Extrait Sortir des camps

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Sortir des camps, sortir du silence


« Réflexions faites »

Pratique et théorie « Réflexions faites » part de la conviction que la pratique et la théorie ont toujours besoin l’une de l’autre, aussi bien en littérature qu’en d’autres domaines. La réflexion ne tue pas la création, elle la prépare, la renforce, la relance. Refusant les cloisonnements et les ghettos, cette collection est ouverte à tous les domaines de la vie artistique et des sciences humaines.

Cet ouvrage est publié avec l’aide de la Communauté Française de Belgique.

Graphisme : Mélanie Dufour et Tanguy Habrand © Les Impressions Nouvelles – 2011 www.lesimpressionsnouvelles.com info@lesimpressionsnouvelles.com


Nathalie Heinich

Sortir des camps, sortir du silence De l’indicible à l’imprescriptible

LES IMPRESSIONS NOUVELLES



« Il est arrivé là quelque chose avec quoi nous ne pouvons nous réconcilier. Aucun de nous ne le peut. » Hannah Arendt



Introduction

La guerre n’est pas finie

Non, la guerre n’est pas finie : de tous côtés nous parviennent les souvenirs, nous accablent les récits, nous éclairent les recherches sur ce que fut l’horreur de la Seconde Guerre mondiale. Comme une mémoire envasée qui ne cesserait de remonter du fond de l’étang, par à-coups, en forme de cadavres blanchis par le temps, irreconnaissables, innommés – incontournables. Et Antigone, avec eux, revient : tant et tant de corps qui n’ont pas été enterrés, cela ne peut se faire sans cris, sans appels à la justice – cela ne peut se faire sans bruit. Le vacarme non seulement ne cesse pas mais s’amplifie, d’année en année, à mesure que la mesure de l’horreur prend le pas sur le besoin d’oublier, à mesure que les descendants prennent le pas sur les survivants.

L’époque Chaque témoignage est un cadavre remonté de l’oubli. Et cette remontée ne s’est pas faite en une fois, mais peu à peu, par à-coups : comme les âges de la vie, les témoignages ont leur temporalité, ils se modifient avec leur époque. Il y eut d’abord ceux du temps de l’enfermement ou de la déportation : journaux intimes (Anne Frank, Etty Hillesum, Ana Novac), textes littéraires (Le Livre retrouvé 7


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de Simha Guterman, manuscrit enfermé dans une bouteille et miraculeusement découvert), voire véritables enquêtes ethnographiques (Emmanuel Ringelblum et les archives enterrées du ghetto de Varsovie). Il y eut ensuite les premiers témoignages des revenants, après la Libération. Puis, une fois passé le choc du retour des camps, il y eut ceux des rescapés qui éprouvèrent le besoin, ou trouvèrent la possibilité, de faire retour sur leur histoire. Et il y eut, plus tard encore, ceux des témoins qui s’interrogèrent non plus tant sur ce qu’ils avaient vécu que sur les conditions permettant d’en rendre compte : tel Primo Levi publiant en 1989 Les Naufragés et les rescapés, significativement sous-titré « Quarante ans après Auschwitz » ; telle Ruth Klüger racontant en 1992 son Refus de témoigner ; tel Jorge Semprun revenant en 1994 sur L’Écriture ou la vie. Et de même qu’il y a dans le témoignage une temporalité de l’énonciation, il y a une temporalité de l’écoute : chaque époque a la sienne. L’immédiat après-guerre refusa parfois d’entendre : on connaît les refus, inimaginables aujourd’hui, des éditeurs à qui Primo Levi proposa Si c’est un homme, et de ceux à qui Raul Hilberg soumit La Destruction des Juifs d’Europe ; sur un plan plus idéologique, on connaît les accusations de mensonges proférées contre David Rousset et Margarete Buber-Neumann par des membres du parti communiste, épaulés par Beauvoir et Sartre. Une génération plus tard, la vague négationniste tenta de recouvrir les voix des témoins par le déni délirant de ceux qui, incapables d’assumer une culpabilité ou de dénoncer une faute, préfèrent nier l’existence même du problème, dans une fuite schizophrénique devant « l’immaîtrisable

