué à l’érection prochaine d’un monument au général, ne nous contrediront. Cela prouve qu’il existe de grandes figures autour desquelles nous pouvons nous rassembler.

M. Vanneste rappelait aussi les tentatives de certains groupuscules, qui parfois ne représentent qu’eux-mêmes, pour récupérer ces sujets. Ainsi, la question de l’esclavage a vite dérivé vers celle de la traite négrière, laquelle a elle-même dérivé vers une prétendue question noire en France, alors que la République ne fait pas de distinction entre les couleurs. Il s’est trouvé des gens, y compris parmi ceux que la mission a auditionnés, pour parler au nom des Noirs. Je ne sais pas s’il y a des « associations noires », mais j’imagine que si on avait auditionné une instance soi-disant représentative des associations blanches, cela aurait fait du bruit.

Il faut donc désormais songer à une manière de commémorer sur laquelle nous puissions nous mettre d’accord. Il ne faut pas opposer systématiquement les jours de souffrance aux jours heureux, ou « les jours sombres » aux « jours de gloire », pour reprendre les termes employés dans la convocation à cette table ronde. Je suis sûr que l’on peut trouver quelque chose de positif dans les uns comme dans les autres.

Ne devrait-on pas essayer de se rassembler autour de grandes figures, comme celle du général Dumas, premier « afrodescendant », si l’on peut dire, à avoir accédé à ce grade ? M. Vanneste n’a pas oublié – et j’en suis ravi – que c’était dans sa circonscription que le 13e régiment de chasseurs à cheval, commandé par le chevalier de Saint-George et secondé par Dumas, avait combattu pour un idéal que nous partageons tous. Je me demande donc si on ne pourrait pas essayer de valoriser certaines figures positives. Cela permettrait peut-être de rassembler les Français, même sur les questions qui fâchent. Car il faut être clair : de même qu’un pays qui n’a pas de mémoire n’a pas d’avenir, il en est des nations comme des personnes âgées. Quand on perd la mémoire, et notamment la mémoire de choses désagréables, c’est parfois un signe avant-coureur de la démence. Il ne faudrait donc pas tomber dans une espèce d’Alzheimer français. De même, il faudrait cesser de se lancer des accusations, de se diviser en camps, de parler de peuples… Pour moi, il y a un peuple français, même si, bien sûr, celui-ci est multiple.

Nous nous rassemblons sur des valeurs fondamentales. Essayons donc de ne pas occulter les questions qui fâchent. Lors de sa leçon inaugurale sur la philosophie de l’histoire, à Berlin, en 1822, Hegel le disait déjà : les historiens ne sont pas tous d’accord ; eux aussi s’affrontent ; eux aussi s’inscrivent dans un pays et dans une idéologie. Ils partagent parfois les préjugés de leur temps. L’histoire est évolutive, c’est une recherche permanente. De même, je ne crois pas que l’on doive la laisser aux seuls historiens : les politiques aussi ont leur mot à dire. Quoi qu’il en soit, il faudrait essayer de se rassembler, que ce soit le 19 mars, le 5 décembre ou le 10 mai – sans doute faut-il limiter le nombre de dates – autour de figures positives, que tous les Français puissent reconnaître.

D’autant qu’il y a parfois des injustices manifestes, comme dans le cas du général Dumas. Il vaut peut-être la peine que je rappelle qui il était, car c’est une figure particulièrement emblématique. Il est né esclave, en 1762, dans la colonie de Saint-Domingue – qui faisait vivre alors un Français sur huit –, et mort à Villers-Cotterêts, dans l’Aisne. C’est le père de l’écrivain français le plus lu dans le monde. Il croyait profondément à la République. Il a souffert de l’esclavage, qu’il a refusé de rétablir quand on a voulu l’y inciter en 1802. Ce grand Français, ce grand soldat n’a jamais été récompensé.

Le Comité des célébrations nationales, où siègent de nombreux historiens, a refusé en 2006 d’inscrire la mort du général sur la liste des commémorations, ce qui m’a beaucoup choqué. Malgré ce scandaleux déni d’histoire, nous avons eu le plaisir, Philippe Pichot et moi, de nous retrouver au col du Petit-Saint-Bernard pour une cérémonie en compagnie de chasseurs alpins – le général Dumas, commandeur de l’armée des Alpes en 1794 et vainqueur lors d’une bataille au Petit-Saint-Bernard, est en effet l’un des fondateurs de cette unité. Cela n’a posé aucun problème à l’armée française de rendre hommage à un homme de couleur et ancien esclave. Le scandale, ce jour-là, n’est pas venu de là où on pouvait l’attendre : ce sont des indépendantistes savoisiens qui ont perturbé la cérémonie et sifflé la Marseillaise, le général Dumas représentant, pour eux, le symbole même du colonialisme français !

M. Christian Vanneste. Une fois de plus, il faut souligner la différence entre l’histoire et la mémoire. Tout à l’heure, on a émis l’idée que les dates pouvaient être relatives, qu’elles étaient, en quelque sorte, « à la carte ». Ce n’est évidemment pas le cas. Elles peuvent l’être pour un historien, car le domaine de la science peut laisser une part au relativisme, à la discussion sur certaines dates. En revanche, lorsque l’on parle de commémoration, on n’est plus dans la science, mais dans la formation de l’unité, de la conscience nationale. C’est un rite républicain, en rapport avec le « sacré » républicain, si vous me permettez ces approximations. C’est la raison pour laquelle il existe des dates indiscutables.

On peut se demander si le 14 juillet correspond à la prise de la Bastille ou à la Fête de la fédération, mais quoi qu’il en soit, c’est la fête nationale ! Il n’y a pas, il ne peut pas y avoir de discussion sur ce point. Dans le cas contraire, il n’y aurait plus de République.

C’est donc bien au politique, aux représentants du peuple, de fixer ces dates, afin qu’elles soient autant de références pour tous les citoyens français, notamment pour les jeunes.

M. Éric Lucas. Je reviens sur la question posée par Mme Pau-Langevin : comment commémorer ? Il faut à cet égard se demander si c’est bien à ceux que l’on veut toucher que l’on parle. Attire-t-on les jeunes, mais aussi les moins jeunes qui ont oublié ? Nous devons nous poser la question à chaque fois que nous préparons une commémoration.

Je pense qu’il faut conserver le rituel du monument aux morts. Représentant du ministère de la défense, j’attache une importance au drapeau, à ces rites qui structurent une cérémonie. C’est la mémoire de la République et de la nation. Mais il faut développer d’autres médiations.

Ainsi, l’an dernier, nous avons préparé la journée Guy Môquet avec des élèves et des professeurs. Au Mont Valérien – qui, pour moi, est un lieu de mémoire particulièrement fort –, nous avons fait déclamer en slam, par un artiste, au-dessus de la clairière des fusillés, des textes de résistants ou des poèmes d’Aragon. J’avoue que j’étais inquiet au départ, mais cela a été un succès. Les élèves ont partagé ce moment et intégré les textes, ce qui n’aurait sans doute pas été possible avec un discours. Tous ont parfaitement respecté la mémoire des lieux.

Comme l’a dit Mme Vergès, la commémoration peut aussi passer par des expositions répliquées dans différents lieux, par des musées ou par des centres d’interprétation et de patrimoine culturel. Il existe sur le territoire des lieux de mémoire autour desquels on peut organiser des commémorations.

En ce qui concerne la mémoire européenne, vous aurez sans doute remarqué que pendant la présidence française de l’Union, les deux drapeaux, français et européens, sont déployés sous l’Arc de triomphe. Une cérémonie très émouvante a également eu lieu au Mont Valérien, en présence du Président de la République et d’un président de Land allemand – le premier officiel d’outre-Rhin à venir en ces lieux.

Il faut à cet égard faire attention à éviter les contresens, car les autres pays ne célèbrent pas forcément la mémoire de la même façon que nous. Ainsi, s’agissant de la guerre de 1914, les Anglais mettent en avant le héros, quand nous nous attachons à célébrer le poilu dans sa tranchée. Nous avons donc commandé à des universitaires une étude sur la façon dont est structurée la mémoire des pays européens, afin d’entreprendre une comparaison de l’analyse des dates et des façons de commémorer. Si l’on peut commencer à construire une mémoire européenne, cela passe d’abord par un travail important de défrichage et d’analyse de ce qui se passe ailleurs.

M. Philippe Pichot. En ce qui concerne la mémoire de l’esclavage, le 10 mai n’est qu’une date repère : tout le monde n’organise pas quelque chose ce jour-là. Bien souvent, les initiatives démarrent avant et continuent bien après. De même, elles ne se font pas toujours autour de lieux de mémoire, mais souvent en milieu scolaire, par exemple.

Il est intéressant d’ailleurs d’examiner la façon dont on entre dans le sujet. S’agissant de l’esclavage, le passage par l’histoire de la traite négrière ne doit pas nécessairement être le premier réflexe, parce que c’est une histoire compliquée. La porte d’entrée, ce sont les conséquences d’un fait historique dans la société actuelle. Nous vivons dans des sociétés plurielles, multiculturelles. C’est une réalité que l’on ne peut pas nier. Les classes regroupent des petits Blacks ou Rebeus, pour employer des termes à la mode.

Il existe des formes de racisme, de discrimination, d’intolérance dont on peut trouver tous les jours des exemples dans l’actualité, et dont on peut trouver les origines dans le passé. C’est souvent sur ce thème que nous intervenons. Si vous essayez de présenter aux enseignants ou aux élèves l’histoire de la traite négrière et du commerce triangulaire, ils auront du mal à accrocher, trouvant cela trop complexe, trop éloigné dans le temps et dans l’espace. Pour élargir le public, on peut chercher à montrer à quel point le racisme, les préjugés liés à la couleur, sont liés à l’histoire de la traite négrière. Il faut tenter de faire le lien entre le passé et le présent. C’est ainsi que l’on parvient à mobiliser l’attention. D’où l’intitulé de notre projet, la « route des abolitions de l’esclavage et des droits de l’homme ».

La mémoire de l’esclavage est un sujet universel, qui a bouleversé l’histoire de quatre continents. Mais si on commémore beaucoup en France, au point que certains se moquent de cette propension, il n’en est pas de même à l’étranger, et certains nous envient un peu notre réflexe, en dépit des lourdeurs qu’il peut entraîner. Ainsi, la loi « Taubira » crée un intérêt très fort, d’autant que la France était pionnière en matière d’abolition de l’esclavage. De même, une trentaine de représentations de corps diplomatiques, venus de l’Océan indien, d’Afrique, des Caraïbes, des Amériques, sont déjà venues étudier l’organisation de notre réseau.

Cette façon de combiner travail de terrain et dispositifs nationaux est un modèle que l’on commence même à exporter – au Brésil, par exemple. Enfin, nous avons vu déferler en trois ans 200 médias nationaux et internationaux, issus d’une trentaine de pays. Cela montre que, si la France connaît peut-être un trop-plein de commémorations, il y a des manques à l’extérieur de nos frontières. L’un des messages que nous tentons d’ailleurs de faire passer, c’est que l’histoire de la traite négrière est européenne : elle ne concerne pas seulement la France, la Grande-Bretagne ou l’Espagne, mais toute l’Europe.

M. Stéphane Grimaldi. Je tenterai d’éclairer la mission avec quelques observations très empiriques sur le fonctionnement d’un établissement mémoriel qui reçoit environ 400 000 personnes par an.

Tout le monde, d’abord, s’accordera sur le fait que c’est au législateur qu’il appartient, évidemment, de définir la politique mémorielle française.

Mme Coutelle, ensuite, a évoqué les Allemands. Avant de diriger le mémorial de Caen, consacré essentiellement à la Deuxième guerre mondiale, je dirigeais celui de Péronne, qui concerne la Grande guerre. Or les jeunes Allemands ne viennent dans aucun de ces deux établissements. On a beau multiplier les contacts et les échanges, cela ne marche pas.

Par ailleurs, il ne faut pas confondre les commémorations, qui sont des rituels républicains – selon l’expression judicieuse de M. Vanneste – avec le problème plus compliqué de l’éducation. En dépit du goût des Français pour l’histoire, cette discipline est depuis très longtemps une matière secondaire dans notre pays. Un jeune qui décide de poursuivre des études supérieures en histoire est considéré comme un raté ou un futur chômeur, car ce n’est plus considéré comme une matière noble. Or c’est une faute lourde dont nous payons aujourd’hui les conséquences.

Je l’ai observé à Caen comme à Péronne : les collégiens et les lycéens sont infiniment moins préoccupés par les questions mémorielles ; ils sont moins savants, et même leurs enseignants ont des difficultés à se remettre à niveau – nous dispensons ainsi, cette année, des formations auprès de 850 enseignants sur des questions relatives à la Seconde guerre mondiale. Nous sommes donc face à des publics qui sont de moins en moins préoccupés par les questions d’histoire.

En résumé, les Dossiers de l’écran ont fait place à la Star academy.

Par ailleurs, il ne faut pas confondre la mémoire et le devoir de mémoire avec l’éducation à l’histoire et l’enseignement de l’histoire de France. Ni les commémorations, ni les établissements culturels ne pourront se substituer à l’éducation nationale.

Il faut une certaine rigueur. D’abord, cela a été dit, il faut laisser la parole aux historiens. Il appartient aux politiques de décider, mais de grâce, qu’ils laissent les historiens faire leur métier ! Mais surtout, nous vivons dans un pays où l’émotion submerge tout. Je vous invite à regarder les livres d’or des musées et mémoriaux : le mot « émotion » revient à toutes les pages. Les Français ont ce mot à la bouche dès qu’ils parlent d’histoire. Or l’émotion, c’est très bien, mais cela ne suffit pas. La République a besoin de citoyens éduqués, qui connaissent leur histoire, ne serait-ce que pour pouvoir voter. Comment voter sans connaître Jaurès ni Clemenceau ?

Je terminerai par l’Europe. Une expérience très intéressante a été tentée : l’écriture d’un manuel d’histoire franco-allemand. J’ai moi-même demandé à des étudiants de l’université de Caen de réfléchir à une méthodologie permettant d’écrire une histoire européenne. J’ai en effet découvert à Péronne, grâce au professeur Becker, que la lecture de la Grande guerre n’était pas la même selon le pays. Il existait encore récemment – les choses ont peut-être changé – une lecture allemande, britannique, française, italienne de cette histoire. C’est vrai pour toutes les guerres, tous les conflits, tous les événements. Pouvons-nous rêver qu’un jour, nos enfants ou nos petits-enfants puissent disposer d’un manuel d’histoire commun à toute l’Europe ? C’est une question qui me semble rejoindre le débat sur les commémorations.

Mme Catherine Coutelle. Entre le 8 mai et le 10 mai, dates dont on a beaucoup parlé, il y a le 9 mai, Journée de l’Europe.

Mme Françoise Vergès. Stéphane Grimaldi a soulevé un point important. Il y a deux semaines, des représentants des musées britanniques, évoquant dans un colloque les expositions organisées pour le bicentenaire de l’abolition de la traite, faisaient le même constat d’une méconnaissance profonde du sujet par le public. En outre, les gens n’éprouvent pas d’intérêt pour la connaissance même ; si le sujet ne leur parle pas, s’ils ne ressentent pas d’émotion, ils ne s’y intéressent pas. Il faudrait pouvoir dépasser cette réaction.

J’en reviens à la dimension européenne. Si l’on recherche ce qui, au-delà des guerres, est commun à l’Europe, ce sont des noms de penseurs qui me viennent à l’esprit : Cervantès, Goethe, Voltaire, Condorcet…

M. Claude Ribbe. Pas Voltaire !

Mme Françoise Vergès. On pourrait sans fin discuter du contenu de la liste, mais il me semble qu’il y a là une piste à suivre.

Par ailleurs, l’expérience de Philippe Pichot m’inspire l’idée d’un réseau européen des routes de mémoire. Certains lieux peuvent en effet résonner comme des lieux emblématiques de l’Europe.

M. Maxime Gremetz. Comment se fait-il que, malgré plusieurs propositions de loi déposées en ce sens, il n’existe pas encore de Journée nationale de la Résistance ? Les historiens qui se trouvent dans cette salle le savent-ils ?

M. Jacques Toubon.C’est à cause de vous !

M. Maxime Gremetz. Parce que les communistes étaient dans la Résistance ?

M. Jacques Toubon. Peut-être avez-vous conservé, malgré votre grande expérience, une certaine innocence, mais vous êtes le plus mal placé, monsieur Gremetz, pour poser une telle question. La raison de cette lacune, c’est qu’aujourd’hui, près de soixante-dix ans après les faits, nous n’avons toujours pas digéré – au sens politique et historique du terme – les deux courants qui ont convergé pour former la Résistance.

Un exemple : lorsque, après 1981, on a ouvert à nouveau l’attribution de la carte du combattant volontaire de la Résistance, le nombre de titulaires est passé de 190 000 à 270 000. Cela signifie donc que l’on en avait oublié 80 000. Il y a de quoi s’interroger.

La question que vous posez est tout à fait pertinente, mais elle montre que nous ne parvenons pas à adopter, sur cette affaire, autre chose que des positions d’alternance : une fois, c’est le général de Gaulle qui fait la loi ; la fois suivante, c’est la gauche. Il faudrait pouvoir proposer une initiative afin de dépasser cette « sinusoïde des mémoires » !

M. Maxime Gremetz. M. Toubon est arrivé à la même conclusion que moi, bien que je me demande comment il y est parvenu. Ma question en tout cas n'est pas partisane. C'est à se demander en effet si finalement la Résistance a bien existé !

M. Jean-Jacques Becker. Je reviens sur les propos de Stéphane Grimaldi. Il est vrai qu’il n’y a pas si longtemps, lorsque l’on écrivait une histoire de la Grande guerre, c’était nécessairement une histoire française, ou une histoire allemande, etc. Nous avons cependant progressé sur la voie d’une histoire européenne.

En entendant certains orateurs évoquer la question européenne, j’ai regretté de ne pas en avoir parlé tout à l’heure. Le 11 novembre, c’est évident, n’est plus l’occasion de commémorer la victoire d’un pays sur un autre. Il s’agit, à l’heure actuelle, de commémorer la fin du plus grand drame européen auquel ont participé les jeunes Français, les jeunes Allemands, les jeunes Britanniques, etc. Le 11 novembre a commencé à prendre le sens d’une date de commémoration européenne, car c’est à la fois la fin d’une guerre et un des points de départ de l’Europe. Cette interprétation devrait continuer à s’imposer.

M. Lionnel Luca. Je fais cette année ma trentième rentrée scolaire en tant que professeur d’histoire et géographie, et j’ai le souvenir que l’inspection pédagogique donnait pour consigne, entre 1975 et le début des années 1990, de supprimer les chronologies. Les enseignants veillaient donc scrupuleusement à ne pas accabler les jeunes de dates, sous prétexte qu’ils ne pourraient pas les retenir. Il ne fallait pas y attacher l’importance qu’on leur avait donnée dans le passé – peut-être de manière tout aussi excessive, d’ailleurs. Or j’ai l’impression que l’inflation des commémorations dans notre pays est une façon de combler un manque dans une société qui n’a plus ses repères chronologiques, en particulier pour les deux générations qui sont arrivées à l’âge adulte sans bénéficier de ce savoir. Elles semblent aujourd’hui le découvrir, à travers des événements autrefois occultés, comme l’esclavage, ou d’autres qui le sont toujours – je pense notamment à l’histoire des Pieds-noirs.

Je crains que cette inflation de commémorations non seulement ne banalise, mais ne réduise même la portée de chaque commémoration. Cela a été dit : le 8 mai est une date importante, de même que l’est, désormais, le 10 mai. Le 9 mai devrait l’être aussi, mais comment s’y retrouver dans toutes ces dates ? Comment donner une signification à une telle succession de commémorations ? Sans doute le groupement de ces trois dates est-il particulièrement malencontreux, mais il en existe de nombreuses autres, tout au long de l’année. Maxime Gremetz vient d’ailleurs de nous en proposer une autre pour commémorer la Résistance. Je pensais que le 18 juin – jour où le mot est prononcé pour la première fois – constituait un choix judicieux, mais il est vrai que la fondation du CNR est importante aussi. Une date de plus !

La commémoration traditionnelle est toujours fondée sur des événements tragiques, voire sinistres, et les jeunes générations ne se sentent pas incitées à y participer. Ainsi, la cérémonie devant le monument aux morts n’attire pas naturellement les plus jeunes. Il faudrait trouver des modalités plus attrayantes – sans bien sûr faire n’importe quoi ; la Journée de la déportation, par exemple, ne saurait être festive. L’Europe est peut-être justement l’occasion de sortir de cette forme de commémoration. Le 9 mai – puisque cette date s’impose progressivement, quoique plus lentement dans notre pays que chez certains voisins – pourrait être l’occasion de célébrer les jumelages qui unissent des villes dans toute l’Union européenne. Une telle célébration, par nature festive, aurait une signification concrète.

Il me semble en tout cas indispensable de s’extirper du souvenir des grandes guerres qui ont ravagé le continent et de privilégier la confiance dans l’avenir au culte du passé. Il est vrai que le sentiment d’appartenance à un groupe se forge souvent dans les drames. Les attentats perpétrés à Londres et Madrid ont ainsi donné aux Européens, pour la première fois, le sentiment d’un vécu commun, car chacun sait que ce qui s’est passé aurait également pu arriver à Rome, Paris ou Berlin. Souhaitons toutefois que le développement du sentiment d’appartenance à l’Europe passe par des événements joyeux plutôt que tragiques. L’hymne européen n’est-il pas l’hymne à la joie ?

M. Stéphane Grimaldi. Comme tous les musées, le Mémorial de Caen reçoit des groupes d’écoliers. Or il y a une chose que l’on ne parvient pas à leur faire vraiment comprendre, c’est que l’Europe est en paix depuis soixante ans – Bosnie exceptée. Pour les collégiens ou les lycéens, cela paraît naturel. Ils ne peuvent envisager d’autre situation, ce qui est d’ailleurs un confort politique, social, voire économique tout à fait prodigieux que n’ont pas connu la génération de mes parents ni celle de mes grands-parents. Il faudrait faire en sorte que les enfants puissent se projeter dans cette idée, qu’ils prennent conscience de cette chance unique dans l’histoire de l’Europe – et même du monde, puisque celui-ci est sans cesse agité par des conflits meurtriers.

M. Jacques Toubon. Je suis un exemple rare d’homme politique passé à la direction d’un musée dont les activités recoupent le sujet qui nous occupe, puisque j’ai conduit, à partir de 2003, le projet de la Cité nationale de l’histoire de l’immigration.

En ce qui concerne mon expérience politique, il me vient à l’esprit un souvenir précis : en juin 1990, lors d’une nuit de débats à l’Assemblée nationale, je me suis fortement opposé au vote de la loi « Gayssot », à laquelle étaient également hostiles, à l’époque, des gens comme Madeleine Rebérioux ou Simone Veil. Mais, devenu ministre, je n’ai pas souhaité revenir sur cette loi, jugeant que les conséquences de son abrogation seraient pires que la loi elle-même.

Parmi les auditions auxquelles vous avez procédé jusqu’à présent, une des plus remarquables me paraît être celle de Marc Ferro. Il développe une idée essentielle, celle du pluralisme et de l’exhaustivité de l’histoire, ce qui implique le refus des tranches et de la partialité. De sa part, et en particulier à propos de la colonisation, il s’agit de fortes paroles.

Le débat histoire/mémoire que nous avons n’est pas pur. En dépit de nos tentatives pour qu’il en soit autrement, il est, en effet, presque entièrement dans une relation au présent. On l’a dit : les commémorations servent à la cohésion nationale, elles permettent d’apprendre l’histoire, de tirer les leçons du passé… Mais elles servent surtout à donner une identité aux vivants. C’est tout leur mérite et toute leur difficulté. En démocratie, il n’est pas illégitime que la politique influence cette recherche d’identité, et inversement. Mais cela peut se révéler redoutable. Ainsi, en juin 1940, la naissance du régime de Vichy a tenu en grande partie à ce que le pays comptait des millions d’hommes et de femmes vivant dans la mémoire de la boucherie de la Grande guerre. Cela les a tant obsédés que, dans ce contexte, le renoncement n’était plus le renoncement, le recul n’était plus le recul : quelles que soient les opinions politiques, donner les pleins pouvoirs au maréchal Pétain apparaissait comme une évidence. Nous devons donc faire preuve de modestie, tant il est difficile de trancher alors que nous sommes pleinement concernés.

Par ailleurs, notre société, notamment à cause de la médiatisation, est plus favorable à l’histoire-mémoire qu’à l’histoire-science. Or il faudrait défendre l’histoire-science, qui comprend et explique, tandis que la mémoire, d’une certaine façon, qualifie, juge l’histoire, voire revendique contre elle. D’où l’importance de l’école : si tant de questions se posent aujourd’hui, c’est probablement parce que l’enseignement de l’histoire à l’école n’a pas été suffisant.

Je suis très hostile à l’idée de lier l’existence de toutes ces commémorations à la présence de survivants. Si l’autorité politique décide – et tel est son rôle – que tel événement ou telle commémoration porte les valeurs communes de la citoyenneté républicaine, cela n’a rien à voir avec l’existence de personnes qui en ont la mémoire, ni même avec celle de leurs enfants, petits-enfants ou arrière-petits-enfants.

En ce qui concerne les modalités de la commémoration, le fait d’associer systématiquement celle-ci aux morts empêche, me semble-t-il, que les enfants puissent s’y intéresser. En effet, s’il y a quelque chose que les enfants ignorent, c’est bien la mort. Il faudrait donc que les célébrations – qu’il s’agisse du positif ou du négatif, du glorieux ou du sombre – ne soient pas toujours liées à la mort, que ce soit celle des héros ou des victimes.

Il faut le reconnaître humblement : la reconnaissance d’événements ou de situations significatifs dans l’affirmation des valeurs communes de la citoyenneté républicaine, n’est pas nécessairement la même chose que l’histoire. À cet égard, M. Becker a eu raison de distinguer l’histoire, la mémoire et la commémoration.

Grâce à la réforme de la Constitution qui a été votée voilà quelques semaines, vous disposez aujourd’hui, pour cette reconnaissance, d’un instrument utile : vous pouvez désormais adopter des résolutions, ce qui était interdit par le texte de 1958. Graver dans le marbre de la loi entraîne en effet trop de questions.

Tout à l’heure, M. Ribbe a mis en cause la Délégation aux célébrations nationales à propos du général Dumas. Il a probablement raison. Mais il convient de souligner le rôle de ces célébrations, qui devraient dépasser les seuls événements politiques et militaires et s’étendre aux événements culturels. Ainsi – et au risque de caricaturer ma pensée –, on peut dire que 1830, c’est la Révolution de juillet, mais n’est-ce pas aussi Hernani et la Symphonie fantastique, c’est-à-dire la fondation du romantisme ? N’est-ce pas aussi important, pour la suite, que l’arrivée de Louis-Philippe au pouvoir ?

M. Claude Ribbe. C’est aussi l’année du débarquement en Algérie…

M. Jacques Toubon. Plus encore que par la commémoration devant des monuments, la réponse aux problèmes qui nous occupent aujourd’hui passe par l’institution culturelle et éducative à fondement scientifique. Je citerai l’exemple américain du Musée national de la liberté, dans l’Ohio. À Cincinnati se trouvait une rivière séparant les États esclavagistes des États ou les esclaves en fuite n’étaient pas poursuivis. Là passait une route que l’on appelait l’Underground railroad. Or le centre créé à cet endroit parle de l’histoire de l’esclavage et de la libération des esclaves, mais aussi de toutes les questions de liberté et d’oppression. Voilà le genre d’institution qui serait, pour atteindre les objectifs fixés par cette mission, d’une plus grande efficacité que nombre de commémorations.

En ce qui concerne l’Europe, les clivages historiques existent, bien entendu, mais c’est d’autant plus vrai depuis l’élargissement aux pays qui ont connu, pendant quarante ans, le régime soviétique, et dont les repères, notamment s’agissant de l’histoire récente, sont tout à fait différents. En 2005, on s’est demandé comment commémorer le cinquantième anniversaire du 8 mai 1945. À cette occasion, tous les représentants des pays de l’Est ont fait observer que, pour eux, cette date ne signifiait pas la liberté, mais au contraire le début de l’oppression.

L’étude évoquée par M. Eric Lucas devrait à cet égard se révéler très utile. Le 8 mai 1945 est certes une date importante pour l’Europe, celle de la fin d’un des totalitarismes les plus barbares ayant existé. Mais on pourrait également retenir le 9 novembre 1989, date de la chute du Mur, le 9 mai 1950 – déclaration de Schuman et Monnet – voire le 27 mars 1957, jour de la signature du Traité de Rome.

La rédaction de manuels d’histoire par des historiens français et allemands est certes une tentative imparfaite, mais c’est le genre d’initiatives qu’il conviendrait de développer.

Toujours en ce qui concerne l’Europe, je rappelle qu’une décision-cadre du Conseil européen a été prise le 20 avril 2007 pour recommander aux différents États membres de pénaliser la négation des crimes contre l’humanité et des génocides. Que l’on trouve cela bien ou mal, c’est une réalité. Et s’il y a divergence sur l’histoire, on assiste à une convergence s’agissant de la lutte contre un certain nombre de fléaux tels que le racisme.

Sur « l’autonomie de l’histoire », je vous invite à méditer la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’homme : « La recherche de la vérité historique fait partie intégrante de la liberté d’expression. »

Je terminerai par mon expérience récente au sein de la Cité nationale de l’histoire de l’immigration. Il faut d’abord définir les objectifs à atteindre. Nous nous intéressons à l’immigration, c’est-à-dire aux étrangers venus s’installer en France et qui sont devenus citoyens de notre pays. La reconnaissance de l’histoire de ces personnes au sein de l’histoire de France est, certes, une œuvre de vérité, de connaissance et d’éducation. Mais cela a aussi un objectif précis, celui de contribuer à l’intégration en modifiant le regard contemporain sur l’immigration. Pour atteindre cet objectif, il fallait mettre en valeur une perspective historique auparavant négligée, en particulier dans l’enseignement officiel. Nous sommes, dès lors, partis de l’histoire : tout ce qui est dans la Cité provient de ce que les historiens ont dit et écrit. Sur ce sujet, le corpus est considérable – et je regrette de ne pouvoir en dire autant d’autres sujets tels que la colonisation.

Nous nous sommes ensuite demandés comment mettre en scène ce matériau historique et comment constituer un patrimoine, l’idée étant que l’histoire des immigrés faisait partie du patrimoine national et des lieux de mémoire. Le musée, dans son acception contemporaine, nous est donc apparu comme une bonne formule.

Nous avons beaucoup de matériau, mais il faut aller plus loin, et c’est pourquoi nous remplissons également une mission de recherche. Nous avons ainsi lancé des études sur le thème de l’immigration au plan régional.

Enfin, la vulgarisation est une des missions de la Cité. Nous utilisons l’art comme vecteur – théâtre, musique –, nous faisons des publications et nous avons un site Internet. Nous essayons aussi d’avoir une influence sur l’enseignement, afin que l’histoire de l’immigration soit enseignée comme une matière historique et non simplement comme un matériau de mémoire.

Nous collaborons en particulier de manière fructueuse avec l’académie de Créteil – qui englobe le Val-de-Marne et la Seine-Saint-Denis. Nous avons ainsi élaboré un programme de formation des enseignants, de visite des élèves, etc., qui donne certains résultats.

L’année dernière, M. Benoît Falaise de l’Institut national de recherche pédagogique, a publié un rapport sur la façon dont est enseignée l’histoire de l’immigration. Il lui semble noter que grâce aux actions conduites par la Cité nationale de l’histoire de l’immigration dans le domaine éducatif, un changement est en train de s’opérer dans ce domaine : l’immigration n’est plus envisagée seulement à partir du vécu des élèves, notamment dans les classes où un grand nombre d’entre eux sont d’origine étrangère. On est passé des histoires familiales à une vraie histoire, avec des références. Cet exemple illustre l’effort majeur que doit fournir notre système d’enseignement, car si nous voulons construire l’avenir, cela passe par l’école.

Mme Christiane Taubira. Je regrette de n’avoir pu entendre toutes les interventions, car je me devais d’assister également au débat sur le Grenelle de l’environnement qui se déroule dans une salle voisine. Mais cette discussion étant enregistrée, j’en prendrai connaissance plus tard.

Dans l’immédiat, je souhaite faire quelques remarques sur les points qui me paraissent les plus importants.

On dit qu’il faut laisser les historiens travailler. Rien ne les en empêche. La loi ne fait que donner les moyens de poursuivre les négationnistes militants, ceux qui profitent du public captif des universités et des établissements scolaires pour propager des points de vue idéologiques, qui ne relèvent pas du débat sur l’histoire. Ce débat, lui, se poursuit.

De même, une affirmation récurrente est que les historiens contestent les lois dites mémorielles. Il existe en réalité plusieurs sensibilités : certains historiens ont exprimé, par des tribunes, des ouvrages, des pétitions, des rassemblements, leur soutien à ces lois, parce qu’elles s’adossent à leur propre travail.

En ce qui concerne l’éducation, il est évident que son rôle est essentiel. Nous y sommes particulièrement sensibles, mais il faut se rendre compte que l’Éducation nationale n’est malheureusement plus la source dominante du savoir. Il faut donc réfléchir à des méthodes, à des supports pédagogiques originaux, plus efficaces, pour assurer cette mission. Celle-ci étant par nature régalienne, la nation doit préciser autour de quel axe et avec quel ton doit être enseignée son histoire, afin de faire vivre ses valeurs et de préparer l’avenir.

Sur l’histoire en tant que science non exacte, je renvoie à Marc Augé, qui réfute la possibilité de l’objectivité dans ce domaine. Les historiens sont aussi des hommes, parfois très engagés dans la société. En outre, la relation des faits n’est pas elle-même pleinement objective.

Quant aux dates, contrairement à ce que disait M. Pichot à propos du 10 mai, je pense qu’elles sont importantes. Elles sont les repères autour desquels les choses peuvent se faire. La commémoration est certes un prétexte : prétexte à communier, à transmettre une vision de l’histoire, de la société ou du présent, à élargir les vues, à poser d’autres débats… Elle n’en est pas moins un moment essentiel dans une société humaine.

Bien sûr, les dates font polémique, puisqu’elles commémorent des événements eux-mêmes conflictuels, et parfois même extrêmement douloureux. Il est incontestable que le choix d’une date est un choix politique. Dans de tels conflits, chaque partie défend sa propre date et ce qu’elle signifie pour elle. Mais il faut bien trancher, même si, ce faisant, il se peut que l’on n’ait pas absolument raison. Il faut trancher, et il revient au Parlement d’assumer cette responsabilité.

Les polémiques autour des dates ne sont pas toujours fantaisistes, loin s’en faut. Parfois une confrontation a lieu entre une vision universaliste, qui place chacun dans l’ensemble de l’histoire du monde, et une vision assimilationniste, qui sectarise et segmente. Ce qui importe, c’est que le débat démocratique ait lieu et qu’un arbitrage soit prononcé. Pour les Algériens, le 8 mai 1945 n’est-il pas aussi le jour des massacres de Sétif et de Guelma, et du début de la guerre d’Algérie ?

On a parlé de la tentative d’écrire une histoire commune aux Français et aux Allemands, une démarche qu’ont d’ailleurs également tentée des historiens israéliens et palestiniens. Le projet très politique d’Union méditerranéenne pourrait sans doute servir de cadre à une initiative comparable.

M.  Guy Geoffroy, vice-président. Je remercie chacun des orateurs. Les débats ont été longs, mais nous avions beaucoup de choses à nous dire.

La mission se réunira à nouveau dans deux semaines, pour réfléchir sur le rôle du Parlement. Puis nous poursuivrons nos travaux par l’audition du ministre de l’éducation nationale, du secrétaire d’État chargé de la défense et des anciens combattants et du secrétaire d’État chargé de l’Outre-mer, avant de nous préparer à l’examen et à l’adoption de notre rapport.

Même si nos débats ont parfois donné le sentiment que nous n’avancions pas beaucoup, il n’en est rien. Nous avons cheminé, et ces travaux, une fois analysés, nous fourniront beaucoup de matière.

Je ne prétendrai pas conclure cette discussion, mais je souhaite terminer par un témoignage. On a évoqué l’idée que les commémorations servent à quelque chose, non pas seulement pour le passé, mais aussi pour l’avenir. M. Toubon a eu raison de noter qu’à la veille de la Deuxième guerre mondiale, il n’était probablement pas facile de se comporter comme on aurait voulu que tout le monde se comportât. Et de même qu’il ne s’est pas passé plus de vingt ans entre les deux guerres mondiales, moins de vingt ans séparent la fin de la Deuxième guerre mondiale et la signature du Traité de l’Élysée, en janvier 1963. Or, lorsque nous nous sommes retrouvés, avec mes collègues parlementaires, à Versailles pour commémorer le quarantième anniversaire de ce traité, nous avons, en célébrant le passé, ouvert certaines portes de l’avenir.

Table ronde : « Le rôle du Parlement dans les questions mémorielles »

(Extrait du procès verbal du mardi 14 octobre 2008)

Présidence de M. Bernard Accoyer, Président-rapporteur

La mission d’information sur les questions mémorielles a organisé une table ronde sur le thème « Le rôle du Parlement dans les questions mémorielles » avec les invités suivants : M. Serge Barcellini, professeur en politique de mémoire, associé à l’Institut d’études politiques de Paris, chargé par M. Jean-Marie Bockel, secrétaire d’État à la défense et aux anciens combattants, de coordonner l’ensemble des initiatives prévues pour le quatre-vingt-dixième anniversaire de l’Armistice de 1918 et ancien directeur général de l’Office national des anciens combattants et victimes de guerre ; Mme Françoise Chandernagor, juriste, écrivain, vice-présidente et cofondatrice de l’association Liberté pour l’histoire ; M. Michel Diefenbacher, député, auteur en 2004 d’un rapport au Premier ministre intitulé « Parachever l’œuvre de solidarité envers les rapatriés » ; M. Jean-Claude Gayssot, vice-président de la région Languedoc-Roussillon, ancien ministre, ancien député, auteur de la proposition de loi à l’origine de la loi du 13 juillet 1990 tendant à réprimer tout acte raciste, antisémite ou xénophobe. Mme Anne-Marie Le Pourhiet, professeur de droit public à l’université de Rennes I, vice-présidente de l’Association française de droit constitutionnel et de la Société des professeurs de faculté de droit ; Mme Nathalie Mallet-Poujol, juriste, chercheur au CNRS.

M. Bernard Accoyer, président de l’Assemblée nationale. Nous voici réunis pour la dernière table ronde de notre mission d’information. Nous avons entendu depuis le mois d’avril des historiens, des intellectuels et de nombreux spécialistes. Il était logique que nous achevions notre travail en débattant du rôle du Parlement dans les questions mémorielles. Qui pourrait en effet sérieusement contester la légitimité du Parlement à s’interroger sur la difficile question des valeurs que nous devons transmettre à nos enfants à partir des leçons que nous pouvons tirer de l’histoire ? Chacun sait bien que l’unité d’une nation se construit autour de la mémoire commune. Au demeurant, il est important que le Parlement réfléchisse également au sens de nos commémorations publiques. Il est bon qu’il soit le lieu privilégié du débat sur ces questions, qui sont au cœur du pacte républicain.

Les médias fonctionnent selon un mode événementiel, souvent émotionnel, qui peut affaiblir la mise en perspective historique. Le traitement médiatique de l’histoire et la qualité de la recherche historique sont ainsi devenus de véritables enjeux de société, dont le Parlement ne pouvait pas ne pas se saisir. Il s’agit d’aider les Français à se souvenir, en gardant le sens de certains faits historiques propres à conforter le sentiment d’appartenance nationale. Il s’agit aussi de pouvoir, forts d’un passé assumé, nous projeter dans l’avenir. À cet égard, la dimension nationale des questions mémorielles ne doit pas nous faire oublier la perspective européenne.

Notre mission se devait de réfléchir sur les lois dites mémorielles, qui ont suscité de nombreuses controverses, en particulier au sein de la communauté des historiens et des chercheurs. Est-ce à la loi de qualifier tel ou tel fait historique ? Ce type d’intervention du Parlement ne vient-il pas concurrencer le travail des juridictions pénales internationales, qui ont d’ores et déjà vocation à qualifier, en termes de droit, certains faits historiques ?

La table ronde d’aujourd’hui revêt donc une importance toute particulière dans le cheminement de notre réflexion. Elle trouve même un ancrage dans l’actualité la plus récente, puisque les rencontres de Blois du week-end dernier, dont la presse s’est fait largement l’écho, ont ravivé le débat lancé en 2005 par l’association « Liberté pour l’histoire ». Elle devrait également nous permettre d’évaluer la pertinence du nouvel outil que nous a offert la réforme constitutionnelle de juillet 2008 avec les résolutions ; celles-ci permettront au Parlement de s’exprimer de façon solennelle sur tout sujet qui lui paraîtrait politiquement important, sans entrer pour autant dans une logique normative.

Je remercie chaleureusement nos invités d’avoir accepté de participer à cet échange autour de trois questions importantes : le Parlement reste-t-il dans sa mission lorsqu’il porte, par le biais d’une loi, une appréciation sur les faits historiques ? Quelles mesures peut-il adopter pour rassembler les Français autour d’une mémoire apaisée ? Quelle place accorder à la mémoire européenne ?

Mme Françoise Chandernagor. Je tiens d’abord à féliciter le Parlement du travail accompli par cette mission. J’ai lu le compte rendu de ses débats, qui ont été d’une tenue et d’une hauteur remarquables. Les missions parlementaires font un travail qui gagnerait à être plus connu du grand public.

Quels sont les problèmes que les lois mémorielles posent aux juristes ?

Il y a d’abord celui des « lois non normatives » – ce qui apparaît comme une contradiction intrinsèque –, que les magistrats qualifient d’ovnis : c’est le cas de la loi sur l’Arménie de 2001, limitée à une demi-ligne, sans indication du lieu du crime ni de l’identité du criminel. Mais ces ovnis sont susceptibles, à tout instant, d’entrer directement ou indirectement dans notre espace aérien avec du normatif lourd : c’est le cas de la proposition de loi complémentaire sur l’Arménie votée par l’Assemblée nationale en 2006, qui pénalise gravement la négation et surtout la contestation du génocide arménien. Cette pénalisation peut également être le fait d’une loi générale : sur le bureau de l’Assemblée ont été déposées cinq ou six propositions de loi portant sur des lois non normatives, antérieures ou non, qui les pénaliseraient toutes en une seule fois. Par ailleurs, une directive européenne, sur laquelle je reviendrai tout à l’heure, n’avait pas pour objet de dire l’histoire mais ce sera son effet.

Ces lois, bien que non normatives, sont déjà perçues et revendiquées comme telles par le public, que ce soit à l’appui d’actions fondées sur l’article 1382 du code civil, c’est-à-dire de la réparation du dommage moral, ou à l’appui d’actions pénales sur d’autres bases, comme les injures, le fait qu’il s’agisse d’un génocide ou d’un crime contre l’humanité étant considéré comme une circonstance aggravante, ou encore dans le cadre de pressions préventives contre les éditeurs. Vous avez interrogé les historiens sur l’autocensure qu’ils pouvaient pratiquer du fait des lois mémorielles, mais il existe aussi une autocensure des éditeurs : je pourrais vous citer plusieurs cas où ils ont renoncé à publier des livres. Parfois, après trois ou quatre renoncements, un éditeur osait prendre le risque, mais en bravant les menaces venant d’associations mémorielles qui invoquaient des textes votés par le Parlement. Cela me semble assez grave.

Outre ces ovnis qui parfois se muent en missiles, il y a les articles inconstitutionnels. Certains le sont parce qu’ils interviennent dans le domaine réglementaire, notamment dans celui de l’enseignement et de la recherche : c’est ce qui a occasionné l’annulation de l’article 4 de la loi de 2005 sur les rapatriés. Je crois que si la loi de 2001 sur la traite et l’esclavage avait été déférée au Conseil constitutionnel, son article 2 aurait été annulé de la même façon. D’autres articles sont inconstitutionnels parce qu’ils remettent l’action publique entre les mains de catégories très mal définies. En matière mémorielle, le procureur de la République ne peut pas apprécier l’opportunité ou non d’engager les poursuites ; il est donc très important de savoir quelles sont les associations qui vont être plaignantes. La loi de 1990 parlait de l’honneur des déportés, ce qui était clair, les déportés étant une catégorie bien définie de la population, à laquelle on a donné des cartes de déportés. Il en va de même pour l’honneur de la Résistance, puisque des cartes de résistants ont été attribuées. Mais la loi de 2001 sur l’esclavage relève du mimétisme mémoriel. C’est un mimétisme à la René Girard : tu as quelque chose que je voudrais ; je ne t’empêche pas de l’avoir, mais je le veux aussi. C’est ainsi que dans cette loi, on a parlé de l’honneur des descendants d’esclaves : pour engager une action au pénal, il suffirait d’en être un.

Mais je me réfère à ce qu’a dit Claude Ribbe, qui est, comme je le suis aussi, descendant d’esclave. Pour dire que quelqu’un l’est, sur quoi va-t-on se baser ? Sur la couleur de la peau ? Cela n’a pas beaucoup de sens. Les descendants de Jefferson et de Sally Hemings, son esclave quarteronne – ayant un quart de sang noir –, sont noirs ; je ne le suis pas, mais j’ai néanmoins du sang de couleur. Et beaucoup de descendants d’esclaves ont du sang de négrier. Et puis, jusqu’à quand sera-t-on descendant d’esclaves ? Il faudra bien que cela s’arrête... Bientôt, il n’y aura plus d’anciens déportés ; en revanche, nous en sommes déjà à la sixième ou septième génération de descendants d’esclaves…

Ce mimétisme mémoriel est un phénomène frappant. A l’instar des fils et filles de déportés juifs, s’est constituée une association de fils et filles de déportés africains, à laquelle adhèrent des Africains directement immigrés en France, qui ne peuvent donc pas être d’anciens déportés africains et qui, parfois, non seulement ne sont pas des victimes de la traite négrière, mais encore peuvent descendre d’anciens esclavagistes africains.