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passé »1, devant ce « passé qui ne passe pas »2. Les années 1980 inaugurent ce qu’Annette Wieviorka a justement nommé « l’ère du témoin », avec le double travail de recueil de témoignages de rescapés entrepris à l’université de Yale puis dans le cadre du projet Spielberg – un effort collectif qui sonne comme une « façon de réparer l’irréparable »3. Et l’écoute, voire la demande de témoignages est devenue si pressante – motivée aussi par la disparition programmée des derniers survivants – que Tzvetan Todorov en est même venu à dénoncer dans les années 1990 les « abus de la mémoire »4, avec l’étouffement de la « mémoire-instrument » par la « mémoire-monument », qui enterre la réflexion et l’action sous la plainte et le pathos5. Il faut donc écouter ce que disent les témoins en ayant à l’esprit quand et à qui ils l’ont dit. C’est ce retour sur les conditions d’existence du témoignage de déportation, et non plus seulement sur son contenu, qu’a opéré au milieu des années 1980 le travail pionnier de Michael Pollak : « Avant même de s’interroger sur les conditions qui rendaient possible la survie, on est en droit de se demander ce qui rend possible le témoignage », écrivions-nous dans le premier texte reproduit ici, ne serait-ce que parce que « les différentes formes de témoignage conditionnent l’étendue et la nature des infor1  Cf. Charles Maier, The Unmasterable Past, Cambridge, Mass., Harvard U.P., 1988. 2  Cf. Eric Conan, Henri Rousso, 1994, Vichy, un passé qui ne passe pas, Paris, Fayard, 1994. 3  Cf. A. Wieviorka, L’Ère du témoin, 1998, Paris, Pluriel, 2009, p. 162. 4  Cf. T. Todorov, Les Abus de la mémoire, Paris, Arléa, 1995. 5 Sur un plan non plus politique mais anthropologique, David Berliner a lui aussi alerté sur cette « dangereuse expansion » qui veut que « la mémoire devient peu à peu tout ce qui est transmis entre générations, tout ce qui est conservé dans la culture, au point de devenir quasiment indiscernable du concept même de culture » (D. Berliner, « The Abuses of Memory : Reflections on the Memory Boom in Anthropology », Anthropological Quaterly, 78-1, 2005, p. 203). 9


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mations recueillies ». Mais s’il importe tant de s’arrêter sur les conditions d’existence du témoignage avant de se plonger dans ce qu’il nous apprend, ce n’est pas seulement parce que c’est à ce prix que le travail biographique peut prendre tout son sens pour l’historien ou le sociologue, comme l’illustre a contrario le statut ambigu qui fut accordé à l’époque à la démarche de Pollak, et sur lequel revient le deuxième texte de ce volume ; c’est surtout parce que l’existence même de ces récits de déportation est, si l’on peut dire, anormale, au double sens où elle est l’exception qui surnage, telle la partie émergée de l’iceberg, dans l’océan de la règle génocidaire, et où elle est ce qui déjoue la visée d’extermination. Si peu de rescapés pour tant de naufragés – c’est la face sinistre de l’histoire – mais, malgré tout, des mots pour ne pas laisser cette histoire sombrer dans le silence – c’est la face, non pas heureuse certes, mais réconfortante quand même car elle marque l’échec, même relatif, de l’entreprise génocidaire. Un génocide réussi est un génocide dont on ne parle pas, ou qu’on a oublié. C’est pourquoi notre ennemi, à nous les « frères humains qui après nous vivez » – notre ennemi à tous, c’est le silence. C’est pourquoi aussi, souligne Annette Wieviorka, « le thème du silence, décliné dans toutes ses dimensions : existentielle, théologique, littéraire, est un des grands thèmes de la réflexion des universitaires américains et israéliens sur la Shoah et sa littérature »6. Sur le silence de Heidegger, sur le silence de Sartre en 1945 – que n’a-t-on demandé des comptes ? Et c’est pourquoi encore, pour un survivant qui a réussi à sortir du silence, parler devient plus qu’un besoin personnel : une véritable vocation. « Le rescapé a la vocation de la mémoire, il ne peut pas ne pas se rappeler », écrivait Giorgio Agamben 6 A. Wieviorka, L’Ère du témoin, op. cit., p. 62. 10