Troisième problème : l’utilisation de concepts juridiques contemporains pour qualifier des évènements du passé. Le génocide et le crime contre l’humanité sont des notions modernes. L’une a été élaborée en 1944 par le philosophe polonais Raphaël Lemkin et a été introduite dans le droit positif en 1948 par l’ONU ; l’autre est apparue au moment du procès de Nuremberg. Il y a quinze ans, il aurait été impossible au Parlement de toucher à leur caractère exceptionnel ; mais avec la réforme du code pénal de 1994, on a généralisé ces notions. En en abusant, on est en train de les banaliser.

« Promener » ces notions très récentes dans le passé est un péché contre l’histoire, un péché d’anachronisme. Le passé est une terre étrangère où il faut aller avec les mêmes précautions que nous irions en Amazonie. Les Indiens d’Amazonie, avec leur culture propre, raisonnent différemment de nous ; maintenant, on l’a compris et on essaie de les protéger. Il en va de même pour le passé. Voici un exemple : certains historiens évaluent entre 500 000 et un million le nombre de Gaulois exterminés ou réduits en esclavage par les Romains ; pourquoi ce chiffre énorme ? Il se trouve que les esclaves gaulois étaient particulièrement méprisés et maltraités par les Romains, davantage que les esclaves noirs, qui étaient rares et chers. C’est qu’on ne saurait faire un lien entre l’esclavage et le racisme pour cette époque ; si les Romains méprisaient leurs esclaves, c’est parce qu’ils ne s’étaient pas suicidés et n’avaient pas tué leurs enfants. Il y avait alors, en effet, une extrême valorisation morale du suicide ; et les Romains considéraient qu’on était esclave parce qu’on le voulait bien, puisqu’il était fort simple de sortir de sa condition par ce moyen.

L’utilisation de concepts juridiques contemporains pour qualifier les évènements du passé ne convient pas davantage au droit qu’à l’histoire. C’est une forme très particulière de rétroactivité : on punit des délits connexes à un crime principal, qui est défini rétroactivement et dont les auteurs sont morts depuis longtemps – et qui est donc non punissable. Si l’on décrète qu’il y a eu crime contre l’humanité au XVe siècle, il est évident que le crime principal n’est pas punissable, mais on invente un délit connexe que l’on va punir : c’est assez curieux juridiquement ; dès que la réforme constitutionnelle aura été rendue applicable par une loi organique, il serait intéressant d’utiliser dans de tels cas l’exception d’inconstitutionnalité.

Autre problème : les cas de sanctuarisation d’un jugement. Certes je préfère qu’il y ait un jugement, donc une enquête, une instruction – procès de Nuremberg, tribunal international spécialisé comme pour la Bosnie ou le Rwanda, Cour pénale internationale – plutôt que rien ; mais il n’est pas dans la tradition républicaine de sacraliser un jugement vis-à-vis des historiens, c’est-à-dire de créer une vérité historique officielle.

J’en arrive enfin aux difficultés inhérentes à la décision-cadre introduite par la France en 2001, votée en première lecture par le Conseil des ministres européen de la Justice en avril 2007, et soumise pour avis au Parlement européen en novembre 2007. Son titre est relativement anodin, puisqu’elle est relative à « la répression de certaines formes de xénophobie et de racisme par les moyens du droit pénal ». Les historiens français que nous sommes ne la connaissaient pas du tout ; ce sont des historiens belges et italiens qui ont appelé notre attention sur ce texte, qui est une curieuse construction juridique.

Les articles 1-1°a) et b) ne posent pas de problème. Ils répriment l’incitation à la violence et à la haine raciale, à la xénophobie ou à la haine religieuse. La France a l’équivalent dans son code pénal, mais pour les États qui ne l’ont pas, c’est une bonne chose.

Le problème commence avec l’article 1-1°d), qui est une généralisation de la loi « Gayssot » et qui est donc axé sur les jugements de Nuremberg. Il faut préciser que vingt-trois pays sur les Vingt-sept n’ont pas d’équivalent de cette loi dans leur arsenal juridique. Cet article va-t-il plus ou moins loin qu’elle ?

Dans le sens « plus », il y a d’abord le fait qu’il retient la notion de « banalisation », plutôt que celle de « contestation » qui figure dans la loi « Gayssot ». J’aurais d’ailleurs préféré à l’époque de celle-ci la notion de « négation », plus claire juridiquement, celle de « contestation » renvoyant à l’idée de débat : au XVII° siècle, « avoir une contestation » avec quelqu’un voulait dire « avoir une discussion » avec lui. En tout cas, la notion de « banalisation » m’effraie. On parle même de « banalisation grossière » : qu’est-ce que cela signifie ? Pourrait-on être relaxé par le juge parce qu’on a banalisé la Shoah « finement »?

De plus, cet article vise les crimes de guerre, alors que la loi « Gayssot » s’en était tenue aux crimes contre l’humanité.

Dans le sens « moins », il y a le fait d’ajouter que le comportement visé doit avoir été exercé « d’une manière qui risque d’inciter à la violence ou à la haine ».

Cet article fut sans doute le résultat de négociations assez complexes. Au total, je suis incapable, dans l’état actuel des choses, de dire s’il va plus ou moins loin que la loi « Gayssot » sur Nuremberg. Disons que c’est à peu près la même chose pour nombre de pays où, parfois, les historiens s’étaient opposés à l’adoption d’une loi nationale de ce type.

Mais le problème s’aggrave avec l’article 1-1°c), qui vise la banalisation de tous crimes de guerre, crimes contre l’humanité ou génocides, sans préciser à quelle époque ils devront avoir été commis, ni par quelle autorité ils devront avoir été qualifiés. Il permet les incursions de n’importe quelle autorité politique dans l’histoire, et sans appui sur un jugement préalable. En France, il refermera automatiquement le piège ouvert par les lois non normatives : si cette décision-cadre est adoptée en seconde lecture par le Conseil des ministres européen, toutes les lois qui n’étaient pas encore assorties de sanction pénale le seront.

L’article 1-4° de la décision-cadre offre aux gouvernements nationaux une option, que les ministres de la Justice peuvent exercer lors du deuxième vote en Conseil des ministres – après, il sera trop tard. Elle consiste à limiter l’effet de l’article 1-1°c) et/ou d) aux crimes qualifiés par un tribunal international – Nuremberg, tribunaux constitués pour le Rwanda et la Bosnie, la Cour pénale internationale – ou, éventuellement, par un tribunal international et un tribunal national. On se demande pourquoi ce n’est pas cela le droit commun, et la solution maximaliste l’option.

Pour le moment, seuls sont visés les crimes inspirés par le racisme ou la xénophobie. Mais déjà, les pays baltes ont demandé que les crimes du communisme le soient également, et la Commission s’est engagée à proposer quelque chose avant avril 2009 – ce qui inclurait donc le massacre de Katyn, le Goulag, la dékoulakisation et les massacres ukrainiens.

Cette décision-cadre provoque une mobilisation générale des historiens les plus renommés et les moins suspects de négationnisme dans quelque domaine que ce soit. Les historiens français souhaitent au moins que le Gouvernement exerce l’option de l’article 1-2°. Beaucoup d’historiens européens souhaitent un retrait pur et simple des articles 1-1°c) et d). Ils pensent non seulement à eux, mais aux historiens de l’avenir : les évènements du Rwanda, par exemple, ont été jugés par un tribunal spécialisé, mais il y a encore bien des choses à éclaircir, à commencer par les conditions dans lesquelles a été abattu l’avion du président hutu ; or avec un tel texte, les futurs historiens ne pourront pas travailler sur ces questions.

Pour beaucoup d’historiens, les lois mémorielles ne sont pas nécessaires ; pour réintégrer des évènements dans la mémoire collective, les commémorations, l’enseignement, les publications et la médiatisation sont plus efficaces que le procès contre tel ou tel individu. Au demeurant, certains évènements n’ont jamais été niés, ni n’ont fait l’objet d’apologie dans la période moderne : des négationnistes comme M. Faurisson ont nié totalement l’extermination des juifs – et non pas seulement des chambres à gaz –, mais la traite transatlantique n’a jamais été niée, et l’apologie n’en est faite par personne. S’il s’agit de défendre la mémoire des victimes contre les offenses qui leur seraient faites, nous disposons en France d’un arsenal pénal très important, qui réprime les incitations à la haine et à la violence, la diffamation, les injures et même l’atteinte à la mémoire des morts : ce n’est pas rien, et cela a permis de condamner la plupart des négationnistes, notamment Faurisson, Bardèche et Rassinier.

Alors, que peut faire le Parlement aujourd’hui ?

On ne peut pas toucher à ce qui a déjà été promulgué. Sur l’Arménie, la proposition de loi de 2006 n’a pas été votée par le Sénat et il faudrait en rester là ; en revanche, il ne faut pas remettre en cause ce qui est acquis car ceux qui sont concernés le prendraient pour une agression.

Pour l’avenir, et puisque la réforme constitutionnelle le permet, que le Parlement s’en tienne désormais à des résolutions. Cela lui offrira d’ailleurs l’occasion de rédactions plus larges, plus clairement motivées, plus lisibles pour le grand public que, par exemple, la loi d’une demi-ligne sur l’Arménie.

Il faut par ailleurs limiter la portée de la décision-cadre européenne, au moins en exerçant l’option.

Enfin, le Parlement doit agir sur ce qui relève spécifiquement du politique, comme les commémorations, les musées, les indemnisations ou les moyens financiers.

M. Jean-Claude Gayssot. Je vais poser une série de questions, mais je ne veux pas que vous y répondiez tout de suite. J’ai entendu que si le Conseil constitutionnel avait été saisi, il n’aurait pas validé ces lois.

Mme Françoise Chandernagor. Certaines de ces lois, et certains articles !

M. Jean-Claude Gayssot. Qui peut saisir le Conseil constitutionnel ? Les députés ne le peuvent-ils pas ? Pourquoi ne l’ont-ils pas fait ? Est-ce parce que ces lois ont été votées à la quasi-unanimité ? Je pose ces questions pour que tout le monde se sente responsable. Pour avoir été longtemps député, je suis de ceux qui pensent que le Parlement est dans son droit lorsqu’il travaille sur des domaines qui concernent la vie de la société, dès lors qu’il se réfère à la République et à la laïcité.

Je suis le premier signataire de la proposition de loi qui a abouti à la loi de 1990, dite loi « Gayssot ». Telle que nous l’avons écrite et votée, il ne s’agissait pas d’une loi mémorielle, mais d’une loi contre le racisme, l’antisémitisme et la xénophobie. Et c’est parce que le négationnisme est un des vecteurs principaux de l’antisémitisme que nous avons inclus dans la loi ce fameux article 9 qui a fait l’objet de débats et de controverses.

Il n’est pas nécessaire de revenir plusieurs siècles en arrière pour savoir si l’on peut ou non parler de « contestation ». Aujourd’hui, si je conteste quelque chose, cela veut dire que je ne suis pas d’accord, que je le nie. D’ailleurs, les juristes, dans les différents colloques qui ont eu lieu, ont mis le signe « égal » entre contestation et négationnisme.

Pour faire du négationnisme un délit, nous sommes partis de faits jugés par le tribunal de Nuremberg. Nous nous sommes immédiatement heurtés à tous ceux qu’on appelait alors les « révisionnistes » et qui, en France mais aussi en Europe et dans le monde, parlaient de « détail » et exprimaient l’idée que, finalement, il n’y avait pas eu de victimes, et donc pas de bourreaux. Ils ont pu vérifier ensuite que la loi « Gayssot » a apporté des moyens pour combattre le négationnisme !

Pourquoi se seraient-ils élevés contre cette proposition de loi avec une telle violence si, comme le disent certains, les dispositions préexistantes suffisaient ? La raison, c’est bien que, concernant le négationnisme, il y avait un vide juridique dans la loi sur la presse – qui nous a conduits à lui ajouter par cet article 9 l’article 24 bis.

Il ne s’agissait pas de réécrire l’histoire, d’écrire une histoire officielle ou d’imposer une vérité d’État, mais de condamner des propos et des actes qui contribuent à perpétuer l’antisémitisme. On me répondra que maintenant, tout le monde sait que la Shoah a existé ; mais plus on s’éloigne du moment où cela s’est passé, plus les parents et les proches des victimes quittent ce monde, plus on risque de se heurter à un discours pseudo-scientifique qui fait disparaître les bourreaux, rend les victimes responsables de ce qui leur est arrivé, incite à la haine et à la destruction. Voyez le président de l’Iran accueillir tous les négationnistes du monde et déclarer qu’il faut détruire l’État hébreu !

Le négationnisme est donc bien le vecteur principal de l’antisémitisme. En 1996, le Comité des droits de l’homme des Nations unies a déclaré avoir acquis la conviction que la loi « Gayssot », telle qu’elle avait été interprétée et appliquée, était compatible avec les dispositions du Pacte international relatif aux droits civils et politiques ; il précisait que la négation de l’holocauste était le principal vecteur de l’antisémitisme. Et en Europe, en janvier 1997, le Parlement européen a appelé les États membres à prendre des initiatives permettant de lutter efficacement contre le racisme, l’antisémitisme et la xénophobie, contre la diffusion des thèses négationnistes, en instaurant ou en renforçant les sanctions et en améliorant les possibilités de poursuites judiciaires.

Mme Chandernagor a remarqué que vingt-trois pays sur vingt-sept n’avaient pas de procédures identiques à la loi « Gayssot ». Quels sont ceux qui en ont ? L’Allemagne, l’Autriche, la Belgique, la Suisse…

Mme Françoise Chandernagor. La Suisse n’est pas dans l’Union européenne !

M. Jean-Claude Gayssot. J’ai une vision universelle du problème ! Il me semble d’ailleurs que nous devrions nous interroger sur le rôle que pourraient jouer les Parlements, l’Europe et même l’ONU, s’agissant du Net. J’ai fait un cauchemar : une majorité, à l’Assemblée nationale, avait décidé de supprimer l’article 9 de la loi « Gayssot » ! C’était la fête chez les Faurisson et les Gollnisch ! On voyait dans les kiosques des croix gammées et, à la une des journaux, certains expliquaient qu’on ne pouvait pas être sûr de toutes ces histoires d’holocauste et de chambres à gaz. À Téhéran, des gens du monde entier participaient aux festivités.

Je vous en prie, ne cassez pas cette loi. Faisons en sorte qu’on puisse s’attaquer au négationnisme non pas seulement dans les écrits, mais aussi sur la Toile.

Laissons au Parlement la liberté de protéger, mais veillons aussi à ce qu’il protège la liberté. Il faut travailler avec les historiens sur les lois futures, éviter de sombrer dans le communautarisme ou dans des lois qui ne viseraient qu’à satisfaire une clientèle.

Enfin, je suis de ceux qui pensent qu’il faut défendre la loi « Taubira ». N’oublions pas que ceux qui ont proposé la solution finale étaient des gens instruits. Et lorsqu’un ancien prix Nobel de médecine affirme que les Noirs sont génétiquement inférieurs aux Blancs, on comprend qu’il y a encore du travail à faire pour combattre le racisme, l’antisémitisme et la xénophobie !

Mme Anne-Marie Le Pourhiet. Mme Chandernagor ayant déjà traité de nombreux aspects particuliers de ces législations, je m’en tiendrai à l’exposé de grands principes juridiques, puisque le droit constitutionnel est avant tout l’expression d’une philosophie politique.

D’un point de vue général, un professeur de droit public de ma génération, encore formé par la doctrine juridique libérale de la IIIe République et par la jurisprudence du Conseil d’État, reçoit deux principes dans son biberon : le primat de l’intérêt général sur les intérêts particuliers, et le respect de la liberté comme valeur cardinale de notre civilisation.

Le primat de l’intérêt général sur les intérêts catégoriels et particuliers fait partie de la culture d’un publiciste. Cela nous vient de la Révolution française, du principe de souveraineté nationale qui veut que la loi soit l’expression de la volonté générale, que chaque député soit le représentant de la Nation tout entière et non pas de factions, et que le Parlement ne soit pas, selon la formule d’Edmund Burke, un congrès d’ambassadeurs défendant des intérêts divers et hostiles. C’est cette tradition, reprise dans la Constitution de 1958, qui conduit le Conseil constitutionnel à refuser la reconnaissance de droits collectifs à des groupes, à sanctionner la catégorisation des électeurs et des personnes éligibles et à censurer systématiquement des dispositions indiquant par exemple que la Polynésie française, Saint-Barthélemy ou Saint-Martin sont représentés au Parlement, seule la Nation française y étant représentée.

La liberté, comme valeur cardinale, est à la base de l’autodétermination des individus et des peuples. C’est l’héritage direct de la philosophie des Lumières et de la Révolution. C’est elle qui conduit le juriste libéral à toujours se montrer sourcilleux, notamment en matière pénale. Notre dogme est que la liberté est le principe, et sa restriction l’exception. Ainsi, les lois pénales doivent être limitées, écrites avec une extrême précision réduisant l’arbitraire du juge, qui doit toujours avoir à l’esprit qu’elles sont d’interprétation stricte : entre deux interprétations possibles, il doit systématiquement choisir la moins attentatoire à la liberté. La présomption d’innocence, le secret de l’instruction, la règle selon laquelle le doute bénéficie à l’accusé, la charge de la preuve, la proportionnalité des peines, l’immunité parlementaire sont autant de principes qui gouvernent les réflexes et donc les jugements des juristes formés au constitutionnalisme libéral. C’est aussi la libre communication des pensées et des opinions, qualifiée par la Déclaration de 1989 de « l’un des droits les plus précieux de l’Homme », qui rend le juriste libéral allergique à tout ce qui relève de la censure ou de l’endoctrinement. La Cour européenne des Droits de l’Homme a eu raison de rappeler dans une très belle formule cette évidence que « la liberté d’expression vaut non seulement pour les informations ou idées accueillies avec faveur ou considérées comme inoffensives ou indifférentes, mais aussi et surtout pour celles qui heurtent, qui choquent ou qui inquiètent, soit l’État, soit une fraction de la population. » Confrontée à la fameuse affaire de l’outrage au drapeau, la Cour suprême américaine a rendu un très bel arrêt indiquant que  « réprimer l’expression d’une quelconque opinion reviendrait précisément à mutiler ce que la bannière étoilée et la Constitution américaine symbolisent, c’est-à-dire la liberté. »

Le moins que l’on puisse dire est que le législateur français ne se conduit plus tout à fait selon ces grands principes. Beaucoup de parlementaires sont moins des représentants de la nation que ceux de lobbies en tout genre, tirant la couverture publique vers leurs intérêts catégoriels. La lecture des documents et des débats parlementaires fait souvent frémir, tant la « novlangue » et le totalitarisme orwellien s’y répandent. Celle des débats sur la loi de 2004 créant la HALDE (Haute autorité de lutte contre les discriminations et pour l’égalité) et réprimant les propos prétendument sexistes, homophobes ou handiphobes est de ce point de vue assez terrifiante. C’est un lavage de cerveau, une obsession purgative et répressive, dont relève également la décision-cadre européenne de 2007. Comme dans tous les bons systèmes totalitaires, on ne se contente pas de réprimer, on éduque les enfants : les cerveaux des écoliers deviennent le lieu privilégié d’intervention de lobbies de toutes sortes.

À ces considérations générales de juriste, j’ajouterai une observation sociologique de bon sens : personne n’apprécie les individus narcissiques et égocentriques qui ne parlent que d’eux, qui conjuguent la vie à la première personne du singulier, qui saoulent leur entourage avec la contemplation de leur nombril. Il en est de même des groupes qui veulent conjuguer la vie collective à la première personne du pluriel, bomber le torse, exhiber leur fierté identitaire, exiger reconnaissance, repentance et réparation, souvent avec une certaine agressivité et des arguments de mauvaise foi. Le culturalisme est à l’esprit ce que le culturisme est au corps : une gonflette narcissique fortement antipathique. À donner raison à tous ces groupes qui cultivent ce qui sépare et non ce qui unit, le législateur n’apaise rien ; bien au contraire, il excite la détestation réciproque et propage la zizanie dans la société.

Quelques mots sur le questionnaire qui m’a été remis. D’abord, j’ai été choquée par l’expression « politique de la mémoire » : c’est une expression parfaitement orwellienne, qui évoque le lavage de cerveau. À quand la création d’un ministère de la mémoire, à l’instar du ministère de l’identité nationale ? Arrêtez-vous ! On va trop loin dans la manipulation de nos mémoires et de nos cerveaux, laissez-nous nous souvenir en paix.

Ensuite, on nous demande si l’intervention du législateur présente des difficultés sur le plan constitutionnel : évidemment oui. Ces difficultés sont de trois ordres, sans qu’elles revêtent le même degré de gravité.

Le premier cas est celui de la loi en faveur des rapatriés, qui concerne les interventions du législateur dans le domaine réglementaire des programmes scolaires. Le Conseil constitutionnel, depuis sa décision « Blocage des prix » de 1982, considère qu’une loi qui contient des dispositions réglementaires n’est pas, de ce seul fait, contraire à la Constitution. Simplement, le Gouvernement peut, par le biais de l’article 37, alinéa 2, demander au Conseil constitutionnel de constater qu’une disposition de loi est intervenue dans le domaine réglementaire ; dans ce cas, il pourra éventuellement la modifier ou l’abroger. Il n’y a donc pas inconstitutionnalité ; le président Mazeaud a néanmoins regretté cette évolution jurisprudentielle.

Il y a ensuite ce que nous appelons les « neutrons législatifs », à savoir les dispositions qui ne sont pas des normes, ne créent ni droits ni obligations, mais se bornent à reconnaître : c’est le cas de la première loi sur l’Arménie, de la loi « Taubira ». Depuis la décision de 2004 relative à la loi Fillon, le Conseil constitutionnel censure de telles dispositions qui se contentent de « bavarder », l’article 34 de la Constitution disposant que la loi fixe des règles et détermine des principes fondamentaux. Désormais donc, un « neutron législatif » pourrait être invalidé. On vient cependant d’introduire un « neutron constitutionnel » en reconnaissant les langues régionales comme appartenant au patrimoine national : on n’arrête plus les neutrons !

La question la plus grave est celle de l’atteinte portée par les lois pénales aux libertés – liberté d’expression, liberté de la presse, liberté scientifique et universitaire. Jusqu’à présent, le Conseil constitutionnel n’a été saisi au fond que de la loi réprimant les outrages publics au drapeau et à l’hymne national, pour laquelle il n’a malheureusement pas fait preuve de la même éthique voltairienne que la Cour suprême américaine : il a laissé passer.

On sait cependant que le second texte de loi sur l’Arménie, qui tendait à réprimer la négociation du génocide et qui n’a pas été adopté par le Sénat, était attendu de pied ferme au palais Montpensier, où il allait de toute évidence se faire sanctionner ; j’ai même ouï dire que le président du Conseil constitutionnel de l’époque était très déçu de ne pas pouvoir en être saisi. Nous étions un certain nombre à avoir demandé à M. Jean-Louis Debré, qui était alors président de l’Assemblée nationale, de bien vouloir saisir le Conseil si ce texte venait à être adopté.

Nous avons été aussi interrogés sur les conséquences pénales des lois qui utilisent les notions de génocide ou de crime contre l’humanité. Ces conséquences sont évidentes : c’est la poursuite et la condamnation des auteurs de ces crimes ou génocides. En revanche, je considère que les délits de négation ou de minimisation de ces actes sont des délits d’opinion, notion inacceptable en démocratie libérale, à laquelle je demeure résolument hostile, comme beaucoup de juristes et d’historiens.

Pour moi, il n’y a pas de bonnes lois mémorielles : elles sont toutes mauvaises. Le Parlement doit rester à sa place, s’abstenir de gouverner nos mémoires et nos cerveaux. Cela éviterait de voir apparaître des textes un peu ridicules.

Quant à la décision-cadre de 2007, c’est la quintessence de ce qui se fait de pire au niveau européen, par une violation manifeste des principes de subsidiarité et de proportionnalité. Le nouvel arsenal dont disposent les parlementaires français pour faire sanctionner la violation de ces principes serait très utile. Cette décision-cadre comporte des dispositions très dangereuses, à commencer par sa définition du racisme, qui ouvre la voie à un « gouvernement des juges » à l’état pur. Ce serait folie que d’adopter un tel texte !

S’agissant du nouvel outil dont disposent les parlementaires, je dirai que mieux vaut une résolution inoffensive qu’une loi scélérate. J’attends cependant avec impatience la résolution qu’exigera certainement M. Marc Le Fur pour reconnaître le génocide culturel breton !

D’autres questions m’ont paru étonnantes, par exemple celle-ci : « Quel est le rôle du Parlement dans la célébration des grandes figures culturelles ? ». Ou encore celle-ci, sans doute inspirée par Mme Zimmerman : « Le Parlement peut-il demander que l’histoire des femmes fasse pleinement partie des programmes ? ». On frôle le ridicule. Que le Parlement reste dans sa fonction qui est de créer des droits et des obligations, et évite de trop gouverner nos esprits !

M. Serge Barcellini. Pour comprendre l’inflation des lois mémorielles, il faut s’interroger sur leur histoire. Celle-ci comporte trois phases.

Dans une première phase, le Parlement s’est intéressé au « mort au combat ». La première loi mémorielle n’est pas celle relative au 14 juillet, mais celle de 1873 : il s’agissait de savoir quel type de tombe donner au soldat mort au combat. Elle fut votée à l’unanimité, comme le seront d’ailleurs toutes les lois mémorielles. Toutes les lois mémorielles qui suivront, jusqu’en 1914 – y compris les lois commémoratives, relatives aux cérémonies – concernent les morts au combat.

En 1915, la création par le Parlement de la mention « mort pour la France » a ouvert une deuxième phase : de 1915 à 1985, toutes les lois mémorielles – sur le 11 novembre, la journée de la déportation, le 8 mai – et toutes les cérémonies commémoratives sont liées au « mort pour la France ».

Enfin, le Parlement a créé, par la loi Badinter, en 1985, la mention « mort en déportation » pour les déportés juifs de la Shoah. À partir de cette date, il a voté toute une série de lois qui relèvent de ce « mort à cause de » : la loi « Taubira », la loi sur l’Arménie, la loi « Gayssot ». On n’est plus dans le « mort pour ».

Il y a autant inflation interne dans les lois relevant du « mort pour » – sur l’Indochine, sur la colonisation, – qu’inflation de lois relevant du « mort à cause de » – qui conduit certains à parler de « conflit des victimes ». Dans ces conditions, le Parlement peut-il apaiser les mémoires ? La concurrence entre les deux notions rend la chose beaucoup moins aisée. Cet apaisement peut-il passer par une notion européenne ? Ce ne serait pas simple : l’Europe est actuellement sur le « mort à cause de », bien plus que sur le « mort pour ». Or le « mort à cause de » a le défaut majeur de poser le problème de l’enseignement de l’histoire, davantage que le « mort pour » : en filigrane de toutes les lois mémorielles, il y a une vision historique, mais c’est particulièrement vrai aujourd’hui parce que nous sommes dans une concurrence mémorielle.

M. le Président. Merci. Nous en arrivons à une première série de questions.

M. Christian Vanneste. Personne n’a relevé le paradoxe des lois mémorielles, qui paraissent vouloir consolider le passé, alors que la plupart du temps elles sont liées au présent. Bien plus, loin d’incarner l’intérêt général, elles expriment l’émotion momentanée d’une catégorie de la population. On fait ainsi du présent la cause véritable du passé ; ensuite, on ne touche plus à la loi mémorielle, toute remise en cause risquant d’être vécue comme un drame par la population concernée. Avec ces textes, que j’ai du mal à qualifier de lois, on est dans le pathétique, pas du tout dans le rationnel.

Madame Le Pourhiet, vous avez rappelé que la loi doit poursuivre l’intérêt général, et dit qu’il ne fallait pas de lois mémorielles. Mais visant l’intérêt général, la loi doit notamment bâtir et consolider des valeurs communes. Or, en dépit de leurs faiblesses, tel est bien le but des lois mémorielles. Mme Chandernagor, qui paraît comme vous opposée à l’idée de loi mémorielle, considère qu’il ne faut pas toucher à celles qui ont été promulguées. Considérez-vous qu’il faille aller jusqu’à les toucher ?

Mme Marie-Louise Fort. La loi doit servir l’intérêt général, mais certaines lois mémorielles peuvent alimenter une forme de communautarisme. J’ai eu ce sentiment à plusieurs reprises au cours de nos travaux, notamment – Mme Taubira me le pardonnera – lors de la dernière table ronde, où sont intervenus des représentants d’associations touchant à l’esclavage ; je me suis demandé si l’on avait le droit de promulguer, à l’avenir, des lois qui pourraient servir des intérêts particuliers. Pour ma part, je ne suis peut-être pas, comme Mme Chandernagor, descendante d’esclaves, mais je suis certainement descendante de serfs, dont la situation était inacceptable…

Je voudrais que le législateur puisse non seulement régler le présent, mais aussi se projeter dans le futur. J’ai eu la sensation, au fur et à mesure des semaines, que nous faisions le procès de ce que la classe politique n’a pas été capable de faire, c’est-à-dire d’assumer le passé. S’il devait y avoir encore des lois mémorielles, je voudrais qu’elles nous permettent d’enrichir l’avenir.

Mme George Pau-Langevin. J’ai entendu des propos quelque peu surréalistes.

Lorsque j’entends dire que le débat sur l’esclavage a un aspect communautariste, je suis surprise car à ma connaissance, la condamnation de l’esclavage, c’est la volonté générale des Français ! Je ne comprends donc pas comment on peut nous expliquer que la dénonciation de l’esclavage concerne certains et pas d’autres. Comme l’a dit M. Barcellini, la loi « Taubira » sur l’esclavage a été votée à l’unanimité.

Madame Le Pourhiet, je vous ai entendue avec beaucoup d’intérêt à d’autres occasions, mais j’ai envie de vous dire cette fois que ce qui est excessif ne compte pas. Vous parlez de loi « scélérate », «bavarde », vous dites que le Conseil constitutionnel aurait été prêt à la censure sur des points dont il n’a pas été saisi : comment peut-on dire des choses pareilles ? Que je sache, le Conseil constitutionnel émet un avis quand il a été saisi ; nous ne saurions préjuger de cet avis. Je n’attendais pas cela d’un professeur de droit public tel que vous.

Par ailleurs, si tout ce qui limite la liberté d’expression doit, selon vous, être banni de notre système juridique, que faites-vous de la loi de 1881 sur la presse, appliquée depuis des lustres sans que personne n’y voie rien à redire ? Elle a limité la liberté d’expression en considération de valeurs qui semblaient plus importantes pour notre société, et donc interdit l’injure, la diffamation, la provocation à la haine. Elle traduit la recherche d’un équilibre entre nos valeurs et les libertés de la presse et d’opinion.

Si l’on veut débattre loyalement, il faut rappeler aussi que la loi « Gayssot » n’est pas tombée du ciel, mais a été votée dans la suite logique de la loi de 1972 contre le racisme, que tout le monde considère comme une bonne loi.

M. Guy Geoffroy. J’ai été très intéressé par l’incursion de la dimension constitutionnelle dans nos débats. Il se trouve que la donne a complètement changé depuis le 23 juillet dernier puisque, dorénavant, par la voie de l’exception d’inconstitutionnalité, n’importe qui peut saisir nos juridictions, avec les filtres successifs jusqu’au Conseil constitutionnel, pour mettre en cause la constitutionnalité de n’importe quelle loi en vigueur, même votée il y a 200 ans. En matière de lois mémorielles, comment entrevoyez-vous l’éventuel bouleversement que peut représenter la possibilité de recours ainsi offerte à tout citoyen ?

M. Lionnel Luca. Plus nous avançons dans nos réunions, plus je suis perplexe face à la diversité des interprétations. Un élément clé est oublié dans nos débats, ce sont les médias. Sans eux, nous serions entre gens qui ont une certaine culture pour les uns, une certaine expérience politique pour les autres ; mais le débat est faussé entre nous par le fait que la médiatisation induit une certaine banalisation, à tel point qu’on ne se comprend même pas sur les mots utilisés. Ainsi, la vision qu’a l’historien de ce qu’est une atteinte à la liberté du chercheur peut choquer au regard des vérités établies. De même, certaines considérations de nature juridique que nous avons entendues peuvent choquer.

On nous rappelle que ces lois ont été votées l’unanimité, mais qui aurait pris le risque d’être accusé d’hérésie et condamné au bûcher en ne les votant pas ?

Il est dérangeant, pour celui qui est dans une démarche de connaissance, de s’entendre dire que telle ou telle affirmation est incontestable. En matière historique en particulier, apparaissent régulièrement des interprétations nouvelles.

Bref, nous sommes « pervertis » par le projecteur des médias. Ainsi, l’éditeur ne voudra plus éditer un livre, craignant la mauvaise presse, la mauvaise interprétation qui pourrait en être faite. On le sait : certains historiens ont été mis en cause sur une interprétation. Jusqu’où va la légitimité du Parlement à prendre position dans ce domaine ? Quelle est notre limite ?

M. le Président. Je donne la parole à M. Gayssot, obligé de nous quitter.

M. Jean-Claude Gayssot. Le Parlement n’a pas à défendre des intérêts particuliers ou communautaristes. En votant des textes comme la loi « Gayssot » ou la loi sur l’esclavage, il défend l’intérêt général.

La lutte contre le racisme, l’antisémitisme et la xénophobie relève de l’intérêt général ; et comme l’a dit Mme Pau-Langevin, la loi « Gayssot » est venue après celle de 1972 qui a permis que ce fléau de nos sociétés qu’est le racisme ne soit plus considéré comme une opinion, mais comme un délit : les injures et les actes racistes sont passibles d’une condamnation car ils ne relèvent pas du débat d’idées.

Je suis abasourdi, outré d’entendre dire qu’il s’agit de « lois scélérates » et que le négationnisme relève de la liberté d’expression !

Ce qui est interdit, ce n’est pas le livre, c’est d’y écrire que la Shoah n’a pas existé. Au juge d’apprécier le caractère délictueux des propos.

Concernant le Net, on ne sait plus que faire… C’est un vrai problème à l’échelle européenne.

Laissons au Parlement la liberté de protéger nos concitoyens, c’est son devoir !

Mme Catherine Coutelle. Depuis presque six mois, nos débats ont lieu autant entre nous qu’avec nos interlocuteurs.

La loi « Gayssot » n’est sans doute pas une loi mémorielle ; le problème concerne les lois qui portent sur des événements passés, par lesquelles le Parlement sort de son rôle. Il n’a pas à juger l’histoire, ni à réécrire l’histoire ; Mme Chandernagor a bien illustré le risque d’anachronisme.

Des historiens viennent de demander dans l’appel de Blois qu’on les laisse écrire l’histoire et la réécrire. On fait en effet fausse route en affirmant que l’histoire est écrite une fois pour toutes : elle se réécrit au contraire en continu, à la lumière d’autres témoins ou d’autres sources, et à partir de nouvelles interrogations. Par exemple, l’histoire enseignée jusqu’en 1960 apprenait aux élèves que les Romains étaient de brillants civilisateurs, appréciés là où ils s’installaient, parce qu’elle avait été écrite à l’époque de la colonisation ; ensuite, on a remis en valeur la civilisation des Gaulois et des Celtes. Je souligne néanmoins qu’il n’y a pas, en Europe, de chaire d’études celtes.

J’aimerais vous entendre sur cette « liberté pour l’histoire » et sur la question de savoir si le Parlement est dans son rôle s’agissant des lois mémorielles.

Quant aux questions envoyées aux participants, j’avoue avoir sursauté en entendant celle relative aux femmes !

Mme Nathalie Mallet-Poujol. Compte tenu de ma spécialité, le droit de la presse, je voudrais évoquer le malaise provoqué par ces lois au regard de ce droit et de son équilibre.

Ces lois induisent des risques de poursuites contre les historiens, même si ces poursuites sont infondées et n’ont guère de chance d’aboutir. C’est leur effet pervers, qui entraîne, Mme Chandernagor l’a souligné, un risque d’autocensure de la part des historiens.

Au regard de la liberté d’expression, il faut distinguer le risque d’orientation du discours historique – dont je ne parlerai pas faute de temps –, et le risque de sanction de ce discours. Je vois trois risques de mise en jeu de la responsabilité des historiens.

D’abord, sur le plan administratif et disciplinaire : pourquoi n’envisagerait-on pas des poursuites disciplinaires contre certains historiens, au motif qu’ils n’auraient pas suivi des programmes de recherche ou des orientations historiques ?

Il y a ensuite, c’est évident, le risque de mise en jeu de la responsabilité civile de l’historien, c’est-à-dire d’actions fondées sur l’article 1382 du code civil, quelle que soit la loi mémorielle. Elles sont très diverses – certaines sont normatives, d’autres ne le sont pas, et pour ma part je n’y inclus pas la loi « Gayssot » –, mais il y a un risque d’inflation de poursuites en responsabilité civile, même si l’historien sort indemne de ces procès.

Le troisième risque, c’est la mise en jeu de la responsabilité pénale. Certes, dans les lois mémorielles que nous analysons, il n’y a pas de disposition pénale nouvelle ; mais le risque est là, et il est aggravé par la proposition de décision-cadre européenne. Avant d’en connaître l’existence, j’avais évoqué, dans un article sur les lois mémorielles non encore publié, l’appel d’air direct représenté par des propositions de loi tendant stricto sensu à réprimer le négationnisme ; et cette proposition de décision-cadre qui demande aux États-membres de réfléchir à une pénalisation des propos négationnistes constitue un deuxième appel d’air direct. Il y a enfin un troisième appel d’air, indirect, qui m’inquiète énormément : je veux parler des nombreuses propositions de loi tendant à reconnaître des crimes ou des génocides.

Pardonnez-moi d’être un peu impertinente : le Parlement manque cruellement de mémoire. Dans un premier temps, il vote un texte non normatif, refuse d’y adjoindre une incrimination en arguant de la liberté d’expression ; mais quelques mois plus tard, il propose une incrimination, en arguant du caractère non normatif du texte !

Il n’est pas question de remettre en cause la nécessité de sanctionner des propos négationnistes, mais il faut s’interroger sur les moyens juridiques de parvenir à cette sanction au regard de la cohérence du droit de la presse, lequel doit être un équilibre entre préservation de la liberté et protection des droits des personnes.

Je voudrais dissiper un malentendu sur la liberté d’expression. Le droit de la presse incarné par la loi de 1881, par définition, y porte atteinte puisqu’il en fixe les bornes admissibles. Mais la question qui se pose à vous est de savoir quelle est l’opportunité de nouvelles incriminations – je songe aux incriminations de négationnisme – et si elles sont proportionnées au regard des impératifs démocratiques.

A mon sens, la loi « Gayssot » de 1990, à laquelle j’adhère sentimentalement, procède d’un grand malentendu en raison de sa formulation et de son manque de lisibilité par rapport aux logiques d’incrimination du droit de la presse, notamment par rapport à l’incrimination de la provocation : les dispositions de l’article 24 bis auraient pu figurer à l’article 24 sur les provocations et apologies de crime.

Ce qui m’inquiète, c’est que ces délits de négationnisme ou de banalisation risquent de bousculer le fragile équilibre du droit de la presse en touchant à la subtile frontière entre des propos constitutifs d’une infraction et ceux qui restent une opinion. Ce qui me fait regretter l’existence de l’article 24 bis et de projets de textes de loi renvoyant à ce même article pour d’autres négations, d’autres crimes, c’est le spectre du délit d’opinion. Le législateur de 1881 avait voulu abolir le délit d’opinion, parlant de délit de tendance ou de doctrine ; or le négationnisme est une opinion, à la différence du racisme, même si elle est abjecte. C’est si vrai que le contentieux du négationnisme fait apparaître la condamnation non seulement de la négation, mais aussi du révisionnisme, c’est-à-dire des contestations, des minorations concernant les délits, les crimes, les victimes : un historien qui ferait sérieusement son travail pourrait être mis en difficulté. Ces délits de négationnisme risquent de rétablir une forme de délit d’opinion.

Or tout le panache du législateur de 1881 a été de marquer un coup d’arrêt à une inflation d’incriminations intervenues au gré des aléas politiques. En abrogeant bon nombre d’incriminations – attaque contre la Constitution, attaque contre le respect dû aux lois, provocation à la désobéissance aux lois, excitation à la haine et au mépris du gouvernement, excitation à la haine et au mépris des citoyens, outrage à la morale publique, à la morale religieuse –, le législateur a voulu conserver des délits qui le sont vraiment. Eugène Pelletan ne disait-il pas : mais qui donc pourrait oser faire la police du cerveau humain ? La loi de 1881 vise  tout acte criminel ou délictueux qui porte atteinte à la sécurité publique ou à la liberté d’autrui ; elle comporte un très petit nombre d’incriminations, dont les plus importantes sont la diffamation, l’injure, une série d’offenses et toutes les provocations et apologies, sous-tendues par l’idée de prévenir le trouble social.

Aujourd’hui, le législateur achoppe sur le point de savoir s’il est légitime d’incriminer la provocation. Les travaux préparatoires montrent qu’on a pensé incriminer la provocation à des crimes, et non pas à des délits, la provocation non suivie d’effet pouvant être considérée comme une opinion. Nous sommes au cœur du sujet avec le délit de négationnisme. Le négationnisme est un déni, c’est donc une provocation ; cette assimilation est systématiquement faite par le juge, européen ou français, ainsi que par la doctrine. Mais le législateur, et c’est pourquoi je parlais de malentendu, n’a pas clairement fait ce parallèle avec la provocation : la loi « Gayssot » a dépassé une sorte de ligne blanche, d’où le malaise des juristes et des historiens ; l’incrimination, peu lisible, ne met pas en valeur la faute et le préjudice, et donne l’impression de recréer un délit d’opinion.

L’arsenal juridique existe, servons-nous en, quitte à le retravailler. Pour les propos les plus graves, utilisons l’arsenal pénal, les dispositions relatives à la provocation à la discrimination et à la haine raciale. Pour les propos les plus stupides, la bêtise relevant moins de la poursuite pénale que de la poursuite civile, utilisons l’arsenal civil sur le droit de la responsabilité, avec un débat intellectuel sur la fausseté des allégations.

D’ailleurs, le contentieux du négationnisme postérieur à la loi « Gayssot » a été actionné sur l’article 24, alinéa 6. Il n’est pas difficile, en effet, de débusquer dans les ouvrages et articles négationnistes des propos relevant de l’apologie de crime, de la provocation à la haine raciale et de la diffamation raciale. Dans les sinistres affaires Faurisson et Guyonnet, en 1997 et 2000, l’incrimination s’est fondée non pas sur l’article 24 bis, mais sur le droit de la presse classique. Quant au droit de la responsabilité civile, il s’est appliqué également dans l’affaire Faurisson, de même que dans l’affaire Bernard Lewis en 1995.

Aux personnes qui me disent que le négationnisme est trop grave pour se limiter aux procédures civiles, je réponds : le pénal pour le plus grave, le civil pour le plus stupide. Vous êtes vous-mêmes en train d’hésiter entre la voie civile et la voie pénale. La loi Guigou a procédé non pas à une dépénalisation, mais à un très fort adoucissement du droit de la presse, par le retrait de peines d’emprisonnement. La voie pénale est de moins en moins suivie par les victimes, qui préfèrent défendre leurs intérêts civils ; et elle est peu admise par la Cour européenne des droits de l’homme : en condamnant la France en raison du caractère disproportionné de la condamnation, elle la condamne non sur le principe de condamner, mais sur le fait de condamner au pénal. Enfin, la commission Guinchard songe à dépénaliser une partie du droit de la presse.

La création de délits de négationnisme est donc lourde d’inconvénients : elle alimente des réserves sur l’opportunité de cette incrimination ; c’est une épée de Damoclès pour les historiens ; elle risque de victimiser les négationnistes. De plus, la force dissuasive du délit est relativement modeste, les habitués du prétoire s’en servant comme tribune. Enfin,  il me paraît plus important de réfuter ce type de discours sur un terrain scientifique.

M. Christian Vanneste. Tout à fait !

Mme Nathalie Mallet-Poujol. Et pourtant, la proposition de décision-cadre européenne vise à réprimer l’apologie, la négation ou la banalisation de certains crimes.

Mon premier motif d’inquiétude concerne son champ d’application : le terme « banalisation », très vague, est contraire au principe de sécurité et de prévisibilité de la loi. Par ailleurs, entre la proposition du Conseil et celle du Parlement, la condition d’incitation à la haine a été supprimée, alors que c’était un bon garde-fou, permettant de faire la part entre le travail d’un historien et l’activité d’un négationniste.

L’amendement du Parlement, dont Mme Chandernagor a parlé, prévoit la possibilité pour les États de faire une déclaration afin de ne rendre punissable la banalisation que si les crimes ont été établis par une décision de justice – nationale ou internationale. S’il ne nous reste que cette solution, je l’approuve ; j’observe qu’elle élimine de fait les lois mémorielles, en ce qu’il s’agit de crimes reconnus par le législateur, et non par une décision de justice…  Mais on risque de voir surgir un autre amendement tendant à ajouter « ou par la loi ».

Trop alambiquée pour être raisonnable, cette proposition de décision-cadre doit nous inspirer la plus grande vigilance.

M. Michel Diefenbacher. Je voudrais m’éloigner du terrain juridique pour poser une question politique : comment les lois mémorielles peuvent-elles être reçues par nos concitoyens ?