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dans sa belle méditation sur Ce qui reste d’Auschwitz7, où il définit le témoignage comme « puissance qui accède à la réalité à travers une impuissance de dire, et impossibilité qui accède à l’existence à travers une possibilité de parler »8. C’est dans cette contradiction essentielle que réside la spécificité des témoignages de déportation, même s’ils ont par ailleurs des points communs avec d’autres – on a pu remarquer notamment que leur temporalité suit le même déroulement que ceux de la Première Guerre9. Car si le sort attendu d’un soldat est la survie, le sort attendu d’un déporté est la mort ; et non seulement la mort mais cet état limite entre mort et vie, inhumanité et humanité, qui est celui du « musulman » dans les camps – celui auquel la dénutrition ôtait même la force de lutter contre sa propre déshumanisation, contre sa propre destruction. Ces musulmans, affirmait Primo Levi, sont les vrais témoins, à la place de qui parlent les rescapés, « par délégation » – témoignant ainsi « d’un témoignage manquant », commente Agamben10. Son propre livre apparaît alors à ce dernier comme « une sorte de commentaire perpétuel sur le témoignage », du fait que celui-ci comporte une « lacune » qui est sa « part essentielle » : « commenter leur témoignage est revenu à interroger cette lacune – ou plutôt à tenter de l’entendre »11. En parler est donc une tâche infinie : la guerre, décidément, n’est pas finie. Est-ce à dire que toute expérience de déportation soit indicible ? Non, puisque les témoignages sont là, résultant de cette difficile « gestion de l’indicible », selon la belle formule 7  G. Agamben, Ce qui reste d’Auschwitz, 1998, Paris, Rivages poche, 2003, p. 28. 8  Ibid, p. 159. 9  Cf. A. Wieviorka, L’Ère du témoin, op. cit., p. 86. 10  G. Agamben, Ce qui reste d’Auschwitz, op. cit., p. 36. 11  Ibid, p. 11. 11


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de Pollak. Non encore, si parler d’indicible revient à « conférer à l’extermination le prestige de la mystique », proteste Agamben12. Nous voilà au cœur de la controverse sur la « singularité » de la Shoah : ceux qui militent pour en faire un événement tellement hors du commun qu’il échappe à toute comparaison rendent impossibles, au moins virtuellement, son analyse, sa compréhension, son explication. Or ce n’est pas de « singularité » qu’il faut parler ici, mais de spécificité, que permet justement de cerner la comparaison : il existe bien, en la matière, des traits qui font la différence avec d’autres guerres, avec d’autres génocides, avec d’autres massacres. Ce pourquoi l’on ne peut pas comparer cet événement « à » d’autres, au sens où il s’agirait de l’assimiler, de le réduire à ce qu’il n’est pas ; mais l’on peut parfaitement, en revanche, le comparer « avec » d’autres événements analogues, au sens où il s’agit d’en faire ressortir les ressemblances et les différences, d’en dégager la spécificité. C’est la seule façon de répondre à la destruction non par le silence – silence de la disparition, silence de l’indicible – mais, au contraire, par le discours, la pensée, l’intelligence de ce qui s’est passé. Et sa mémoire. Il y a donc bien une spécificité de la Shoah, et pour de multiples raisons : parce que ce génocide s’est accompli dans un but précis, comme le souligne Zygmunt Bauman13 ; parce que, explique-t-il encore, il a suivi ces deux processus propres à l’action bureaucratique que sont une « méticuleuse division fonctionnelle du travail » et la « substitution d’une responsabilité technique à une responsabilité morale »14, et parce qu’il s’est appuyé sur une « déshumanisation des objets 12  Ibid, p. 34. 13  Z. Bauman, Modernity and the Holocaust, London, Polity Press, 1989, p. 91. 14  Ibid, p. 98. 12