Nous avons en effet parlé des politiques, des juristes, des éditeurs, des universitaires, des chercheurs, des médias, mais pas encore des citoyens. C’est difficile, car leurs opinions peuvent être différentes des nôtres. Le Parlement éprouve toujours beaucoup d’émotion à voter un texte mémoriel ; le citoyen en éprouve également beaucoup en le recevant. Si l’émotion du Parlement et celle du citoyen ne sont pas en phase, l’État manque son objectif, qui est de construire une mémoire commune ou de rappeler les valeurs communes qui y sont attachées.

Le fameux article 4 de la loi de 2005 – je parle sous le contrôle de Christian Vanneste – est un bon exemple. Ce qui me frappe, c’est qu’il ait été pratiquement impossible d’expliquer la volonté du Parlement. Une bonne partie de l’opinion publique a interprété cet article comme une apologie de la colonisation, voire une réhabilitation de l’esclavage. Or le législateur a simplement voulu dire que l’expansion française à l’extérieur de son territoire a été une œuvre humaine qui, comme toutes les œuvres humaines, a eu des aspects négatifs et des aspects positifs ; et que par conséquent, il importe que la mémoire véhiculée en particulier dans les livres d’histoire de nos enfants fasse état, à la fois, de ces aspects positifs et de ces aspects négatifs. Le Parlement n’a rien voulu dire d’autre. Cette disposition a été acceptée sans la moindre polémique dans l’hémicycle, adoptée sans la moindre observation par le Sénat, et la loi a été promulguée sans aucune réserve par le Président de la République. C’est plus d’un an après qu’à la suite de manifestations et de colloques, cette affaire a déchaîné les passions.

Le Parlement doit donc non seulement prendre des précautions sur le plan juridique, comme cela a été dit, mais également être attentif aux réactions possibles de l’opinion publique. En l’occurrence, la présentation de ce texte n’avait pas réellement été préparée ; la disposition dont il s’agit ne faisait pas partie du projet du Gouvernement, mais était un amendement parlementaire, que certains députés ont découvert en séance. Le deuxième problème, et je m’en excuse auprès des auteurs, c’est que sa rédaction n’était pas parfaite. Enfin, les politiques ont été totalement incapables, il faut le reconnaître, d’expliquer les choses.

A l’avenir, si le Parlement confirme son intention de voter des lois mémorielles – et personnellement, je n’y suis pas opposé –, il devra faire beaucoup plus attention. Cela veut dire qu’il faudra procéder à une vaste consultation avant, avoir un débat beaucoup plus approfondi dans l’hémicycle ou en commission, et avoir ensuite le courage d’expliquer.

En matière de commémorations, il est évident que le Parlement doit s’exprimer, et que ce faisant il ne porte pas seulement une appréciation juridique. La décision de commémorer les victimes de la guerre de 14-18 le 11 Novembre prend acte de la signification symbolique de la date du 11 novembre 1918 ; la décision de commémorer les morts de la guerre de 39-45 le 8 Mai met en exergue la capitulation sans condition de l’Allemagne nazie le 8 mai 1945 ; et lorsque des politiques, de droite comme de gauche, refusent la date du 19 mars pour commémorer les morts de la guerre d’Algérie, c’est que la date de la signature du cessez-le-feu n’est pas, selon eux, l’événement le plus important à retenir. Le Parlement prend ces décisions non pas sur la seule base d’éléments juridiques ; il le fait aussi en fonction d’une appréciation historique et d’une volonté politique, lesquelles font partie des attributions du Parlement. On ne saurait l’empêcher d’intervenir dans ce domaine : lorsqu’il le fait, il est vraiment dans son rôle.

M. Alain Néri. Il ne faut pas confondre les lois mémorielles, les lois commémoratives, les lois de défense des droits de l’homme et de protection de l’humanité contre des dérives inacceptables.

Il n’appartient pas aux politiques d’écrire l’histoire. Chacun son métier. Il faut laisser aux historiens le travail de recherche sur l’histoire, qui n’est d’ailleurs jamais fini.

En revanche, il est normal de voter des lois commémoratives, pour signifier que certains événements forts de notre histoire nationale méritent un moment d’hommage et de reconnaissance. Personne ne peut contester la commémoration du 11 Novembre 1918, jour de l’Armistice, ou celle du 8 mai 1945, date de la capitulation nazie, donc de la fin d’un régime dont la barbarie avait commencé bien avant la guerre, les premiers camps de concentration ayant été ouverts en Allemagne, prioritairement pour des Allemands.

Sans vouloir rouvrir un débat qui n’est pas tranché, le 19 mars 1962 n’est pas la date de la signature des Accords d’Évian, signés le 18 mars, mais du cessez-le-feu. Une proposition de loi a été votée en première lecture par l'Assemblée nationale sur le sujet. J’étais un de ceux qui pensaient, certainement à tort, que la Nation avait assez de recul sur cette période pour trancher.

Il peut exister aussi des lois mémorielles, mais je ne considère pas que la loi « Gayssot » en soit une, pas plus que la loi « Taubira » : l’une et l’autre protègent l’humanité et défendent les droits de l’homme. Leurs conséquences pénales sont très utiles. Lorsque des négationnistes contestent des événements historiques avérés, il y a trouble à l’ordre public, qu’on le veuille ou non ! On ne peut pas laisser affirmer que les camps de concentration n’ont pas existé.

La stupidité, évoquée par Mme Mallet-Poujol, ne peut tout excuser : certains mots peuvent tuer ; et comme l’a dit M. Diefenbacher, les citoyens ont droit à la protection de la loi, que nous avons le devoir de leur apporter. On ne peut pas excuser les propos négationnistes, qui peuvent mettre en danger l’ordre public, l’intégrité des citoyens, voire l’intégrité de la Nation elle-même, par la stupidité ! Il y a aussi des gens qui en tuent d’autres par stupidité : cela n’empêche pas qu’ils soient déférés au tribunal.

Je ne peux donc pas accepter l’adjectif « scélérate » pour qualifier des lois votées pour protéger les citoyens contre ces dérives et faire œuvre de défense de la Nation.

Mme Christiane Taubira. Les propos de nos invités étaient plutôt une instruction à charge, à l’exception notable de celle de Jean-Claude Gayssot. Ils sont tout à fait intéressants pour nous car ils nous aident à réfléchir : nous tenons à entendre des points de vue différents.

Mme Chandernagor, qui mène ce combat depuis plusieurs années, demande que le Parlement s’en tienne là. Il est vrai que nous-mêmes demandons à être fouettés ! Nous nous interrogeons sur le rôle de notre institution – qui, il n’est pas inutile de le rappeler, émane du suffrage universel – et sur la délimitation du périmètre de nos compétences. Mais nul n’oserait parler de délimiter le périmètre de compétences des historiens et des juristes !

Madame Chandernagor, vous dites qu’il n’y a pas et qu’il n’y avait pas de négation de la traite et de l’esclavage. Pardon de vous démentir, mais le flot de courriers que je reçois et les propos tenus au cours d’émissions radiophoniques auxquelles j’ai participé m’obligent à le faire. La justice n’est pas nécessairement saisie par les victimes car elles ne savent pas toujours comment procéder, ou sont trop « cassées » pour le faire.

Madame Le Pourhiet, comme toujours, je vous ai écoutée avec beaucoup d’intérêt, mais j’avoue avoir été surprise car, après cinq minutes de la rigueur juridique dont vous savez faire preuve, vous nous avez servi une charge inattendue. J’ai découvert que nous vivions dans un régime totalitaire et que nous autres parlementaires n’avions qu’un plaisir, fabriquer des « neutrons législatifs ». Ce n’est pas tout à fait ce que je vis. Même s’il nous arrive de travailler mal, nous travaillons beaucoup et avec le souci constant de l’intérêt général. Même si je ne conteste pas l’existence de groupes de pression, ici comme ailleurs, nous sommes assez peu nombreux à avoir besoin de leçons sur l’intérêt général et lorsqu’un parlementaire s’en éloigne, il s’en trouve dix pour le rappeler à l’ordre.

Deux reproches contradictoires sont faits à la loi « Taubira » : elle est complètement insignifiante puisqu’elle se contente de reconnaître ; elle procède à du lavage de cerveau puisqu’il est question, en son article 2, d’enseignement de l’histoire. Il y est bien question d’enseignement de l’histoire, et même d’encouragement à la recherche : il serait tout de même singulier que les parlementaires, élus au suffrage universel, ne puissent pas s’interroger sur le contenu des programmes scolaires, lequel est défini par des structures dont les membres sont désignés ou nommés.

Monsieur Barcellini, votre effort de définition de catégories a malheureusement abouti à une confusion générale car vous avez passé tous les textes à la moulinette ; dans un premier temps je vous ai suivi, puis j’ai vu beaucoup moins clair. Quant au communautarisme, il faudrait peut-être prendre le temps de le définir, pour savoir de quoi nous parlons.

Madame Fort, l’esclavage, c’est l’histoire de l’Europe, de l’Afrique, des Amériques et des Caraïbes, ce n’est pas mon histoire à moi toute seule. Je n’ai précisément pas de réflexe communautariste : nous agissons dans l’intérêt général.  

Madame Mallet-Poujol, vous avez prononcé les mots « malaise » et « inquiétude » : on peut les comprendre, mais la fonction des historiens serait-elle la seule fonction sans risque d’erreur, sans risque d’être contesté ? Dans les faits, l’unique cas qu’on nous brandit constamment est celui de cet historien qui n’a pas été poursuivi, qui a publié un livre largement diffusé en édition de poche, qui enseigne à Sciences-Po et qui a été primé par le Sénat ! Il y a des personnes plus inquiétées !

Ces lois ne visent pas et n’ont jamais visé les historiens, elles visent les négationnistes militants. Qu’elles provoquent de l’autocensure, c’est dommage, mais le cas de cet historien prouve que certains n’y cèdent pas. Je suis d’accord pour privilégier la réfutation sur le terrain scientifique, mais que faites-vous lorsqu’un négationniste profite du public captif des lycées ou des universités pour faire du prosélytisme ? Au demeurant, l’article 2 de la loi « Taubira » encourage la recherche.

En s’appuyant sur un socle de valeurs, en prenant la mémoire et l’histoire comme des objets de droit, les actes législatifs apportent des réponses à des débats qui ont lieu dans la société. Et lorsque Mme Chandernagor, dont je connais la rigueur et l’exigence, nous dit de ne pas toucher à ce qui existe, elle prend justement en considération les bruits et les grondements de la société.

Mais nous ne légiférons pas sur les bruits et les grondements, nous légiférons en connaissance de cause et en conscience, lorsque sont en jeu la cohésion nationale et l’identité commune. L’acte législatif permet que les mémoires fragmentées deviennent la mémoire de tous.

M. le Président. Je donne maintenant la parole à nos invités pour conclure ce débat.

Mme Françoise Chandernagor. Le débat est parfois un peu compliqué par le choix des mots. Je préfère parler de « lois historiennes », que je critique parce qu’elles sont dangereuses, plutôt que de « lois mémorielles », concept plus large. Je ne suis pas critique, et les historiens ne sont pas critiques, à l’égard des lois instituant des commémorations : le politique est alors dans son rôle ; ce n’est pas celui de l’historien de choisir des dates de commémoration, même si le politique peut s’entourer de certains avis.

Cela dit, il ne faut pas multiplier les commémorations. Gouverner, c’est choisir. Pour lutter contre l’inflation des commémorations, il faudrait pouvoir en supprimer quand on en institue – ce qui n’est pas facile. En outre, il ne faudrait pas uniquement commémorer les crimes et les malheurs, il faudrait aussi choisir des héros.

M. Christian Vanneste. Très bien !

Mme Françoise Chandernagor. Être victime, c’est un grand malheur, ce n’est pas un honneur. Il est bon de donner en exemple aux enfants des héros. S’agissant de l’esclavage, si l’on ne veut pas retenir à nouveau Victor Schœlcher, qu’on choisisse alors Louis Delgrès ou Toussaint Louverture.

M. Christian Vanneste. Ou Félix Éboué.

Mme Françoise Chandernagor. Il me semble très important de convaincre les enfants que l’on peut toujours, même en étant victime, tenter de résister. De ce point de vue, le choix de Guy Môquet n’était pas un bon choix, car ce malheureux enfant exécuté était un otage, et pas vraiment un résistant ; on aurait pu donner en exemple Sophie Scholl, lycéenne aussi, morte pour avoir lancé un mouvement de résistance dans l’Allemagne nazie.

Le Parlement est également dans son rôle pour tout ce qui relève d’une action budgétaire. Ainsi, en introduisant dans la législation la notion de « guerre d’Algérie », il a permis le versement de pensions. Il est également nécessaire de faciliter l’accès aux archives et la mise en ligne, ce qui relève d’une action budgétaire.

Une mission parlementaire pourrait par ailleurs réfléchir à l’enseignement de l’histoire, peut-être en lien avec les comités de programmes ; dans l’immédiat, il serait nécessaire de réagir à la suppression de l’obligation d’enseigner l’histoire au lycée ! Je comprends que certaines matières puissent être optionnelles, mais tout de même, l’histoire est aussi une forme d’instruction civique !

Là, le Parlement serait dans son rôle. En revanche, la recherche historique ne doit pas être stoppée au prétexte que le Parlement dirait la vérité historique, dont nous savons qu’elle est changeante : c’est d’ailleurs pourquoi on a cessé d’employer le terme de « révisionnisme » pour parler de « négationnisme », l’historien étant naturellement révisionniste en fonction des nouvelles sources découvertes et des nouveaux regards portés sur les faits.

Enfin, j’attire encore une fois votre attention sur la décision-cadre de Bruxelles très brinquebalante, très « alambiquée » comme l’a dit Mme Mallet-Poujol, et très inquiétante dans sa rédaction.

Mme Anne-Marie Le Pourhiet. Le terme « loi scélérate », qui apparemment en a choqué plus d’un, est banal pour ceux qui ont fait de l’histoire du droit. C’est l’appellation qui a été donnée aux ordonnances de 1830 de Charles X, qui étaient des lois de censure de la presse ; depuis, est baptisée loi scélérate toute loi qui instaure un délit d’opinion. C’est une tradition de qualifier de lois scélérates les lois qui portent atteinte à la liberté de la presse.

Concernant la remarque qui m’a été faite sur le Conseil constitutionnel, je dois dire que ses membres n’ont jamais respecté leur obligation de réserve. Chaque année, le Président Mazeaud profitait de la cérémonie des vœux au Président Chirac pour dire tout ce qu’il pensait. Sur la loi Arménie, l’opinion des membres du Conseil était connue par leurs déclarations. Les membres du Conseil participant à des colloques de droit constitutionnel, où ils échangent beaucoup avec des constitutionnalistes, leur opinion est dans bien des cas un secret de Polichinelle. Les avis du Conseil d’État sont eux-mêmes parfois lus à l’Assemblée nationale ou au Sénat par des personnes qui se les ont procurés.

Personnellement, je serais pour l’abrogation de toutes ces lois. Je reconnais que la loi « Gayssot » est bien mieux faite que les autres, mais son effet d’entraînement et de surenchère ne peut pas être nié. De même, le Collectif DOM s’est appuyé sur la loi « Taubira » ; le processus est comparable avec la Charte de l’environnement et le principe de précaution. On arme le bras d’associations militantes avec des textes qui apportent ce que Philippe Muray appelait « l’envie du pénal ». Désormais, la société résout ses conflits non dans l’isoloir, mais dans le prétoire.

A ce propos, j’ai une question à vous poser : pourquoi donnez-vous systématiquement à des associations la possibilité de se constituer partie civile au pénal ? Vous privatisez ainsi le ministère public.

M. Christian Vanneste. Très juste !

Mme Anne-Marie Le Pourhiet. C’est un mépris du principe d’égalité des citoyens devant la loi : pourquoi tel intellectuel est-il poursuivi et pas tel autre ? Pourquoi Finkielkraut et pas un autre qui a dit exactement la même chose ? C’est un problème auquel vous devez réfléchir : même s’il n’y a aucune chance qu’Olivier Pétré-Grenouilleau soit condamné, il a été empêché de vivre pendant un an, il a supporté des frais d’avocat, il a subi un harcèlement épouvantable. Drôle de protection des citoyens que de les exposer ainsi à la vindicte et à des actions judiciaires infondées !

Mme Christiane Taubira. Cela lui a bien profité !

Mme Anne-Marie Le Pourhiet. Je terminerai par une observation de droit comparé. Je n’ai pas le sentiment qu’il y ait plus d’antisémitisme aux États-Unis qu’en France. Or aux États-Unis, jamais la loi « Gayssot » ne passerait, aucune loi restreignant la liberté de la presse n’étant possible.

M. Serge Barcellini. Le débat entre lois mémorielles et lois commémoratives se résume à la différence entre mémoire et souvenir. Aujourd’hui, nous sommes passés dans le temps de la mémoire, qui va de pair avec la judiciarisation – laquelle était totalement absente dans la politique du souvenir.

Les lois commémoratives jouent un rôle fondamental dans la création du pacte républicain. Le texte de Renan Qu’est-ce qu’une nation ? définit avec précision ce que sera la politique du souvenir ; il énonce clairement que le Parlement va jouer un rôle dans cette politique, le souvenir étant un élément fondamental d’une nation. Mais il ajoute que la nation « oublie aussi », son idée étant que nous choisissons ce qui est commun et que nous oublions ce qui n’est pas commun, c’est-à-dire ce qui est fragmenté, pour utiliser le terme de Mme Taubira.

Mais ce pacte républicain construit sur le texte de Renan est aujourd’hui mis en cause, tout simplement parce que ce texte ne convient plus. Notre politique mémorielle traduit cette remise en cause du texte de Renan – qui, entre nous, est resservi à toutes les sauces et qu’on retrouve en filigrane dans de très nombreux discours.

Pour terminer, j’appelle votre attention sur le grand bouleversement que constitue l’appropriation des politiques de mémoire par les collectivités territoriales : entre le quatre-vingtième anniversaire de 1918 et le quatre-vingt-dixième, la différence est extraordinaire. Peut-on encore parler de politique nationale de la mémoire ? Cette montée des collectivités territoriales est aussi importante à considérer que la question de la mémoire européenne.

Mme Nathalie Mallet-Poujol. Je serais favorable à une forme de moratoire sur les lois mémorielles, compte tenu du malaise qu’elles provoquent. Ce moratoire serait d’autant plus légitime que la possibilité est ouverte au Parlement d’adopter des résolutions. On calmerait ainsi le jeu.

Cela nous permettrait d’anticiper les éventuelles conséquences néfastes d’un texte et de réfléchir à l’opportunité de nouvelles incriminations : certaines peuvent être justifiées, mais il ne faut pas prêter le flanc à la critique en laissant croire qu’on incrimine des délits d’opinion.

M. le Président. Je remercie chaleureusement ceux et celles qui ont bien voulu répondre à notre invitation et je souligne la qualité, la diversité et l’audace de leurs interventions. Il n’y a pas de sujet tabou et il faut pouvoir parler de tout à l’Assemblée nationale.

Je remercie également tous mes collègues de leur assiduité. S’agissant de la mémoire, ce ciment essentiel de la nation, il est bien normal que nous puissions nous retrouver sur des analyses qui transcendent les clivages politiques.

Audition de M. Xavier Darcos, Ministre de l’Éducation

(Extrait du procès verbal du mardi 28 octobre 2008)

Présidence de Mme Catherine Coutelle, vice-présidente

Mme Catherine Coutelle, vice-présidente de la mission d’information. Mes chers collègues, je vous prie d’excuser M. le président Bernard Accoyer qui a dû renoncer à présider cette séance et m’a demandé de le remplacer.

Monsieur le ministre, cette mission d’information, mise en place par le président Accoyer, a pour objet de réfléchir à la place et au devenir des lois mémorielles et aux commémorations.

Elle s’intéresse aussi au rôle de l’Éducation dans les questions mémorielles et ce thème a déjà été abordé le 22 juillet, notamment avec M. Jean-Louis Nembrini, directeur général de l’enseignement scolaire au ministère de l’éducation nationale. Vous pouvez nous éclairer sur deux questions principales.

La première porte sur l’enseignement de l’histoire à l’école. Les textes issus de votre ministère qui proposent des commémorations associent d’ailleurs souvent histoire et mémoire. Quelle est la place de l’histoire à l’école du point de vue, d’une part, des nouveaux programmes de l’école primaire et, d’autre part, de la réforme du lycée ?

D’autre part, comme vos prédécesseurs, votre ministère envoie des directives aux rectorats pour que soient organisés dans les établissements scolaires des commémorations, des manifestations ou des concours – comme le concours national de la Résistance et de la Déportation. Comment voyez-vous le rôle de l’école sur le sujet fort important de la transmission de la mémoire, qui a donné lieu ici à des débats passionnants et passionnés ? Débats dont mes collègues et moi-même savons qu’ils sont très suivis par nos concitoyens, car la chaîne parlementaire LCP les rediffuse souvent en différé.

M. Xavier Darcos, ministre de l’éducation nationale. Cette occasion qui m’est donnée de vous rencontrer sur le thème de la transmission de la mémoire, mais aussi sur celui de l’enseignement de l’histoire, car l’un ne va pas sans l’autre, me permettra de rappeler comment s’organise notre réflexion sur l’enseignement de l’histoire à l’école, et comment nous concevons sa place tout au long de la scolarité, dans les programmes et les grilles horaires. Cette mission parlementaire est tout à fait utile car certains débats assez vifs ont eu lieu ces derniers mois au sein même de la communauté éducative, précisément à propos de la manière dont l’histoire devait être enseignée et dont certains événements historiques devaient devenir des moments d’éducation et de réflexion partagée. Je vous parlerai donc de ces deux aspects.

Sur les programmes, je peux être bref, bien que la conception que nous en avons ait un rapport avec la question mémorielle.

S’agissant de l’école primaire, nous avons souhaité que l’histoire y fasse l’objet d’un véritable enseignement et qu’elle soit réinstallée dans une dimension chronologique, permettant à l’enfant de se repérer dans le temps grâce à une bonne connaissance des grandes dates et des personnages de l’histoire. Ce n’est pas là – comme on l’a souvent dit – une manière de revenir au passé : il nous paraît essentiel que, même petits, les enfants se situent dans l’histoire, que leur soit proposés quelques jalons – des personnalités, des figures –, ce qui nous ramène évidemment à la question mémorielle. Évoquer Clovis, Clemenceau, la découverte de l’Amérique par Christophe Colomb, celle du vaccin contre la rage par Pasteur, c’est organiser un système de jalons qui permet à l’élève de se repérer très tôt dans la chronologie. C’est dans ce cadre aussi que les nouveaux programmes à l’école primaire font une place explicite à la question de la traite des Noirs et de l’esclavage, ainsi qu’à l’extermination des Juifs et des Tsiganes par les Nazis, alors qu’à mon arrivée, l’enseignement de la Shoah ne figurait plus, à ma grande surprise, dans les enseignements du CM2.

L’instruction civique et morale s’ajoute à l’histoire et à la géographie, ce qui représente beaucoup de temps. De fait nous ne distinguons pas vraiment les questions civiques et morales des questions historiques dans nos programmes. Lire l’histoire, c’est comprendre le sens des choses, et donc former le citoyen, et c’est évidemment porter un jugement sur ce qui s’est passé. Pas plus que les historiens de tous les temps, nous n’imaginons de séparer morale et histoire. Cet enseignement se prolonge au collège avec 81 heures d’enseignement par an, trois heures par semaine de la sixième à la quatrième et trois heures et demi en classe de troisième. Pour tenir compte des exigences du socle commun des connaissances défini par la loi de 2005, les programmes ont été adaptés et entrent progressivement en vigueur. Ainsi, les nouveaux programmes seront définitivement mis en place à la rentrée 2009.

Au lycée, l’histoire sera évidemment maintenue. J’ai été très étonné – encore que je connaisse bien la capacité de la maison Éducation nationale à produire des rumeurs infondées – d’entendre que je souhaitais supprimer l’histoire au lycée. Non seulement je ne le souhaite pas, mais je continue à penser – par rapport à mon passé personnel, mais aussi à mes missions actuelles – que l’enseignement de l’histoire est central dans la formation, que l’histoire est la maîtresse des sciences. Nous voulons qu’elle retrouve toute sa place dans les enseignements fondamentaux au lycée et n’entendons nullement revenir sur cette évidence.

Fonder les relations entre les citoyens, rendre claires les valeurs de la République qui nous soudent suppose de connaître l’histoire, mais aussi les méthodes historiques, en particulier l’esprit critique, l’examen des sources, de manière à ne pas se laisser prendre par les préjugés, les idées reçues, la force de l’opinion.

Enfin nous affirmons de plus en plus la dimension européenne dans l’enseignement de l’histoire. Cet enseignement est désormais présent dès l’école primaire jusqu’au lycée. Les nouveaux programmes du collège permettent de comprendre la civilisation européenne, par exemple. Je sais que vous avez évoqué avec M. Bronislaw Geremek au mois de juin, peu avant sa brutale disparition, la question de la mémoire collective européenne. Nous encourageons les opérations qui permettent de partager avec nos partenaires européens une conception de l’histoire, d’où l’édition d’un manuel d’histoire franco-allemand pour les classes de lycée – dont Jean-Louis Nembrini, et je tiens à l’en féliciter, est l’un des coauteurs. C’est ainsi qu’en première et en terminale, les Allemands et les Français apprennent l’histoire avec le même livre, y compris sur des périodes dont la lecture commune est difficile, en particulier la Seconde guerre mondiale. Le projet européen se construit aussi très tôt dans nos enseignements.

Cette expérience commune avec les Allemands en intéresse d’ailleurs d’autres, les Tchèques notamment, et certains de mes homologues européens, dans le cadre de la conférence des ministres de l’éducation des Vingt-sept que je préside, ont exprimé leur souhait de la prolonger. Beaucoup d’États d’Europe centrale sont très attachés à reconstituer leurs origines, leur passé, au travers des symboles qui rappellent leur gloire d’antan. Bien évidemment, nous avons intérêt, en commun, à faire en sorte que le retour de l’histoire dans ces pays ne traduise pas seulement une histoire nationale, voire nationaliste, mais qu’elle soit aussi réinscrite dans le contexte européen.

L’école n’est pas seulement un lieu de transmission de l’histoire, elle est aussi un lieu de transmission de la mémoire – c’est l’objet du travail que vous conduisez. De ce point de vue, sa mission est essentielle, surtout dans une société très évolutive comme la nôtre et plus composite qu’elle ne l’était naguère. Il faut que ce qui fait notre mémoire partagée, notre identité commune, si complexe soit-elle s’agissant de grands événements, soit connu ; je pense par exemple aux journées organisées le 2 décembre et le 10 mai en mémoire de la traite des Noirs et de l’esclavage, moments très importants de réflexion et d’échange sur ces questions centrales.

Dans quelques jours, nous commémorerons le 11 Novembre, le quatre-vingt-dixième anniversaire de l’armistice coïncidant avec la disparition du dernier poilu, Lazare Ponticelli. Quand il n’y a plus de témoin, nous nous sentons encore plus de responsabilité. Et lorsque l’histoire s’éloigne, le rôle de l’école devient encore plus nécessaire.

Certains sujets ont fait débat. Je pense à la volonté du Président de la République que soit évoquée la mémoire des jeunes résistants morts pour leurs convictions et leur engagement, à travers la lecture de la lettre de Guy Môquet. Jean-Louis Nembrini et moi-même avons rédigé en commun des textes, édités l’an dernier et cette année, indiquant comment les choses devaient être traitées : cette intuition du Président de la République qu’il y a là quelque chose d’essentiel pour les jeunes d’aujourd’hui doit s’inscrire dans un projet pédagogique, faisant appel à d’autres textes, d’autres témoignages, des exemples de résistance pris dans d’autres pays. Progressivement, nous sommes arrivés à intégrer dans un enseignement global ce qui aurait pu avoir un caractère seulement émotionnel.

Une autre polémique, injuste selon moi, s’est focalisée sur la manière de parler de la Shoah à des enfants de dix ans. A juste titre, le Président a pensé qu’on ne pouvait passer que par la mémoire des enfants disparus, comme le font le cinéma et la plupart des témoignages. Il nous incombait ensuite de transformer cette intuition en acte pédagogique, grâce à une commission présidée par Mme Hélène Waysbord-Loing, présidente de l’Association de la Maison d’Izieu et elle-même rescapée, et d’organiser un travail avec les associations mémorielles et la communauté juive, avec Serge Klarsfeld et Simone Veil, pour construire un savoir historique.

Parmi les commandes sur les événements mémoriels, j’ai en cité deux du Président de la République, mais nous en recevons assez souvent, y compris localement. Des événements locaux sont traités par l’école quand une mémoire existe dans telle région, tel département, dans telle ville ou dans certains territoires, en particulier les DOM. L’école prend en charge ces commandes, mais sa mission est d’en faire des actes pédagogiques qui s’inscrivent dans un enseignement, et pas simplement des cérémonies.

Ces commandes sont désormais plus pressantes, le travail de mémoire semblant s’être réactivé depuis quelques années pour diverses raisons, dont certainement la nécessité de souder nos jeunes autour de souvenirs et de valeurs. L’Éducation nationale sait répondre à ces commandes et dans une certaine mesure est satisfaite de les recevoir, étant conduite à se poser la question du sens de ce qu’elle enseigne et de la façon d’intégrer le souvenir, y compris dans son écho affectif, dans un acte pédagogique raisonné.

Saluons le travail accompli par nos professeurs d’histoire, certainement davantage mobilisés que d’autres sur ces questions. Certes, tous les professeurs enseignent les valeurs républicaines, mais les professeurs d’histoire sont très soucieux de ces approches historiographiques et de l’inscription – sans dérives – de leur enseignement dans des préoccupations contemporaines. Voilà pourquoi l’Éducation nationale est partenaire des rencontres entre historiens, comme les Rendez-vous de l’histoire à Blois, où certains historiens se sont d’ailleurs montrés assez sceptiques sur l’utilisation de la mémoire dans la politique. Mais nous encourageons et finançons pour une part ces rencontres car elles permettent à tous de débattre et de faire en sorte que l’enseignement de l’histoire soit évolutif et non figé.

L’Éducation nationale a parfaitement intégré les lois mémorielles : la loi Gayssot de 1990 tendant à réprimer tout acte raciste, antisémite ou xénophobe – j’ajouterai homophobe, ma circulaire de rentrée de cette année pour le lycée mentionnant explicitement cette discrimination car la difficulté de certains jeunes à faire accepter leur orientation sexuelle m’est insupportable –, la loi de janvier 2001 relative à la reconnaissance du génocide arménien de 1915, la loi Taubira de mai 2001 tendant à la reconnaissance de la traite et de l’esclavage en tant que crime contre l’humanité, et la loi de février 2005 portant reconnaissance de la Nation en faveur des Français rapatriés aux termes de laquelle – mais le Conseil constitutionnel est intervenu depuis – les programmes scolaires reconnaissent en particulier le rôle positif de la présence française outre-mer, notamment en Afrique du Nord, et accordent à l’histoire et aux sacrifices des combattants de l’armée française issus de ces territoires la place éminente à laquelle ils ont droit. 

Quelles que soient les opinions émises sur ces lois, j’y suis favorable à titre personnel. L’école les intègre, ayant toujours le souci que la loi votée par la représentation nationale se traduise dans les circulaires et les textes publiés sous notre autorité.

M. Christian Vanneste. Je ne comprends pas pourquoi vous citez cet alinéa de l’article 4 de la loi de 2005 car il a été supprimé. En somme, vous le regrettez, vous étiez favorable à cette idée.

M. le ministre. J’ai constaté que le Conseil constitutionnel avait supprimé la phrase en question, mais que le reste de la loi me convenait.

M. Christian Vanneste. Je reviens sur les deux aspects que vous avez soulignés. L’histoire est un objet de connaissance dans les programmes scolaires. Mais elle a un contenu qui la distingue des autres formes de connaissance : un contenu moral, qui nous ramène au thème de la mémoire.

L’histoire est une connaissance spécifique. La plupart des sciences enseignées en classe correspondent à des lois fondées, par exemple, sur des expérimentations ; ce n’est pas le cas de l’histoire qui repose essentiellement, vous l’avez rappelé, sur l’enseignement d’événements datés. D’où un obstacle souligné naguère par Paul Ricœur : ces événements étant innombrables, l’enseignement est obligé de les sélectionner. Mais cette sélection introduit une dimension qui n’a plus rien de scientifique puisqu’il y a un choix de valeurs, pour ne pas dire un choix idéologique. Vous avez cité l’article 4 de la loi de 2005. Dans un livre comme celui-ci, publié aux Éditions Nathan, il est frappant que l’histoire de la colonisation soit traitée sur à peine quelques pages, dans lesquelles le moindre événement positif est très difficile à trouver, alors que deux pages y sont consacrées au « zoo humain », la présentation de personnes issues des colonies dans le cadre d’expositions universelles.

Je suis frappé que ces ouvrages ne fassent jamais la moindre mention du rôle positif de notre pays sur le plan médical. Alexandre Yersin est pourtant encore célébré à Hanoï pour le rôle qu’il a joué en délivrant l’Indochine de la peste, André Thiroux a délivré Madagascar de la rage, Alphonse Laveran, prix Nobel de médecine, a délivré l’Algérie de la malaria. Or je pense qu’aucun petit Français, y compris ceux qui ont l’Algérie pour origine, ne les connaît car on n’en parle pas et on a tendance à présenter le rôle de notre pays sous son aspect négatif.

Le film « Entre les murs » comporte un dialogue assez édifiant. Une élève dit : « moi, je ne suis pas fière de ce pays ». Et le professeur lui répond : « moi non plus, je ne suis pas fier de mon pays ». Ils parlent de la France, tout de même ! Devons-nous accepter ce type de dialogue en classe, devons-nous accepter qu’un professeur dise qu’il n’y a pas de raison d’être fier de la France ?

A côté de la connaissance – qui, pour moi, n’est pas scientifique dans la mesure où elle sélectionne trop –, il y a aussi l’enseignement des valeurs. Mme Chandernagor a fort justement noté ici notre tendance à faire une commémoration négative, répulsive, tournée vers les minorités en deuil : il ne serait pas moins intéressant d’enseigner l’histoire à travers des héros, des exemples à proposer aux jeunes comme des modèles positifs. C’est ce qu’a voulu mettre en lumière le Président de la République en parlant des personnes qui ont donné leur vie pour la France durant la dernière guerre.

Dans quelle mesure l’histoire peut-elle être considérée comme une connaissance scientifique ou qui pourrait tendre à l’être ? Comment aller dans cette direction ?

Comment enseigner non une image négative, mais les valeurs positives de notre pays à nos jeunes, y compris ceux qui n’en sont pas originaires ? Comment apprendre aux jeunes que l’histoire est avant tout l’histoire d’une nation, devenue une République, dont ils sont les citoyens et dont ils doivent apprendre, aussi, les valeurs à travers les sacrifices de ceux qui ont servi cette histoire ? C’était d’ailleurs le sens de l’article voté à quatre reprises par les parlementaires reconnaissant que la France avait eu, aussi, un rôle positif outre-mer et qu’un certain nombre de personnes venues d’outre-mer s’étaient battues pour elle et lui avaient sacrifié leur vie.

M. Hervé Mariton. Je voudrais poser la question de la neutralité de l’école au regard des questions de mémoire. Je ne parle pas de la rédaction des manuels, mais de la manière dont on peut apprécier le message livré.

Chacun comprend la responsabilité et la liberté pédagogique des enseignants, auxquels nous devons a priori faire confiance. En même temps, la République a posé certaines règles, dont celle, essentielle, de la neutralité du service public. La question de la neutralité se pose naturellement sur les sujets de mémoire.

Des difficultés particulières sont-elles parfois portées à votre connaissance, monsieur le ministre ? Comment les traitez-vous ? Hors même des difficultés avérées, comment évaluez-vous la situation dans les différents degrés d’enseignement ?

Mme George Pau-Langevin. Monsieur le ministre, j’ai noté avec intérêt que vous vous efforcez d’appliquer un certain nombre de lois, rassemblées peut-être un peu rapidement sous le nom de « lois mémorielles ».

Je voudrais, moi aussi, vous interroger sur la manière dont les choses se passent dans les écoles. Une loi du gouvernement Pierre Mauroy demandait en 1983 que soient évoquées le 27 avril dans les écoles ou dans des lieux publics, la question de l’esclavage, elle est, pour ainsi dire, restée lettre morte. La loi Taubira, votée en 2001, allait dans le même sens. Pourtant, en 2004, les instructions données aux professeurs de la ville de Paris étaient encore peu précises, amenant la mairie à éditer une petite brochure afin d’aider les enseignants désirant aborder ces questions.

Si les questions de l’esclavage, de la colonisation et de la Shoah sont désormais abordées dans les livres d’histoire, quel schéma pédagogique est donné aux enseignants ? La plupart d’entre eux n’ont en effet pas beaucoup étudié ces questions, du moins certaines d’entre elles, et la difficulté pour eux sera non seulement d’aborder le sujet, parce qu’il faut le faire dans le cadre des valeurs de notre République, mais de le faire avec neutralité et d’une manière utile à la formation des citoyens.

M. Vanneste se demande si le fait d’enseigner un certain nombre de pans de notre histoire n’est pas de nature à saper la fierté des enfants d’être français.

M. Hervé Mariton. Nous n’avons pas compris cela !

M. Christian Vanneste. J’ai dit que l’on cachait ce qui pourrait les rendre fiers, ce qui est différent !

Mme George Pau-Langevin. Je ne vois pas en quoi le respect des lois mémorielles peut conduire à cacher des personnages dont ils ont à être fiers. Quand on parle d’esclavage, il faut évoquer Condorcet, l’abbé Grégoire, Schœlcher, autant de personnages dont, me semble-t-il, tout le monde ne peut qu’être fier. Selon moi, il n’y a aucune opposition entre l’évocation de certains thèmes et le fait de mentionner de grands Français.

M. Christian Vanneste. Ce n’est pas le problème !

M. Lionnel Luca. Monsieur le ministre, des rumeurs et des incertitudes s’étant répandues dans le cadre de la réforme des lycées, il était utile, et je vous en remercie, de rappeler l’importance de l’enseignement de l’histoire. Comme l’a dit Christian Vanneste,  l’histoire n’est pas une science exacte, mais son enseignement est important car il forme le citoyen à la démocratie et aux débats et, surtout, à la connaissance de son passé. Plutôt que des commémorations permanentes, il est important d’avoir une réflexion globale sur ce que l’on veut enseigner et donner comme exemple aux jeunes, mais pas simplement en fonction de tel ou tel personnage, dont l’intérêt, certes indiscutable, risque d’être oublié aussi vite qu’il était apparu. Je pense à la lettre de Guy Môquet dont je ne connais pas le sort cette année, même si les ordres sont venus d’en haut…

L’enseignement doit, c’est vrai, comporter des motifs d’attachement à la Nation et à son histoire pour tous les jeunes de France, quelle que soit leur origine, ce qui n’est pas forcément le cas. En feuilletant les pages sur la colonisation de la dernière édition du livre qu’a cité Christian Vanneste, l’aspect positif n’apparaît pas, Victor Schœlcher n’est pas cité. Le livre a plutôt un côté dénonciateur, repentant, il n’exalte rien, ni des figures qui ont pu être belles, ni une vision globalement positive de notre histoire. Certes, le ministre n’a pas de pouvoir sur les éditeurs et les enseignants qui rédigent les livres, mais cette propension à l’excuse permanente devrait être corrigée pour faire apparaître une vision globalement positive, sans occulter les jugements susceptibles d’être portés – même si l’enseignement de l’histoire n’a rien à avoir avec les tribunaux.

M. le ministre. Beaucoup des questions posées ont trouvé leur origine en partie dans celles de Christian Vanneste, Hervé Mariton ayant aussi évoqué celle de la neutralité pédagogique et Lionnel Lucas ayant repris des préoccupations comparables.

Il faut avoir une vision plus globale de notre enseignement de l’histoire. Or cet enseignement ne parle que des héros de la République : de ceux qui l’ont constituée, des personnalités fortes de l’histoire ancienne, des révolutionnaires, des figures héroïques !

Vous semblez particulièrement préoccupés par la présentation, par exemple, du colonialisme, qui fait apparaître un temps de repentance marqué, oubliant l’œuvre médicale et éducatrice, en laquelle je crois aussi. Mais il serait faux de dire que notre enseignement de l’histoire passe en revue des objets de repentance. Il passe en revue des héros : je ne sais pas si l’on peut citer Clovis et Charlemagne comme des héros pour notre temps, mais j’ai cité Pasteur.

Depuis l’école primaire jusqu’au collège, il y a donc une sorte de vue cavalière des grands événements de l’histoire, qui met successivement en lumière des personnages qui sont au fond des héros, des modèles, des références. Nous y avons même ajouté une remise en valeur des symboles de la République, qui n’étaient plus explicitement présentés dans nos programmes d’histoire du premier degré, consistant à réexpliquer la signification de la devise républicaine et les fondements de la Nation.

Pour être clair, je crois que votre crainte n’est pas fondée. Aujourd’hui, l’histoire dans les enseignements n’est pas une leçon morale négative, un travail d’excuse.

Quant à la question beaucoup plus complexe posée par Christian Vanneste, qui a enseigné la philosophie, de savoir comment enseigner l’histoire sans qu’elle soit un objet moral, elle a déjà été traitée par Thucydide, sans qu’il aboutisse, par Tite-Live, Tacite et d’autres, et est absolument fondamentale. Quiconque enseigne l’histoire tient un propos moral sur l’histoire. Les Allemands ont distingué Historie et Geschichte pour éviter cette difficulté. En France, nous faisons les deux : nous enseignons l’histoire et la commentons, la faisons exister et la renouvelons.

Vous vous plaignez des livres d’histoire d’aujourd’hui, mais lisez ceux d’il y a vingt, trente ou cent ans ! Tous les livres d’histoire sont dans une certaine mesure le reflet de leur temps.

Je ne me sens pas en mesure d’établir une distinction claire entre les professeurs qui donnent des dates, des événements historiques et ceux qui amènent à construire des valeurs, du sens et de la citoyenneté ; disons que j’observe cette difficulté avec vous.

Hervé Mariton est allé plus loin en posant la question de la neutralité de l’enseignement. Comme vous le savez, le fondement de l’école républicaine est le principe de la liberté pédagogique. Les enseignants décident des moyens qu’ils considèrent devoir mettre en œuvre, sachant qu’il y a un encadrement puisqu’ils sont inspectés. Ce n’est pas au ministre de leur dire ce qu’ils ont ou non le droit de dire, mais à ceux qui sont compétents pour le vérifier.

Autant les professeurs sont facilement militants hors de leur classe, autant – et je parle sous le contrôle du directeur général de l’enseignement scolaire – nous avons très peu de plaintes sur ce qui se passe dans la classe. Je reçois énormément de lettres de gens parlant de professeurs protestataires, mais très peu se plaignant que l’enseignant s’est mal conduit, a dit des choses qu’il n’aurait pas dû dire, a oublié son rôle d’éducateur. Selon moi, l’immense majorité des enseignants a gardé l’état d’esprit de la lettre de Jules Ferry aux instituteurs, les conviant à se demander si un père de famille présent dans leur classe donnerait son assentiment à ce qu’ils enseignent. De toute façon, je suis bien obligé de faire confiance à l’encadrement pédagogique, et on n’imagine pas que le ministre puisse édicter des principes valables dans chaque discipline sur la manière dont les choses doivent être dites. Je n’ai pas du tout l’intention de le faire.

Mme Pau-Langevin s’est posé la question de l’existence de moyens pédagogiques pour enseigner les sujets dont il est question ici. Nous organisons très régulièrement des kits pédagogiques, des centres de ressources, des documentaires spéciaux, qui se trouvent sur les sites de notre portail de ressources pédagogiques. Nous faisons des textes et documents pour la classe – TDC – dont un sur la question de l’esclavage est sorti récemment. Dans la collection Ressources pour faire la classe, il y a toutes sortes de documents, dont un sur la Shoah. Des choses existent, aux professeurs ensuite de s’y intéresser.

M. Vanneste et M. Lucas ont évoqué un sujet intéressant : le moyen par lequel l’institution vérifie ce qui est dans les livres scolaires et comment ils sont choisis. Je serais heureux de traiter ce sujet avec vous à une autre occasion, sachant que nous avons eu ce débat récemment avec la commission Guesnerie, chargée d’examiner les manuels de sciences économiques et sociales au lycée.

M. Maxime Gremetz. La question de l’histoire et de la manière dont elle est enseignée est très importante pour l’avenir de notre peuple. Savez-vous qui a dit « un peuple sans mémoire est un peuple sans avenir » ? (Sourires.) Les grands intellectuels ne répondent pas !

M. Lionnel Luca. Tribunal populaire !

M. Maxime Gremetz. Je sais que vous voudriez bien mettre l’histoire à votre main, mais heureusement, il n’en est rien chez nous, et j’espère que cela durera.

Pour moi, l’histoire ne doit pas être utilitaire et ne peut pas être traitée positivement ou négativement. Elle est l’histoire telle qu’elle est, faite par des hommes, des femmes, à des époques données, elle est tout ce qui a fondé notre nation et le monde. Je suis défavorable à l’idée de la traiter plus positivement, de mettre plus en avant ceux qui sont bien et plus en arrière ceux qui ne le sont pas ! L’histoire est un tout, une dialectique, un mouvement. C’est très important.

Par ailleurs, la neutralité n’existe pas.

M. Christian Kert. C’est sûr.

M. Maxime Gremetz. Comme la vérité, la neutralité est relative. Comment les enseignants peuvent-ils traiter les choses sans parti pris, sans utilisation quelconque ? Notre garantie est justement le débat, la confrontation, y compris chez les historiens. C’est ce qui nous permet d’avancer, me semble-t-il.

J’aurais pu être content du choix du jeune communiste Guy Môquet. Eh bien non, je ne le suis pas. Sa famille, que je connais, ne l’est pas non plus ! On n’a pas besoin d’utiliser Guy Môquet !

Mme Marie-Louise Fort. Cela a provoqué un beau tollé !

M. Maxime Gremetz. Par contre, et je tiens beaucoup à cette idée, des propositions de loi ont été déposées tendant à instituer une journée nationale de la Résistance. On m’a répondu qu’il y avait le 18 Juin, mais la Résistance n’est pas que cela ! Certes, le jour anniversaire de l’Appel du 18-Juin est très important, et je me rends aux commémorations chaque année, mais réduire la Résistance à cela, c’est être à côté de la plaque !

Donc, pas d’utilisation de l’histoire. Enseignement le plus large possible de l’histoire. On peut toujours faire mieux, et à cet égard, je réserve une question à M. Bockel.

Mme Marie-Louise Fort. Je suis de plus en plus convaincue de la nécessité de ne plus voter de loi mémorielle. Par ailleurs, je ne voudrais pas qu’on limite l’histoire enseignée à nos enfants à telle ou telle question, si importante soit-elle, comme l’esclavage et les génocides. Mon souhait est qu’on fasse de nos jeunes des citoyens les mieux à même d’aborder le monde actuel.

Monsieur le ministre, j’aimerais porter témoignage de ce que j’ai ressenti face à l’action de l’équipe éducative d’un collège de Sens, qui a pris en main la commémoration de personnes tuées dans un collège pendant la Première guerre mondiale. Je viens d’écouter avec intérêt, mais aussi un peu de tristesse, des échanges plutôt vifs entre nous pour savoir quelle est la vérité vraie sur tel ou tel événement. Cette équipe éducative, elle, a été capable de monter des événements, des témoignages, et cela malgré sa diversité. C’est la preuve qu’être de gauche ou de droite est moins important que d’essayer de trouver une vérité sur ce qu’a été ce conflit mondial.

Je souhaite – et je sais que c’est souvent le cas – que l’histoire permette aux jeunes de connaître l’événement, et peut-être de porter des jugements – y compris des jugements divergents, et j’ai écouté Maxime Gremetz avec beaucoup d’intérêt. Quant à Guy Môquet, je pense que le Président de la République a voulu évoquer sa mémoire comme celle d’un jeune qui, sans se poser de questions, et notamment pas sur son appartenance politique, a voulu jouer un rôle au sein d’une guerre. C’est très important selon moi.

Monsieur le ministre, l’enseignement de l’histoire est certainement l’un des plus exigeants. Il faut être attentif à la documentation donnée aux jeunes. Il faut, surtout, essayer d’en faire les citoyens de demain, or je ne suis pas certaine qu’arrêter tel ou tel événement à un moment donné soit de nature à le faire.

Mme George Pau-Langevin. Le film « Entre les murs » a été évoqué. Ne sommes-nous pas en train de mélanger deux problèmes, celui de savoir comment enseigner l’histoire – et notamment des pans de l’histoire plus ou moins agréables – et celui de savoir comment faire pour que nos jeunes, de quelque origine qu’ils soient, se sentent citoyens de la Nation ? Ne demande-t-on pas trop à l’histoire et aux lois mémorielles ? Il y a peut-être à l’école d’autres moments, d’autres manières, d’autres luttes contre les discriminations qui pourraient aider ces jeunes à se sentir citoyens.

Mme Catherine Coutelle, vice-présidente. La mémoire renvoyant au subjectif et à l’affectif, ma crainte est qu’en insistant sur la mémoire, on risque d’aboutir à des conflits de mémoire et des conflits de groupes ou de communautés. L’histoire permet une démarche plus scientifique et son enseignement doit développer chez les jeunes cet esprit critique en les faisant travailler sur des documents et des témoignages contradictoires ; je pense que c’est ce que nous souhaitons à l’école. Comment plutôt insister sur cet enseignement de l’histoire et sur ce qu’il peut apporter ?

Vous n’avez pas répondu, me semble-t-il, monsieur le ministre, à la question sur la place des commémorations, à propos desquelles on sent une saturation et la difficulté d’y associer les écoles aujourd’hui. Je parle plutôt des commémorations à l’extérieur des écoles ; en leur sein un certain nombre de travaux sont réalisés. Ne faut-il imaginer aujourd’hui d’autres formes de participation des élèves, des collégiens et des lycéens aux commémorations ?

M. le ministre. La préoccupation de la représentation nationale dans cette mission est précisément liée à l’interrogation soulevée par Mme Pau-Langevin : comment trouver la frontière entre l’enseignement objectif, l’enseignement de l’histoire comme science dans ses données les plus froides et les plus nécessaires, et l’enseignement d’événements historiques qui éclairent des comportements présents et que nous considérons comme devant être réactivés parce que le présent le demande ? Peut-être ne sommes-nous pas arrivés à bien distinguer les deux sujets, mais il est extrêmement difficile de le faire car le travail mémoriel est une utilisation de l’histoire, une exploitation de l’histoire à des fins autres que des fins purement historiques ; c’est ce que nous reprochent un certain nombre d’historiens, parmi les plus éminents, qui ont fini par s’insurger. Le débat fondamental de votre mission est bien là, et je n’ai évidemment pas de réponse à cette question très compliquée.

Cette difficulté que, vous, parlementaires, ressentez, la communauté éducative la ressent plus encore, prise qu’elle est dans des mémoires soit collectives, soit locales – dont Mme Fort vient de donner un exemple – prise qu’elle est dans des prescriptions de plus en plus nombreuses, trop nombreuses, et je réponds là à la question posée par Mme Coutelle. Toutes les semaines en effet, quelqu’un a une nouvelle idée de prescription qu’il faudrait faire à l’école ! Je rêve d’une semaine de l’école à l’école, une semaine où l’on dirait aux enseignants : « vous n’avez rien à commémorer, rien à célébrer cette semaine, faites de l’école » ! Il y a eu trop de prescriptions, d’où une certaine lassitude des enseignants. C’est pourquoi aussi nous avons trouvé la communauté éducative un peu réticente lors des derniers événements créant des prescriptions nouvelles. Elle n’est pas contre, mais se dit « encore ? »

Notre difficulté n’est-elle pas de savoir qui prescrit ? Lorsque le Président de la République, élu au suffrage universel, souhaite la lecture de la lettre de Guy Môquet ou l’évocation de la Shoah, c’est une prescription qui émane de son autorité, et il a le droit de dire ce qu’il pense. Venant d’un ministre, une prescription est considérée comme normale. Est-ce le cas lorsque tel ou tel souvenir est évoqué par des communautés, des groupes d’intérêt, des associations ?

M. Christian Vanneste. Vous avez oublié les parlementaires ! (Sourires.)

M. le ministre. J’allais y venir, monsieur Vanneste !

Je me demande justement si la question ne renvoie pas à ce que j’ai souvent défendu : ne faudrait-il pas, une fois pour toutes, que ce que nous considérons comme devant être enseigné aux élèves soit prescrit par la représentation nationale ? Si vous lisiez mes vieux ouvrages sur l’école, monsieur Vanneste, vous verriez que je l’ai toujours souhaité. Ainsi, nous n’aurions pas ces questions.

M. Christian Vanneste. Très bien !

M. le ministre. Nous aurions le débat souhaité par M. Gremetz, et des grands sujets qui seraient reconnus une fois pour toutes. C’est peut-être moins important pour l’enseignement de disciplines qui ont un caractère scientifique et répétitif plus marqué, mais pour ce qui est de l’histoire en particulier, je me demande même si cela ne s’impose pas. Cette mission sur les questions mémorielles devrait peut-être aboutir à des recommandations qui déboucheraient sur cette idée. A ma connaissance, je suis le premier ministre de l’éducation nationale à avoir souhaité que les programmes soient examinés par les deux commissions compétentes de l’Assemblée et du Sénat. Cet examen a été un peu formel et rapide, mais c’est un premier pas.

Derrière tout cela, il y a des questions politiques et des débats profonds. Peut-être un vrai débat public devrait-il se tenir au Parlement. Ainsi, nous réglerions une partie de nos difficultés.

M. Christian Vanneste. Très bonne conclusion !

Mme Catherine Coutelle, vice-présidente. Merci, monsieur le ministre.

Audition de M. Jean-Marie Bockel, Secrétaire d’État chargé de la Défense et des Anciens combattants auprès de la Ministre de la Défense

(Extrait du procès verbal du mardi 28 octobre 2008)

Présidence de Mme Catherine Coutelle, vice-présidente

Mme Catherine Coutelle, vice-présidente de la mission d’information. Nous accueillons maintenant M. Jean-Marie Bockel, secrétaire d’État chargé de la défense et des anciens combattants.

Le 30 septembre dernier, la mission a organisé une table ronde qui avait pour titre «Jours de gloire, jours sombres : pourquoi et comment commémorer ? » ; nous avons donc déjà débattu de ce sujet notamment avec les associations. Le 10 juin dernier, nous avions entendu le professeur André Kaspi, qui prépare un rapport sur les commémorations en France en vue de simplifier et de « rationaliser » leur calendrier : la multiplication du nombre de commémorations et d’injonctions dans les écoles est telle que le ministre de l’éducation vient de nous dire qu’il aimerait parfois une semaine sans commémoration.

Nous souhaiterions que vous nous fassiez part de votre réflexion sur la relation entre mémoire et histoire, sur l’organisation de cette réflexion au sein de votre ministère, et sur la possibilité de sortir du contexte national et de conduire cette réflexion à l’échelon européen pour organiser des commémorations européennes.

M. Jean-Marie Bockel, secrétaire d’État chargé de la défense et des anciens combattants. Les missions de l’État, et donc du secrétariat d’État, en matière mémorielle sont au nombre de quatre.

La première est de soutenir les associations d’anciens combattants dans leurs actions mémorielles, et de répondre à leur souci d’organiser la promotion, auprès des générations à venir, des valeurs qu’ils ont défendues et pour lesquelles ils ont combattu. C’est une action de tous les jours. Nous sommes les interlocuteurs des associations patriotiques. Je reviens du conseil d’administration de l’Office national des anciens combattants (ONAC) : ces associations sont très vivantes et très intéressées par les questions mémorielles. Au titre de cette mission figure également l’organisation, pour le compte de l’État, des grandes journées commémoratives nationales.

La deuxième mission consiste à développer des actions pédagogiques, notamment à l’attention du jeune public, permettant de faire mieux connaître ces valeurs et cette histoire. Je vais bientôt signer une convention avec le ministre de l’éducation nationale.

Dans le cadre de cette mission, nous oeuvrons à faciliter l’accès du plus grand nombre au patrimoine mémoriel. Cela passe par la réalisation de films, de documentaires, de spectacles vivants ; en cette année du quatre-vingt-dixième anniversaire de la fin de la Grande Guerre les initiatives se multiplient. C’est aussi une politique de publication en direction du grand public. Nous avons passé des accords avec des maisons d’édition. Nous possédons des trésors documentaires. Enfin, nous avons désormais recours à l’Internet.

Nous avons aussi lancé une politique de numérisation du patrimoine archivistique du ministère de la défense. Nous procédons par exemple à la mise en ligne de toutes les fiches individuelles des 1,4 million de morts pour la France de la Grande Guerre, et à celle des journaux de marche et d’opérations de tous les régiments ayant combattu, soit 3,3 millions de pages numérisées. Nous serons prêts le 11 novembre. Ces documents sont à la disposition des historiens et des chercheurs, mais aussi de tout un chacun, notamment des familles qui effectuent des recherches sur un grand-père ou arrière grand-père ayant combattu.

La troisième mission est la valorisation du patrimoine mémoriel, militaire et civil, dont dispose notre pays. Cette valorisation permet le développement du tourisme de mémoire : on vient du monde entier, et pas seulement de pays alliés ou ennemis d’hier, visiter les cimetières militaires et certaines nécropoles. De plus en plus, des départements, des collectivités locales, s’engagent dans cette démarche et y consacrent des moyens importants.

Cette mission inclut l’entretien des sépultures et nécropoles qui sont extrêmement nombreuses. Rien qu’à l’étranger, c’est 200 000 corps et 2000 cimetières militaires dans 77 pays. Nous nous efforçons d’augmenter chaque année les moyens pour l’entretien des tombes. Mais les comparaisons de dépenses par tombe avec d’autres pays, comme la Grande-Bretagne ou l’Allemagne, montrent que nous pourrions faire mieux ; parfois, cela se voit.

Elle inclut aussi l’entretien de hauts lieux, comme le camp du Struthof, le seul camp de concentration installé sur notre territoire, ou le Mont-Valérien, et la requalification de ce patrimoine mémoriel. Un temps fort des commémorations du quatre-vingt-dixième anniversaire de la fin de la Grande Guerre sera ainsi une cérémonie à l’ossuaire de Douaumont, où le président de la République et plusieurs chefs d’État et de gouvernement étrangers seront présents ; cet ossuaire va bénéficier d’importants travaux. D’autres opérations sont conduites par les associations. Pour la réalisation de cette mission, la synergie avec les collectivités locales est de plus en plus importante : elles s’impliquent dans des travaux, des commémorations, la mise en valeur de circuits et dans la démarche mémorielle en général.

La quatrième mission est le développement de la mémoire partagée ; cette démarche a été engagée par Hamlaoui Mekachera, puis amplifiée par Alain Marleix.

Avec des pays hier belligérants, alliés ou ennemis, et avec qui nous avons des tragédies en partage, nous avons une mémoire à partager, des choses à nous dire et d’autres à dire ensemble. On voit l’importance de ce travail mémoriel dans nos relations d’aujourd’hui avec ces pays, avec lesquels il permet de renforcer les contacts sur ces questions. Le quatre-vingt-dixième anniversaire de l’armistice de 1918 est l’occasion de le faire. Une rencontre entre les responsables ministériels qui en sont chargés sera organisée dans le cadre de la présidence française de l’Union européenne. C’est l’occasion de mettre en exergue que l’Europe d’aujourd’hui, c’est d’abord l’Europe de la paix. Imaginait-on, lors des guerres terribles que furent la Première ou la Seconde Guerre mondiale, que nous irions aussi rapidement vers l’Europe de la paix ?

Le premier des défis auxquels nous sommes confrontés est la raréfaction des acteurs ou des témoins des grands conflits du XXe siècle. Nous entrons dans un temps de l’Histoire où les commémorations se feront sans les témoins ; le dernier Poilu n’est plus. Pour les associations d’anciens combattants de la deuxième guerre mondiale, la question va bientôt se poser de savoir qui veillera après eux à leur travail mémoriel.

Deuxième enjeu, la politique de la mémoire parvient-elle à toucher ses destinataires ? Je ne suis pas pessimiste, et je crois beaucoup au partenariat avec l’Éducation nationale. Mais, malgré nos efforts pour renouveler les cérémonies et le mode de commémoration – et beaucoup d’efforts sont faits, souvent avec succès – nous avons tous connu des moments où il est difficile d’attirer d’autres participants que ceux qui y viennent traditionnellement, et notamment d’attirer les jeunes générations. Il faut sans doute faire évoluer le cérémonial, les protocoles, remédier à l’insuffisance des prises de parole, qui pourraient impliquer davantages les jeunes, utiliser de nouveaux médias, des moyens modernes de communication pour donner une forme plus attractive à ces commémorations. Le souhait d’intéresser les jeunes générations passe aussi par un intérêt accru de la part d’un certain nombre de médias pour ces commémorations. Certains d’entre eux ont entrepris de les aborder de façon intéressante, à partir de documents d’archives, de films, d’émissions sur un événement. Nous devons encourager ce mouvement.

Y a-t-il un risque d’inflation mémorielle ? Entre 1878, année de création de la fête nationale du 14 juillet, et le début des années1980, lorsqu’a été rétabli le jour férié du 8 mai, les gouvernements ont créé six journées nationales de commémoration ; depuis, les gouvernements successifs en ont créé six autres, sans compter les commémorations ponctuelles.

Cela fait beaucoup de journées commémoratives, de thèmes, qui se sont ajoutés, comme celui de la repentance. Il y a des pressions pour que de nouveaux sujets soient évoqués. Aujourd’hui, la mémoire nationale unique, réconciliatrice, se trouve confrontée à la montée d’un certain nombre de mémoires parfois concurrentes. Comment faire vivre ces commémorations, sachant que la mémoire doit rassembler autant que possible et non pas diviser, tout en disant bien sûr la vérité ?

La commission Kaspi a achevé ses travaux. Elle prend un peu de temps pour les publier de façon à procéder en harmonie avec la mission de l’Assemblée nationale. Une concurrence entre les deux n’aurait aucun sens.

On a évoqué la création d’un Memorial Day à la française. Cela n’est pas adapté à notre histoire nationale, y compris celle de nos commémorations. J’ai eu ce dialogue avec le professeur Kaspi tout au long de ses travaux. Les propositions n’iront pas dans ce sens. Le professeur Kaspi devrait, je crois, préconiser des évolutions douces. Certaines commémorations pourraient être davantage régionalisées, et de manière heureuse. Ainsi, pour la journée du 6 juin 1944 l’association Normandie Mémoire fait un travail remarquable. Cela n’a pas empêché que le Président de la République se rende en Normandie pour la commémoration du 8 mai 1945.

Une autre piste sera peut-être d’instaurer une commémoration plus forte de certains événements sur un rythme pluriannuel, tous les cinq ans, les dix ans, les deux ans, et non de façon annuelle.

La commission Kaspi suggère aussi le renouvellement des rites, des synergies accrues avec l’Éducation nationale, un renforcement de la coproduction des politiques de mémoire avec les collectivités locales. J’y crois beaucoup. Nous avons déjà des exemples, comme le concours de l’Office national des anciens combattants « les petits artistes de la mémoire », où une classe part à la recherche d’un Poilu inscrit sur le monument aux morts de sa commune.

Il y a d’autres pistes intéressantes : la poursuite du développement des outils pédagogiques et des instruments de la politique de mémoire. On peut citer le site Internet « Mémoire des hommes », ou le projet de portail informatique « Enfants de la patrie », qui repose sur le concept de communauté virtuelle.

Nous avons bien conscience que ces questions sont importantes, car il y a là un élément de la cohésion nationale. Ont participé à la dernière guerre des soldats de toutes les origines, des colonies de l’époque, qui sont les pères ou les grands-pères de concitoyens qui vivent aujourd’hui en France et qui sont issus de ces différents pays. C’est une mémoire que nous avons en partage.

Or, la cohésion nationale est la base de l’esprit de défense. Le passage de l’histoire à la mémoire doit aussi être réussi : si l’Europe est aujourd’hui l’Europe de la paix, on a vu en d’autres temps et sur d’autres continents que l’oubli est à nouveau le point de départ de toutes les tensions, de tous les conflits. Rien n’est jamais acquis ni gagné.

M. Christian Vanneste. Lors de l’audition précédente, on a évoqué l’Histoire, qui peut tendre à être une connaissance objective. Ici, nous sommes dans la commémoration, c’est-à-dire dans l’affectif et le collectif. Je peux lire avec un certain recul un livre d’histoire relatant des événements qui ne me concernent pas. Lorsque je commémore, je participe ; les commémorations relèvent du sacré républicain, du rite. Pascal disait à propos de la religion : « pour croire, faites les gestes ». Les commémorations sont des gestes collectifs qui doivent nous aider à croire à la Nation, à la République, à leurs valeurs.

Encore faut-il qu’elles provoquent ce sentiment qui existe chez les jeunes, et qui est même souvent revendiqué par eux, le respect. Situation paradoxale, alors qu’on a multiplié les commémorations et les marques de respect, dans des stades des milliers de jeunes rassemblés sifflent la Marseillaise, dans une forme d’anti-commémoration.

Est-ce la marque d’un certain échec ? Quelles solutions peut-on préconiser ? Il faut peut-être que les cérémonies ne soient pas multipliées à l’infini, jusqu’à l’anecdote. Aujourd’hui, pour des commémorations peu connues, on peut voir le public passer, indifférent même à la Marseillaise, voire un coureur à pied continuer sa course entre les trois ou quatre élus présents et le monument. Multiplier les commémorations n’est-ce pas prendre le risque de les dévaloriser ? La Résistance est commémorée le 18 juin ; ce jour là symbolise car c’est là qu’elle a commencé. Multiplier les jours de commémoration ne pourrait qu’affaiblir le message de la Résistance.

Ne faut-il pas aussi que les cérémonies soient grandioses et remarquables pour entraîner le respect des jeunes générations, pour qu’elles reçoivent le message des générations précédentes qui ont fait le sacrifice, et qu’elles en comprennent le sens ?

Il faut également éviter les commémorations négatives : la repentance comporte un tel aspect négatif. Cet aspect peut être aussi objet d’enseignement. Mais à force de commémorations négatives, ne risque-t-on pas d’envoyer des messages contradictoires ? Notre mission a consacré beaucoup de temps à l’esclavage, qui est un épisode négatif, mais il est lointain aujourd’hui. Il faudrait veiller à ce que les aspects moins glorieux de notre pays soient vus à travers ceux qui les ont dénoncés. Dans la commémoration des camps de concentration, il faudrait mettre l’accent sur leur libération, la commémoration de la colonisation ne doit pas oublier les efforts réalisés envers les pays colonisés ; pour l’esclavage il faut rappeler que chaque fois que la République a été instaurée dans ce pays, elle a aboli l’esclavage. Peut-on tendre à faire peu de manifestations, de grandes manifestations, et à en tirer parti chaque fois que possible ?

Mme Françoise Hostalier. Je suis élue des Flandres, d’une circonscription qui inclut Ypres. On y trouve beaucoup de cimetières militaires étrangers, australiens, canadiens, britanniques, allemands. Lorsqu’on voit comment ils sont entretenus, on peut ressentir une certaine honte sur l’entretien des cimetières militaires français à l’étranger, comme au Vietnam.

De plus, ces cimetières militaires étrangers en France sont entretenus par des jeunes, qui viennent pour un temps, parrainés par des associations, par exemple. Ne pourrait-on pas procéder de même pour les cimetières militaires français ?

La multiplication des manifestations aboutit à relativiser leur importance et leur sens. Ne faudrait-il pas en regrouper certaines, mais aussi leur donner une certaine actualité ? Après que le Président de la République ait parlé de la lettre de Guy Môquet, je suis allée dans des établissements scolaires parler aux jeunes de Guy Môquet. Ils étaient tout à fait préparés à ces entretiens par leurs professeurs. Mais je leur ai parlé aussi d’autres lettres, de jeunes de Srebrenica par exemple. Ne faudrait-il pas profiter des manifestations mémorielles pour leur rappeler qu’il y a d’autres Guy Môquet dans le monde, et pas si loin de chez nous ? L’esclavage existe encore aujourd’hui dans le monde, au Darfour, et même en Europe : en Grande-Bretagne, on a trouvé des jeunes Indiens ou de jeunes Chinois réduits à un statut d’esclave. Ne faut-il pas sensibiliser les jeunes, lors des commémorations, à une réflexion sur le caractère toujours présent aujourd’hui, ici où là, du risque qui est à l’origine de la commémoration ?

Comment faire aussi pour que cet effort mémoriel puisse inclure les valeurs de la République, quand nos symboles sont foulés aux pieds ? Comment créer une adéquation intelligente entre le sens de nos valeurs et l’obligation mémorielle ? Faut-il persévérer dans ce mélange des genres entre un chant patriotique et un match de football ?

M. le secrétaire d’État. Je suis d’accord, Monsieur Vanneste, avec l’idée qu’on ne peut pas assumer toutes les commémorations en grandes et belles commémorations.

On peut d’ailleurs commémorer autrement des événements importants et qui ont marqué : je reviens de Beyrouth où je suis allé pour la commémoration de la tragédie du Drakkar, qui avait fait 58 morts au sein du détachement militaire français qui y était stationné. A cette occasion, il y avait des anciens, des frères d’armes, et mêmes des jeunes de la journée d’appel de préparation à la défense. On peut marquer des temps forts et faire passer des messages sans créer des obligations de commémorations nationales annuelles. Dire cela n’est pas atténuer l’importance de cette tragédie, qui nous rappelle des enjeux du monde d’aujourd’hui. Pour l’avenir, il faut réfléchir à deux fois avant de créer de nouvelles commémorations.

La commission Kaspi s’est demandée si la suppression de dates ne risquerait pas de créer des conflits et de heurter des personnes mobilisées en faveur de ces dates, ce qui n’aurait pas de sens. En revanche, faut-il donner plus d’importance à certaines de ces commémorations ? Le 11 novembre, le 14 juillet, la victoire sur le nazisme et la barbarie, l’exaltation des valeurs issues de la Révolution… Ce sont des questions que la commission Kaspi était en droit de se poser.

De plus, la mémoire doit rassembler et non pas diviser, autour de quelques grands repères historiques communs, qui sont le socle de la nation. Sauf exception, on ne peut pas, chaque fois qu’il y a une demande de mémoire, aller vers une décision du Parlement ou une commémoration. Cela ne ferait que rendre plus difficile notre tâche.

Mme Hostalier a évoqué une question très concrète et visible de notre paysage, les tombes. Pour faire aussi bien que nos voisins qui font le mieux, il faudrait tripler le budget d’entretien. Je vais, à l’occasion du vote du budget, vous proposer un effort. Mon prédécesseur en avait déjà prévu un pour le quatre-vingt-dixième anniversaire de l’Armistice. Les montants ne sont pas considérables. On doit pouvoir continuer à progresser.

Il y a un travail d’actualisation de la démarche mémorielle à faire. Ainsi, avec Rama Yade, nous avons décidé de commémorer le 3 novembre prochain la Force noire à Reims. Cette démarche rencontre le succès dans les pays africains. Tous les ambassadeurs concernés seront là. Plusieurs ministres sont annoncés. Les présidents des grandes associations combattantes françaises viendront aussi.

Nous allons, à travers ce temps fort, allier la dimension mémorielle et les combats d’aujourd’hui autour des droits de l’Homme. C’est une démarche très positive, de respect de la vérité, avec une dimension de fierté, de mémoire partagée, et la conscience d’une réalité historique très contrastée. Mais on ne crée pas une commémoration nationale pour cela. J’approuve donc votre proposition d’avoir le souci, envers les jeunes générations, de lier le respect de l’Histoire et la dimension mémorielle, en relation avec ce qu’ils vivent aujourd’hui.

Il en est de même de votre proposition concrète de favoriser, avec les associations qui font ce travail, des déplacements de jeunes. Les jeunes sont friands de chantiers dans les pays du Sud, ont envie de se rendre utiles, de vivre des contacts fraternels avec les jeunesses des autres pays.

Dans le même esprit, nous allons avec votre collègue Patrick Beaudoin et des anciens du bataillon de Corée nous rendre dans les endroits où des soldats sont tombés, pour marquer leur mémoire.

Vous avez évoqué la Marseillaise. Certains disent que le Gouvernement a surréagi ; mais qu’aurait-on dit s’il n’avait pas réagi et s’était hâté d’oublier ? Il était inévitable qu’il se sente fortement interpellé. Certains ont proposé de dissocier l’exécution de la Marseillaise et la tenue des matchs de football. Mais ne serait-ce pas abandonner le travail que nous devons faire pour que disparaisse  ce type de réflexe chez une partie de nos jeunes?

M. Lionnel Luca. Il y avait dans mon département ce week-end une célébration pour l’affaire du Drakkar parce qu’une partie des soldats tués en était originaire. Il y avait beaucoup de monde, car les familles étaient là, vingt-cinq ans après. Mais cela veut dire que, tôt ou tard, lorsqu’il n’y a plus de témoins, les cérémonies sont condamnées.

On n’ose pas le dire aujourd’hui à propos du 11 novembre, qui est une grande date de notre histoire et qui a marqué les combattants, qui avaient raconté la guerre à leurs enfants et leurs petits-enfants. Mais tant qu’il y a eu des anciens combattants des batailles de Napoléon, il y a eu des commémorations de ces batailles ; aujourd’hui, on ne les commémore plus ; un jour, les célébrations tombent. Aujourd’hui, pour les jeunes, le 11 novembre, c’est l’Armistice et un jour férié. Si l’on n’avait pas la chance que, dans les familles, on s’en soit parlé, vous seriez surpris.

A propos de l’entretien des tombes, une association importante, le Souvenir Français n’est pas assez mise en valeur par votre ministère. Nous avons la chance de disposer partout en France d’associations d’anciens qui se rassemblent, font la quête, vendent le Bleuet de France, et s’occupent de l’entretien des tombes, en général grâce à des subventions des municipalités. Ils ne s’en tiennent pas là ; lorsque les établissements scolaires l’acceptent, ils prennent en main une ou plusieurs classes et l’emmènent sur un site historique. Pour des jeunes, aller sur les lieux du débarquement de Provence, comme c’est le cas dans mon département, est beaucoup plus concret que d’assister à une commémoration devant un monument aux morts. Votre ministère devrait donc conforter le Souvenir Français et lui donner une résonance médiatique, qu’il n’a pas aujourd’hui

La régionalisation de certaines commémorations est aussi une bonne piste. En revanche, l’organisation de commémorations pluriannuelles, à mon avis, ne l’est pas.

Imaginer des événements positifs est aussi une bonne idée. Pour la jeunesse européenne, une célébration européenne s’impose : le 9 mai, lendemain du 8. Elle devrait être, sur la base des jumelages, un moment festif européen. Il faut créer cette fête de l’Europe pour avoir une vision participative de l’ensemble des peuples d’Europe.

M. Maxime Gremetz. Combien y a-t-il de commémorations nationales ?

M. le secrétaire d’État. Douze.

M. Maxime Gremetz. Cela fait une par mois. Peut-on dire que c’est trop ? Bien sûr il y a aussi les commémorations locales. Mais douze, ce n’est pas trop. Ou alors supprimons toutes les commémorations !

Par ailleurs, combien ont été décidées par le Parlement français ? Certaines commémorations, comme la journée de commémoration des harkis, ne l’ont pas été par le Parlement. A partir de l’achèvement des travaux de la présente mission d’information, c’est le Parlement qui doit décider des grandes célébrations nationales. Sinon, elle n’aura servi à rien. C’est le Parlement qui doit déterminer quels sont les grands faits historiques qui ont jalonné l’histoire de France, qu’ils soient positifs ou négatifs.

Plus que les caractéristiques des commémorations, ce qui est intéressant est leur préparation : il faut les préparer avec les jeunes, en en discutant avec eux sur ce que représente la date choisie. Quand des enseignants viennent à une cérémonie avec des enfants, après l’avoir préparée avec eux, cela change la donne.

Lier le maintien d’une commémoration à l’existence de survivants, c’est tirer un trait sur l’Histoire. La guerre de 1914-1918 restera toujours un épisode marquant de l’Histoire de France.

Sur douze commémorations huit seulement ont été décidées par le Parlement. Des décisions de commémorations adoptées par le Parlement, par la majorité de l’Assemblée nationale, comme celle du 19 mars 1962, n’ont jamais vu le jour. Le texte n’est jamais revenu du Sénat.

Pour la Résistance, une date manque beaucoup, alors qu’elle est demandée par toutes les associations de résistants : ce n’est pas celle de l’appel du 18 juin 1940, mais celle de la création du Conseil national de la Résistance, c’est-à-dire le rassemblement de toutes les résistances, le moment historique où des gens qui ne pensaient pas la même chose se rassemblent contre l’ennemi et pour la liberté de la France. C’est un moment positif ! J’ai succédé à un député guillotiné par Vichy sur l’ordre des Nazis. Nous lui consacrons une commémoration tous les ans, avec tous les résistants.

Je suis content d’entendre le secrétaire d’Etat dire qu’il faut maintenir les grandes dates. Je ne suis pas favorable à ce qu’il y ait des dates à foison, il faut privilégier des moments historiques. Mais puisqu’on parle du quatre-vingt-dixième anniversaire de l’armistice de la guerre de 1914-1918, j’ai été très étonné que, dans la communication gouvernementale, on ait toujours cité Verdun, et – sauf Hamlaoui Mekachera – pas les batailles de la Somme, qui ont fait plus de morts. Pourquoi n’en parle t-on jamais ? En Picardie, il n’y a pas un mètre carré sans cadavre ; c’est l’effet des batailles de la Somme, qui ont été décisives ; peut-être ne souhaite-t-on pas se rappeler que des volontaires de 43 nationalités y sont venus défendre la France parce que c’était le pays des droits de l’Homme et de la liberté.

Mme George Pau-Langevin. A ce stade de nos travaux, les éléments s’éclaircissent. On voit que les grandes institutions officielles peuvent piloter les grandes dates, les grandes manifestations qui ont une valeur pour l’ensemble de la nation. Ce sont ces grandes dates qui doivent être définies par le Parlement.

Et puis il y a les autres moments, ceux qui ont une importance pour telle ou telle partie de la nation. Le travail gouvernemental est sans doute de soutenir ces manifestations, qui sont organisées par ces groupes.

Je n’ai pas le sentiment que des commémorations demandées par tel ou tel groupe aient fait l’objet de contestations ou de perturbation par d’autres groupes. Le cimetière du Père-Lachaise relève de ma circonscription. Les commémorations s’y suivent chaque semaine: souvenir des anciens de Birkenau, combattants étrangers en France, sans oublier le mur des fédérés où se succèdent sans heurts anarchistes, communistes, socialistes.

Je me demande si notre crainte qu’en développant les commémorations, on développe les oppositions entre groupes est vraiment fondée. Mon impression est plutôt qu’il y a des groupes qui ont été oubliés. La cérémonie de Reims est une très bonne idée. Des Antillais, qu’on appelle les « dissidents », ont quitté les Antilles par bateau pour rejoindre le général de Gaulle ; ils ont combattu à Monte Cassino, où beaucoup ont été tués. Certains s’y sont rendus, individuellement, en pèlerinage. Ils ont pu constater qu’ils avaient été complètement oubliés.

Quand certains demandent qu’on se souvienne de leur sacrifice, ils ne demandent pas qu’on oublie d’autres personnes qui ont mené d’autres combats.

Une cérémonie comme celle de Reims, en évoquant ce type de combattants, sera peut être de nature à répondre à la préoccupation de notre collègue Vanneste. Certains jeunes ne trouvent peut-être pas leur place dans l’espace républicain parce qu’une partie de ce qu’ils représentent ou le sacrifice de leurs ancêtres ont été oubliés. Ce faisant on contribuera à ce que la Marseillaise soit davantage reprise parce que leur passé dans l’histoire de notre pays sera davantage connu.

Par ailleurs certaines associations d’anciens combattants ont trouvé que leur mémoire et le budget de votre ministère étaient particulièrement maltraités par rapport à leurs attentes et à l’importance de certains combats.

M. Jean-Pierre Dupont. Faut-il conserver les douze cérémonies commémoratives nationales ? Elles sont redondantes. Assister à certaines cérémonies peut être parfois triste : très peu de membres du conseil municipal, un ou deux porte-drapeaux seulement. Peut-être faut-il une certaine hiérarchie dans les commémorations. Lorsque le poids de l’affectif n’est plus là, et que les gens se démobilisent, faut-il maintenir ces cérémonies ?

Le maintien des grandes cérémonies commémoratives se justifie : tout le monde a été touché dans sa famille par la première ou la deuxième guerre mondiale. C’est un élément de cohésion nationale. En revanche, certaines commémorations perdent un peu de leur signification.

Le poids de l’affectif crée aussi des débats; les anciens combattants d’Algérie se divisent sur la date du 19 mars. Lors du débat parlementaire, du reste, le ministre considérait qu’il fallait une certaine unanimité, une majorité de 70 % des voix pour mettre en œuvre la création d’une journée commémorative de la fin de la Guerre d’Algérie. Ce poids de l’affectif a des conséquences sur la capacité à rassembler. Lorsque, dans une commune de 10 000 habitants, on réunit six ou sept personnes autour d’un monument, c’est pitoyable. Faut-il continuer ainsi ? Ne faut-il pas créer des journées du souvenir qui n’impliquent pas un tel cérémonial ?

Mme Catherine Coutelle, vice-présidente. On oscille entre des situations où la mémoire va disparaître quand il n’y a plus de témoins vivants, et d’autres où, lorsqu’on a des témoins vivants, la mémoire est brûlante et divise. C’est toujours un débat entre mémoire et histoire. Le respect de l’ensemble de la mémoire des citoyens français est aussi très important.

M le secrétaire d’État. J’ai trouvé les dernières interventions fort intéressantes. M. Luca, vos propos ont bien illustré la question du temps. Il y a un temps pour tout. Aujourd’hui, si je n’étais pas en poste depuis sept mois, je ne ressentirais sans doute pas l’extrême sensibilité des associations, composées pourtant de membres éminemment respectables. La sensibilité n’est plus la même pour la guerre de 1870 que pour la guerre d’Algérie. Le temps n’efface pas la réalité historique, mais la dimension affective prend un autre tour.

Je suis clairement opposé à la création d’un Memorial Day. Il faut tenir compte de la sensibilité actuelle du monde combattant. Ne pas le faire serait une erreur politique grave, même au regard de nos objectifs de cohésion nationale. Les gens qui s’intéressent à ces questions partagent entre eux des valeurs beaucoup plus proches qu’avec ceux qui y sont indifférents et qui devraient pouvoir être intéressés.

Le Souvenir Français est une des pistes d’avenir. Pour l’essentiel, il s’autofinance. Les responsables se sont beaucoup renouvelés et ils ont une vision très moderne de leur rôle. La vente du Bleuet de France a vocation à perdurer et peut être fortement porteuse de sens. A nous de savoir le lui donner, avec les associations qui le font vivre, une dimension symbolique au-delà de la guerre de 1914-1918.

M. Gremetz, vous avez parlé de douze commémorations nationales. Et vous voudriez en créer deux de plus, celle du Conseil national de la Résistance (CNR) et celle du 19 mars ? Vous illustrez mon propos aux termes duquel on pourrait créer des temps forts de la geste de la République sans forcément rajouter des commémorations officielles.

J’ai assisté aux congrès de la Fédération nationale des anciens combattants (FNACA) et de l’Union nationale des combattants (UNC), qui défendent chacune une date différente. Je me suis mis dans les pas de mon prédécesseur, Alain Marleix, qui a envoyé des instructions pour que chaque date puisse, tant qu’elle est portée, vivre sa vie. En 2002, j’avais donné ma position lors du vote ; mais je pense qu’on a suivi la voie de la sagesse.

Je crois beaucoup à la dimension éducative. Une convention avec le ministre de l’éducation nationale va être signée le 6 novembre à Péronne, ville symbolique, pour renforcer encore l’action envers les scolaires.

Le 11 novembre prochain, nous n’oublierons pas la Somme.

Le quatre-vingt-dixième anniversaire de l’Armistice sera très international. Je suis allé sur le front d’Orient : à Thessalonique, à Belgrade, à Skopje. C’est faire de la politique que dialoguer ainsi avec des pays qui n’étaient pas, il y a peu, dans l’Europe de la paix.

J’ai aussi remis la Légion d’Honneur à Washington au dernier participant américain de la Première Guerre mondiale. Il était brancardier. Il avait 17 ans.

Mme Pau-Langevin a évoqué la bataille de Monte Cassino. C’est tout le corps expéditionnaire commandé par le Maréchal Juin qui a été injustement oublié. Un travail d’histoire, de mémoire, de commémoration doit être fait sur cet endroit terrible. Il y a encore beaucoup de survivants.

Il faut faire vivre le souvenir des dissidents, de la lutte contre Vichy aux Antilles. Allons sur place réparer cet oubli et renforcer la mémoire partagée ; mais il n’est pas besoin de grandes dates de commémorations nationales pour cela.

Le budget de 2009 n’est pas si mauvais. Des parlementaires se sont déjà mobilisés pour qu’il soit le meilleur possible, notamment sur des points symboliques comme la retraite du combattant.

J’ai répondu sur le poids de l’affectif, qui est apparu en filigrane dans l’ensemble de vos interventions. Je crois que vous avez tous intégré l’idée qui m’est chère sur ce qui fait lien dans notre pays, et nous permet de nous rassembler pour affronter un certain nombre de défis et de dangers. Ces questions ne sont pas « ringardes » et passéistes mais importantes. Pour les transmettre, nous disposons de moyens modernes et de la capacité de démultiplication de l’école. Quand on parle aujourd’hui aux jeunes adultes des combattants de la Grande Guerre, c’est-à-dire de jeunes gens de leur âge, qui se sont battus ou qui sont morts pour défendre des valeurs qui nous permettent aujourd’hui de vivre en liberté, cela ne les laisse pas indifférents.

Je recevrai les parlementaires membres de la mission d’information le 6 novembre pour présenter les conclusions du rapport de la commission Kaspi, en présence du professeur Kaspi. Nous pourrons échanger encore sur ces questions. Je suis attentif à ce que les travaux de votre mission et ceux de la commission Kaspi ne se téléscopent pas. Nous agirons de façon harmonieuse par rapport à votre travail, qui prime.

Si le président de l’Assemblée nationale et le groupe de travail en sont d’accord, une séance de l’Assemblée nationale, avant le 11 novembre, pourrait être organisée où tous les participants porteraient le Bleuet.

M. Maxime Gremetz. Le 6 novembre, vous allez à Péronne ; irez-vous aussi au cimetière chinois de Noyelles-en -Chaussée ?

M. le secrétaire d’État. L’an prochain à Noyelles !

Mme Catherine Coutelle, vice-présidente. Monsieur le ministre, nous vous remercions.

Audition de M. Robert Badinter, sénateur, ancien garde des Sceaux,
ancien président du Conseil constitutionnel

(Extrait du procès verbal du mardi 4 novembre 2008)

Présidence de M.  Bernard Accoyer, président-rapporteur

La mission d’information sur les questions mémorielles a procédé à l’audition de M. Robert Badinter, sénateur, ancien garde des Sceaux, ancien président du Conseil constitutionnel.

M. Bernard Accoyer, président de l’Assemblée nationale. Je donne tout d’abord la parole à Catherine Coutelle, qui souhaite s’exprimer au sujet de la dernière séance, dont elle assurait la présidence.

Mme Catherine Coutelle. En tant que présidente de séance, en effet, je n’avais pas voulu réagir aux propos tenus par le ministre de l’éducation nationale. Comme je l’ai dit au nom du groupe socialiste et républicain dans un communiqué, il a fait une mauvaise proposition en suggérant que le Parlement prescrive ce qui doit être enseigné aux élèves. Cela risquerait de nous ramener à un régime dont nous ne voulons pas. Il existe une commission des programmes, composée de spécialistes ; si nous, députés, qui n’avons pas tous la même vision de l’histoire – nos débats le montrent – devions fixer les programmes, sans doute les modifierions-nous à chaque changement de majorité parlementaire ! Ce n’est pas le meilleur service à rendre à l’Éducation nationale. Je tenais donc à élever une vive protestation contre ces propos – mais le ministre lui-même est un peu revenu en arrière quelques jours après.

M. le Président. Merci.

Je remercie Robert Badinter d’avoir accepté de venir partager ses réflexions avec les membres de notre mission. Monsieur le ministre, l’éminent juriste, l’homme de lettres, l’ancien président du Conseil constitutionnel et l’élu de la Haute assemblée que vous êtes a certainement beaucoup de choses à nous dire sur les questions mémorielles.

Nous souhaiterions avoir votre éclairage sur les rapports que le Parlement doit entretenir avec l’histoire. Au-delà du sujet de la mémoire nationale, en effet, la période récente a été marquée par le vote de lois mémorielles qui peuvent conduire à une judiciarisation de l’histoire et qui posent le problème de la liberté d’opinion.

Nous aimerions également connaître votre position sur l’intervention du Parlement en matière de programmes scolaires, sujet évoqué par Mme Coutelle. Il semble qu’il y ait un large accord sur l’idée de respecter la répartition actuelle des rôles, le Parlement conservant les compétences de contrôle a posteriori qu’il a toujours eues.

Enfin, nous souhaiterions entendre votre point de vue sur la décision-cadre européenne concernant la lutte contre le racisme et la xénophobie, qui a donné lieu à un accord politique unanime au Conseil des ministres de l’Union en avril 2007. Cette décision a suscité un appel de l’association  Liberté pour l’histoire le 11 octobre dernier, à l’occasion des Rendez-vous de l’histoire à Blois. Fait-elle peser un risque sur la liberté d’expression des historiens ? Pensez-vous que sa transposition en droit interne conduirait à durcir le cadre fixé par la loi « Gayssot » ?

M. Robert Badinter. C’est un honneur, pour un membre d’une Assemblée, que d’être appelé à tenter d’éclairer les membres d’une autre Assemblée. Je le fais avec beaucoup de plaisir, d’autant que la question des lois mémorielles, que j’ai toujours considérée comme très importante, me touche doublement. Au-delà des considérations juridiques sur lesquelles je vais revenir, j’ai toujours pensé, en effet, qu’il y avait dans ces lois une expression très profonde de la souffrance humaine.

C’est d’ailleurs pourquoi, plutôt que de « lois mémorielles », j’ai parfois envie de parler de « lois compassionnelles ». Il faut en effet mesurer, et pour ma part la vie me l’a appris, ce que peut signifier, pour les descendants de victimes de crimes contre l’humanité, un déni de mémoire. Ce refus de l’existence de ce qui fut, frôle l’intolérable. Et c’est bien une compassion devant des souffrances qu’a exprimée le Parlement français au moyen des quatre lois qu’il a votées au cours des dernières années, et qui se rapportaient au génocide juif perpétré par les nazis, au massacre des Arméniens par les Turcs, à la traite transatlantique et à l’esclavage, enfin à la douleur particulière ressentie, au regard de certaines attitudes, par les pieds-noirs et les harkis.