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de l’opération bureaucratique »15 ; parce que, ajoute pour sa part Agamben, les SS eux-mêmes « ne parvenaient pas à nommer » les cadavres qu’ils produisaient (« nous savons par un témoignage qu’il ne fallait en aucun cas les appeler “cadavres” ou “corps”, mais simplement Figuren, figures, mannequins »)16, et parce que, nulle part ailleurs que dans les camps nazis, on n’a produit cette « expérimentation toujours impensée » dans laquelle l’ainsi nommé musulman « n’est pas seulement, ou pas tant, une limite entre la vie et la mort » mais « marque le seuil entre l’homme et le non-homme »17, entre « le non-homme qui se présente obstinément comme homme, et l’humain qu’il est impossible de distinguer de l’inhumain »18 ; parce qu’il n’y a pas eu seulement massacre de masse mais « fabrication de cadavres », « des cadavres sans mort, des non-hommes dont le décès est rabaissé au rang de production en série », faisant de cette « dégradation de la mort » une part du « scandale spécifique d’Auschwitz »19 : « Là où la mort ne peut plus se dire mort, les cadavres euxmêmes ne peuvent plus se dire cadavres »20. La spécificité de la Shoah par rapport à d’autres horreurs réside aussi, ne l’oublions pas, dans le fait qu’à l’intensité du traumatisme, sur le plan individuel, et à la masse énorme des victimes, sur le plan collectif, s’est ajoutée la nature propre de tout génocide : en visant non des individus mais les membres d’un groupe (fût-il artificiellement défini par les génocidaires), il engage non seulement les victimes mais 15  16  17  18  19  20

Ibid, p. 102. G. Agamben, Ce qui reste d’Auschwitz, op. cit., p. 53. Ibid, p. 58. Ibid, p. 88. Ibid, p. 77. Ibid, p. 75. 13


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leurs descendants, en tant que membres du groupe visé ; et non seulement les membres de ce groupe mais l’humanité tout entière, en tant qu’il y a là atteinte fondamentale à ce principe de justice qu’est le fait de traiter autrui comme une personne, responsable de ce qu’elle est, et non pas comme un individu porteur d’une appartenance à laquelle il ne peut rien – un simple échantillon d’un groupe, un symbole abstrait. Et la spécificité enfin réside dans les modalités de ce génocide, qui, par la technique de « fabrication de cadavres », excluent l’enterrement des morts et obstruent les chemins éprouvés du deuil, le rendant sinon impossible, du moins inouï. Et font que cette agonie, nous dit Jankélévich, « durera jusqu’à la fin du monde »21. Voilà pourquoi la sortie du silence est une tâche infinie, et qui incombe à tous. Voilà pourquoi les témoignages ne cessent de remonter, de nous hanter.

La

mode

« Les usines d’extermination, écrivait Jankélévitch en 1971, et notamment Auschwitz, la plus grandiose d’entre elles, sont dans le cas de toutes les choses très importantes ; leurs conséquences durables n’apparaissent pas du premier coup, mais elles se développent avec le temps et ne cessent de s’amplifier »22. C’est ainsi qu’aujourd’hui fleurissent les ouvrages et les films, les commémorations et les rituels de lecture des noms, les mémorials, musées et murs des noms, les hommages aux victimes et aux Justes. C’est ainsi que tous les jours ou presque nous parviennent dans les quotidiens des nouvelles de cette interminable résurgence du passé – un 21  V. Jankélévitch, L’Imprescriptible, Paris, Seuil, 1986, p. 63. 22  Ibid, p. 18. 14