Mais l’émotion et la compassion que l’on peut éprouver devant ce que Jaurès appelait « le long cri de la souffrance humaine » n’empêchent pas le juriste de faire preuve de distance. Comme vous tous, j’ai constaté que ces lois avaient suscité des réactions négatives.

Celles des historiens ont été extrêmement vigoureuses ; pour en connaître personnellement certains, j’ai pu mesurer à quel point leur émotion était vive. Elle n’était pas de nature corporatiste, mais exprimait le sentiment que tout ce qui peut paraître relever d’une histoire officielle est incompatible avec ce qu’est, dans une démocratie, la démarche de l’historien, dont le propre est le questionnement constant. Si j’avais été un historien autre que du dimanche, j’aurais certainement signé l’appel de Blois et les textes qui l’ont précédé.

Plus remarquable encore a été à mes yeux la protestation des juristes. Un certain nombre de collègues professeurs de droit, et non des moindres, ont signé un appel à l’initiative de M. Mathieu, professeur de droit constitutionnel à Paris I, pour dénoncer un dévoiement de la loi. Cela m’a frappé car les juristes, s’ils s’associent volontiers à des pétitions générales, pétitionnent rarement en tant que juristes. Je ne l’ai pas signé quant à moi, car j’ai fait mien ce principe que m’avait enseigné Pierre Mendès-France : « Quand on est parlementaire, on ne signe pas de pétition concernant des sujets qui sont susceptibles de venir devant le Parlement ». Je l’ai néanmoins regardée avec beaucoup d’attention, et je voudrais maintenant m’efforcer, dans ce débat franco-français extrêmement passionné, de faire devant vous un point de la situation juridique.

Je suis tout à fait favorable à la commémoration, c’est-à-dire à la conservation d’une mémoire aussi vivante que possible. La mémoire est nécessaire, c’est un devoir vis-à-vis des morts. Il est bon qu’une communauté nationale ou que des communautés particulières conservent le souvenir de souffrances qui ont eu lieu. Livres, colloques, monuments – il faut penser à ces derniers, ils ont à mes yeux une importance extrême – font partie des multiples possibilités qui existent pour rappeler ce qui s’est passé, afin que chacun en ait conscience et puisse en tirer les leçons.

Mais une chose est la commémoration sous ses formes multiples, autre chose est le recours à la loi. Il est un principe constitutionnel fondamental, que le Conseil a été amené maintes fois à rappeler : la loi n’est l’expression de la volonté générale que dans le respect de la Constitution. Dès lors, quelle qu’ait été l’excellence des motivations, la question à laquelle il faut répondre est la suivante : les quatre textes législatifs dont j’ai parlé sont-ils conformes à la Constitution ?

Il est intéressant d’observer que la première décision du Conseil constitutionnel qui serait à mon sens transposable aux quatre lois dites « mémorielles » est postérieure à la dernière de celles-ci : c’est la décision du 21 avril 2005, rendue sous la présidence de M. Mazeaud sur la loi d’orientation et de programme pour l’avenir de l’école, dite loi Fillon. Le Conseil y a souligné que « la loi a pour vocation d’énoncer des règles et doit par suite être revêtue d’une portée normative ». Ce principe était en lui-même connu, mais il est frappant que le Conseil l’ait énoncé à un moment où l’on s’interrogeait déjà sur la portée des lois mémorielles. En l’espèce, il l’a conduit à écarter des dispositions dépourvues de toute portée normative relatives à la vocation de l’école.

Au vu de cette décision du 21 avril 2005, il n’est pas étonnant que dans celle du 31 janvier 2006, le Conseil constitutionnel ait considéré que l’article 4 de la loi du 23 février 2005 ne relevait pas du champ de la loi. Les dates sont importantes : pour avoir présidé le Conseil, je sais que, comme toutes les juridictions constitutionnelles, il a volontiers tendance, lorsqu’il voit se profiler une question dont il pourrait être saisi, à préparer sa décision. Dans celle du 31 janvier 2006, donc, considérant que « le contenu des programmes scolaires ne relève ni des principes fondamentaux de l’enseignement que l’article 34 de la Constitution réserve au domaine de la loi, ni d’aucun autre principe ou règle que la Constitution place dans ce domaine », il a décidé que le deuxième alinéa de l’article 4 avait le caractère réglementaire. Se trouve d’ailleurs ainsi réglé, et je n’y reviendrai donc pas, le problème soulevé par les propos tenus par le ministre de l’éducation nationale : les programmes scolaires sont hors du domaine de l’article 34.

Qu’en est-il des autres lois mémorielles ? Je ferai un sort particulier à la loi « Gayssot », qui a fait l’objet de décisions importantes de la Cour européenne des droits de l’homme, et considérerai d’abord les deux autres, qui n’ont été soumises ni au contrôle du Conseil constitutionnel ni à celui de la Cour européenne.

S’agissant de la loi sur le génocide arménien, beaucoup se sont interrogés sur la compétence du Parlement français à légiférer sur un événement historique – à mes yeux indiscutable – qui est survenu il y a près d’un siècle dans un territoire étranger, sans qu’on ne connaisse ni victimes françaises ni auteurs français. Mais l’important est ailleurs : c’est que rien dans l’article 34, et plus généralement dans la Constitution, ne permet au Parlement de disposer ainsi. C’était également l’opinion du doyen Vedel, dont j’ai eu le privilège d’être l’élève et avec qui j’ai noué des liens d’amitié lorsqu’il siégeait au Conseil constitutionnel. Il a consacré à cette loi l’un de ses tout derniers articles, écrit dans les Mélanges en l’honneur du professeur François Luchaire, ancien président de Paris I et lui aussi ancien membre du Conseil constitutionnel. S’exprimant avec autant de bonheur que de clarté, il y posait un diagnostic impitoyable. La question de savoir si la loi du 29 janvier 2001 est entachée d’inconstitutionnalité est simple, écrivait-il. « La simplicité ne vient pas seulement de ce que la loi en question méconnaît des dispositions constitutionnelles claires et précises. Elle vient aussi de ce qu’aucun effort juridique sérieux n’est venu au secours de la loi, notamment dans le cours des débats parlementaires ». La loi est inconstitutionnelle parce que, à l’évidence, l’article 34 de la Constitution ne permet pas au Parlement de se prononcer ainsi sur un événement historique.

Au vu, d’une part, de la jurisprudence du Conseil constitutionnel quant à l’exigence d’une portée normative de la loi, d’autre part de l’analyse faite dans cet article remarquable, et quels que soient les sentiments que l’on puisse éprouver au sujet du génocide arménien, force est de conclure que le Parlement n’avait pas compétence pour voter un tel texte.

Qu’en est-il de la loi qui a suivi immédiatement, c’est-à-dire de la vôtre, Madame Taubira ? Je mesure très bien ses motivations. Je me souviens même d’avoir dit il y a longtemps, au cours d’une soirée à Epinay, la ville dont Gilbert Bonnemaison était le maire, qu’on ne pouvait pas, à notre époque, qualifier l’horreur, l’infamie de la traite et de l’esclavage autrement que de crime contre l’humanité. De nos jours, ce n’est pas discutable.

Mais nous parlons ici d’une loi relative à des faits anciens, constituant un moment dans l’atroce histoire de l’esclavage, ce véritable fil rouge qui court à travers toute l’histoire de l’humanité. Souvenons-nous de la Bible, songeons aux civilisations dont se réclament les Européens ; les trois piliers de la culture européenne, disait Paul Valéry, sont la philosophie grecque, la religion chrétienne, elle-même appuyée sur l’Ancien Testament, et le droit romain : quelles que fussent leurs splendeurs, ces civilisations pratiquaient l’esclavage.

Dire que la traite transatlantique était un crime contre l’humanité, c’est projeter un concept actuel sur une réalité qui, à l’époque ignorait cette qualification : les négriers avaient bonne conscience – atrocement au regard de notre sensibilité. Si donc le Parlement doit faire preuve de la dernière fermeté contre tout ce qui, aujourd’hui, pourrait constituer une forme quelconque de trafic d’êtres humains ou d’esclavage, il ne peut pas proclamer, contre le principe fondamental de non-rétroactivité, qu’il y a eu crime contre l’humanité à une époque où cette notion juridique n’existait pas.

Je pense que si cette loi avait été déférée au Conseil constitutionnel, son article premier, dépourvu de toute portée normative, n’aurait pas subsisté. Quant à son article 2 relatif aux programmes, la jurisprudence de la décision rendue à propos de la loi sur la colonisation lui aurait sans doute été appliquée. J’expose là les arguments qui fonderaient une décision de non-conformité à la Constitution ; mais pour avoir présidé le Conseil constitutionnel pendant neuf ans, je tiens à souligner qu’il ne faut jamais voir dans ses décisions un jugement de valeur : il ne fait que rappeler les exigences de notre État de droit.

J’en viens à la loi « Gayssot ».

Il se trouve que lorsqu’elle a été votée, j’étais au Conseil constitutionnel. J’ai toujours respecté scrupuleusement l’obligation de réserve : je mets au défi quiconque de trouver à l’époque un propos de moi concernant la vie parlementaire ou politique française ; cette ascèse s’impose quand on est membre du Conseil, et plus encore quand on le préside. Mais je me disais à l’époque qu’il serait extraordinairement intéressant pour le Conseil d’être saisi de ce texte. Il ne l’a pas été, mais faites attention : il pourrait l’être désormais à la faveur de l’exception d’inconstitutionnalité. Ayant pu mesurer l’ardeur procédurale de ceux qui, bien qu’ils le soient, ne veulent pas être dénommés révisionnistes ou négationnistes, j’imagine qu’à la première application qui sera faite de la loi « Gayssot », ils utiliseront cet instrument.

Je veux souligner pourtant, ayant relu très attentivement cette loi avant de venir devant vous, que ce qu’elle a pour objet d’interdire, sous peine de sanctions pénales, c’est la contestation de la chose jugée, à savoir la contestation de crimes jugés par le tribunal militaire international de Nuremberg. Elle renvoie au statut annexé à l’accord de Londres, à l’établissement duquel la France a évidemment participé, avant de participer aussi à la procédure de jugement.

L’article 9 de la loi « Gayssot », qui a inséré un article 24 bis dans la loi de 1881 sur la presse, dispose que « seront punis des peines prévues par le sixième alinéa de l’article 24 ceux qui auront contesté, par un des moyens énoncés à l’article 23, l’existence d’un ou plusieurs crimes contre l’humanité tels qu’ils sont définis par l’article 6 du statut du tribunal militaire international annexé à l’accord de Londres du 8 août 1945 et qui ont été commis par les membres d’une organisation déclarée criminelle en application de l’article 9 dudit statut, soit par une personne reconnue coupable de tels crimes par une juridiction française ou internationale » : il s’agit bien de crimes qui ont été, d’une part, définis dans le statut de Londres, et d’autre part, commis par une organisation ou une personne reconnues coupables par le tribunal.

Évidemment, cela ne va pas sans poser des questions, dont le Conseil constitutionnel sera sans doute un jour saisi. Il se trouve que la dernière affaire que j’ai plaidée, le 2 juin 1981, opposait des organisations humanitaires comme la LICRA et la Ligue des droits de l’Homme à Robert Faurisson. Nous mettions en cause sa responsabilité civile. Nous disions que la négation de l’existence des chambres à gaz ne pouvait être considérée comme un travail historique et que Robert Faurisson avait manqué aux devoirs de l’historien. J’avais été plus loin, j’avais en plaidant quelques raisons personnelles pour cela, en disant qu’il était un « faussaire », un faussaire de l’histoire. Le tribunal l’a condamné pour manquement aux devoirs de son métier d’historien.

La voie civile peut être utilisée, donc. Faut-il avoir recours à la loi pénale ? La question se pose. Ce qui est certain, c’est que la loi « Gayssot » n’est pas une loi mémorielle : le Parlement n’a bien évidemment pas décidé de l’existence du génocide juif ; il a facilité la répression de propos niant l’existence de faits revêtus de l’autorité de la chose jugée, en votant une loi pénale.

Qu’a dit la Cour européenne des droits de l’homme ?

Elle a d’abord été saisie d’une affaire Isorni, à la suite d’écrits de Jacques Isorni visant à réhabiliter le maréchal Pétain et présentant l’entrevue de Montoire comme une habileté suprême. La condamnation dont Jacques Isorni avait fait l’objet par les juridictions françaises méconnaissait-elle la liberté d’opinion reconnue par la Convention européenne des droits de l’homme ? La Cour a estimé que l’interprétation de la rencontre de Montoire – suprême habileté ou trahison suprême – relevait des débats toujours en cours entre historiens. Mais elle a ajouté ceci : « A ce titre, cette question échappe à la catégorie de faits historiques clairement établis, tel l’holocauste, dont la négation ou la révision se verraient soustraites par l’article 17 à la protection de l’article 10 » – l’article 10 posant le principe de la liberté d’opinion et l’article 17 énonçant les réserves fondées sur les valeurs fondamentales de la démocratie. Les mots « tel l’holocauste », nullement nécessaires au soutien du dispositif, constituent un orbiter dictum qui prépare l’avenir, lequel est évoqué par le conditionnel dans la suite de la phrase. La Cour prévenait ainsi clairement que, s’agissant du négationnisme, les faits étant établis, il ne serait pas possible d’invoquer la liberté d’opinion.

Elle a été amenée à se prononcer sur le sujet dans sa décision Garaudy du 24 juin 2003, dans laquelle elle s’est montrée d’une extrême sévérité. J’en relève un considérant important : « La contestation de crimes contre l’humanité apparaît comme l’une des formes les plus aiguës de diffamation raciale envers les Juifs et d’incitation à la haine à leur égard ». Quand les négationnistes ou les révisionnistes, explicitement ou implicitement, nient l’existence des chambres à gaz et de l’Holocauste, en les présentant comme une invention des Juifs eux-mêmes pour fonder l’État d’Israël au détriment du peuple palestinien et sans doute, avec leur rapacité légendaire, pour obtenir des dommages et intérêts substantiels, que font-ils ? Selon la Cour, la négation ou la révision de faits historiques de ce type « remettent en cause les valeurs qui fondent la lutte contre le racisme et l’antisémitisme et sont de nature à troubler gravement l’ordre public ».

L’argumentation est claire, et elle nous ramène à la loi « Gayssot ». Sous couvert de prétentions historiques, le négationnisme n’est rien d’autre que l’expression d’un antisémitisme multiséculaire et, comme l’a dit la Cour, une incitation à la haine raciale.

Je rappelle que ces lois résonnent de toute la souffrance humaine. Mais la règle de droit est la règle de droit. Sauf délire – telle, par exemple, la démonstration, dans un ouvrage de 1827 que vous pouvez trouver à la bibliothèque du Palais-Bourbon, que Napoléon n’a jamais existé ! –, la négation de faits historiques a en effet toujours une motivation, et l’incitation à la haine raciale est celle que la Cour européenne des droits de l’homme a relevée. C’est dans cette voie que le Parlement peut continuer à travailler ; l’entreprise est importante, mais nous devons respecter les limites que nous impose notre Constitution.

M. le Président. Merci beaucoup pour cet exposé passionnant.

M. Christian Vanneste. Monsieur le ministre, vous m’avez fait penser à Pascal : vous avez allié l’esprit de finesse, en évoquant le caractère compassionnel des quatre lois – que vous êtes le seul à avoir souligné au sujet de l’article 4 de la loi du 23 février 2005, qui n’était pas du tout une apologie de la colonisation, comme certains ont voulu le dire, mais bel et bien l’expression d’une reconnaissance –, et l’esprit de géométrie par la rigueur de votre démonstration juridique.

Celle-ci me conforte dans l’idée que l’une des lois est à conserver. Pour le reste, il m’apparaît que le tri qui a été fait s’est fondé davantage sur l’opportunité politique que sur des raisons juridiques : le fait que le déclassement opéré par le Conseil sur cet article 4 n’ait pas touché les trois autres lois n’a, bien évidemment, rien à voir avec le droit.

Mais puisqu’une loi doit avoir une portée normative, quelle place pensez-vous que pourraient prendre, pour donner corps aux intentions que le Parlement avait cru pouvoir exprimer par la voie législative, les résolutions qu’il a désormais la possibilité d’adopter ?

Par ailleurs, comment fonder la citoyenneté des jeunes générations sur des principes solides ? Considérant qu’on ne peut jamais résumer un siècle d’histoire en une page dans un livre de classe, les politiques aspirent à un dialogue avec les historiens, afin que la place nécessaire soit donnée à l’enseignement de nos valeurs. Quelle est votre position sur ce thème ?

M. Robert Badinter. Si j’avais appartenu à l’éminente corporation des historiens, j’aurais, je le répète, eu la même attitude qu’eux car l’idée d’une histoire officielle est tout simplement insupportable. Je conçois parfaitement que l’idée de légiférer à propos du contenu de l’enseignement les fasse immédiatement sursauter.

Quant aux résolutions, dont le texte constitutionnel qui a été voté en juillet encadre étroitement l’usage, elles ont une fonction tribunitienne – celle qui reste quand on n’a pas d’autre pouvoir. Le Parlement ne pouvant formuler des injonctions à l’égard du Gouvernement, que pourrait-il écrire dans une résolution ? Il pourrait témoigner de sa sollicitude à l’égard de victimes, à travers une sorte de motion de compassion, exprimant la solidarité humaine devant le malheur. Ce n’est pas rien. Mais toute la difficulté sera de savoir jusqu’où l’on peut aller, sans tomber dans l’injonction, et sans non plus dire l’histoire ni proclamer l’existence d’un événement historique. La voie de la résolution est ouverte, mais elle est étroite c’est un champ dans lequel il ne faudra pénétrer qu’avec une extrême prudence, en ayant toujours à l’esprit qu’il ne s’agit pas de proclamer l’existence d’un fait, mais de prendre en considération les souffrances qui découlent d’un fait indiscutable.

Mme Catherine Coutelle. Monsieur le ministre, vous nous avez bien éclairés, mais au moment où nous approchons de la conclusion de nos travaux, vous nous laissez au milieu du gué en nous lançant cet appel à la prudence quant à l’usage des résolutions. Elles nous paraissaient être en effet le meilleur moyen de donner aux victimes la reconnaissance à laquelle elles aspirent.

Par ailleurs, s’agissant des célébrations ou des commémorations, nous souffrons à la fois d’un trop-plein d’événements et du désintérêt du public. Comment, à travers elles, faire œuvre de pédagogie et construire la citoyenneté, comme on l’avait entrepris sous la Révolution, ainsi que l’a très bien montré Mona Ozouf dans La Fête révolutionnaire ?

M. Robert Badinter. Je ne crois pas que trop de commémorations tuent la commémoration. Ce qui use les commémorations, c’est le temps. La commémoration de la guerre de 14-18, qui a entraîné tant de sacrifices et tant de morts, en particulier de jeunes hommes, était dans ma jeunesse un moment très important de la vie nationale. La célébration de l’Armistice se faisait dans la cour du lycée. Mais au cours des années, j’ai vu s’effilocher la foule réunie autour du monument aux morts. S’il n’y avait pas eu d’autre guerre, je ne sais pas où en serait la commémoration. Qui honore encore ceux qui sont morts en 1870-71 ?

Il appartient aux communautés elles-mêmes, et à la communauté nationale au premier chef, de conserver vivante la mémoire dont elles sont dépositaires. Faut-il déclarer férié tel ou tel jour, c’est un débat dans lequel je n’entrerai pas aujourd’hui. Mais – et vous avez entendu M. Nora – la mémoire s’inscrit aussi dans certains lieux. Quand on va à Gorée, d’où les esclaves partaient vers les Amériques, il est impossible de ne pas être bouleversé. Pourtant les siècles ont passé. Quiconque a visité un camp de concentration ou d’extermination comprend aussi l’importance des lieux de mémoire.

La mémoire peut être entretenue de multiples façons. Au mémorial de la Shoah, la communauté juive française a élevé un mur, sur lequel sont gravés les noms de tous les Juifs déportés morts en camp de concentration – 76 000 – avec l’indication de leur âge, ce qui permet de prendre conscience du nombre d’enfants parmi eux.

Au Mont Valérien, qui se trouve dans ma circonscription, j’avais été frappé, lors d’une cérémonie, par le fait que nulle part ne figurait le nom des résistants qui avaient été fusillés là. Il n’était pas possible que ces noms fussent ainsi escamotés. J’ai donc déposé une proposition de loi pour l’édification d’un monument. Maurice Schumann a prononcé à cette occasion sa dernière et sublime intervention, et la proposition a bien sûr été votée à l’unanimité. Le nécessaire a été fait pour retrouver les noms, qui sont désormais inscrits. Leur absence était un péché contre la mémoire.

Mme Christiane Taubira. J’ai toujours un immense bonheur à vous écouter, Monsieur le ministre. Permettez-moi cependant quelques interrogations.

Le Conseil constitutionnel, vous l’avez rappelé, a fondé sa décision relative à l’article 4 de la loi de 2005 sur le partage des compétences entre le Parlement et le Gouvernement, tel qu’il est défini par les articles 34 et 37 de la Constitution. Mais la raison pour laquelle ce texte a été déféré au Conseil était d’une autre nature : la contestation portait sur le contenu. La technique juridique est donc une chose, mais elle ne fait pas tout. Il faut se demander pourquoi l’on peut être amené à voter une loi sur ces sujets. Le Parlement n’est pas sourd aux interrogations qui traversent la société. Au demeurant, s’il faut s’incliner devant le partage entre domaine législatif et domaine réglementaire, l’on aimerait aussi que le pouvoir exécutif cesse de vampiriser le pouvoir législatif.

Vous avez dit par ailleurs que l’esclavage constituait un fil rouge dans l’histoire de l’humanité. Mais l’esclavage tel qu’il se pratiquait dans l’Antiquité, celui qui a donné lieu par exemple à la révolte de Spartacus, était-il fondé sur le rapt ? Il ne me semble pas qu’on puisse le comparer sans nuances à un système organisé par des États, qui sont allés jusqu’à se doter du sinistre Code noir.

Je suis toujours surprise quand on met sur le même plan l’article 2 de la loi de 2001 et l’article 4 de la loi de 2005. L’un demandait d’enseigner les bienfaits de la présence française outre-mer, l’autre dit qu’il faut introduire dans les programmes scolaires l’histoire de la traite et de l’esclavage et encourager la recherche : la différence d’approche me semble considérable.

Vous avez dit aussi que ceux qui pratiquaient l’esclavage le faisaient avec une parfaite bonne conscience, mais la contestation est apparue avant même le siècle des Lumières, qui fut fécond, vous le savez mieux que personne, en récits et engagements d’une grande profondeur de réflexion. Des voix se sont élevées pour dire qu’il s’agissait d’un « crime de lèse-humanité », d’un crime contre l’homme, donc, même si le concept de crime contre l’humanité n’a été établi que pour le tribunal de Nuremberg. C’est un « attentat contre la dignité humaine », a dit Victor Schoelcher en 1848. L’abbé Grégoire a parlé de « crime », Proudhon de « meurtre ». La bonne conscience des négriers n’était partagée ni par les grands esprits, ni par les petites gens, comme en témoigne le cahier de doléances des villageois de Champagney. À la même époque, 13 % de la population masculine d’Angleterre, d’Écosse et du Pays de Galles ont signé des pétitions contre l’esclavage. La pétition de Birmingham, en 1792, dit bien que « la traite est un commerce contraire à notre expérience commune de l’humanité ».

Je voudrais faire valoir aussi, avec mille précautions, que le concept de crime contre l’humanité a été établi après la Shoah. Que le concept soit postérieur aux faits n’empêche donc pas de s’interroger sur la qualification des faits.

Il faut, j’y reviens, comprendre pourquoi l’on parle de ces sujets, pourquoi en 2001, l’on a voulu voter une loi disant qu’il fallait enseigner l’histoire de la traite et de l’esclavage et promouvoir la recherche dans ce domaine. J’ai le plus grand respect pour les historiens, mais force est de constater que certains thèmes ne font pas l’objet d’enseignements ou de travaux. Dire qu’il faut enseigner ce qui s’est passé, ce n’est pas dire comment il faut l’enseigner : cela fait toute la différence avec la loi de 2005. En ce qui concerne l’esclavage et le commerce triangulaire, il ne s’agit pas de la mémoire d’un groupe de personnes, mais bien d’une histoire qui a profondément bouleversé le monde, dans tous les domaines – économie, philosophie, rivalités entre puissances européennes, frontières africaines ou démographie des Amériques.

M. Robert Badinter. Si j’avais eu le privilège d’être un compagnon des Encyclopédistes, j’aurais très vraisemblablement, compte tenu de mes affinités électives avec Condorcet et l’abbé Grégoire, été membre de la Société des amis des Noirs – dont je ne vous apprendrai pas que les personnalités les plus connues ont été pendues en effigie dans les Caraïbes.

Bien entendu, il faut poursuivre avec toute la vigueur possible la recherche sur ce qu’a été l’esclavage. Et ne pas pratiquer une histoire sélective : il y a eu aussi des négriers noirs, le trafic d’esclaves a continué de ravager l’Afrique après les lois d’abolition de l’esclavage. Tout, dans ce processus global, doit être étudié et mis en pleine lumière. C’est un objet d’étude de première importance.

Caïn fait partie de l’humanité, et je l’ai rencontré. Il continuera à faire partie de l’humanité. Il nous appartient de mettre son visage à nu, et d’apprendre à tous les enfants ce dont il est capable à l’égard de son frère, partout.

Mais nous, parlementaires, sommes tenus par la Constitution. La loi, je le répète, n’existe que dans le respect de la Constitution. C’est la limite de notre action, elle est contraignante, mais nous avons d’autres moyens d’agir que la voie législative.

Mme Françoise Hostalier. Ce qui me paraît important, et qui pourra peut-être passer par l’adoption de résolutions, à l’instar de celles que vote le Parlement européen, c’est la reconnaissance du fait.

Par ailleurs, je m’interroge sur l’évolution de la manière dont on commémore la Grande Guerre. Je suis originaire du Nord, entre Fromelles et Ypres, région où tant de villages ont été entièrement détruits. Cette année, dans ma commune, pour le quatre-vingt-dixième anniversaire, il a été décidé de lire les lettres qui étaient envoyées aux Poilus par leurs familles. N’y a-t-il pas, là aussi, une réinterprétation d’un fait historique par notre sensibilité d’aujourd’hui ?

Enfin, les commémorations ne doivent-elles pas servir à remettre à l’honneur les valeurs fondamentales dont nous observons la déliquescence, et par là même à faire acte de prévention ? L’année dernière, aux lycéens à qui j’avais lu la lettre de Guy Môquet, j’avais ensuite demandé qui et où, aujourd’hui dans le monde, pouvait être un Guy Môquet. Le plus important, dans la commémoration, n’est-il pas d’en tirer des conséquences dans sa propre vie ?

Mme Marie-Louise Fort. Monsieur le ministre, votre très brillant exposé a achevé de me convaincre. La constitutionnaliste Anne-Marie Le Pourhiet avait eu des propos plus durs que les vôtres, en nous disant que beaucoup de parlementaires sont moins les représentants de la nation que ceux de lobbies en tout genre, tirant la couverture publique vers leurs intérêts catégoriels. Si nous continuons sur la voie des lois mémorielles, nous donnerons de plus en plus l’impression de nous complaire dans un pathos doublé d’une certaine vacuité de la pensée. Demeure toutefois l’absolue nécessité de préserver la mémoire, mais ce que vous avez dit en évoquant votre cas personnel est certainement beaucoup plus frappant que toutes les lois que l’on pourrait écrire. Je rejoins ma collègue pour dire que cette mémoire doit nous aider à transmettre des valeurs fondamentales afin de préparer l’avenir.

M. Maxime Gremetz. J’ai assisté hier à une cérémonie à Reims : pour la première fois, on a rendu hommage à l’armée noire. Il y avait eu un monument, que les nazis se sont empressés de détruire quand ils ont occupé Reims. La décision a enfin été prise d’en reconstruire un. Qui connaît l’histoire de ces tirailleurs sénégalais, qui ont défendu Reims de toutes leurs forces ? Cela aussi, c’est bien peu enseigné.

Et qui parle des batailles de la Somme, de ces hommes de quarante-trois nationalités, tous volontaires, venus défendre le pays des droits de l’Homme ? Il faut faire quelque chose pour que cela se sache.

M. Robert Badinter. Le temps efface la mémoire, mais le devoir de mémoire existe. C’est pourquoi il appartient à ceux qui, pour des raisons diverses, ont un lien fort avec les événements de maintenir la flamme de la mémoire et d’éviter une concurrence des mémoires.

Le passage de la mémoire à l’histoire est ce moment où ceux qui ont vécu les événements ne sont plus. Quant à la transmission, c’est au premier chef un problème pédagogique et culturel.

Les crimes du passé éclairent le présent. C’est pourquoi je suis partisan – sans qu’il s’agisse de voter une loi ! – d’un enseignement qui dise l’histoire des crimes contre l’humanité. Cela saisit les enfants, mais ils le projettent sur le monde actuel, ils le vivent dans leur imaginaire comme une possibilité qu’il faut combattre.

De plus, je ne crois pas qu’on puisse se réconcilier sans qu’ait été fait le travail de mémoire. Il s’agit aussi d’un travail d’autocritique, et non pas seulement de la reconnaissance de souffrances. Jamais nous n’aurions pu construire l’Europe, réussite historique de notre génération, si les Allemands n’avaient pas accepté le travail fait notamment à Nuremberg. La mémoire n’est pas seulement revendication et rappel des crimes subis, elle est aussi prise de conscience de ses torts. S’agissant de nos amis arméniens, je continue à souhaiter qu’un Livre blanc puisse être établi avec les Turcs sous les auspices de l’Union européenne ou de l’UNESCO. Le « vivre ensemble » de Renan est aujourd’hui à l’échelle des peuples ; il suppose un travail de mémoire et d’histoire.

Quand on passe dans les cimetières du Nord de la France, on est saisi. Sans doute est-il difficile d’emmener les enfants dans les cimetières. Pourtant, à Rome, après avoir visité les hauts lieux de l’Antiquité et de la chrétienté, il est dommage de ne pas montrer le cimetière militaire français. Dans quatre tombes sur cinq reposent des musulmans, d’autres sont marquées de noms espagnols ou italiens ou juifs caractéristiques de la population d’Afrique du Nord.

Pour en revenir à notre sujet, le Parlement ne doit pas se laisser emporter par l’émotion, même si nous la comprenons parfaitement. Quant aux résolutions, c’est à l’occasion de la discussion de la loi organique que nous imaginerons l’usage que nous pourrions en faire. Il faudra les tenir hors du champ des confrontations politiques. Et en matière de reconnaissance nationale, il faudra se méfier de ce qu’une demande peut en appeler une autre. Soyons donc attentifs et prudents !

M. le Président. Au nom de tous les parlementaires de la mission, je vous remercie de nous avoir fait bénéficier de votre expérience et de votre expertise uniques sur le sujet qui nous occupe. Elles nous seront extrêmement utiles pour faire progresser notre réflexion et, je le souhaite ardemment, aboutir à des propositions. Nous vous en sommes très reconnaissants.

Audition de M. Yves Jego, Secrétaire d’État chargé de l’Outre-mer auprès de la Ministre de l’Intérieur, de l’Outre-mer et des collectivités territoriales

(Extrait du procès verbal du mercredi 5 novembre 2008)

Présidence de M.  Bernard Accoyer, président-rapporteur

Mme Catherine Coutelle, vice-présidente de la mission d’information. Nous sommes heureux de vous entendre, monsieur le ministre, car nous avons maintes fois évoqué la mémoire de l’esclavage, en particulier lors de notre table ronde du 16 septembre sur la pluralité des mémoires et leur rapport à l’histoire. Nos échanges ont rappelé l’enjeu que représentent les mémoires blessées et la reconnaissance des événements du passé. Même si le souvenir de ceux-ci peut être source de divergences, il revient aux pouvoirs publics de permettre à chacun de trouver sa juste place dans la mémoire nationale. Et la récente victoire de Barack Obama réveille le thème de la diversité des origines.

Fruit d’une histoire particulière et de l’éloignement géographique, les mémoires ultramarines sont soumises au risque de fragmentation et d’enfermement, et le nombre important des dates de commémoration de l’esclavage révèle la pluralité des lectures des événements. Notre mission souhaite connaître votre sentiment sur cette question. Faut-il, selon vous, maintenir le principe de commémorations différenciées ? La France a-t-elle assumé pleinement son travail de mémoire à l’égard de l’esclavage, de la traite négrière et de leur abolition ? Comment rassembler tous les Français autour de ce fait historique, aux implications mondiales ? Enfin, quel peut être le rôle des collectivités dans ce domaine ?

M. Yves Jégo, secrétaire d’État chargé de l’outre-mer. Je vous remercie de me permettre de m’exprimer sur ces questions avant la fin de vos travaux.

La loi de 2001 étant l’une des lois mémorielles de notre pays, vous avez sans doute évoqué longuement l’esclavage au cours de vos auditions. Je peux témoigner devant vous des effets de cette loi : sans aucun doute elle a fait évoluer la situation en offrant à nos compatriotes d’outre-mer la reconnaissance qu’ils attendaient d’événements extrêmement douloureux de notre histoire. Je ne suis pas certain que nous la rédigerions aujourd’hui dans les mêmes termes, mais il faut lui reconnaître des vertus, car en dépit de certaines divergences autour des dates de commémoration, elle a contribué à apaiser les esprits et à combler les non-dits, dénouant certaines tensions entre une partie de l’outre-mer et la métropole. Ce texte a donc un aspect positif, qui est à prendre en compte dans vos réflexions sur l’utilité de légiférer en ces matières.

Faut-il reprendre aujourd’hui le débat sur les dates de commémoration ? Mon sentiment est que le récent décret du Premier ministre, qui retient plusieurs dates, est un bon compromis permettant à chacun de choisir la date de commémoration qui lui semble la plus importante. A la date nationale du 10 mai s’ajoutent une date pour les associations et des dates différentes selon les territoires. J’ai participé cette année aux cérémonies de commémoration à Fort-de-France : j’ai compris que l’important était de laisser le travail de mémoire s’accomplir au cours d’une journée de reconnaissance publique, pour que tous puissent commémorer la réalité douloureuse de notre histoire. Laissons aux générations futures le soin de regrouper ces commémorations, si elles en éprouvent le besoin. Référons-nous au travail de mémoire tel que l’entendait Paul Ricœur – qui d’ailleurs préférait ce terme à celui de « devoir de mémoire ». Cette dualité entre les termes « devoir » et « travail » est intéressante : pour ma part, je pense que la mémoire « travaille », comme le bois et tout ce qui est vivant.

Je suis convaincu qu’il ne faut pas imposer une histoire officielle. Il n’est pas illégitime que les parlementaires se soient emparés de ces questions – comme peuvent le faire tous les citoyens – mais ils doivent laisser les historiens faire leur travail. Il faut trouver un équilibre, ce qui, sur de tels sujets, n’est pas facile.

Je serai plus circonspect pour ce qui est de légiférer sur des événements qui se sont déroulés en dehors de nos territoires. L’intervention du Parlement a des limites. Le Parlement ne doit rien imposer et laisser les historiens faire leur travail. En matière mémorielle je serai, pour ma part, plus incitatif.

S’agissant de la reconnaissance de l’esclavage, je le répète, depuis le vote de la loi du 21 mai 2001, nous avons accompli de réels progrès, que l’on doit tant au travail du CPME – Comité pour la mémoire de l’esclavage – qu’aux diverses actions qui ont été menées et aux nombreux débats sur les dates et les formats de commémoration. La loi a permis de mener des actions concrètes en matière éducative et culturelle. De nombreuses polémiques ont ponctué ce débat, mais elles nous ont permis d’avancer sur un sujet qui concerne désormais autant la métropole que l’outre-mer. Ceux qui s’interrogeaient hier sur la commémoration de l’esclavage ont pu approfondir leur connaissance de l’autre. Faire la France, c’est aussi accepter que d’autres aient une approche différente de notre histoire commune et des douleurs partagées. A ce titre, vous faisiez justement allusion, madame la présidente, à l’élection de Barack Obama…

En bref, la loi de 2001 est un texte important : d’une part, elle permet au secrétaire d’État à l’outre-mer que je suis d’apporter des réponses à ces questions et, d’autre part, elle montre que notre République a pris en compte officiellement la question de l’esclavage. C’est important, car un traumatisme nié par une partie de la nation peut faire l’objet d’une fixation pour certains. Depuis que j’exerce mes responsabilités, je constate que les esprits sont apaisés et les débats sereins, ce qui nous permet d’apporter à ces questions des réponses républicaines.

Mme Catherine Coutelle, vice-présidente. La loi «Taubira» avait deux volets : la reconnaissance de la traite négrière comme crime contre l’humanité et la nécessité de prendre en compte cette question dans les études, les recherches historiques et l’enseignement. Avez-vous constaté, monsieur le secrétaire d’État, en métropole comme outre-mer, une recrudescence des études réalisées par les historiens et une plus grande place accordée dans les manuels scolaires à l’esclavage et à la traite négrière ?

M. le secrétaire d’État. Je ne suis pas en mesure de vous dire si le nombre des études a augmenté depuis que la loi existe, mais je sais que le CPME a recensé un nombre important de travaux. Il fait par ailleurs état d’une demande d’éclaircissements culturels et pédagogiques de la part notamment de l’Éducation nationale. C’est ainsi qu’il envisage de créer un centre virtuel consacré à la mémoire, accessible sur Internet, qui mettrait en valeur ce qui existe déjà tout en s’ouvrant sur des secteurs où les travaux sont insuffisants.

Rien de tout cela n’aurait été possible sans la loi, qui a permis de mettre ces questions sur la table au niveau des institutions républicaines. C’est incontestablement l’un de ses effets positifs.

Un autre effet, en revanche, tarde à venir : c’est la qualification de l’esclavage qui, si elle peut paraître surprenante au regard de notre propre histoire, serait très utile aujourd’hui car l’esclavage, contrairement à ce que l’on croit, existe encore, et dans certains pays il se développe. Le fait que la France le qualifie comme acte criminel devrait permettre d’ouvrir le débat sur l’esclavage qui se pratique aujourd’hui – un certain nombre d’articles de presse, dont certains sont effrayants, en font état – et de renforcer ce combat qui n’est pas seulement mémoriel, mais actuel.

Mme George Pau-Langevin. De nombreux travaux ont été réalisés aux Antilles sur la question de l’esclavage : ce n’est sans doute pas là que nous devons faire porter l’effort. Mais comment faire en sorte que cette connaissance approfondie de l’esclavage et de ses conséquences terribles dans la mémoire et la conscience des populations ultramarines soit mieux partagée par l’ensemble de la nation ? Et comment éviter en même temps la concurrence des mémoires, qui préoccupe nos compatriotes et les élus que nous sommes ?

Enfin, une initiative est lancée au Parlement européen en vue de reconnaître l’esclavage avec des dispositions proches de la loi «Taubira». Le secrétariat d’État chargé de l’outre-mer s’associe-t-il à cette initiative ? Que pouvons-nous attendre d’une telle prise de position au niveau européen ?

Mme Catherine Coutelle, vice-présidente. La loi «Taubira» a-t-elle fait l’objet d’une évaluation ? Dispose-t-on aujourd’hui d’un bilan des recherches accomplies, outre-mer comme en métropole ? Savez-vous si des programmes de recherche ont été initiés par les universités ?

M. le secrétaire d’État. S’agissant des évaluations, le CPME publie chaque année un rapport sur l’ensemble des recherches et des commémorations. J’indique que le Comité, en dépit de faibles moyens, fait un travail d’une grande qualité, notamment en collaboration avec le CNRS, pour faire connaître l’existant.

Cela dit, ces questions ne me semblent pas relever uniquement, au sein du Gouvernement, du secrétariat d’État à l’outre-mer, mais d’un co-pilotage avec le ministère de la culture. Sans vouloir en déposséder mon secrétariat d’État, je pense que les questions relatives à l’esclavage doivent également concerner l’Éducation nationale et la Culture. Le fait de les limiter à l’outre-mer me gêne un peu, car le travail de mémoire est un dessein national et nous devons éduquer les populations dans cette voie : tel est le sens de la date du 10 mai. A nous d’en faire un événement. Si j’ai organisé cette année des expositions au sein du secrétariat d’État, c’est pour amener le grand public de métropole à réfléchir à une question qui fait sens, grief et débat aux Antilles. Le secrétariat d’État à l’outre-mer ne saurait piloter seul cette opération, sous peine de l’enfermer dans une logique territoriale, ce qui aurait des effets négatifs.

Quant à la concurrence des mémoires, elle ne me semble pas créer de problème ou de blocage, pour autant du moins que je peux en juger au bout de quelques mois. Je crois qu’il y a, au contraire, une volonté claire et partagée d’étendre la réflexion au-delà des territoires concernés par l’esclavage. Et je serais heureux que les perspectives européennes se développent, car cette question ne concerne pas uniquement notre pays mais l’ensemble du monde. On veut travailler avec le CPME afin de créer un centre virtuel, c’est-à-dire de mettre en place un site Internet pour conserver les connaissances et mettre en réseau les chercheurs. Le secrétariat d’État approuve cette démarche et entend l’accompagner, car les lieux géographiques de mémoire de l’esclavage sont nombreux et très différents les uns des autres : il ne faudrait pas privilégier l’un d’entre eux. Un outil dématérialisé, outre qu’il a un plus grand retentissement, permet d’éviter le piège d’une implantation géographique qui serait forcément limitative.

Le Comité, qui approche de la fin de son premier mandat de cinq ans, publiera dès le début 2009 un bilan complet de son action, donc des effets de la loi de 2001.

Certains des Martiniquais qui assistaient à Fort-de-France aux récentes cérémonies de commémoration nous ont confié qu’ils les jugeaient auparavant trop politisées. Aujourd’hui, tous les Martiniquais s’y associent, quelle que soit leur origine et leur couleur de peau. Encore un progrès intéressant, même si certains disent aussi que « ce n’est plus notre commémoration ».

Pour conclure, je ne suis pas partisan de l’inflation législative sur les questions mémorielles, mais je ne nie pas que la loi a permis d’apaiser les tensions et de faire évoluer les positions des uns et des autres.

Mme George Pau-Langevin. Je me réjouis de vos propos sur la concurrence des mémoires, mais dois-je comprendre que le projet de Cité de l’outre-mer a du plomb dans l’aile ?

M. le secrétaire d’État. Je n’ai pas connaissance d’un tel projet, et rien n’est prévu en ce sens dans le projet de budget pour 2009. Mais votre proposition ne manque pas d’intérêt.

Mme George Pau-Langevin. C’était un engagement de Jacques Chirac en 2002. Il s’agissait d’un lieu d’exposition, d’archives et de débats, que Mme Girardin souhaitait installer dans le Musée des colonies, puis au sein de la Cité de l’immigration.

M. le secrétaire d’État. Des débats ont eu lieu au sein du CPME sur l’opportunité de créer un lieu spécifique pour la mémoire de l’esclavage, mais un tel projet serait coûteux et trop exclusif. C’est pourquoi le choix a été porté sur un lieu dématérialisé qui regrouperait les thèses, les travaux des chercheurs et tous les éléments d’iconographie disponibles concernant l’esclavage. Ce fonds de ressources aurait en outre l’avantage d’être accessible à tous. Par ailleurs, le Gouvernement soutient les projets locaux : il aide notamment la région Guadeloupe, qui envisage la création d’un musée. Enfin, le projet de création d’un musée dédié à l’histoire de France aux Invalides devrait permettre d’évoquer cet aspect important de notre passé. Je trouve pour ma part ce projet cohérent, l’esclavage étant un aspect de l’histoire de notre pays.

Mme Christiane Taubira. La loi de 2001, outre la création du Comité pour la mémoire de l’esclavage, instaure une date de commémoration, mais c’est sans préjudice de celles qui existent déjà dans les départements d’outre-mer. Votre témoignage est intéressant, monsieur le secrétaire d’État, car en Martinique, les descendants de maîtres ont encore aujourd’hui une force économique réelle. Leurs relations avec les descendants d’esclaves sont difficiles, bien que, depuis le vote de la loi, ceux-ci participent aux célébrations et s’expriment publiquement. La loi a donc instauré le dialogue.

S’agissant de l’évaluation des effets de la loi, elle a également permis des avancées intéressantes puisque le CPME réalise chaque année un état des lieux exhaustif, cependant que des professeurs d’IUFM examinent les manuels scolaires, dont certains, semble-t-il, ont sensiblement évolué. En réalité, les enseignants évoquent depuis longtemps cet aspect de l’histoire, mais avant la loi, ils manquaient de supports pédagogiques. La publication de supports agréés par l’Éducation nationale facilite le travail des enseignants et apporte plus d’égalité dans l’enseignement de ces questions. C’est un progrès incontestable.

Aujourd’hui, les territoires prennent en charge les lieux de mémoire : certains érigent des statues, d’autres approvisionnent leurs bibliothèques. En métropole, des régions ont été très réactives. C’est le cas de la Franche-Comté qui, peu de temps après la promulgation de la loi, a mis en place un programme très dynamique sur tous les aspects de l’esclavage, sans oublier l’abolition et tout ce qui relève de l’anthropologie et de l’ethnologie.

Mme Pau-Langevin a évoqué le projet de Cité de l’outre-mer. Je vous rappelle qu’il avait fait à l’époque l’objet d’une querelle, certains souhaitant joindre au projet historique et culturel un centre des affaires. Je ne suis pas surprise d’apprendre que votre projet de budget pour 2009 ne comporte pas de crédits pour réaliser ce projet, mais je rappelle que le président Chirac avait confié à Édouard Glissant une mission de préfiguration sur la création d’un centre national sur ces questions.

Enfin, l’esclavage a été pratiqué par l’ensemble des puissances européennes : à ce titre, sa mémoire ne concerne pas uniquement notre pays, même si le gouvernement français de l’époque n’avait pas souhaité élargir à cette échelle le texte de la loi – lequel ne mentionne d’ailleurs pas la France comme telle. Aujourd’hui, de nombreux pays européens entreprennent de commémorer ces événements. C’est le cas de l’Angleterre, avec le Musée international de l’esclavage de Liverpool, mais aussi de la Suède et du Danemark, qui pourtant n’ont participé que marginalement à la traite.

Quant à la concurrence des mémoires, on en parle plus qu’elle ne se manifeste…

M. le secrétaire d’État. La France reconnaît de nombreuses dates de commémoration : à celle du 2 décembre, Journée internationale pour l’abolition de l’esclavage, s’ajoutent le 23 août, Journée internationale du souvenir de la traite négrière et de son abolition, initiée par l’UNESCO, les 10 et 23 mai, les 22 mai en Martinique et 27 mai en Guadeloupe, le 10 juin en Guyane, le 20 décembre à la Réunion et le 27 avril à Mayotte. Cela dit, je me demande si la multiplicité des commémorations n’enlève pas de sa force à l’événement.

Mme Catherine Coutelle, vice-présidente. Il est important, en effet, de ne pas limiter la question de l’esclavage aux territoires d’outre-mer. Rappelons-nous combien les villes de métropole qui ont pratiqué le commerce triangulaire ont eu du mal à reconnaître ce passé ! Nantes l’a fait en 1980 – en présentant à cette occasion une exposition très intéressante – mais La Rochelle et plus encore Bordeaux – comme en témoigne une étude récente, commandée par Alain Juppé – sont encore réticentes.

M. le secrétaire d’État. Ce n’est pas tout à fait juste car Bordeaux va consacrer, en mai prochain, une salle à l’esclavage !

Mme Catherine Coutelle, vice-présidente. Les lieux de mémoire ont fait l’objet en France d’une étude approfondie, sous la direction de Pierre Nora, mais celle-ci n’a pas abordé ce sujet. Ne pourrait-on, dans ces domaines, permettre aux organismes de lancer des appels à projet auprès des chercheurs ?

M. le secrétaire d’État. C’est la vocation du CPME que de recenser tous les travaux en cours.

Je vous remercie, mesdames et messieurs, de m’avoir accueilli pour évoquer une question passionnante, et parfois polémique.

Mme Catherine Coutelle, vice-présidente. Nous vous remercions.

ANNEXE 3

LE TRAITEMENT DES QUESTIONS MÉMORIELLES
À L’ÉTRANGER

(Étude réalisée à partir des réponses des ambassades françaises au questionnaire de la mission)

 

ALLEMAGNE

 

Journées de célébrations nationales

- journée à la mémoire des victimes du national-socialisme, le 27 janvier ;

- journée de l'unité allemande, le 3 octobre - jour férié ;

- journée à la mémoire des victimes des guerres des guerres et despotismes, le deuxième dimanche précédant l'avent, en novembre.

Structures publiques compétentes

Les questions mémorielles sont, au niveau fédéral, de la compétence du secrétaire d'État à la chancellerie fédérale chargé de la culture et des médias.

Place du débat mémoriel

L’Allemagne a connu à la fois le nazisme et le communisme ainsi qu’une partition durant quatre décennies qui a produit des attitudes différentes vis-à-vis du passé. La disparition des témoins directs de la période, l'arrivée de nouvelles générations et la fin de la guerre froide ont graduellement modifié l'attitude des Allemands face à leur histoire. Aux efforts pour surmonter le passé national-socialiste s'est progressivement substituée une "culture de la mémoire" plus large, prenant en compte le passé communiste de la RDA ainsi que les souffrances des populations civiles allemandes.

Après de longues discussions sur le traitement à réserver respectivement aux héritages nazi et communiste, le gouvernement fédéral a adopté le 18 juin 2008 une nouvelle version du « concept de promotion des lieux de mémoire de la fédération » qui accorde une plus grande place à l'histoire de la RDA, « tout en excluant l’idée de comparer la terreur nazie et la dictature communiste » (B.Neumann).

La question des 12 à 14 millions d’allemands expulsés des territoires de l’Est est ainsi revenue au premier plan dans un climat alourdi par des relations difficiles avec les autorités polonaises. Une fondation va ainsi être créée sur cette question à Berlin, dans le cadre du musée historique allemand. Pour tenter d’apaiser les craintes polonaises, le comité scientifique inclura des experts étrangers, notamment de pays voisins.

Actes du Parlement

Le Bundestag a adopté en juin 2005 une résolution déplorant les actes du gouvernement Jeune Turc de l'empire ottoman qui ont conduit à l'anéantissement quasi-total des Arméniens en Anatolie. Le texte invite les länder "à contribuer, par leur politique éducative, à ce que la recherche sur l'expulsion et l'anéantissement des Arméniens - partie de l'étude de l'histoire des conflits ethniques du XXe siècle - se poursuive aussi en Allemagne".

Actes de repentances

Le chancelier Adenauer a exposé le 27 septembre 1951, dans une déclaration au Bundestag, adoptée à l'unanimité, la position officielle allemande sur la Shoah : "le gouvernement fédéral, et avec lui la grande majorité du peuple allemand, sont conscients des souffrances infinies infligées aux juifs d'Allemagne et des zones occupées pendant la période nationale-socialiste, le peuple allemand, dans sa grande majorité, a rejeté avec horreur les crimes commis contre les juifs et n'y a pas participé (...). Au nom du peuple allemand, des crimes indicibles ont été perpétrés, qui obligent à réparation morale et matérielle, aussi bien pour ce qui est des dommages individuels subis par les juifs, que pour les propriétés juives aujourd'hui sans ayant droits (...)".

Une déclaration adoptée par le Bundestag sur l'élimination des Arméniens de l'empire turc regrette "le rôle peu glorieux du Reich allemand qui, face aux informations multiples sur l'expulsion et l'élimination organisée des Arméniens, n'a rien entrepris pour mettre un terme aux atrocités".

En ce qui concerne l'héritage colonial, la ministre fédérale du développement, Mme Wieczorek-Zeul, s'est rendue en Namibie en août 2004 à l’occasion du centième anniversaire du début du soulèvement des tribus Herero et Nama, pour reconnaître que la "responsabilité historique et politique, morale et éthique" du peuple allemand, admettant que "les exactions commises alors sont qualifiées aujourd'hui de génocide".

Versements de réparations

Un premier accord d'indemnisation, préalable à l’établissement de relations diplomatiques avec Israël, a été signé entre l’Allemagne, Israël et la « Claims Conférence » (Conference on jewish material claims against Germany), représentant les juifs de la diaspora, a abouti au versement de 3,5 milliards de deutschemarks sur 12 ans. La « Claims Conférence» estime à 60 milliards de dollars les sommes versées depuis 1952 et a indiqué en juin 2008 avoir obtenu pour la prochaine décennie 320 millions de dollars supplémentaires pour venir en aide aux survivants de l'Holocauste.

La loi sur l'indemnisation des victimes du national-socialisme a été adoptée en 1953. De 1959 à 1964, des accords bilatéraux ont été signés par l'Allemagne avec une douzaine d'États d'Europe occidentale, dont la France, pour indemniser leurs ressortissants à hauteur de 500 millions d’euros. Un accord a été conclu avec les États-Unis en 1995, complété en 1999. Des accords ont été signés entre 1991 et 1998 avec la Pologne (255 millions d’euros), la république tchèque (140 millions d’euros), la Russie, la Biélorussie et l'Ukraine (500 millions d’euros au total), ainsi qu'avec les États Baltes, les fonds étant mis à disposition de "fondations pour la réconciliation". Lors de la conférence de Washington, en décembre 1998, l'Allemagne s'est également déclarée prête à indemniser les propriétaires de biens culturels spoliés.

Une fondation "Mémoire, responsabilité et avenir" a été mise sur pied en 2000 pour indemniser les travailleurs forcés. Elle a été dotée de 5,16 milliards d’euros, donnés par le gouvernement fédéral et les entreprises allemandes et a indemnisé 1,65 million de personnes.

Place dans l’enseignement

L'enseignement dans le primaire et le secondaire et la conception des programmes scolaires étant de la compétence des Länder, il n'existe pas de texte fédéral, régissant l’introduction d’un devoir de mémoire dans le système éducatif allemand. Une enquête initiée en 1997 par la Kultusministerkonferenz, conférence des ministres de la culture et de l'éducation des Länder, sur les pratiques de trois länder spécifiques (Bavière, Rhénanie-du-Nord-Westphalie, Saxe), a permis de recenser les pratiques et de faire des recommandations méthodologiques, en s’appuyant en particulier sur les articles 1 et 3 de la loi fondamentale, qui sont repris par les constitutions des länder.

Les programmes scolaires des différents Länder fixent des objectifs d'apprentissage, mais pas un contenu et laissent une grande liberté aux enseignants sur la didactique à utiliser. Les thèmes de l’Holocauste et du nazisme doivent obligatoirement être traités lors des enseignements d'histoire en 9ème et 10ème classe, et dans certains länder en 8ème. Dans le secondaire, le thème est abordé de manière plus approfondie, mais dans un contexte plus large, une pratique transdisciplinaire étant très encouragée. La confrontation des élèves avec d'autres modes de transmission que la voie scolaire traditionnelle est systématiquement encouragée : rencontres avec des témoins historiques, visites par les écoles des camps et autres lieux de mémoire, utilisation des médias.

La Kultusministerkonferenz s'est également prononcée sur la singularité de l'Holocauste, événement historique unique et d'une ampleur exceptionnelle qui ne peut être assimilé à d'autres génocides.

Commémoration des victimes de persécutions (2ème guerre mondiale,…)

Depuis 1996, par décision du Président fédéral, le 27 janvier, jour de la libération du camp d'Auschwitz en 1945, commémore la mémoire des victimes du national-socialisme. Une cérémonie est organisée au Bundestag en présence des plus hautes autorités de la République fédérale.

De nombreux lieux de mémoire ont été créés dans les anciens camps de la mort, lieux de détention et synagogues. Dans les années 80 notamment, grâce à des initiatives locales, beaucoup de camps ont été redécouverts. En 2005, 180 camps étaient dénombrés, accueillant 3,5 millions de visiteurs par an. Au total, 3500 lieux de mémoire sont dédiés aux victimes du nazisme, tandis que 350 perpétuent le souvenir des victimes du communisme.

Un mémorial dédié aux juifs d’Europe assassinés a été ouvert au public au centre de Berlin, à proximité de la porte de Brandebourg, en mai 2005.

Pénalisation des propos négationnistes

Les personnes qui approuvent, contestent ou minimisent les crimes contre l’humanité sont passibles du délit d’incitation à la haine raciale, qui prévoit une peine allant jusqu’à 5 ans d’emprisonnement. En 1994, la Cour constitutionnelle de Karlsruhe a validé cette disposition considérant qu’elle ne constituait pas une restriction à la liberté d'opinion.

En 2005, le Bundestag a renforcé ces dispositions pénales en ajoutant la possibilité d’une peine allant jusqu'à 3 ans de prison pour la personne qui, « en public ou lors d'une manifestation, trouble l'ordre public d'une manière qui offense la dignité des victimes en approuvant, en faisant l'apologie ou en justifiant la violence et l'arbitraire du système national-socialiste ».

 

Délai de communication des archives au public

La loi portant sur la sécurisation et l'utilisation des archives du Bund, l’État fédéral, fixe dans son paragraphe 5 que toute personne a le droit de déposer une demande d'utilisation d'archives déposées depuis plus de trente ans, sauf disposition contraire. Les archives relatives aux personnes physiques peuvent être utilisées par des tiers seulement trente ans après la mort de ladite personne, ou si l'année du décès n'est pas connue, cent dix ans après son année de naissance. Ces délais de protection ne s’appliquent toutefois pas aux documents qui, dès leur création, étaient destinés à être publiés.

Une loi spécifique a été adoptée pour les dossiers de la Stasi (police politique de l’ex-RDA), les règles étant plus strictes pour les informations relatives aux personnes physiques.

 

AUTRICHE

Journées de célébration nationale

- fête nationale, le 26 octobre.

Place du débat mémoriel

La reconnaissance officielle en 1991 de la responsabilité morale dans les crimes nazis d’une partie de la population autrichienne ainsi que les débats de 1995 sur les travailleurs forcés ont profondément modifié le contexte politique dans lequel s’inscrit la question mémorielle. Certains ont alors parlé, comme dans l’Allemagne réunifiée, d’une « effervescence mémorielle », sans que l’ambivalence des rapports de l’Autriche avec son passé ne soit pleinement levée : les sondages réalisés à l’occasion de la commémoration du 70e anniversaire de l’Anschluss, le 12 mars dernier, ont fait apparaître qu’une majorité de la population est réticente devant la poursuite de ce travail sur le passé.

Actes de repentances

L'Autriche a reconnu officiellement en 1991 la responsabilité morale d'Autrichiens dans les crimes nazis (le camp de Mauthausen est situé en Autriche)

Versements de réparations

Créé par une loi de 1995, le fonds national pour les victimes du national-socialisme a pour missions :

- l’indemnisation forfaitaire de 70 000 schillings (environ 5 000 euros) a été versée aux victimes encore vivantes du nazisme. Le montant total de ces indemnisations s'est élevé, au 1er janvier 2008, à 153 millions d'euros, pour plus de 30 000 personnes.

- le soutien à des projets relatifs à la mémoire ou à des commémorations : depuis 1996, plus de 600 projets ont ainsi été appuyés par le fonds national pour un budget total de 15 millions d'euros au 1er janvier 2008. (www.nationalfonds.org).

- l’aide à la restitution des oeuvres d'art et des biens immobiliers spoliés.

Le fonds national pour les victimes du national-socialisme assure la représentation de l'Autriche au sein de la Task force pour la coopération internationale relative à l'Holocauste - Éducation, mémoire, et recherche.

Commémoration des victimes de persécutions (2ème guerre mondiale,…)

Le service autrichien de la mémoire, initié par le politologue Andreas Maislinger et créé par une loi de 1991, est une alternative au service militaire, encore obligatoire en Autriche. L’organisation est indépendante mais financée en grande partie par l'État.

Place dans l’enseignement

Depuis la réforme des programmes scolaires à la fin des années 90, la période nazie est enseignée en classe de quatrième et de terminale par les professeurs d'histoire, qui sont secondés, dans une optique de sensibilisation et de pluridisciplinarité, par les professeurs de littérature.

L'enseignement porte essentiellement sur la Shoah, mais fait mention des autres victimes du nazisme (homosexuels, roms et gitans d'Allemagne). Il est complété par une sortie obligatoire pour tous les élèves de quatrième à Mauthausen et par l'organisation de conférences avec de grands témoins.

Pénalisation des propos négationistes

L'Autriche a l'une des législations les plus sévères parmi les pays de l’Union européenne en matière de lutte contre le négationnisme. Elle a réprimé dès 1945 par une loi d’interdiction les propos négationnistes qui seraient propres à réactiver le national-socialisme. Ainsi l’historien négationniste britannique David Irving a été condamné à 3 ans de prison pour activités néo-nazies, peine ramenée à un an de prison ferme après la révision de son procès en novembre 2006.

 

BELGIQUE

Place du débat mémoriel

Les questions mémorielles sont d'actualité en Belgique depuis la montée du Vlaams Belang, parti d’extrême droite flamand ouvertement xénophobe, qui a conduit à une réaffirmation du devoir de mémoire de la part des associations.

Structures publiques compétentes

L'éducation à la mémoire est de la compétence des communautés, française, flamande et germanophone.

Actes du Parlement

Il n’existe pas de lois de la reconnaissance de crimes historiques. Il en fut en question en 2005 pour reconnaître le génocide arménien, mais le projet n'a pas été adopté, face à l'opposition d'une partie du Parlement.

Place dans l’enseignement

La communauté française de Belgique a mis en place un certain nombre de mesures :

- un décret relatif à l'éducation permanente soutient des organisations qui ont pour objectif d'assurer et de développer, principalement chez les adultes, une prise de conscience et une connaissance critique des réalités de la société.

- au sein de la direction générale de l'enseignement obligatoire de la communauté française, la coordination pédagogique "démocratie ou barbarie" tente de sensibiliser professeurs et élèves à ces questions.

- un projet de décret est à l’étude au sein de la communauté française sur un mode de financement des associations qui s'occupent de la transmission de la mémoire des crimes de génocide et des crimes contre l'humanité.

La communauté flamande accorde également une grande importance aux questions mémorielles et à leur enseignement. Elle fait partie de l’"international task force on holocaust education''.

En ce qui concerne l'enseignement de la Shoah, ses modalités sont laissées à l'appréciation de chaque réseau éducatif (public ou libre) et, au-delà, à chaque établissement ou enseignant. Ceux-ci peuvent s'appuyer sur de nombreuses associations en Belgique qui jouent un rôle de promotion du devoir de mémoire : l’Institut national des invalides de guerre, anciens combattants et victimes de guerre intervient dans les écoles et organise des visites pour sensibiliser les élèves à la Shoah ou à d'autres événements tragiques de l'histoire ; une association wallonne, "territoires de mémoire", joue également un rôle important d’information sur les crimes de la seconde guerre mondiale avec la volonté de mettre en garde contre toute tentative de banalisation du nazisme.

Pénalisation des propos négationnistes

Une loi, inspirée de la loi «Gayssot», en date du 23 mars 1995, réprime la "négation, la minimisation, la justification ou l'approbation du génocide commis par le régime national-socialiste allemand d’une peine d'emprisonnement (1 an maximum), d’amende ou de privation des droits civiques.

 

BULGARIE

Journées de célébrations nationales

- fête nationale, le 3 mars, anniversaire de la signature du traité de San Stefano concluant la guerre russo-turque (1878) - jour férié ;

- célébration de la mort héroïque du poète Hristo Botev, mettant à l'insurrection bulgare, réprimée dans le sang par l'occupant turc, le 2 juin (1876) - jour férié ;

- fête de l'armée, le 6 mai ;

- fête de l'alphabet et de la culture bulgares, le 24 mai.

Place du débat mémoriel

Les questions de mémoire occupent peu de place en Bulgarie, où le passé n’est souvent évoqué que pour dénoncer le ''joug ottoman" et célébrer le soutien russe à la libération nationale (130e anniversaire de la guerre russo-turque de 1878). Une forme de syncrétisme mémoriel fait coexister quelques rares monuments aux victimes du communisme avec ceux qui sont restés en place à la gloire de l'armée rouge ou de la libération de 1944. Il existe toutefois des débats sur plusieurs sujets mémoriels : la mémoire du "joug turc" (1396-1878), la mémoire des répressions communistes (1944-1990) ainsi que celle des juifs de Macédoine et de Thrace égéenne victimes des persécutions nazies.

Actes du Parlement

Un récent projet de résolution sur la reconnaissance du génocide des Arméniens, déposé par l'opposition, a été rejeté par une majorité de députés, mais plusieurs municipalités d'opposition en province, notamment en bordure de la mer noire où réside une importante communauté arménienne (60 000 dans l'ensemble de la Bulgarie), ont adopté des actes de reconnaissance du génocide arménien, témoignant des craintes que suscitent dans une partie de la population les perspectives d'adhésion de la Turquie à l’Union européenne.

Actes de repentances

Au cours de sa visite récente, en Israël, en mars 2008, le président Parvanov a déclaré que, tout en étant heureux du sauvetage des juifs bulgares pendant la deuxième guerre mondiale, les bulgares assument leur responsabilité pour la mort des 11000 juifs des territoires rattachés à la Macédoine et à la Thrace égéenne. Par ailleurs, des "reconnaissances de culpabilité historique" concernant les répressions communistes ou les répressions contre les Turcs en Bulgarie ont été exprimées à diverses occasions.

Versements de réparations

En 1991, une loi pour la réhabilitation et le dédommagement des personnes ayant subi des répressions pour des raisons politiques a établi le principe d’une indemnisation de ces personnes. Dans la plupart des cas, il s'agit de pensions représentant 30 à 50 % du montant de la retraite moyenne.

Commémoration des victimes de persécutions (2ème guerre mondiale,…)

La mémoire des juifs persécutés de Macédoine et de Thrace égéenne reste marginale par rapport à celle, dominante, des juifs bulgares sauvés des déportations nazies en 1942-1943 par le gouvernement en place.

Des lieux de commémoration ont été érigés pour les victimes du communisme après 1991 (à Sofia, près de la maison de la culture, et dans d'anciens camps de travail forcé) ainsi que pour des victimes turques pendant la bulgarisation forcée.

Place dans l’enseignement

La mémoire de l'Holocauste est présente dans les manuels, sans mention particulière du sort subi par les juifs de Macédoine et de Thrace égéenne. Le sort des victimes du communisme est évoqué également dans les manuels d'histoire.

Pénalisation des propos négationnistes

L'apologie des crimes contre l'humanité et notamment la propagande nazie ou fasciste est interdite, mais dans la pratique, les publications à caractère raciste (notamment « mein kampf ») sont en vente libre. Une des raisons de cet état de fait est qu’une répression dans le domaine des idées serait vécue par une majorité de l'opinion comme un retour du passé communiste.

Délai de communication des archives au public

Ils sont déterminés par différentes lois, notamment la loi sur le fonds national des archives, la loi sur la sauvegarde des données personnelles, la loi sur la protection de l’information classifiée, la loi sur l'accès à l'information publique. La loi sur l'ouverture et l'accès aux archives de l'ancienne sécurité d'État et de l'armée populaire bulgare, du 19 décembre 2006, prévoit un délai de 50 ans.

 

CANADA

Journées de célébrations nationales

- journée de commémoration du Grand Dérangement (déportation des acadiens) le 28 juillet ;

- jour commémoratif de la famine et du génocide ukrainien au cours de 1932 et 1933 ;

- journée de la fête nationale des Acadiens et des Acadiennes, le 15 août ;

- jour de la bataille de Vimy de 1917, le 9 avril ;

- jour commémoratif de l'Holocauste ;

- journée nationale de commémoration et d'action contre la violence faite aux femmes, le 6 décembre, date anniversaire de l’assassinat de quatorze femmes à l'École Polytechnique de Montréal en 1989, depuis 1991 ;

- jour commémoratif national de la police et des agents de la paix, le dernier dimanche de septembre de l’année, depuis 1998.

Structures publiques compétentes

Monarchie constitutionnelle, le Canada est doté d’un gouverneur général, qui est la plus haute personnalité de l’État canadien, représentant la reine Elizabeth II, et dont la charge est d'établir un lien unissant les Canadiens et de promouvoir l'identité canadienne. L'actuelle gouverneure générale, Mme Michaeële Jean, descendante d'esclave, accorde une grande importance aux héritages des différentes communautés et considère le devoir de mémoire comme le ciment de l'unité nationale. Elle évoque son importance à chaque événement commémoratif comme dans de nombreuses interventions publiques célébrant une communauté ou la diversité culturelle.

Promotion du devoir de mémoire

Le Canada a vécu le 11 juin dernier un moment historique au Parlement, où les représentants des autochtones ont pu prendre la parole à la Chambre des communes en réponse aux excuses du Gouvernement, privilège que le protocole réserve uniquement aux chefs d’État et de gouvernement étrangers en visite officielle. Les médias ont interrompu leurs programmes habituels pour consacrer une heure entière à la cérémonie, suivie sur des écrans géants par des centaines de Canadiens.

Actes du Parlement

De 2002 à 2008, on relève l'adoption des lois suivantes :

- loi sur le jour commémoratif de l'Holocauste (2003).

- loi sur la journée de la fête nationale des Acadiens et des Acadiennes, fixée le 15 août (2003)

- loi sur le jour de la bataille de Vimy de 1917 (2003).

- loi portant reconnaissance de l’internement de personnes d’origine ukrainienne pendant la première guerre mondiale (2005) ;

- loi instituant un jour commémoratif de la famine et du génocide ukrainien au cours de 1932 et 1933 (2008).

De nombreuses propositions de loi déposées au Parlement concernent les commémorations ; plus d’une douzaine pour la législature en cours. Toutefois, peu d’initiatives parlementaires ont une issue heureuse ; celle de la proposition de loi sur la commémoration du génocide ukrainien, concomitante à la visite officielle du Président ukrainien Viktor Iouchtchenko du 25 mai 2008, constitue une exception.

Si la loi représente un moyen privilégié pour commémorer un événement, une motion commémorative peut aussi être adoptée par la Chambre des communes ou le Sénat à l’initiative d’un ou plusieurs parlementaires, pour faire un acte de reconnaissance. Ainsi plusieurs motions de cette nature sont actuellement devant le parlement du Canada, mais peu ont été adoptées. La motion commémorative n’a pas d’effets contraignants à l’égard du Gouvernement, qui peut décider de ne pas y donner suite.

Actes de repentances

Le 22 septembre 1988, le Premier ministre Brian Mulroney a prononcé à la Chambre des communes des excuses de la part du Gouvernement, pour l’internement des Japonais pendant la seconde guerre mondiale.

Plus récemment, le Premier ministre Stephen Harper a prononcé plusieurs excuses officielles aux populations explicitement discriminées dans les lois canadiennes. Il a adressé le 22 juin 2006 des excuses, au nom de tous les Canadiens et du Gouvernement, à la communauté chinoise du Canada pour les discriminations qu’elle a subies par le passé et pour la taxe d'entrée imposée aux Chinois dès la fin du XIXe siècle visant à les dissuader d'immigrer au Canada.

Dans son discours de politique générale devant la Chambre des communes (discours du Trône) du 16 octobre 2007, le Premier ministre, M. Stephen Harper, a reconnu que le traitement des enfants dans les pensionnats indiens représente un « triste chapitre » de l’histoire du Canada. Le 11 juin 2008, devant un parterre de plusieurs représentants des premières nations, des excuses officielles furent prononcées par le Gouvernement pour les sévices et assimilations forcées infligés aux enfants des premières nations (amérindiens, métis et inuits) dans les pensionnats indiens au siècle dernier. Le discours du 11 juin a été considéré comme un moment historique, témoignant d'une repentance envers les autochtones, qui figurent parmi les communautés les plus défavorisées du pays. Le Premier ministre a dû satisfaire au dernier moment, à la demande insistante des partis de l'opposition, pour que puissent s'exprimer, dans l'enceinte du Parlement les représentants d’une population de 1,2 millions de personnes, soit près de 4 % de la population canadienne.

Versements de réparations

En réparation des préjudices subis par près de 150 000 enfants autochtones, enlevés de force à leurs familles et placés dans des pensionnats en vertu de la loi sur les indiens de 1920, une série de mesures favorisant le devoir de mémoire et la réconciliation nationale a été mis en place en 2006, comprenant un plan de 5 milliards de dollars canadiens pour l’indemnisation individuelle des survivants des pensionnats, des aides juridictionnelles, le financement de projets éducatifs et une enveloppe pour financer le fonctionnement d’une commission de vérité et de réconciliation sur le modèle de la commission sud-africaine. Cette commission a commencé ses travaux le 1er juin 2008 sous la présidence du juge Harry Laforme, un indien Missïssauga.

 

CHYPRE

Journées de célébrations nationales

- fête de l’indépendance de la Grèce, le 25 mars – jour férié;

- mémoire des combattants chypriotes pour l’indépendance contre l'Angleterre, le 1er avril – jour férié ;

- commémoration nationale du génocide arménien, le 24 avril;

- armistice de 1945, le 8 mai ;

- commémoration de l’invasion turque de 1974, le 20 juillet ;

- fête nationale et indépendance de l’île (1960), le 1er octobre – jour férié:

- fête nationale grecque, le 28 octobre – jour férié;

- jour du souvenir (victimes des deux guerres mondiales), 11 novembre.

Promotion du devoir de mémoire

La partition de l’île et ses conséquences depuis 1974, notamment pour les réfugiés chypriotes grecs, demeure au centre des débats mémoriels nationaux

Actes du Parlement

La Chambre des représentants a reconnu le génocide arménien en 1982, puis a institué en 1990 une date de commémoration nationale (24 avril).

Versements de réparations

Les propriétés situées sur le territoire de la République de Chypre (sud) qui appartenaient avant 1974 à des chypriotes turcs, ont été placées depuis sous une autorité de tutelle des propriétés chypriotes turques. Le mécanisme pourrait conduire à une indemnisation de ces propriétaires, à l’image des réparations obtenues par les chypriotes grecs auprès de la Turquie, devant la Cour européenne des droits de l'homme ou par l'intermédiaire de la commission des propriétés immobilières instituée au nord de l'île.

Place dans l’enseignement

Les programmes scolaires du secondaire, du collège notamment, accordent une place significative à l'enseignement des violences intercommunautaires de 1963 et 1964 et aux événements de 1974 (tentative de coup d'État et invasion par la Turquie du nord de l'île).

Le ministère de l'éducation publie une liste d'événements historiques et de journées de commémoration. La sélection des événements est laissée à la discrétion des enseignants, de même que les modalités selon lesquelles cet enseignement est organisé.

Délai de communication des archives au public

Un délai de 30 ans est la norme pour la communication au public des documents versés aux archives nationales. Le ministère de la justice et de l'ordre public, qui gère le département des archives, peut toutefois étendre ce délai pour les documents contenant des informations sensibles, à 50 ans pour les documents concernant la sécurité nationale, la défense ou la diplomatie, à 75 ans pour des documents contenant des informations particulièrement, confidentielles ou sur les individus ou encore lorsqu'elles concernent de jeunes personnes, voire à 100 ans, lorsque les informations sont de nature ethnique.

 

DANEMARK

Journées de célébrations nationales

- commémoration de l’occupation du Danemark par l’Allemagne durant la 2ème guerre mondiale, le 9 avril (1940)

- libération du Danemark de l'occupation allemande, le 5 mai (1945)

- le jour de la Constitution, le 5 juin

- Valdemarsdag, jour du drapeau, le 15 juin (1219)

- journée en mémoire d'Auschwitz, le 21 janvier (1945)

- jour des compagnons d'arme des alliés, le dimanche qui suit le 11 novembre.

Actes de repentances

Lors du soixantième anniversaire de la libération du Danemark, le Premier ministre danois a présenté des excuses officielles à la communauté juive, au nom des autorités danoises, pour avoir livré aux nazis plusieurs personnes parmi lesquelles 21 juifs, avant la deuxième guerre mondiale.

Après le jugement rendu par la Cour suprême sur le cas de Thule, le Premier ministre danois et le chef du gouvernement groenlandais ont publié en 1999 une déclaration commune dans laquelle le Gouvernement s'excusait pour la manière dont avait été prise et mise en oeuvre la décision de transporter les habitants de Thule hors de leurs terres.

Versements de réparations

Les habitants de Thule transplantés de force ont reçu un dédommagement collectif de 500 000 couronnes danoises et 63 personnes ont reçu de la Cour suprême, à titre individuel, des compensations s'élevant de 15 000 à 25 000 couronnes.

Place dans l’enseignement

Les lois règlementant les programmes scolaires du primaire et du secondaire fixent des lignes directrices ou objectifs pour les élèves. Il n’y a pas d’instruction officielle pour la promotion du devoir de mémoire à l’école.

Pénalisation des propos négationnistes

La propagation de déclarations où de toute autre information menaçant, insultant ou abaissant un groupe de personnes en fonction de leur race, de leur couleur, de leur origine ethnique ou nationale, ou de leur orientation sexuelle est réprimée par le Code pénal. L’action de propagande, suite d'efforts systématiques intensifs et continus visant à influencer le jugement, est une circonstance aggravante.

Le Danemark s’est prononcé en faveur de l'adoption de la décision-cadre européenne.

Délai de communication des archives au public

Le délai normal est de 20 ans. Il peut être porté à 60 ans ou davantage, pour certains types de documents. Dans tous les cas, les documents contenant des informations personnelles ne sont communicables qu’après un délai de 75 ans.

 

ESPAGNE

Place du débat mémoriel

En Espagne, pays non belligérant au cours des deux guerres mondiales et dont l’empire colonial s’est disloqué pour l’essentiel au début du XIXème siècle, la question de la mémoire renvoie avant tout à l’histoire récente de la guerre civile (1936-1939) et de la dictature du général Franco (1939-1945)

Actes du Parlement

La loi sur la mémoire historique ("loi par laquelle sont reconnus et étendus les droits, et sont mises en place des mesures en faveur de ceux qui ont subi des persécutions ou des violences durant la guerre civile et la dictature") a été adoptée la 31 octobre 2007 par le Congrès des députés, après trois années et demie de débats motivés par la crainte d’une remise en cause du principe de non-traitement du passé sur lequel s’est bâtie la transition démocratique.

Actes de repentances

La loi sur la mémoire historique reconnaît les "persécutions religieuses". Elle vaut condamnation du franquisme et reconnaissance des victimes de la guerre civile des deux camps, et de la dictature. Elle autorise l'ouverture des fosses communes aux fins d'identification des restes des victimes pour les familles (travail dont se chargent des associations, aidées par les collectivités locales). Elle fixe les règles pour le retrait des symboles franquistes, des rues et édifices publics ou religieux.

Commémoration des victimes de persécutions (2ème guerre mondiale,…)

En 2005, une journée officielle de mémoire de la Shoah et pour la prévention des crimes contre l'humanité a été instaurée le 27 janvier.

Pénalisation des propos négationistes

Les actes d’antisémitisme sont particulièrement rares en Espagne, où la communauté juive est de taille réduite (environ 30 000 personnes). Le négationnisme n’a pas d’existence effective.

 

ESTONIE

journées de célébrations nationales

- anniversaire de la République en 1918, le 24 février (férié) ;

- fête de la victoire de 1919, le 23 juin (férié) ;

- jour de la restauration de l'indépendance de 1991, le 20 août (férié).

place du débat mémoriel

Le débat sur le devoir de mémoire reste encore très modeste en Estonie. Seule initiative publique d'envergure : la création, en 1992, d'une commission nationale sur les crimes nazis et soviétiques, faisant autorité. Diverses structures de taille modeste (musée du peuple estonien et musée de l'occupation, par exemple), le plus souvent financées par des mécènes privés réunissent documents et témoignages sur les estoniens victimes de la répression soviétique.

La plupart des analystes considèrent qu'il faudra encore du temps avant que la société estonienne soit en mesure de faire face a cette période de son histoire.

Structures publiques compétentes

Les questions mémorielles sont le plus souvent abordées au travers des initiatives de la société civile et d’associations, qui ont ainsi assuré la pose de plaques commémoratives ou l'érection de monuments.

Actes de repentances

Les autorités estoniennes ont officiellement présenté des excuses aux proches des victimes des crimes commis durant les occupations successives sur le territoire national. Ces excuses ont, toutefois, clairement précisé que ces actes n'avaient pas été commis par la République d'Estonie mais par les pouvoirs soviétique ou nazi.

Versements de réparations

Les seules réparations versées ont eu pour objet de dédommager les descendants de familles ayant perdu des biens immobiliers. Mise en œuvre pour une durée limitée de 15 ans, la loi correspondante n'est désormais plus en vigueur.

Place dans l’enseignement

Dans un pays où le corps professoral reste encore largement composé d'estoniens d'origine russe, la question du contenu des programmes demeure source de tensions, le ministère compétent s’attachant à aborder ces questions de façon mesurée.

Pénalisation des propos négationnistes

Le droit pénal estonien ne prévoit pas de sanctions spécifiques pour ces délits.

Les autorités estoniennes ont soutenu les positions du Conseil des ministres de l’Union européenne lors de la discussion du projet de décision-cadre sur le racisme et la xénophonie.

Délai de communication des archives au public

La règle des 50 ans est la norme pour l'Estonie. Chaque ministère reste toutefois en mesure d’autoriser une communication anticipée, notamment pour les travaux de chercheurs.

Il est toutefois à noter que la question se pose peu ici, dans la mesure où les autorités soviétiques ont détruit ou rapatrié la quasi-totalité de leurs archives avant de quitter pays.

 

ÉTATS UNIS

Journées de célébrations nationales

- Commémoration durant la semaine du jour du souvenir des victimes de l'Holocauste ;

Martin Luther King day, le 15 janvier, jour férié ;

- Memorial day (en mai, jour férié), en mémoire des soldats américains morts au combat depuis les guerres révolutionnaires.

Actes du Parlement

De manière générale, le Congrès est très actif sur les questions mémorielles. Les propositions de loi, poussées par les différentes organisations de la société civile concernées, abondent. Chaque année, le Congrès examine, sans succès jusqu’à présent, une proposition de loi reconnaissant le génocide arménien. De même, une loi de réparation pour les victimes de l'esclavage a été proposée au Congrès à de nombreuses reprises.

Actes de repentances

En ce qui concerne l’esclavage et la traite négrière, le Congrès a adopté une loi établissant une commission pour commémorer le 200ème anniversaire de l’abolition de l’esclavage, sans toutefois qualifier l’esclavage et la traite négrière de crimes contre l’humanité. L’État de Virginie a récemment adopté en 2007 une loi demandant pardon pour l'esclavage.

Commémoration des victimes de persécutions (2ème guerre mondiale,…)

Le musée de l'Holocauste établi par le Congrès est la principale institution chargée du devoir de mémoire de l'Holocauste. Le musée, gratuit, accueille chaque année un large public, notamment d'élèves et conduit des partenariats dans tout le pays avec les écoles et les universités.

Place dans l’enseignement

Les écoles reprennent toutes les commémorations nationales et sont autorisées à commémorer des personnes ou des événements régionaux, voire locaux. C'est l'occasion pour l'ensemble des membres d’un établissement scolaire de réfléchir sur un fait historique ou social pour organiser des activités scolaires autour de ce thème. Ces commémorations peuvent se dérouler sur une journée ou sur un mois complet (exemple : Black history month)

Pénalisation des propos négationnistes

Les États-Unis ont mis en place un arsenal législatif très important de lutte contre les discriminations et les actes racistes et antisémites. Les associations de la communauté juive et des droits de l'homme exercent une grande vigilance et signalent aux autorités les sites Internet qui incitent à la violence mais le principe de liberté d'expression limite très nettement la capacité des autorités à lutter contre la propagation des idées négationnistes, antisémites et racistes.

 

FINLANDE

Journées de célébrations nationales

Les journées de célébration nationale, non chômées sauf exceptions (fête du travail, solstice d'été, fête nationale commémorant l'indépendance en 1917), concernent principalement la culture finlandaise, ses grandes figures (M. Agricola, E. Lonnrot, A. KivL.) ou ses éléments singuliers (journées de la langue finnoise, de la « fennité » - suomalaisuus -, de la littérature finnoise). D'autres commémorations renvoient à l'histoire militaire du pays : jour du souvenir des morts au champ d'honneur, journée des anciens combattants, fête du drapeau des forces armées.

Place des débats mémoriels

La guerre civile de 1918 demeure un épisode difficile à surmonter. La littérature et la recherche historique ont toutefois progressivement abouti à une vision relativement équilibrée de ce conflit, qui fut longtemps appréhendé unilatéralement du point de vue de ceux qui ont été vainqueurs (assimilation des « Rouges » socialistes au parti de l’étranger).

L'attitude de la Finlande par rapport à l'Allemagne nazie fait également l’objet d’un consensus qui veut que les deux États aient été non pas alliés, mais « co-belligérants ». On souligne ainsi la continuité démocratique en Finlande pendant cette période et l'absence de loi antijuives. Toutefois, la publication en 2003 du livre d'E. Sana sur les prisonniers de guerre étrangers livrés à l'Allemagne a écorné cette vision, suscitant l'intérêt de la Fondation Simon Wiesenthal à l'étranger.

Prenant acte des difficultés de la société finlandaise à affronter les pages sombres de son histoire, l’État est parfois intervenu dans le travail de recherche historique afin de préserver, voire reformuler, le consensus sur l'histoire nationale. Ainsi les travaux de la journaliste E. Sana ont suscité la nomination par la Présidence de la République d'historiens mandatés pour vérifier les faits et la méthode. Les chercheurs étrangers, notamment français, (L. Clerc, J. Parot) travaillent librement sur ces problématiques historiques.

Actes de repentances

La dynamique de reconnaissance et de réconciliation nationales concerne tout d’abord la guerre civile de 1918. En 1998, le Premier ministre P. Lipponen a lancé un projet d’inventaire « Les finlandais tués à la guerre ».

Les seules excuses officielles ont été adressées à la communauté juive en novembre 2000 par P. Lipponen, après qu'il eut été révélé que la police finlandaise avait livré huit réfugiés juifs à l'Allemagne nazie (ce nombre a depuis été porté à soixante).

Versements de réparations

En 1973, le gouvernement social-démocrate de K. Sorsa a décidé d’attribuer des réparations au 11 600 rescapés des camps « blancs » du temps la guerre civile.

Place dans l’enseignement

Le rôle de l'administration centrale du ministère de l'éducation a beaucoup diminué depuis quelques années dans l’édiction des programmes scolaires. Actuellement, le ministère émet des lignes directrices que les éditeurs et professeurs sont libres d'interpréter. Cette souplesse a permis aux débats sur les périodes les plus controversées de l'histoire finlandaise, autrefois taboues, de trouver un écho dans les salles de classe

Commémoration des victimes de persécutions (2ème guerre mondiale,…)

Une place particulière doit être accordée au souvenir patriotique de la région de Carélie, cédée à l'URSS en 1944 et dont les 430 000 habitants furent rapatriés vers la Finlande. Depuis l'ouverture de la frontière russe, un véritable tourisme organisé de la mémoire a pris un essor, en quête des réminiscences de la Carélie mythique sur laquelle s'est construit le nationalisme finlandais et d'émotions patriotiques devant de hauts lieux du livre d'heures national (Château de Vyborg, champs de bataille de la guerre d'Hiver).

Pénalisation des propos négationnistes

A défaut d’une législation particulière incriminant la négation des crimes contre l'humanité, le débat public est régulé par des normes de décence et d'autocensure. En cohérence avec sa législation, la Finlande aborde avec scepticisme toute tentative de définir un cadre international contraignant sur ces questions. Lors de la discussion du projet de décision-cadre du Conseil européen, elle s'est résolument opposée aux dispositions tendant à instituer une obligation d'entraide judiciaire en l'absence de double incrimination.

 

GRÈCE

Journées de célébrations nationales

- fête nationale, célébrant le soulèvement des grecs en 1821 contre l'empire ottoman et leur libération de l'occupation turque, le 25 mars (1821) - jour férié ;

- fête nationale, célébrant le rejet de l'ultimatum de Mussolini par le gouvernement grec, le 28 octobre (1941) - jour férié.

- fête nationale, célébrant la résistance à la dictature des colonels, débutée à l'école polytechnique d'Athènes, le 17 novembre (1973) - jour férié pour les écoles

- commémoration du génocide des grecs pontiques, le 19 mai.

- commémoration du génocide des grecs d’Asie mineure, le 14 septembre.

Certains événements sont célébrés dans l'ensemble du pays mais chômés uniquement dans les villes où ils ont eu lieu. Ils sont pour la plupart liés à la domination turque et concernent notamment la bataille de Polykastro (1918), la bataille de Lepante (célébrée par la ville de Naupacte la première semaine d'octobre), la bataille de Navarin (commémorée à Pylos le 20 octobre), et le massacre de Missolonghi (commémoré la première semaine de mai).

Place du débat mémoriel

Le devoir de mémoire est très vivace en Grèce et n'a pas besoin d'un cadre légal pour être promu, étant considéré comme l'affaire de tous. Entretenu à tous les échelons administratifs, il est considéré comme le ciment de la conscience nationale grecque. Il comprend l'hellénisme dans son intégralité, ne se limitant pas au territoire grec.

Actes du Parlement

Le génocide des grecs pontiques a été reconnu en 1994 par le Parlement hellénique, qui a fixé sa commémoration au 19 mai, et le génocide des grecs d'Asie mineure en 1998

Actes de repentances

Le peuple grec se considère avant tout comme victime des exactions turques, bulgares et allemandes, ce qui ne favorise pas la reconnaissance d’autres épisodes historiques tels que l'expulsion des turcs de crête en 1912, l'expulsion et l'expropriation de la population tchame (minorité albanaise vivant en Epire, accusée de collaboration avec l'occupant allemand), la guerre civile qui a suivi la deuxième guerre mondiale et la déportation de la population juive, en particulier à thessalonique.

Versements de réparations

Le Gouvernement n’envisage aucune démarche de réparation ou d’excuses officielles, bien que par exemple des revendications se soient fait jour de la part du gouvernement albanais en faveur de l’indemnisation des descendants des Tchames.

Commémoration des victimes de persécutions

Les commémorations de souvenir des victimes de la deuxième guerre mondiale sont en général organisées par le niveau local. C'est par exemple le cas des victimes de la bataille de crête commémorées sur place mais aussi à Athènes où un monument leur a été élevé.

Place dans l’enseignement

Le devoir de mémoire est entretenu dès le plus jeune âge par les cours d'histoire dont la révision n’est possible que si elle cadre avec la doctrine établie, dont l'église, dépositaire de la culture grecque pendant les siècles d'occupation turque et initiatrice de la lutte pour l'indépendance en 1821, est le gardien incontesté. Les manuels scolaires ne reprennent que les crimes commis contre la population grecque orthodoxe, en Grèce, à Chypre, en Turquie ou en Mer noire.

Pénalisation des propos négationnistes

Les autorités n’ont pas exprimé de position officielle en matière de lutte contre le racisme, la xénophobie ou l'apologie de crime contre l'humanité. La Grèce a signé le 28 janvier 2003 le protocole du Conseil de l'Europe condamnant l'apologie du racisme et de la xénophobie.

Délai de communication des archives au public

Les archives générales de l'État, structure créée en 1914 et qui dépend aujourd'hui du ministère de l'éducation nationale et des cultes, conservent les archives des organes centraux de l'État, à l'exception des archives du ministère des affaires étrangères et de la défense nationale qui disposent de leurs propres services d'archives. Les délais de communication des documents d'archives sont fixés à 30 ans (loi 1946/l991), pour autant que leur communication ne porte pas atteinte à la sécurité nationale et à la protection de la vie privée.

 

HONGRIE

Place du débat mémoriel

Comme dans d'autres pays de l'ancienne Europe de l'est, on observe en Hongrie une reconnaissance progressive de la Shoah dans la mémoire officielle nationale. L'entrée du pays dans l'Union européenne a sans aucun doute eu une grande influence sur la société hongroise en l'incitant à "occidentaliser" sa façon d'appréhender les questions mémorielles.

Structures publiques compétentes

En 2002, une institution gouvernementale, l’ « Holocaust documentation center and memorial collection public foundation », a été créée pour construire le mémorial de la Shoah de Budapest, qu'elle administre aujourd'hui. L’inauguration du mémorial, le 16 avril 2004, a marqué un tournant dans la manière dont la Shoah est perçue et présentée en Hongrie.

Actes du Parlement

Une résolution adoptée en 2000 par le Parlement fixe la journée de commémoration dans les lycées des victimes de la Shoah au 16 avril. Une autre résolution du Parlement fixe la journée « commémorative des victimes de la dictature communiste » au 25 février.

Actes de repentances

Avant les années 2000, la Hongrie ne reconnaissait pas sa responsabilité dans le massacre de la population juive : les exactions commises par des hongrois étaient mises, sous le régime communiste, sur le compte des Allemands et de "quelques extrémistes hongrois''. La Hongrie a initié avec la chute de l'ancien régime communiste, un travail de recherche universitaire et de mémoire, en particulier sur l'Holocauste, mais une volonté politique relative au devoir de mémoire ne s’est manifestée qu’à partir des années 2000. Le Premier ministre hongrois a ainsi déclaré lors de la cérémonie d'ouverture du mémorial de la Shoah en 2004 : "J'ai honte que la Hongrie ait participé activement à ces assassinats monstrueux. Il n'y a aucune explication pour ces crimes haineux et impardonnables commis par des hongrois à l'encontre d’autres hongrois".

Place dans l’enseignement

Le mémorial de la Shoah organise des conférences et publie un certain nombre de communications d'ordre académique et pédagogique. Un centre de documentation ouvert aux historiens, aux étudiants et aux chercheurs y est prévu dans un avenir proche. En matière éducative, un programme a été mis en place pour intégrer l'étude de la Shoah non seulement dans le cursus scolaire obligatoire, mais également en créant une chaire d'études de l'Holocauste dans les universités hongroises. Des séminaires spécifiquement destinés aux enseignants sont organisés de manière régulière.

Pénalisation des propos négationnistes

Les gouvernements qui se sont succédé depuis 1989 ont voulu inscrire les discours incitant à la haine dans le code pénal, mais la Cour constitutionnelle a toujours rejeté cette demande qui, selon la majorité des experts, porterait atteinte la liberté d'expression, sévèrement limitée durant l'époque communiste.

 

ITALIE

Place du débat mémoriel

L'histoire contemporaine du jeune État-nation italien est marquée par des conflits importants qui ont profondément divisé les italiens. Dans ce contexte, l'idée même de mémoire unique ou partagée est largement étrangère au débat historique et politique en Italie ; le conflit des mémoires est au contraire perçu comme indispensable à la dialectique qui nourrit la construction de l'histoire. Le législateur italien n'est jamais intervenu pour encadrer le débat historique, y compris pour empêcher un développement du négationnisme.

Actes du Parlement

Les dix dernières années ont cependant été marquées par l'adoption de quatre lois « mémorielles ».

- la première, du 20 juillet 2000, a institué un jour de la mémoire (le 27 juin) en souvenir de l'extermination et des persécutions du peuple juif et des déportés militaires et politiques italiens dans les camps nazis. Cette institution fait suite au rapport Anselmi sur la spoliation des biens juifs ;

- la loi du 30 mars 2004 a institué un jour du souvenir (le 10 février) en mémoire des victimes des Foibes (gouffres karstiques dans lesquels plusieurs milliers d'Italiens de Yougoslavie qui ont été tués entre 1943 et 1945) et de l'exode julio-dalmate ;

- la loi du 15 avril 2005 a institué un jour de la liberté en souvenir de la chute du mur de Berlin (le 9 novembre) ;

- enfin, la loi du 4 mai 2007 a institué un jour de la mémoire (le 9 mai, date anniversaire de l'assassinat d'Aldo Moro) dédié aux victimes du terrorisme et des tragédies du même type.

Actes de repentances

La période coloniale est l'objet de nombreux débats entre historiens, en particulier lorsque les crimes des colonisateurs sont particulièrement nombreux (Libye, Éthiopie, Yougoslavie), mais elle ne fait guère l'objet de débats politiques en Italie. Elle ne revient au premier plan qu’à l’occasion de polémiques avec les anciens pays colonisés (en particulier la Libye).

Place dans l’enseignement

L'histoire est traditionnellement une discipline forte dans le cursus scolaire et les enseignants d'histoire sont très attachés à leur indépendance. Les circulaires ne semblent pas aller au-delà de la fixation du programme.

Pénalisation des propos négationistes

Pas de pénalisation

 

JAPON

Journées de célébrations nationales

- anniversaire de la fondation du Japon, le 11 février, jour férié sans cérémonies officielles ;

- jour de l'Empereur Showa, le 29 avril, jour férié sans cérémonies officielles. Célébration du règne de Hiro-Hito (1926 à 1989) ;

- anniversaire de l'Empereur Akihito, le 23 décembre, jour férié ;

- 23 juin : une cérémonie locale est organisée à Okinawa, à laquelle assiste le Premier ministre, pour les morts pendant la seconde guerre mondiale. Jour non-férié ;

- 3 août : une cérémonie locale est organisée à Nagasaki, à laquelle assiste le Premier ministre et les Présidents des deux chambres en mémoire du bombardement atomique. Jour non-férié ;

- 5 août : une cérémonie locale est organisée à Hiroshima, à laquelle assiste le Premier ministre et les Présidents des deux chambres, en mémoire du bombardement atomique. Jour non-férié ;

- reddition de l’armée japonaise et fin de la seconde guerre mondiale, le 15 août (jour non-férié). L'Empereur et l’Impératrice, le Premier ministre et le Gouvernement participent à la cérémonie officielle du souvenir organisée au Budokan au coeur de Tokyo.

La liste des célébrations est fixée par décision du Gouvernement et n'a pas évolué au cours des 25 dernières années.

Place du débat mémoriel

Depuis la fin de la seconde guerre mondiale, le Japon n'a pas procédé à un devoir de mémoire "à l'allemande". La reconnaissance des responsabilités reste un exercice difficile. Tout parallèle avec l'Allemagne nazie est rejeté et les réactions lors du 60e anniversaire de l'ouverture des procès de Tokyo, en 2006, ont témoigné de la permanence d'un courant critique de la "justice des vainqueurs". Un travail officiel de confrontation des points de vues sur l'histoire commune a été instauré avec la Chine en 2006 et relancé avec la Corée du Sud.

Structures publiques compétentes

Le Premier ministre japonais joue un rôle certain dans le domaine mémoriel (excuses, participation aux célébrations annuelles, etc.). Sur différents sujets sensibles, des groupes d'études ont été constitués : plusieurs commissions parlementaires sur la question de Yasukuni – sanctuaire où les âmes de plus de deux millions de soldats japonais morts de 1868 à 1951 sont déifiées, symbole du passé colonialiste du Japon –  ou, autre exemple, un panel de professeurs d'université sur la recherche historique commune avec la Chine et le Japon.

Actes de repentances

L'une des premières mentions de ''profonds remords'' figure dans un communiqué conjoint nippo-chinois de 1972. En 1995, le Premier ministre Murayama a indiqué que le verdict des procès de Tokyo est le texte officiel de référence et a évoqué l'agression et la domination coloniales comme des « faits historiques indéniables » ayant provoqué « des peines et des souffrances incommensurables aux peuples d'Asie », exprimant les profonds remords et les excuses sincères du Japon. Ces termes ont été repris dans les déclarations officielles ultérieures, notamment celles de l'ancien Premier ministre Koizumi en 2005.

Les pays voisins ont le plus souvent tendance à considérer ces actes comme insuffisants. Dans le même temps, le Japon a l'impression de ne pas être entendu et d’être contraint de renouveler ses excuses sous pression extérieure (concept de « Gaiatsu ») dans le cadre d'une éternelle repentance.

Versements de réparations

Le Japon a versé des sommes importantes au titre des dommages de guerre ou de l'assistance économique dans le cadre de 54 traités bilatéraux, entre 1951 à 1977. Certains pays ont choisi de reverser ces fonds aux victimes. Les Pays-Bas ont par exemple redistribué à leurs ressortissants près de 10 millions de dollars. Les entreprises japonaises ont par ailleurs versé des dédommagements à la fin des années 90 à des familles coréennes (pour des montants variant entre 11 000 dollars et 180 000 dollars). La société Kajima a instauré un fonds de compensation pour les travailleurs forcés de 4,6 millions de dollars administrés par la Croix rouge chinoise.

Enfin, un fonds de compensation pour les "femmes de réconfort" a été institué par le Japon sur donations privées en 1995. Ces personnes ne cessent néanmoins de réclamer au gouvernement japonais le paiement de réparations sur fonds publics. Le Japon s'y refuse arguant du versement de fonds dans le cadre des traités bilatéraux.

Commémoration des victimes de persécutions (2ème guerre mondiale,…)

La crise politique provoquée par les visites de l'ancien Premier ministre Koizumi au sanctuaire de Yasukuni, abritant les âmes de 14 criminels de guerre, a suscité des réflexions sur la création d'un lieu officiel de recueillement laïc pour les "morts pour le Japon" et pour toutes les victimes des guerres.

D’autre part, le débat autour de la reconnaissance officielle du statut de victime aux "femmes de réconfort" a été relancé par des propos ambigus de l'ancien premier ministre Abe à leur sujet.

Place dans l’enseignement

Les programmes scolaires comportent un enseignement en histoire sur les périodes au cours desquelles des crimes ont été commis. Néanmoins, cet enseignement n’est pas sans susciter un certain malaise. Certains manuels scolaires sont longtemps restés flous sur les responsabilités du Japon pendant la période coloniale (mise en avant du caractère positif de la colonisation de Taiwan et de la Corée, affaiblissement de la question du travail forcé) et lors la guerre du Pacifique (Pearl Harbour par exemple), ainsi que sur son rôle dans les crimes de guerre (unité 731, minimisation du massacre de Nankin). Les manuels scolaires sont librement choisis par les établissements parmi les produits proposés par les maisons d'édition préalablement homologués par le ministère de l’éducation. Les manuels scolaires Fusosha, connus pour comporter des mentions révisionnistes, sont peu utilisés (0,4 pour cent des collèges en 2005).

L'enseignement de valeurs liées au souvenir et à la nation a du mal à trouver une définition satisfaisante. Le ministère de l'éducation ne transmet pas d'instructions spécifiques au corps enseignant pour la promotion du souvenir.

Pénalisation des propos négationnistes

Rien n'est prévu dans le droit pénal japonais. Le nationalisme et le révisionnisme nippons, ce dernier étant marginal (dénonciation de la "vision masochiste de l'histoire", manuels scolaires Fusosha, propos d'hommes politiques, visite annuelle au sanctuaire Yasukuni) sont tolérés par la société japonaise.

Délai de communication des archives au public

Chaque entité administrative compétente est tenue de conserver les documents pour une période légale de 30 ans, après laquelle elles peuvent les transférer aux archives nationales. Une fois aux archives nationales, les documents deviennent publics. Selon les estimations actuelles, 0,7 % du volume des documents ont été transférés aux archives nationales. Le Gouvernement a lancé une étude pour un futur projet de loi sur la gestion des archives.

 

LETTONIE

 

Journées de célébrations nationales

La Lettonie commémore un grand nombre d'événements historiques, liés à l'indépendance et aux crimes commis contre les civils par les régimes soviétique et nazi :

- jour de commémoration de la convocation de l'Assemblée constituante de la République de Lettonie et fête du travail, le 1er mai - jour férié ;

- proclamation de la restauration de l'indépendance, le 4 mai (1990) - jour férié ;

- proclamation de la République en 1918, le 18 novembre - jour férié ;

- commémoration des défendeurs des barricades, le 20 janvier (1991) ;

- reconnaissance internationale (de jure) de la République de Lettonie, le 26 janvier (1921) ;

- jour de commémoration des victimes de la terreur communiste (déportation de 43 000 habitants de la Lettonie vers la Sibérie), le 25 mars (1949) ;

- jour de commémoration de la fin du nazisme et des victimes de la seconde guerre mondiale, le 8 mai ;

- première déportation massive des habitants de Lettonie vers la Sibérie, le 14 juin (1941) ;

- journée de l'occupation soviétique, le 17 juin (1940) ;

- journée de commémoration des héros, anniversaire de la bataille de Cesis décisive pour l'indépendance de la Lettonie, le 22 juin (1919) ;

- journée du massacre juif dans la synagogue de la rue Gogol, le 4 juillet (1941) ;

- traité de paix avec la Russie bolchevique, le 11 août (1920) ;

- journée de commémoration du pacte germano-soviétique, le 23 août (1939) ;

- loi constitutionnelle sur le statut de la République de Lettonie, restaurant la République de Lettonie, le 21 août (1991) ;

- jour de la reconnaissance par Moscou de la République de Lettonie, 6 septembre (1991) ;

- fête de Lacplesis, héros de la littérature populaire, symbolisant tous les Lettons ayant combattu pour la liberté, le 11 novembre ;

- jour de commémoration des victimes du régime totalitaire communiste, le premier dimanche de décembre.

Place du débat mémoriel

Depuis la fin 2004, l'histoire du XXe siècle, et plus particulièrement sur la période postérieure à 1940, donne lieu à des conflits d’interprétation entre Lettons d’origine russe et balte qui fracturent la société Lettone. Le statut des 150 000 Lettons engagés dans la légion lettonne mise en place par les autorités allemandes fait également l’objet de polémiques. Le 16 mars, une cérémonie est organisée en leur honneur, ce qui ne manque pas de provoquer des réactions de la part de la Russie. La reconnaissance du génocide juif est enfin à l’origine d’un débat sur la concurrence victimaire. Certains intellectuels et hommes politiques évoquent "l'obsession" occidentale des crimes du nazisme et la méconnaissance de ceux du communisme, reprochant à la commémoration de la Shoah de faire obstacle à la reconnaissance des crimes du communisme.

Structures publiques compétentes

Inauguré durant l'été 1993, le musée letton des occupations, structure publique, se fixe trois objectifs : "témoigner sur l'histoire de la Lettonie et du peuple letton durant les cinquante et un ans d'occupation de 1940 à 1991, rappeler au monde les crimes commis par les occupants successifs contre cet État et ce peuple, enfin, rendre hommage aux victimes". Au sein du musée, une commission des historiens a été créée, le 13 novembre 1998 pour l'étude des crimes contre l'humanité commis sur le territoire de la Lettonie durant les deux occupations entre 1940 et 1956, à l'initiative de l'ancien Président de la République, Guntis Ulmanis.

Actes du Parlement

Le 22 août 1996, la Saeima (le Parlement monocarméral letton) a adopté une résolution dénonçant l'occupation soviétique et le communisme totalitaire, et demandant le rapatriement en Russie des anciens officiers de l'armée rouge.

Actes de repentances

La préoccupation principale des lettons est que la Russie, en tant que successeur légal de l'URSS, reconnaisse l'occupation de leur territoire. La Russie considère quant à elle que la Lettonie est un État issu de l’URSS, et a récusé toute revendication susceptible de conduire à des réparations financières ou territoriales.

Versements de réparations

Les lettons déportés en Sibérie sous le régime soviétique bénéficient de diverses exonérations fiscales.

Le projet de loi sur des compensations à la communauté juive n’a pas été adopté depuis son examen fin 2006, malgré les pressions américaines.

Commémoration des victimes de persécutions (2ème guerre mondiale,…)

Le 4 juillet 2007, jour de la commémoration de la Shoah en Lettonie, la présidente, Mme Vaira Vike-Fretberga, a inauguré un monument en l'honneur de Zanis Lipke et de tous les autres Justes, érigé sur les ruines de la grande synagogue de Riga incendiée par les nazis et leurs supplétifs locaux.

Place dans l’enseignement

La présidente, Mme Vaira Vike-Fretberga, a déclaré en septembre 2005 qu'il était temps de réformer l'enseignement de l'histoire en Lettonie, afin d’améliorer les connaissances des élèves notamment en ce qui concerne l'Holocauste. Le musée des occupations a d'ores et déjà mis au point un programme éducatif consistant en cours, concours et séminaires à l'intention des professeurs d'histoire, ainsi que des outils pédagogiques.

Pénalisation des propos négationnistes

L’incitation au génocide est passible d'une peine de prison maximum de 8 années.

La Lettonie a voulu introduire, sans succès, un débat sur la condamnation des crimes du communisme, lors de la discussion sur la proposition de décision-cadre du Conseil européen.

Délai de communication des archives au public

La question n’a pas d’enjeux immédiats, les autorités soviétiques ayant détruit ou rapatrié la quasi-totalité des archives avant de quitter le pays.

 

LITUANIE

Journées de célébrations nationales

- restauration de l'État lituanien, 16 février (1918) - jour férié ;

- fête de l'indépendance, le 11 mars (1990) - jour férié ;

- les lituaniens fêtent le couronnement en 1253 du roi Mindaugas, unique roi de l'histoire lituanienne, le 6 juillet - jour férié ;

- jour de deuil et d'espoir, début de l'Holocauste en Lituanie, le 14 juin (1941) ;

- signature du pacte Molotov - Ribbentrop, par lequel la Lituanie se retrouvait dans la zone d'influence soviétique, prélude à l'occupation militaire de 1940, le 23 août (1939).

- souvenir du massacre de Tuskulenu, début de la seconde occupation soviétique, le 23 septembre (1944)

- jour des combattants pour la liberté, le 13 janvier.

Place du débat mémoriel

Il existe en Lituanie un débat assez important sur devoir de mémoire relatif aux événements historiques douloureux, dans lequel les autorités lituaniennes tendent à ce que la mémoire de la Shoah n'occulte pas les crimes commis par les soviétiques.

Structures publiques compétentes

Le centre lituanien de recherche sur la résistance et le génocide, dépendant du ministère de la culture, étudie depuis 1993 toutes les manifestations de génocide, crimes contre l'humanité et les persécutions durant les occupations soviétique et nazie, ainsi que les résistances armée et pacifique à ces occupations.

La commission internationale pour l'évaluation des crimes des régimes d'occupation nazi et soviétique en Lituanie existe depuis 1998. Sa mission est de mener des recherches sur les crimes contre les lituaniens commis à cette époque, de stimuler leur traitement judiciaire et de diffuser les informations au public, notamment aux écoliers et étudiants.

Actes du Parlement

Une commission pour les droits et affaires des résistants aux régimes d'occupation et des victimes de l'occupation a été mise en place par le Seimas (Parlement lituanien). Dans la loi du 16 juillet 1993 relative à l'institution du centre de recherche sur la résistance et le génocide, le Seimas qualifie d' « occupation » la période allant du 15 juin 1940 au 11 mars 1990, durant laquelle « un génocide physique et spirituel de la population de Lituanie » et « des crimes contre l'humanité et la condition humaine ont été perpétrés ».

Actes de repentances

Lors de sa visite en Israël en mars 1996, le Président lituanien, M. Algirdas Brazauskas a demandé pardon devant la Knesset au peuple juif pour la participation des lituaniens à l'Holocauste.

Versements de réparations

La reconnaissance de l'occupation de la Lituanie de 1940 à 1990 a conduit au versement de pensions à un certain nombre de civils considérés comme victimes de l'occupation : les victimes des événements du 11 au 13 janvier 1991, les anciens prisonniers politiques, déportés et enfants abandonnés pendant la période d’occupation, etc….

Commémoration des victimes de persécutions (2ème guerre mondiale,…)

Une forte attention est accordée par le pays à la mémoire des victimes lituaniennes de la deuxième guerre mondiale et de la période suivant 1945. Plusieurs musées sont consacrés au génocide et à la résistance en Lituanie, perpétuant le souvenir des victimes civiles et militaires de cette période à travers tout le pays.

Place dans l’enseignement

Des sections du programme d'histoire sont consacrées à la période d'occupation. Des visites annuelles de certains musées consacrés à l’occupation sont prévues durant le cursus scolaire des jeunes lituaniens. Pendant ces visites leur sont remis des livrets explicatifs édités en collaboration par les ministères de l'éducation et de la culture.

Pénalisation des propos négationnistes

Au cours de la discussion du projet de décision-cadre du Conseil européen concernant le racisme et la xénophobie, les autorités lituaniennes ont régulièrement demandé l'inclusion des crimes staliniens dans ce projet, demande qui a toujours été rejetée.

Délai de communication des archives au public

Une section spéciale du département lituanien des archives est chargée de la communication des archives relatives à la période d'occupation, qui ne sont pas considérées comme des documents lituaniens, mais comme des documents de la puissance occupante. Ces archives ont été triées par les soviétiques avant leur départ et comprendraient de nombreux faux documents.

 

LUXEMBOURG

Journées de célébrations nationales

- journée nationale de la solidarité luxembourgeoise, qui commémore toutes les victimes de la guerre et rappelle le référendum avorté du 10 octobre 1941 organisé par les nazis pour l’annexion du Luxembourg au grand Reich ; fixée le dimanche le plus proche du 10 octobre.

- journée de la mémoire de l'Holocauste et de la prévention des crimes contre l'humanité, fixée au 27 janvier depuis novembre 2005 (le 10 octobre entre 2002 et 2005).

Les autres commémorations, comme la journée nationale de la résistance, sont des manifestations privées d'anciens déportés, résistants, anciens combattants ou enrôlés de force, où le Grand-Duc et le Gouvernement sont généralement représentés.

Structures publiques compétentes

En 2000 et 2006 ont été créés un « comité directeur pour le souvenir de la résistance" et un "comite directeur pour le souvenir de l’enrôlement de force", ayant pour mission de traiter des questions mémorielles. Ces deux comités sont rattachés au ministère d'État (services du premier ministre).

Place du débat mémoriel

Aucun débat public ne s'est développé au Grand-Duché, même si les historiens tentent de faire la lumière sur certaines pages sombres de l'histoire du Grand-Duché (présence de 14 jeunes luxembourgeois dans le fameux bataillon de réserve de police 101, étude en cours sur les spoliations de biens juifs). La volonté allemande, lors de la 2e guerre mondiale, de préparer l'annexion du Grand-Duché par un contrôle direct de toutes les administrations luxembourgeoises explique que la responsabilité du gouvernement de l’époque, en exil en Grande-Bretagne, ou celle de l’administration ne soient pas recherchées.

Place dans l’enseignement

Les événements relatifs à la seconde guerre mondiale figurent au programme d’histoire de 5ème et 6ème années d'études primaires. Dans le secondaire (lycées techniques et lycées classiques), ils sont traités à la fois dans les programmes d'histoire et dans les cours d'instruction religieuse, de morale laïque et de langue (français et allemand)

Pénalisation des propos négationnistes

On admet communément que les lois sur la diffamation permettent de punir ce type de faits, bien qu'à ce jour, aucun n'ait été porté à la connaissance de la justice. La liberté d'expression, garantie par la Constitution, ne permettrait pas d'établir une législation spécifique.

Délai de communication des archives au public

Le délai de non-communication des archives est en principe de 30 ans, les exceptions suivantes ayant été établies par décret :

- délai de 150 ans, à compter de la date de naissance de la personne concernée, pour les documents comportant des renseignements individuels a caractère médical ;

- délai de 50 ans, à compter de la date de décès de la personne concernée, pour les documents contenant des renseignements individuels relatifs a sa vie privée, familiale et professionnelle ;

- délai de 50 ans, à compter la date de recensement ou de l'enquête, pour les faits et comportements d'ordre privé collectés dans le cadre des enquêtes statistiques des services publics ;

- délai de 50 ans, à compter de la date de l'acte, pour les documents relatifs aux affaires portées devant les juridictions, ainsi que pour les registres de l'état-civil et de l'enregistrement, ainsi que pour les documents intéressant la sûreté de l'État ou la défense nationale.

 

PAYS-BAS

Structures publiques compétentes

Le Riod (Rijksinstituut voor oorlogsdocumentatie) a publié en 1998 le 27ème et dernier tome du Royaume des Pays-Bas durant la deuxième guerre mondiale, ouvrage de référence sur la période, entrepris dès la fin de la guerre. L'institut Riod, désormais intégré à l’Académie des sciences, a étendu ses travaux à d'autres périodes de l'histoire néerlandaise, telles que la chute de l'enclave de Srébrénica ou l'indépendance de l'Indonésie.

L’Institut national d'études sur l'esclavage (nationaal instituut nederlandse slavernijverledsn, www.ninsee.nl), a été créé le 1er juillet 2003 à l'occasion du 140ème anniversaire de l’abolition de l'esclavage. Ses activités se concentrent sur trois domaines : des expositions permanentes et temporaires à Amsterdam, des expositions virtuelles sur Internet et un programme éducatif destiné aux élèves du primaire et du secondaire.

Actes de repentances

Le 4 avril 1995, lors d'une visite d'État en Israël, la reine Béatrix a reconnu devant la Knesset que "les Pays-Bas ont failli et n'ont pas empêché la déportation et le meurtre des juifs pendant la deuxième guerre mondiale''. Elle a précisé : « la plupart des juifs néerlandais ont été transportés dans des camps de concentration où ils ont finalement trouvé la mort. Nous savons que beaucoup de nos concitoyens se sont courageusement opposés - et parfois avec succès - à cela, et, quelquefois au risque de leur propre vie, ont aidé leurs semblables menacés. Mais: nous savons aussi qu'il s'agissait d'exceptions et que le peuple néerlandais n'a pas pu empêcher la disparition de ses concitoyens juifs ».

Le 1er mars 2003, le Premier ministre, M. Jan Peter Balkenende, lors de la commémoration de Yad Vashem, a déclaré en se référant au discours de la reine Béatrix : « Dans l'histoire de mon pays, la déportation de la plus grande partie des juifs néerlandais est un chapitre rédigé à l'encre très noire, qui a continué de jeter une ombre sur l'histoire de l'après-guerre. Mais nous avons appris, progressivement, à porter un regard critique sur notre attitude ».

A propos de l'esclavage, le ministre des grandes villes et de l'intégration des minorités, M. Roger Van Boxtel s’est déclaré en 1999 « favorable à un monument pour commémorer l'abolition de l'esclavage, qui, à mes yeux, ne devra pas servir à racheter un sentiment de culpabilité mais devra donner à l'esclavage la place qui lui revient dans l'histoire. Un monument qui devra être le symbole d'une écriture de l'histoire conforme à la réalité. Un monument qui fera en sorte que nous n'oublions pas notre passé, ni l'esclavage ».

En 2001, lors de la conférence anti-racisme des Nations-Unies à Durban, M. Van Boxtel a exprimé « les regrets des Pays-Bas concernant l'esclavage et la traite des esclaves, mais l'expression de regrets ne suffit pas et ne peut pas être utilisée comme excuse pour ne pas agir dans le présent. Il est important de prendre des mesures structurelles en faveur des descendants des anciens esclaves et les futures générations. »

Le Premier ministre M. Balkenende, en visite au Surinam en mai 2008, a réaffirmé les regrets des Pays-Bas pour « les souffrances causées par l'esclavage et le commerce des esclaves ».

Place dans l’enseignement

Diverses méthodes ont été mises au point dans l'enseignement secondaire pour informer les élèves et promouvoir le devoir de mémoire. Le "canon" de l'histoire des Pays-Bas (www.entoen.nu), présenté officiellement le 5 juillet 2007, consacre ainsi des chapitres particuliers à l'esclavage, à la colonisation, à l'attitude de la population pendant la deuxième guerre mondiale et à l'Holocauste. Une exposition itinérante et un site Internet évoquent les choix auxquels ont souvent dû faire face les individus durant l'occupation nazie. Les établissements scolaires organisent en outre des visites à Westerbow (camp de détention aux Pays-Bas avant l'envoi vers des camps d'extermination) et à Auschwitz.

Commémoration des victimes de persécutions

Des messages télévisés sur l'importance de la liberté sont diffusés chaque année, les 4 et 5 mai pour célébrer la fin de la deuxième guerre mondiale.

Depuis 2007, une commémoration annuelle a lieu à Amsterdam le 1er juillet, date de l’inauguration par la reine Beatrix d'un monument commémoratif de l'esclavage.

Pénalisation des propos négationnistes

Les Pays-Bas n’ont pas adopté de législation nationale spécifique sur les génocides, les crimes contre l'humanité, le négationnisme ou l'esclavage, en vertu du principe de liberté d’expression.

 

PORTUGAL

Journées de célébrations nationales

Chaque 25 avril, la Révolution des œillets est commémorée solennellement au Parlement.

Structures publiques compétentes

La promotion du devoir de mémoire est faite par les institutions politiques, les associations et les fondations, notamment l'Association du 25 avril, la Fondation Mario Soares, la Fondation Humberto Delgado (la première personnalité ayant osé défier le pouvoir salazariste, au prix de sa vie, en 1965), la Fondation Aristides de Sousa Mendes (consul portugais à Bordeaux qui délivra des milliers de visas à des juifs fuyant l'horreur nazie) et le centre de documentation et d'information Amilcar Cabral (cidac) pour la mémoire des guerres coloniales.

Actes du Parlement

Fruit d'une initiative d'un mouvement de la société civile N'effacez pas la mémoire, un projet de résolution vient d'être présenté le 21 mai à l'Assemblée de la république après un premier débat parlementaire le 30 mars dernier. Ce projet, consensuel, demande à l’État de mettre en œuvre une politique de mémoire relative à la résistance anti-fasciste, à la dictature et aux luttes en faveur de la liberté et de la démocratie.

Commémoration des victimes de persécutions (2ème guerre mondiale,…)

Le maire de Lisbonne a inauguré récemment un monument à la mémoire des juifs massacrés dans la capitale portugaise en 1503, cinq ans après l'édit du roi Manuel I mettant en demeure les juifs de se convertir ou de s’exiler.

Place dans l’enseignement

Des chapitres consacrés aux périodes de la dictature et de la guerre coloniale figurent dans le programme scolaire des 2e et 3e cycles de l'enseignement primaire et du secondaire. Le projet de résolution parlementaire présenté le 21 mai dernier recommande la promotion dans les programmes scolaires, des valeurs de la démocratie et de la liberté issues de la Révolution des œillets.

 

ROYAUME UNI

Place du débat mémoriel

Le devoir de mémoire privilégie le souvenir des victoires militaires passées et des souffrances de l'armée britannique dans des campagnes malheureuses. La célébration du 11 novembre est ainsi un phénomène national d'ampleur qui mobilise la Reine, les parlementaires, l'armée et une large partie de la population. Devant la désaffection d'une partie du public britannique envers les forces armées suite au conflit irakien, il est question de créer en outre un jour férié en faveur des forces armées

Actes du Parlement

Les commémorations trouvent le plus souvent appui sur un anniversaire, ce qui leur donne par nature une dimension ponctuelle et se traduit le plus souvent par un acte solennel : discours solennel au Parlement, voire vote d’une résolution.

Commémoration des victimes de persécutions (2ème guerre mondiale,…)

Sous la responsabilité d'organismes privés qui se chargent de mobiliser, en fonction de leur capacité, les pouvoirs publics, l'école et les médias

Place dans l’enseignement

A l'école, la Shoah et plusieurs autres génocides sont mentionnés dans le ''programme national'', qui ne prescrit pas de modalités particulières de traitement et qui laissent aux écoles une grande autonomie dans leur enseignement. En outre, les élèves ne sont pas tenus de passer une qualification en histoire à la sortie. Certaines écoles (ou élèves) peuvent sans conséquence négliger cette discipline.

Pénalisation des propos négationistes

Considérée comme contraire à la tradition britannique attachée à la liberté d’expression le Royaume-Uni a ainsi refusé toute évolution vers la pénalisation du négationnisme lors des négociations de la décision-cadre du Conseil européen contre le racisme et la xénophobie

 

RÉPUBLIQUE TCHÈQUE

Journées de célébrations nationales

- commémoration du rétablissement de la république tchèque indépendante après la scission de la tchécoslovaque, le 1er janvier (1992-1993) - jour férié ;

- commémoration de la libération de l'occupation allemande par l’armée américaine et l'armée russe, le 8 mai (1945), jour férié ;

- journée des apôtres slaves (Cyrille et Méthode), qui ont apporté l'alphabet cyrillique à l'origine de l'écriture slave ; le 5 juillet (863) - jour férié ;

- journée de Jan Hus, héros national, réformateur tchèque de l'église catholique et jugé hérétique, à l’origine des guerres hussites, le 6 juillet (1415) - jour férié ;

- journée de l’état tchèque, le 28 septembre - jour férié ;

- journée de la création de l’État tchécoslovaque indépendant, le 28 septembre (1918) - jour férié ;

- journée du combat pour la liberté et la démocratie, en souvenir de la répression de la manifestation étudiante du 17 novembre 1989 - jour férié ;

D'autres jours de l'année sont liés à l'histoire tchèque, mais ne sont pas fériés :

- la journée du souvenir des victimes de la Shoah et de la prévention des crimes contre l'humanité, le 27 janvier ;

- la journée de l'entrée de la République tchèque dans l'Otan, le 12 mars ;

- le soulèvement antifasciste de mai 1945 du peuple tchèque ;

- la journée du souvenir des victimes du communisme, le 27 juin ;

- la journée des vétérans de guerre, le 11 novembre.

Place du débat mémoriel

Plusieurs sujets relatifs au devoir de mémoire font l'objet de débats réguliers, notamment :

- la collaboration avec la police d'état communiste ;

- les expulsions des minorités des sudètes allemandes et hongroises entre 1945 et 1946, décidées par les décrets Benes ;

- la situation du camp de concentration de Lety ;

- les réparations financières (leur montant et leurs bénéficiaires).

Structures publiques compétentes

Le devoir de mémoire à l'égard des anciens combattants est assuré par le ministère tchèque de la défense.

Deux organismes officiels traitent de la période communiste :

- l'Office d'investigation et de documentation sur les crimes du communisme (créé en 1995), qui dispose de pouvoirs d’investigation et de poursuite à l’encontre des criminels de l’ancien régime ;

- l'Institut d'études des régimes totalitaires, institué en juin 2007 par le Parlement tchèque. L'acte de création de l’institut débute en ces termes : « le Parlement de la république tchèque, conscient de son devoir suite aux conséquences des régimes totalitaires et autoritaires du 20ème siècle, exprime par la présente, sa volonté d’examiner et de rappeler les conséquences de l'activité des organisations criminelles fondées sur les idéologies communistes et nazies, qui préconisèrent la suppression des droits de l'homme et rejetèrent les principes de l'état démocratique ». Depuis le 1er janvier 2008, 95 % des archives de la période communiste, administrées jusque-là par le ministère de l'intérieur, ont été transférées à l'Institut d'études des régimes totalitaires.

Actes de repentances

En 1991, le Président Havel a adressé des excuses publiques, très controversées pour les massacres perpétrés contre les Allemands lors de leur expulsion entre 1945 et 1946 ;

En 2005, le gouvernement tchèque a exprimé « sa profonde reconnaissance à tous les citoyens tchécoslovaques, dont ceux de la minorité allemande ayant vécu sur le territoire de l'actuelle république tchèque, qui sont restés loyaux envers la République tchécoslovaque et ont lutté activement pour sa libération ont souffert de la terreur nazie ». Cette déclaration s'est accompagnée de la création d'un centre de recherche et de documentation sur l'histoire des allemands antifascistes sous le protectorat et dans la tchécoslovaque de l'après-guerre ;

La république tchèque a dénoncé les crimes du régime communiste par la loi n°198 du 9 juillet 1993 sur l'illégitimité du régime communiste et sur la résistance qui lui a été opposés. Cette loi reconnaît comme "juste, légitime, moralement justifiée et digne de respect" la résistance au régime communiste. Elle autorise la poursuite en justice pour des crimes commis par le régime communiste plus de 20 ans après les faits.

Versements de réparations

Plusieurs dispositifs d’indemnisation ont été adoptés par la République tchèque dans la période récente :

- les propriétaires de biens nationalisés par le régime communiste (à l’exception notable des personnes expulsées au titre des décrets Benes) ;

- les militaires tchèques et les résistants qui se sont opposés au nazisme (à hauteur de 120 000 couronnes par personne) ;

- les résistants au régime communiste (120 000 couronnes par année passée en prison) ;

- les anciens Russes émigrés en Tchécoslovaquie et envoyés par le régime communiste dans les goulags d'URSS bien qu’ayant obtenu la nationalité tchécoslovaque ;

- les tchèques ayant effectué des travaux forcés pendant la seconde guerre mondiale ou sous le régime communiste ;

Le bureau tchèque pour les victimes de la persécution nazie, institué après la déclaration de réconciliation tchéco-allemande de 1997 afin d'aider les deux États à tourner la page du passé, a distribué des compensations financières, réglées par l'Allemagne et l'Autriche, pour un montant de 8 milliards de couronnes à plus de 86 000 personnes en 8 années d'existence.

Commémoration des victimes de persécutions (2ème guerre mondiale,…)

Les persécutions nazies font l’objet de plusieurs musées : le musée juif de Prague, la synagogue Pinkas, le mémorial aux 80 000 victimes juives de l'Holocauste de Bohème-Moravie, le musée-mémorial de Lidice, le mémorial de Teresin. Un centre international de documentation et d’éducation sur l’Holocauste rom devrait ouvrir prochainement à Kun.

Place dans l’enseignement

Un programme-cadre établi par un service du ministère de l'éducation, l'Institut de recherche pédagogique, définit les périodes de l'histoire à intégrer dans l'enseignement scolaire. L'union des combattants pour la liberté, seule association officielle d'anciens combattants, consacre son activité principale à l'éducation des jeunes sur l'histoire de la guerre.

Pénalisation des propos négationnistes

La république tchèque sanctionne pénalement la négation des crimes nazis et de l'Holocauste

Délai de communication des archives au public

Les documents d'archives de plus de 30 ans détenus par le ministère de l'intérieur sont accessibles à tous, à l'exception des archives de la police secrète, que les citoyens tchèques seuls sont autorisés à consulter. Ces dernières ont été ouvertes au public de façon progressive : depuis 1996, les citoyens tchèques peuvent consulter leur propre dossier, ainsi que les documents rassemblés par le parti communiste de Tchécoslovaquie entre les années 1945 et 1989. Depuis 2002, les listes recensant les personnes ayant collaboré avec la police secrète sont accessibles. Depuis 2007, dans le cadre du projet « passe ouvert », le ministère de l'intérieur entend simplifier l'accès aux archives de la police secrète, afin de permettre la consultation des documents décrivant les pratiques du régime totalitaire.

 

SLOVÉNIE

Journées de célébrations nationales

- jour de Preseren, fête de la culture slovène, le 4 février - jour férié,

- journée nationale de la résistance, le 27 avril - jour férié ;

- proclamation de la souveraineté, le 25 juin - jour férié ;

- journée de l'indépendance, le 26 décembre - jour férié.

Depuis la formation du gouvernement actuel de M. Janez Jansa, 2 fêtes nationales, non fériées, ont été ajoutées au calendrier : une journée célébrant le retour de la région de Prekmurje à la Slovénie après la seconde guerre mondiale, et une journée célébrant le rattachement de la région de Maribor après la première guerre mondiale.

Structures publiques compétentes

L'organisation des commémorations et fêtes nationales est de la compétence, au sein du cabinet du Premier ministre, du secrétariat d'État sous la direction de Aleksander Zorn, responsable de la culture, de l'éducation et des sciences.

Au sein du ministère de la justice, un département est chargé de recenser les victimes des périodes nazie, fasciste et communiste et de rechercher les preuves d'exactions commises entre 1941 et 1945 par le mouvement national de libération ainsi que sous le régime communiste.

Place du débat mémoriel

Les débats mémoriels portent sur les représailles du régime de Tito à l’issue de la guerre, qui auraient fait entre 3000 et 5000 victimes chez les Italiens dans les régions annexées par l’Italie fasciste (épisode des Foibes). Les relations slovéno-italiennes en restent affectées. Un rapport élaboré par une commission d’experts franco-italienne a tenté de retracer cette histoire douloureuse mais ce rapport, publié par les slovènes, n'a pas été repris par le gouvernement italien.

Actes du Parlement

Au sein du Parlement slovène, une commission permanente a été créée pour les questions mémorielles, rattachée à la commission pour l'Éducation. D’autres commissions ad hoc peuvent aussi:être créées, à l’instar de celle chargée du recensement des charniers de la fin de la seconde guerre mondiale.

Des discussions ont eu lieu au sein du Parlement concernant de résolutions visant à reconnaître les atrocités commises pendant la période communiste, mais aucun compromis entre les différents partis au pouvoir n'a jamais été atteint, et aucune loi ne reconnaît de faits historiques particuliers.

Versements de réparations

Le gouvernement yougoslave avait obtenu de la part du gouvernement allemand des crédits destinés à réparer les dommages commis pendant la période nazie, qui n’ont pas été redistribués aux particuliers.

Une loi, adoptée en 1996, permet de dédommager les victimes du communisme. Une autre loi porte plus spécifiquement sur l’indemnisation des personnes victimes de la politique de nationalisation du gouvernement titiste.

Commémoration des victimes de persécutions (2ème guerre mondiale,…)

De nombreuses stèles, monuments et cérémonies locales sont dédiées aux victimes de la 2e guerre mondiale en général (victimes des collaborateurs, forces alliées et des partisans) et aux victimes du gouvernement titiste.

Une cérémonie slovéno-autrichienne, d'ampleur nationale, est de plus organisée une fois par an sur la route de Klagenfurt, pour commémorer les victimes du camp de concentration de Ljubelj, où les déportés français étaient majoritaires.

Pénalisation des propos négationnistes

L'article 297 du code pénal slovène prévoit une peine de prison allant jusqu’à deux ans pour celui qui « nie, diminue la signification, méprise, ridiculise ou défend le génocide, Holocauste, crime contre l'humanité, crime de guerre, agression, ou autre acte répréhensible contre l'humanité ».

Délai de communication des archives au public

Les documents concernant les questions de sécurité publique et nationale, défense, affaires internationales, intérêts économiques et commerciaux de l'État, ne sont communicables que 40 ans après leur création. Les documents comprenant des données personnelles sont communicables après un délai de 75 ans.

 

SUÈDE

Journées de célébrations nationales

- journée de la Shoah, le 27 janvier ;

- fête nationale, le 6 juin, célébrant à la fois le 6 juin 1523, date de l'accession au trône de Gustav Vasa, qui a mis fin à la domination danoise, et le 6 juin 1809, date à laquelle la première constitution respectueuse des libertés civiles fut adoptée. Le 6 juin a été déclaré fête du drapeau en 1916 et fête nationale en 1983. Cette date est fériée depuis 2005.

Place du débat mémoriel

Un débat sur l'attitude de la Suède durant et au sortir de la seconde guerre mondiale a abouti à des enquêtes officielles sur la position de neutralité suédoise au début des années 1990 et en 2000-2001, sans toutefois aboutir à une remise en cause de la maxime officielle qui définit la Suède comme un pays libre de toutes alliances militaires.

Structures publiques compétentes

Une agence, intitulée "forum pour l'histoire vivante" (forum for levande historia), a été créée le 1er juin 2003, à la suite d’une décision du Parlement de décembre 2001, pour promouvoir la démocratie et les droits de l'homme, la lutte contre l’intolérance et la réflexion sur l'histoire. Ses recherches portent notamment sur la xénophobie, la Shoah, le soviétisme et les atrocités commises par les régimes dictatoriaux. Elle est rattachée au ministère de la culture et son budget s’élève à 40 millions d'euros.

Actes de repentances

En 1998, Mme Annika Ahnberg, ministre de l'agriculture, a présenté au nom du gouvernement suédois des excuses à la minorité Saami pour le traitement infligé par les autorités du royaume (depuis 1993, le peuple Saami élit le Samëtinget, Parlement régional qui tient lieu d'organisme consultatif et n'a pas de compétence législative).

En 1994, Mme Margaretha Af Ugglas, ministre des affaires étrangères, a regretté les souffrances endurées par les soldats extradés à la demande des autorités soviétiques en 1945 pour avoir combattu dans l’armée allemande (146 soldats baltes, principalement des Lettons, avaient été extradés et maltraités à leur retour dans leur pays natal).

Commémoration des victimes de persécutions (2ème guerre mondiale,…)

En 1998, le roi Charles XVI Gustave a inauguré un monument à la mémoire des victimes de la Shoah, portant les noms des 8500 victimes du nazisme dont la famille vit en Suède.

Une sculpture à la mémoire d’un diplomate suédois, Raoul Wallenberg, qui a sauvé plusieurs juifs hongrois, a été érigée au centre de Stockholm.

Pénalisation des propos négationnistes

L'apologie publique, la négation ou la banalisation grossière des crimes contre l'humanité et des crimes de génocide définis par la charte du tribunal militaire international de Nuremberg ou le statut de la cour pénale internationale sont punies par la loi pénale du pays depuis 1964.

Les autorités suédoises ont soutenu les positions du Conseil européen lors des discussions sur la décision-cadre concernant la lutte contre le racisme et la xénophobie.

Délai de communication des archives au public

Le délai de communication varie entre 25 et 70 ans pour les documents contenant des informations confidentielles concernant la défense, la sécurité nationale ou la diplomatie.

ANNEXE 4

LES PÉTITIONS DES HISTORIENS ET DES JURISTES

Pétition "Liberté pour l'histoire" (décembre 2005)

Emus par les interventions politiques de plus en plus fréquentes dans l'appréciation des événements du passé et par les procédures judiciaires touchant des historiens et des penseurs, nous tenons à rappeler les principes suivants :

L'histoire n'est pas une religion. L'historien n'accepte aucun dogme, ne respecte aucun interdit, ne connaît pas de tabous. Il peut être dérangeant.

L'histoire n'est pas la morale. L'historien n'a pas pour rôle d'exalter ou de condamner, il explique.

L'histoire n'est pas l'esclave de l'actualité. L'historien ne plaque pas sur le passé des schémas idéologiques contemporains et n'introduit pas dans les événements d'autrefois la sensibilité d'aujourd'hui.

L'histoire n'est pas la mémoire. L'historien, dans une démarche scientifique, recueille les souvenirs des hommes, les compare entre eux, les confronte aux documents, aux objets, aux traces, et établit les faits. L'histoire tient compte de la mémoire, elle ne s'y réduit pas.

L'histoire n'est pas un objet juridique. Dans un État libre, il n'appartient ni au Parlement ni à l'autorité judiciaire de définir la vérité historique. La politique de l'État, même animée des meilleures intentions, n'est pas la politique de l'histoire.

C'est en violation de ces principes que des articles de lois successives notamment lois du 13 juillet 1990, du 29 janvier 2001, du 21 mai 2001, du 23 février 2005 ont restreint la liberté de l'historien, lui ont dit, sous peine de sanctions, ce qu'il doit chercher et ce qu'il doit trouver, lui ont prescrit des méthodes et posé des limites.

Nous demandons l'abrogation de ces dispositions législatives indignes d'un régime démocratique.

Jean-Pierre Azéma, Elisabeth Badinter, Jean-Jacques Becker, Françoise Chandernagor, Alain Decaux, Marc Ferro, Jacques Julliard, Jean Leclant, Pierre Milza, Pierre Nora, Mona Ozouf, Jean-Claude Perrot, Antoine Prost, René Rémond, Maurice Vaïsse, Jean-Pierre Vernant, Paul Veyne, Pierre Vidal-Naquet et Michel Winock

Pétition parue dans Libération le 13 décembre 2005

Vigilance sur les usages publics de l'histoire !

Par Michel Giraud (CNRS), Gérard Noiriel (EHESS), Nicolas Offenstadt (université Paris-I) et Michèle Riot-Sarcey (université Paris-VIII).

L'instrumentalisation du passé prend aujourd'hui des formes inquiétantes. La loi du 23 février constitue une violation tout à fait inacceptable du principe d'autonomie de l'enseignement et de la recherche historique. La pétition signée par 19 personnalités appartenant au monde des historiens et du journalisme ne peut nous satisfaire. Si elle rappelle les règles fondamentales de notre discipline, elle n'en sème pas moins la confusion entre mémoire collective, écriture de l'histoire et enseignement. La réflexion critique sur le passé n'appartient pas aux seuls historiens, mais concerne la totalité des sujets, conscients de l'état de crise dans laquelle nous sommes plongés et qui souhaitent se situer dans le monde contemporain en toute connaissance. La connaissance scientifique de l'histoire et l'évaluation politique du passé sont deux démarches nécessaires dans une société démocratique, mais qui ne peuvent être confondues. Il n'appartient pas aux historiens de régenter la mémoire collective. En revanche, si la représentation nationale est en droit de se prononcer pour éviter les dérives négationnistes ou rendre compte d'une prise de conscience, certes tardive, des méfaits de l'esclavage ou de la colonisation au nom de la Nation, de l'Empire ou d'une République exclusive, il ne lui appartient pas de se prononcer sur la recherche et l'enseignement de l'histoire.

C'est dans cet esprit que nous avons constitué un comité de vigilance sur l'usage public de l'histoire au printemps dernier. Nous appelons d'ailleurs toutes les personnes intéressées à nous rejoindre (*). Le 4 mars prochain, nous organisons un débat public sur les thèmes d'actualité en débat aujourd'hui et qui engagent l'écriture et l'enseignement de l'histoire : esclavage, communisme, colonisation, guerre, féminisme...

(*) Quarante-deux historiens ayant déjà cosigné cet appel.

l'Humanité
Tribune libre, mercredi, 21 décembre 2005, p. 14

Appel de juristes contre les lois mémorielles

Les juristes soussignés demandent l’abrogation de ces lois « mémorielles » et estiment qu’il est du devoir des autorités compétentes de saisir le Conseil constitutionnel du texte en discussion (ie pénalisant la négation du génocide arménien) et de toutes nouvelles dispositions en ce sens qui viendraient à être votées par le Parlement.

Après avoir affirmé l’existence du génocide arménien, le législateur s’est engagé dans une procédure visant à réprimer pénalement la négation de ce génocide. Cette proposition de loi, votée en première lecture par l’Assemblée nationale, s’inscrit à la suite d’une liste déjà longue de dispositions visant, soit à interdire la manifestation d’opinions, soit à écrire l’histoire et à rendre la version ainsi affirmée incontestable (loi «Gayssot» sur le génocide juif, loi sur l’esclavage, loi sur la colonisation). D’autres propositions sont déposées (sur le blasphème ou sur le prétendu génocide du peuple algérien commis par la France…).

La libre communication des pensées et des opinions est, selon la déclaration de 1789, l’un des droits les plus précieux de l’homme. Certes, ce droit n’est pas absolu et la protection de l’ordre public ou des droits d’autrui peuvent en justifier la limitation. En ce sens, des lois appropriées permettent de sanctionner les propos ou les comportements racistes causant, par nature, à celui qui en est victime un préjudice certain.

L’existence de lois dites « mémorielles » répond à une toute autre logique. Sous couvert du caractère incontestablement odieux du crime ainsi reconnu, le législateur se substitue à l’historien pour dire ce qu’est la réalité historique et assortir cette affirmation de sanctions pénales frappant tout propos ou toute étude qui viseraient, non seulement à sa négation, mais aussi à inscrire dans le débat scientifique, son étendue ou les conditions de sa réalisation.

Les historiens se sont légitimement insurgés contre de tels textes. Il est également du devoir des juristes de s’élever contre cet abus de pouvoir du législateur.

« La loi n’est l’expression de la volonté générale que dans le respect de la Constitution ». Or ces lois, que les autorités compétentes se gardent bien de soumettre au Conseil constitutionnel, violent à plus d’un titre la Constitution :

– Elles conduisent le législateur à outrepasser la compétence que lui reconnaît la Constitution en écrivant l’histoire. Les lois non normatives sont ainsi sanctionnées par le Conseil constitutionnel. Tel est le cas des lois dites « mémorielles ».

– Elles s’inscrivent dans une logique communautariste. Or, comme l’a rappelé le Conseil constitutionnel, la Constitution « s’oppose à ce que soient reconnus des droits collectifs à quelques groupes que ce soit, définis par une communauté d’origine, de culture, de langue ou de croyance ».

– Ce faisant elles violent également le principe d’égalité en opérant une démarche spécifique à certains génocides et en ignorant d’autres, tout aussi incontestables, comme, par exemple, celui perpétré au Cambodge.

– Par leur imprécision quant à la nature de l’infraction, ce dont témoignent les décisions de justice qui s’y rapportent, le législateur attente au principe constitutionnel de la légalité des peines et à la sécurité juridique en matière pénale.

– Elles violent non seulement la liberté d’expression, de manière disproportionnée, mais aussi et surtout la liberté de la recherche. En effet, le législateur restreint drastiquement le champ de recherche des historiens, notamment dans des domaines complexes ou controversés comme la colonisation ou s’agissant d’un crime comme l’esclavage pour lequel la recherche des responsabilités appelle une analyse approfondie et sans a priori.

On peut aussi considérer, sur un plan plus politique, que de telles lois peuvent aller, en muselant la liberté d’opinion, à l’encontre des objectifs qui sont les leurs et dont la légitimité n’est pas en cause.

C’est pour toutes ces raisons que les juristes soussignés demandent l’abrogation de ces lois « mémorielles » et estiment qu’il est du devoir des autorités compétentes de saisir le Conseil constitutionnel du texte en discussion et de toutes nouvelles dispositions en ce sens qui viendraient à être votées par le Parlement.

Signataires :

Bertrand MATHIEU, Professeur, Université Paris I

François TERRE, Membre de l’Institut

Anne Marie LE POURHIET, Professeur Université Rennes 1

Olivier GOHIN, Professeur, Université Paris II

Thierry DI MANNO, Professeur, Université de Toulon

François GAUDU, Professeur, Université Paris I

Anne LEVADE, Professeur Université Paris XII

Christophe BOUTIN, Professeur Université de Caen

Yves JEGOUZO, Professeur Université Paris I

Florence CHALTIEL, Professeur, I.E.P. Grenoble

Olivier DUBOS, Professeur, Université Bordeaux IV

Marie Claire PONTHOREAU, Professeur Université Bordeaux IV

Maryse DEGUERGUE, Professeur, Université Paris I

Frédéric SUDRE, Professeur, Université de Montpellier

Paul CASSIA, Professeur, Université Versailles-Saint Quentin en Yvelines

Diane de BELLESCIZE, Professeur, Université du Havre

Henri OBERDORFF, Professeur, I.E.P. de Grenoble

Olivier LECUCQ, Professeur, Université de Pau et des Pays de l’Adour

Jean MORANGE, Professeur, Université Paris II

Gilles LEBRETON, Professeur, Université du Havre

Yvonne FLOUR, Professeur, Université Paris I

Jean-Jacques DAIGRE, Professeur, Université Paris I

Catherine LABRUSSE RIOU, Professeur, Université Paris I

Yves DAUDET, Professeur, Université Paris I

Olivier JOUANJAN, professeur, Universités de Strasbourg et de Fribourg-en-Brisgau.

Alain PIETRANCOSTA, Professeur, Université Paris I

Jean GAYON, Professeur, Université Paris I (Institut d’histoire et de philosophie des sciences)

Michel MENJUCQ, Professeur, Université Paris I

Raymonde VATINET, Professeur, Université Paris V

Danielle CORRIGNAN-CARSIN, Professeur, Université Rennes 1

Alexis CONSTANTIN, Professeur, université Rennes 1

Pierre AVRIL, Professeur émérite, Université Paris II

Bernard CHANTEBOUT, Professeur émérite, Université Paris V

Guillaume WICKER, Professeur, Université Bordeaux IV

Michel GERMAIN, Professeur, Université Paris II

Joseph PINI, Professeur, Université Aix-Marseille III

Geneviève BASTID BURDEAU, Professeur Université Paris I

Hervé LECUYER, Professeur, Université Paris II

Florence DEBOISSY, Professeur, Université Bordeaux IV

Marie France CHRISTOPHE TCHAKALOFF, Professeur, Université Paris I

Jacques PETIT, Professeur, Université Rennes 1

Christian LARROUMET, Professeur Université Paris II

Christophe de LA MARDIERE, Professeur, Université de Dijon

Laurent AYNES, Professeur, Université Paris I

Olivier BARRET, Professeur, Université Paris V

Michel FROMONT, Professeur émérite, Université Paris I

Yves GAUDEMET, Professeur, Université Paris II

Vincent HEUZÉ, Professeur, Université Paris I

Philippe STOFFEL-MUNCK, Professeur, Université Paris I

Pierre MAYER, Professeur, Université Paris I

Philippe PORTIER, Professeur, Université Rennes I

Frédéric POLLAUD-DULIAN, Professeur, Université Paris I

André ROUX, Professeur, Université Aix Marseille III

Stéphane PIERRE CAPS, Professeur, Université de Nancy

Francis HAMON, Professeur émérite, Université Paris XI

Alexandre VIALA, Professeur, Université Montpellier

Appel de Blois (octobre 2008)

"Inquiets des risques d’une moralisation rétrospective de l’histoire et d’une censure intellectuelle, nous en appelons à la mobilisation des historiens européens et à la sagesse des politiques.

L’histoire ne doit pas être l’esclave de l’actualité ni s’écrire sous la dictée de mémoires concurrentes. Dans un État libre, il n’appartient à aucune autorité politique de définir la vérité historique et de restreindre la liberté de l’historien sous la menace de sanctions pénales.

Aux historiens, nous demandons de rassembler leurs forces à l’intérieur de leur propre pays en y créant des structures similaires à la nôtre et, dans l’immédiat, de signer individuellement cet appel pour mettre un coup d’arrêt à la dérive des lois mémorielles.

Aux responsables politiques, nous demandons de prendre conscience que, s’il leur appartient d’entretenir la mémoire collective, ils ne doivent pas instituer, par la loi et pour le passé, des vérités d’État dont l’application judiciaire peut entraîner des conséquences graves pour le métier d’historien et la liberté intellectuelle en général.

En démocratie, la liberté pour l’histoire est la liberté de tous."

Pierre NORA, président de Liberté pour l’Histoire.

Adopté dans le cadre des « Rendez-vous de l’Histoire de Blois » de 2008.

ANNEXE 5

REPÈRES HISTORIQUES QUE L'ÉLÈVE DOIT CONNAÎTRE À LA FIN DE LA SCOLARITÉ OBLIGATOIRE

A la fin de la scolarité obligatoire, c’est-à-dire à la fin de la troisième, l’élève doit connaître et savoir utiliser les repères historiques suivants (les repères étudiés à l’école primaire figurent en italiques) :

Dates

Repères

IIIe millénaire av. J.-C.

Les premières civilisations

VIIIe siècle av. J.-C.

Homère, fondation de Rome, début de l'écriture de la Bible

Ve siècle av. J.-C.

Périclès

52 av. J.-C.

Jules César et Vercingétorix, Alésia

Ier siècle

Début du christianisme

Ier et IIe siècles

« Paix romaine »

622

L'Hégire

800

Le couronnement de Charlemagne

Xe-XIIe siècle

L'âge des églises romanes

1096-1099

Première croisade

XIIe-XVe siècle

L'âge des églises gothiques

1492

Premier voyage de Christophe Colomb

XVe-XVIe siècle

La Renaissance

1598

L'édit de Nantes

1661-1715

Louis XIV, Versailles

Milieu du XVIIIe siècle

L’Encyclopédie

1789-1799

La Révolution française : 14 juillet 1789 : prise de la Bastille ;  août 1789 : Déclaration des droits de l'Homme et du citoyen ; septembre 1792 : Proclamation de la République.

1799-1815

Le Consulat et l’Empire ; 1804 : Napoléon 1er empereur des Français

1815

Le congrès de Vienne

1815-1848

Monarchie constitutionnelle en France

1848-1852

La Seconde République, 1848 : établissement du suffrage universel masculin, abolition de l’esclavage

1852-1870

Le Second Empire (Napoléon III)

1870-1940

La Troisième République

1882

Jules Ferry et l’école gratuite, laïque et obligatoire

1894-1906

Affaire Dreyfus

1905

Loi de séparation des Églises et de l’État

1914-1918

La Première Guerre mondiale ; 1916 : Verdun ; 11 novembre 1918 : Armistice de la Grande Guerre

1917

La révolution russe

1924-1953

Staline au pouvoir

1933-1945

Hitler au pouvoir

1936

Victoire électorale et lois sociales du Front Populaire

1939-1945

La Seconde Guerre mondiale, 8 mai 1945 : fin de la Seconde guerre mondiale en Europe ; Août 1945 : Hiroshima et Nagasaki

18 juin 1940

Appel du général de Gaulle

1940-1944

Le Régime de Vichy

1944-1945

Libération de la France, rétablissement de la République (la IVe), droit de vote des femmes, Sécurité sociale

1961-1989

Le Mur de Berlin

1947-1962

Principale phase de la décolonisation

1957

Les traités de Rome

1958-1969

Les années de Gaulle ; 1958 fondation de la Ve République

1981-1995

Les années Mitterrand

1992

Le traité de Maastricht

1995-2007

Les années Chirac

2002

L'euro monnaie européenne

Source : Bulletin officiel spécial n° 6 du 28 août 2008 du ministère de l'éducation nationale

1 () Audition du 15 avril 2008.

2 () Les « décrets » des assemblées révolutionnaires étaient des textes législatifs.

3 () Après la suppression pure et simple de la commémoration du 8 mai en 1975, de nombreuses propositions de loi sont déposées, jusqu’au rétablissement de la fête nationale fériée, par la loi, en 1981.

4 () Table ronde du 14 octobre 2008.

5 () Respectivement table ronde du 14 octobre et audition du 4 novembre 2008.

6 () Loi constitutionnelle n° 2008-724 du 23 juillet 2008 de modernisation des institutions de la Cinquième République.

7 () Décisions du Conseil constitutionnel n° 59-2 du 17 juin 1959 et n° 59-3 du 24 juin 1959.

8 () « Une V° République plus démocratique », rapport remis au Président de la République le 29 octobre 2007.

9 () Audition du 15 avril 2008.

10 () Proposition de loi n° 1293 déposée le 22 décembre 1998.

11 () Selon l’expression d’un ouvrage de John Talbott publié en 1981 et cité par Benjamin Stora, « La gangrène et l’oubli – La mémoire de la guerre d’Algérie », La Découverte, 1998.

12 () Proposition de loi n° 1727 déposée le 22 juin 1999.

13 () Décret n° 2002-994 du 11 juillet 2002 qui abroge le décret n° 93-150 du 3 février 1993 instaurant une journée nationale commémorative des persécutions racistes et antisémites commises sous l’autorité de fait dite « Gouvernement de l’État français », qui fixait également au 16 juillet la journée nationale en question si ce jour était un dimanche et, dans le contraire, au dimanche suivant.

14 () Le 28 mai 1998, une proposition de loi visant à la reconnaissance du génocide arménien a été adoptée, à l’unanimité, par l’Assemblée nationale, mais à deux reprises, le 23 mai 1999 et le 22 février 2000, la Conférence des présidents du Sénat a refusé d’inscrire cette question à son ordre du jour. Le 27 octobre 2000, une proposition de loi ayant le même objet était déposée au Sénat par six sénateurs, représentant l’ensemble des groupes politiques de cette assemblée. C’est ce texte qui est devenu la loi du 29 janvier 2001.

15 () Le rapport n° 2855 de la commission des affaires étrangères de l’Assemblée nationale déposé le 10 janvier 2001 sur la proposition de loi note que le Sénat belge et le Sénat argentin ont reconnu le génocide respectivement en mars et avril 1998 et qu’une résolution sur le génocide des Arméniens de l’Empire ottoman entre 1915 et 1923 a été présentée à la Chambre des Représentants des États-Unis début novembre 2000. En outre, il indique que la Chambre des députés italienne a adopté, le 17 novembre 2000, une résolution reprenant les termes de la résolution du Parlement européen adoptée le 15 novembre 2000.

16 () Le comité pour la mémoire de l’esclavage (CPME) a été institué par le décret n° 2004-11 du 5 janvier 2004. Le décret n° 2006-388 du 31 mars 2006 fixe au 10 mai la date de commémoration annuelle de l’abolition de l’esclavage en France métropolitaine.

On rappellera que la proposition de loi prévoyait d’instaurer un comité chargé de « déterminer le préjudice subi et d’examiner les conditions de réparation due au titre de ce crime ». Afin de lever toute ambiguïté sur la nature du préjudice en question, Mme Christiane Taubira, rapporteure au nom de la commission des Lois, a fait adopter un amendement tendant à préciser que le comité en question est chargé de proposer des lieux et des actions garantissant la pérennité de la mémoire de ce crime et non de verser des indemnités financières.

17 () « L’attachement de la France aux valeurs universelles qu’elle s’est toujours efforcée de promouvoir… serait réaffirmé. » (rapport n° 925, déposé le 26 mai 1998).

18 () Rapport n° 1378, déposé le 10 févier 1999.

19 () Peut être rattachée à cet article la proposition de loi n° 667 déposée le 5 mars 2003. Ne concernant toutefois que la reconnaissance de l’œuvre positive de nos concitoyens ayant vécu en Algérie, l’article unique de ce texte est ainsi rédigé : «  L’œuvre positive de l’ensemble de nos concitoyens qui ont vécu en Algérie pendant la période de la présence française est publiquement reconnue ».

20 () 19 mars 1962 : date du cessez-le-feu sur l’ensemble du territoire algérien, le lendemain des accords d’Evian.

21 () Deux propositions de loi, l’une de M. Bernard Derosier et des membres du groupe socialiste et l’autre de M. Jean-Pierre Brard et des membres du groupe des député-e-s communistes et républicains, portant respectivement les n° 2667 et 2670 et tendant à abroger l’article 4 de la loi du 23 février 2005, ont été déposées le même jour, le 10 novembre 2005.

22 () Le dossier documentaire de la décision du Conseil constitutionnel mentionne l’article L. 311-2 du code de l’éducation aux termes duquel : « L’organisation et le contenu des formations sont définis respectivement par des décrets et arrêtés du ministre chargé de l’éducation ».

23 () Audition du 13 mai 2008.

24 () Audition du 4 novembre 2008.

25 () « Du droit au souvenir au devoir de mémoire », Cahiers français de la Documentation française, n° 303, 2001.

26 () Loi n° 85-528 du 15 mai 1985.

27 () Table ronde du 14 octobre 2008.

28 () Audition du 4 novembre 2008.

29 () « Les questions de constitutionnalité posées par la loi du 29 janvier 2001 », Georges Vedel, contribution à l’ouvrage « François Luchaire, un républicain au service de la République », textes réunis par Didier Maus et Jeannette Bougrab, publications de la Sorbonne, 2005. L’article 16 de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen dispose que toute société dans laquelle la séparation des pouvoirs n’est pas déterminée n’a pas de Constitution.

30 () La décision dite « liberté d’association » du 16 juillet 1971 a consacré la valeur constitutionnelle du Préambule de la Constitution du 4 octobre 1958 et, par conséquence, celle de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen à laquelle il renvoie.

31 () La France a signé la Convention en 1950 et l’a ratifiée le 3 mai 1974.

32 () « L’historien saisi par le droit. Contribution à l’étude des droits de l’histoire », Carole Vivant, thèse pour le doctorat en droit de l’Université de Montpellier I, Dalloz, 2007 (avec un avant-propos de M. René Rémond).

33 () Note de P. Mathonnet citée par Mme Carole Vivant, op. cit.

34 () Par des discours, cris ou menaces proférés dans des lieux publics, soit par des écrits, imprimés, dessins, gravures, peintures, emblèmes, images ou tout autre support de l’écrit, de la parole ou de l’image vendus ou distribués, soit par des placards ou des affiches exposés au regard du public, soit par tout moyen de communication au public par voie électronique.

35 () « Appel de juristes contre les lois mémorielles », 5 novembre 2006.

36 () « La loi «Gayssot» et la Constitution », Michel Troper, Annales Histoire, société, civilisations, 1999, n°6, article cité in « L’historien saisi par le droit », op. cit.

37 () Table ronde du 14 octobre 2008.

38 () Table ronde du 30 septembre 2008.

39 () Audition du 4 novembre 2008.

40 () M. Ghnassia, cité dans « L’historien saisi par le droit », op. cit.

41 () Audition du 4 novembre 2008.

42 () Audition du 10 juin 2008.

43 () Table ronde du 14 octobre 2008.

44 () Table ronde du 14 octobre 2008.

45 () Audition du 15 avril 2008.

46 () Texte adopté n° 610, séance du 10 octobre 2006. Il s’agit d’une proposition de loi présentée par M. Didier Migaud et les membres du groupe socialiste.

47 () Audition du 15 avril 2008.

48 () Table ronde du 14 octobre 2008.

49 () Décision n° 83-165 du 20 janvier 1984.

50 () Loi n° 2005-380 d’orientation et de programme pour l’avenir de l’école du 23 avril 2005.

51 () Table ronde du 22 juillet 2008.

52 () « Rappel de principes. Mémoire, Histoire, Liberté en pédagogie », article publié dans Historiens et Géographes, n°400, octobre-novembre 2007.

53 () « L’Histoire et la Loi », Etudes, n° 4046, juin 2006.

54 () Audition du 27 mai 2008. Les rapports entre histoire et mémoire seront analysés plus loin.

55 () « Malaise dans l’identité historique », Le Débat, n°141, septembre-octobre 2006.

56 () Entretien accordé à L’Histoire, n° 306, février 2006.

57 () Audition du 10 juin 2008.

58 () Audition du 13 mai 2008.

59 () Idem.

60 () Proposition de loi n° 3754 déposée le 21 février 2007.

61 () M. Pierre Nora, audition du 15 avril 2008.

62 () Proposition de loi n° 254 déposée le 9 octobre 2007.

63 () Assemblée nationale, 1ère séance du 18 mai 2006.

64 () Table ronde du 14 octobre 2008

65 () « L’histoire sous le coup de la loi », contribution écrite pour « Liberté pour l’histoire », Pierre Nora et Françoise Chandernagor, CNRS Editions, 2008.

66 () Table ronde du 14 octobre 2008

67 () « Les historiens n’ont pas le monopole de la mémoire », Gilles Manceron, Catherine Coquery-Vidrovictch et Gérard Noiriel, 7 novembre 2008.

68 () Paul Ricoeur : « La mémoire, l’histoire, l’oubli », Le Seuil, 2000.

69 () Audition du 15 avril 2008.

70 () Audition du 27 mai 2008.

71 () Audition du 15 avril 2008.

72 () Audition du 10 juin 2008.

73 () Audition du 27 mai 2008.

74 () Table ronde du 8 juillet 2008.

75 () Audition du 10 juin 2008.

76 () Le Monde du 21 mai 2008

77 () Table ronde du 22 juillet 2008.

78 () « L’Histoire et la Loi », op. cit.

79 () Le recours au verbe « bavarder » s’inspire de l’utilisation qu’en a faite le Conseil d’État dans son célèbre rapport public de 1991 sur la sécurité juridique : « Quand le droit bavarde, le citoyen ne lui prête plus qu’une oreille distraite ».

80 () « L’Histoire et la Loi », op. cit.

81 () Réponse de l’ambassade de France au Canada au questionnaire international de la mission.

82 () « L’invention du devoir de mémoire », Olivier Laleu, Vingtième siècle. Revue d’histoire, 69, janvier-mars 2001.

83 () « La déportation » in « « Passant, souviens-toi ! » Les lieux du souvenir de la Seconde Guerre mondiale en France », Serge Barcellini, Annette Wieworka, Plon, 1995.

84 () « Le crime et la mémoire », Flammarion 1989.

85 () Réponse de l’ambassade de France en Allemagne au questionnaire international de la mission.

86 () Audition du 13 mai 2008.

87 () Idem.

88 () Cité par l’historien François Dosse lors de l’audition du 27 mai 2008.

89 () « Quand les mémoires déstabilisent l’école…», Institut national de recherche pédagogique, 2008.

90 () Compte-rendu intégral de la séance du 10 juin 2008.

91 () Treizième rapport annuel du Tribunal pénal international pour le Rwanda, 4 août 2008.

92 () « L’imprescriptible », cité par Paul Ricoeur dans « La mémoire, l’histoire, l’oubli », op. cit.

93 () Le projet de loi distingue en outre les crimes et délits de guerre, ce que ne fait pas le Statut de la Cour pénale internationale. La convention de Rome ne fixant pas d’échelle de peines pour les différentes infractions regroupées dans la catégorie des « crimes de guerre », la répartition de ces infractions relève de l’appréciation de la France.

94 () Réponse de l’ambassade de France en Allemagne au questionnaire international de la mission.

95 () Réponse de l’ambassade de France au Japon au questionnaire international de la mission.

96 () Réponse de l’ambassade de France au Danemark au questionnaire international de la mission.

97 () Réponse de l’ambassade de France au Canada au questionnaire international de la mission.

98 () M. Antoine Garapon est le secrétaire général de l’Institut des hautes études sur la justice.

99 () « Peut-on réparer l’histoire ? Colonisation, Esclavage, Shoah », Odile Jacob, 2008.

100 () « L’Histoire et la Loi », op. cit.

101 () Audition du 15 avril 2008.

102 () Audition du 24 juin 2008.

103 () « La mémoire, l’histoire, l’oubli », op. cit.

104 () « Purifier et détruire. Usages politiques des massacres et génocides », Seuil, 2005.

105 () « La mémoire, l’histoire, l’oubli », op. cit.

106 () « La vocation de la mémoire », in « La mémoire, entre histoire et politique », Cahiers français, n° 303, 2001.

107 () Audition du 24 juin 2008.

108 () « Les usages du passé dans la politique étrangère de la France », Valérie Rosoux, in « Politiques du passé. Usages politiques du passé dans la France contemporaine » sous la direction de Claire Andrieu, Marie-Claire Lavabre et Danielle Tartakowsky, Publications de l’Université de Provence, 2006.

109 () « Sortir de la guerre des mémoires », in Dictionnaire de la France coloniale, Flammarion, 2007 (éditeur scientifique : Jean-Pierre Rioux).

110 () « Du culte des héros à la concurrence des victimes », Jean-Michel Chaumont, Criminologie, vol 33, n°1, 2000.

111 () Audition du 24 juin 2008.

112 () « Auschwitz en héritage ? D’un bon usage de la mémoire », Mille et une nuits, 2003.

113 () « Vichy, un passé qui ne passe pas », Eric Conan et Henry Rousso, Gallimard, 1996.

114 () « La mémoire, l’histoire, l’oubli », op. cit.

115 () Audition du 27 mai 2008.

116 () www.massviolence.org

117 () Table ronde du 15 juillet 2008.

118 () « La marque du passé », Revue de métaphysique et de morale, n°1, mars 1998, cité par François Dosse dans la « La mémoire fragmentée. Paul Ricoeur entre histoire, mémoire et oubli », in « La mémoire, entre histoire et politique », op. cit.

119 () Un chercheur indique ainsi que plus de 25 commissions ont été mises en place dans toutes les régions du monde. «La consécration internationale d’un pis-aller : une genèse des politiques de réconciliation », Sandrine Lefranc, in « L’Europe et ses passés douloureux », sous la direction de Georges Mink et Laure Neumayer, La Découverte, 2007.

120 () « Exploiter l’expérience acquise dans le cadre des « commissions vérité », résolution 1613, texte adopté le 29 mai 2008.

121 () « Les usages du passé dans la politique étrangère de la France », op. cit.

122 () Idem.

123 () Résolution du Parlement européen sur les progrès réalisés par chacun des pays candidats sur la voie de l’adhésion (P5_TA (2002) 0536).

124 () Discours prononcé le 1er décembre 2001.

125 () Audition du 10 juin 2008.

126 () Table ronde du 14 octobre 2008.

127 () Audition du 4 novembre 2008.

128 () Table ronde du 14 octobre 2008.

129 () Décision n° 2001-455 DC du 12 janvier 2002.

130 () Décision n° 2004-500 DC du 29 juillet 2004.

131 () Décision n° 2005-512 DC du 21 avril 2005.

132 () « La normativité de la loi : une exigence démocratique », Bertrand Mathieu, Cahiers du Conseil constitutionnel, n° 21, avril-septembre 2006.

133 () Appel de juristes contre les lois mémorielles, 29 novembre 2006.

134 () Audition du 4 novembre 2008.

135 () Audition du 15 avril 2008.

136 () Audition du 29 avril 2008.

137 () « Une V° République plus démocratique », rapport précité.

138 () Table ronde du 30 septembre 2008.

139 () Audition du 15 avril 2008.

140 () Audition du 10 juin 2008.

141 () Table ronde du 14 octobre 2008.

142 () L’ajout de cette option a fait l’objet d’un accord verbal entre les Etats membres.

143 () « L’ère de la commémoration », in Pierre Nora (éd.), « Les Lieux de mémoire. 3 : Les France », Gallimard, 1997.

144 () Idem.

145 () Ce texte résulte d’une proposition de loi déposée par Benjamin Raspail et plusieurs autres députés le 24 mai 1880.

146 () « Le 14-juillet. Du dies irae à Jour de fête », Christion Amalvi in Pierre Nora (éd), « Les Lieux de mémoire. 1 : « La République », Gallimard, 1997.

147 () « Le monument aux morts. Culte républicain ? Culte civique ? Culte patriotique ? », in Pierre Nora (éd.) « Les Lieux de mémoire. 1 : La République », op. cit.

148 () « L’ère de la commémoration », op. cit.

149 () « La commémoration du 8 mai 1945, un combat entre Histoire et Mémoire. Bataille sur un « armistice »», Serge Barcellini, Historiens et Géographes, n°348, 1995.

150 () « La commémoration des dernières guerres françaises : l’élaboration de politiques symboliques, 1945-2003 », Claire Andrieu dans « Politiques du passé. Usages politiques du passé dans la France contemporaine », sous la direction de Claire Andrieu, Marie-Claire Lavabre et Danielle Tartakowsky, Publications de l’Université de Provence, 2006.

151 () « Vichy, un passé qui ne passe pas », op. cit.

152 () Guadeloupe : 27 mai, car le gouverneur prit la décision d’abolir l’esclavage dès le 27 mai 1848 en raison de soulèvements d’esclaves ; Guyane : 10 juin, date de la publication locale du décret du 27 avril 1848 supprimant l’esclavage ; Martinique : 22 mai (même raisons qu’en Guadeloupe) ; Réunion : 20 décembre (abolition effective le 20 décembre 1848 suite à la publication locale le 18 octobre) ; Mayotte : 27 avril, par référence au décret d’abrogation.

153 () Table ronde du 30 septembre 2008

154 () Table ronde du 30 septembre 2008

155 () « La guerre d’Algérie, cinquante après : le temps de la mémoire, de la justice, ou de l’histoire ? », G. Pervillé, Historiens et Géographes, n°388, octobre 2004.

156 () « La commémoration des dernières guerres françaises : l’élaboration de politiques symboliques, 1945-2003 », op. cit.

157 () Table ronde du 30 septembre 2008.

158 () Rapport de la commission de réflexion sur la modernisation des commémorations publiques présidée par M. André Kaspi, 12 novembre 2008.

159 () Table ronde du 14 octobre 2008.

160 () « L’intervention de l’État dans les musées des guerres contemporaines », Serge Barcellini, in « Musées de guerre et mémoriaux », sous la direction de Jean-Yves Boursier, Editions de la Maison des sciences de l’homme, 2005.

161 () Réponse de l’ambassade de France au Royaume-Uni au questionnaire international de la mission.

162 () «Les politiques de la mémoire. Du droit au souvenir au devoir de mémoire», op.cit.  

163 () Rapport « Becker » pour la commémoration du 90ème anniversaire de 1918, publié le 19 décembre 2007.

164 () Voir en annexe le tableau de synthèse des réponses des ambassades françaises au questionnaire international de la mission qui indique, pour chaque pays, les dates de commémorations qu’il a fixées.

165 () Rapport à Monsieur le Premier Ministre, Comité pour la mémoire de l’esclavage, novembre 2007. Le traité marquant la fin de la traite transatlantique dans les colonies britanniques a été signé en 1807.

166 () Phrase figurant à l’entrée du musée de la Résistance de Grenoble.

167 () Table ronde du 30 septembre 2008.

168 () Audition du 24 juin 2008.

169 () De la démocratie en Amérique, Gallimard, 1986.

170 () Table ronde du 30 septembre 2008.

171 () Rapport officiel du comité de réflexion et de proposition sur la traite des noirs à Bordeaux, remis par M. Denis Tillinac au maire de Bordeaux, le 10 mai 2006.

172 () Notamment l’article 41 qui lui permet d’opposer une irrecevabilité, en cours de procédure législative, aux propositions ou amendements qui ne ressortiraient pas du domaine de la loi

173 () Décision n° 82-141 du 27 juillet 1982 dite « liberté des prix ».

174 () Un membre du Conseil économique et social, deux membres de l’Institut de France et deux membres du conseil d’administration de l’Office national des anciens combattants et des victimes de guerre (ONAC).

175 () Audition du 10 juin 2008.

176 () Audition du 28 octobre 2008.

177 () Proposition de loi n° 1187 déposée le 15 octobre 2008 instituant le 11 novembre comme journée de la mémoire du monde combattant.

178 () Table ronde du 30 septembre 2008

179 () Audition du 10 juin 2008.

180 () Table ronde du 30 septembre 2008.

181 () Rapport d’activité 2007 de l’Office national des anciens combattants et des victimes de guerre.

182 () Rapport de la commission de réflexion sur la modernisation des commémorations publiques, op. cit.

183 () Audition du 29 avril 2008.

184 () Table ronde du 30 septembre 2008.

185 () Le maire étant, depuis 1982, celui qui accorde les autorisations nécessaires en la matière.

186 () Audition du 10 juin 2008.

187 () Table ronde du 30 septembre 2008.

188 () Expression de Freddy Raphaël citée par Serge Boursier, « L’évènement, la mémoire, la politique et le musée », in « Musées de guerre et mémoriaux », op. cit.

189 () « L’intervention de l’État dans les musées des guerres contemporaines », op. cit.

190 () « La représentation de la Shoah en France : mémoriaux et monuments », Annette Wieworka, « Musées de guerre et mémoriaux », op. cit.

191 () Table ronde du 30 septembre 2008.

192 () www.cheminsdememoire.gouv.fr

193 () Table ronde du 30 septembre 2008.

194 () Ce terme a été forgé par le philosophe canadien Charles Taylor.

195 () « W ou le souvenir d’enfance », Gallimard, 1993.

196 () Le Haut comité des célébrations nationales, institué par un arrêté du 23 septembre 1998 et comprenant, au total, douze membres, est placé sous la tutelle de la direction des archives de France du ministère de la culture.

197 () Pour la classe de 6ème à la rentrée 2009-2010 ; pour la classe de 5ème à la rentrée 2010-2011, pour la classe de 4ème à la rentrée 2011-2012 et pour la classe de 3ème à la rentrée 2012-2013.

198 () Programmes de l’enseignement d’histoire-géographie-éducation civique, Bulletin officiel spécial du ministère de l’éducation nationale n° 6, 28 août 2008.

199 () Livret de connaissances et de compétences, grille de référence pour la culture humaniste, mis à jour au 16 novembre 2007. L’annexe V du rapport reprend le tableau des dates et repères chronologiques, établi par les programmes, que l’élève doit maîtriser, à la fin de la scolarité obligatoire.

200 () Table ronde du 30 septembre 2008.

201 () Programme d’histoire et de géographie en classe de seconde générale et technologique, arrêté du 1er juillet 2002.

202 () Bulletin officiel du ministère de l’éducation nationale n° 7 du 3 octobre 2002.

203 () Bulletin officiel du ministère de l’éducation nationale n° 7 du 1er septembre 2005.

204 () Bulletin officiel du ministère de l’éducation nationale n° 36 du 5 octobre 2006.

205 () Bulletin officiel du ministère de l’éducation nationale n° 29 du 26 juillet 2007.

206 () Depuis la rentrée 2008-2009. Bulletin officiel de l’éducation nationale n° 31 du 6 septembre 2007.

207 () Audition du 28 octobre 2008.

208 () Selon les propos tenus par Antoine Prost lors d’une intervention faite dans le cadre du colloque « Apprendre l’histoire et la géographie à l’école », organisé par la direction générale de l’enseignement scolaire du ministère de l’éducation nationale et dont les actes ont été publiés le 1er octobre 2004.

209 () « La France perd la mémoire. Comment un pays démissionne de son histoire », Jean-Pierre Rioux, Perrin, 2006.

210 () Ernest Lavisse, professeur d’histoire moderne à la Sorbonne et directeur de l’Ecole normale supérieure.

211 () Cité dans « Lavisse, instituteur national. Le « Petit Lavisse », évangile de la République », Pierre Nora, in « les lieux de mémoire », op. cit.

212 () « Les manuels d’histoire à l’école primaire », Yves Gaulupeau in Dictionnaire de l’histoire coloniale, op. cit.

213 () « La Shoah dans les manuels (1962-1976) », Amélie Blaustein, Institut national de recherche pédagogique.

214 () « Apprendre et enseigner les colonisations », Marc Vigié, Historiens et Géographes, n°400, octobre-novembre 2007.

215 () « Vichy, un passé qui ne passe pas », op cit.

216 () « La colonisation et la décolonisation dans les manuels du primaire 1996-2007», étude de l’Institut national de recherche pédagogique réalisée sous la coordination de Gilles Boyer.

217 () « L’esclavage dans les programmes scolaires », Institut national de recherche pédagogique, analyse coordonnée par Anne-Catherine Porte.

218 () « Entre pacification et reconnaissance : les manuels scolaires et la concurrence des mémoires », Benoît Falaize et Françoise Lantheaume in « Les guerres de mémoires. La France et son histoire », sous la direction de Pascal Blanchard et d’Isabelle Veyrat-Masson, La Découverte, 2008.

219 () Table ronde du 22 juillet 2008.

220 () Celui de l’édition 2009 portera sur « Les enfants et les adolescents dans le système concentrationnaire nazi ».

221 () Arrêté du 15 juillet 2008, publié dans le Bulletin officiel spécial du ministère de l’éducation nationale n°6 du 28 août 2008.

222 () Table ronde du 22 juillet 2008.

223 () Programme prévisionnel des actions éducatives 2008-2009, Bulletin officiel de l’éducation nationale n°24 du 12 juin 2008.

224 () Table ronde du 22 juillet 2008.

225 () « Pédagogiser la Shoah ?», Emma Shnur, Le Débat, septembre-octobre 1997.

226 () « Entre mémoire et savoir : l’enseignement de la Shoah et des guerres de décolonisation », Institut national de recherche pédagogique, rapport de recherche de l’équipe de l’académie de Versailles, 2003.

227 () Audition du 10 juin 2008.

228 () « Auschwitz en héritage ? D’un bon usage de la mémoire », op. cit.

229 () Table ronde du 22 juillet 2008.

230 () Table ronde du 22 juillet 2008.

231 () Rapport remis à Xavier Darcos, ministre de l’éducation nationale, par Hélène Waysbord-Loing, inspectrice générale honoraire de l’éducation nationale, présidente de l’association de la maison d’Izieu, juin 2008.

232 () Bulletin officiel du ministère de l’éducation nationale, n° 29, 17 juillet 2008.

233 () Dominique Borne, ancien doyen de l’Inspection générale de l’éducation nationale et actuel président du conseil de direction de l’Institut européen des sciences de la religion.

234 () « Faire connaître la Shoah à l’école » in « Quand les mémoires déstabilisent l’école… », op. cit.

235 () « Histoire et mémoire, questions à l’histoire scolaire ordinaire », Nicole Tutiaux-Guillon, in « Quand les mémoires déstabilisent l’école…», op. cit.

236 () Historien et inspecteur général honoraire de l’éducation nationale

237 () Table ronde du 22 juillet 2008.

238 () « Conversations et entretiens », Primo Levi, 10-18, 2000.

239 () « Mon Métier d’historien », entretien avec Pierre Nora, Le Monde 2, 18 février 2006.

240 () « Victor Hugo sur les bancs de l’école », sous la direction de Hélène Waysbord-Loing, Argos démarches, 2004.

241 () « Sur l’enseignement de la guerre d’Algérie », in Dictionnaire de la France coloniale, op. cit.

242 () « Entre mémoire et savoir : l’enseignement de la Shoah et des guerres de décolonisation », op. cit.

243 () Expression utilisée par les instructions du ministère de l’éducation nationale, comme celles publiées dans le Bulletin officiel des 3-9 juillet 1987.

244 () Audition du 29 avril 2008.

245 () « Apprendre et enseigner les colonisations », op. cit.

246 () « L’éducation aux médias. Enjeux, état des lieux, perspectives », rapport aux ministres chargés de l’éducation nationale et de l’enseignement supérieur et de la recherche, août 2007.

247 () Selon les termes utilisés par M. Jean-Michel Ducomte, président du centre  « Civisme et Démocratie » à la table ronde du 22 juillet 2008.

248 () Ces propositions s’inspirent en partie de celles exprimées par Mme Sophie Ernst lors de ses intervention à la table ronde du 22 juillet 2008 et dans son ouvrage « Quand les mémoires déstabilisent l’école… », op. cit.

249 () Audition du 15 avril 2008.

250 () Audition du 10 juin 2008.

251 () Respectivement lors des auditions du 15 avril, du 10 juin et du 24 juin 2008 et de la table ronde du 22 juillet 2008.

252 () Rapport d’information n° 2247 sur la définition des savoirs élémentaires à l’école de M. Pierre-André Périssol, déposé le 13 avril 2005 ; rapport d’information n° 2424  sur la politique des pouvoirs publics dans le domaine de l’éducation et de la formation artistiques de Mme Muriel Marland-Militello, déposé le 29 juin 2005 ; rapport d’information n° 3061 sur l’enseignement des disciplines scientifiques dans le primaire et le secondaire présenté par M. Jean-Marie Rolland,déposé le 2 mai 2006. Ces rapports résultent de missions d’information créées par la commission des affaires culturelles, familiales et sociales de l’Assemblée nationale.

253 () Programmes de l’enseignement d’histoire-géographie-éducation civique, classe de troisième, Bulletin officiel spécial du ministère de l’éducation nationale n°6 du 28 août 2008.

254 () Table ronde du 30 septembre 2008.

255 () « L’enseignement de l’histoire de l’immigration à l’école », rapport établi sous la direction de Benoît Falaize, Institut national de recherche pédagogique, octobre 2007.

256 () Audition du 27 mai 2008.

257 () Avant propos du premier manuel édité, « L’Europe et le monde depuis 1945 », avril 2006.

258 () « Berlin et Varsovie font histoire commune », le Figaro, 20 avril 2008.

259 () Audition du 24 juin 2008.

260 () Audition du 24 juin 2008.

261 Assemblée nationale, XIIIe législature, Mission d’information sur les questions mémorielles, compte rendu n°12, table ronde sur le thème « le processus commémoratif » 2, page 23.

262 ☻ Φαρμακον : gr. Pharmacon « remède »

263 Jour du cessez- le-feu mettant fin à la guerre d’Algérie le lendemain des Accords d’Evian.


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