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problème de restitution d’œuvres d’art, une « loi mémorielle » controversée, une accusation de négationnisme, une plainte en diffamation face à une telle affirmation… Faut-il parler de « mode » à propos de cette profusion – cet envahissement, diront certains – des retours du refoulé mémoriel ? Non, si c’est pour stigmatiser ces efforts de lutte contre l’oubli ; oui, si c’est pour la repérer, s’interroger sur ses raisons, et lui donner sens. Car « on n’en parle pas assez, on n’en parlera jamais assez ! » martèle avec raison Jankélévitch23. En 2010, près de la moitié des projets de publication soumis pour subvention à la commission « Histoire et Sciences humaines » du Centre National du Livre portaient sur la Seconde Guerre mondiale. Les historiens ne cessent de faire l’histoire du judéocide, et même l’histoire de son histoire, tandis que les philosophes méditent sur ses significations. Aiguillonnée par les délires négationnistes, l’historiographie se doit d’être impeccable : aucune archive n’est négligée, les spécialistes confrontent méthodes et résultats, de colloques en séminaires. De nouvelles catégories de victimes émergent peu à peu de l’oubli : non plus seulement les résistants mais les Juifs, comme l’a remarquablement analysé Jean-Michel Chaumont24, et aussi les homosexuels, et les tziganes, et les enfants cachés. Tout récemment encore, les victimes de la « Shoah par balles » ont été exhumées au grand jour, même si les historiens professionnels n’en ignoraient pas l’existence25. 23  Ibid, p. 56. 24  Cf. J.-M. Chaumont, La Concurrence des victimes. Génocide, identité, reconnaissance, Paris, La Découverte, 1997. 25  Père Patrick Desbois, Porteur de mémoires : sur les traces de la Shoah par balles, Paris, Michel Lafon, 2007. 15


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Les Justes eux aussi ont pris leur place dans la mémoire collective, non plus à l’état d’individus isolés mais en tant qu’ils appartiennent à une catégorie, dûment baptisée, étudiée, institutionnalisée, et honorée. Le cinéma a joué son rôle dans cette remontée des cadavres : des documentaires ont pu susciter des vocations (Nuit et brouillard, Le Chagrin et la pitié, Shoah…), mais aussi des films de fiction, aussi controversés fussent-ils (Holocauste, La Liste de Schindler…). Ils ont pu ouvrir les yeux non seulement des descendants mais, paradoxalement, des protagonistes eux-mêmes ; tel Jorge Semprun visionnant après-coup un film tourné à la libération de Buchenwald, et « réalisant » ainsi ce qui lui était arrivé, si inconcevable que ses seuls souvenirs n’avaient pas suffi jusqu’alors à le lui rendre réel : « Les images grises, parfois floues, filmées dans le sautillement d’une caméra tenue à la main, acquéraient une dimension de réalité démesurée, bouleversante, à laquelle mes souvenirs eux-mêmes n’atteignaient pas. En voyant apparaître sur l’écran du cinéma, sous un soleil d’avril si proche et si lointain, la place d’appel de Buchenwald où erraient des cohortes de déportés dans le désarroi de la liberté retrouvée, je me voyais ramené à la réalité, réinstallé dans la véracité d’une expérience indiscutable. Tout avait été vrai, donc, tout continuait de l’être : rien n’avait été un rêve. En devenant, grâce aux opérateurs des services cinématographiques des armées alliées, spectateur de ma propre vie, voyeur de mon propre vécu, il me semblait échapper aux incertitudes déchirantes de la mémoire. Comme si, paradoxalement à première vue, la dimension d’irréel, le contenu de fiction inhérents à toute image cinémato­graphique, même la plus documentaire, lestaient d’un poids de réalité incontestable mes souvenirs les 16


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plus intimes. D’un côté, certes, je m’en voyais dépossédé ; de l’autre, je voyais confirmée leur réalité : je n’avais pas rêvé Buchenwald. Ma vie, donc, n’était pas qu’un rêve. Cependant, si les images des actualités confirmaient la vérité de l’expérience vécue – qui m’était parfois difficile à saisir et à fixer dans mes souvenirs – elles accentuaient en même temps, jusqu’à l’exaspération, la difficulté éprouvée à la transmettre, à la rendre sinon transparente du moins communicable. »26 Semprun explique dans le même ouvrage combien il peut être difficile de faire de la littérature, voire de seulement l’envisager, avec l’expérience de la déportation ; et c’est à cette question troublante que j’ai essayé de répondre dans le troisième des textes figurant ci-après : pourquoi la fiction est-elle à la fois quasi taboue, et pourtant parfois nécessaire pour rendre compte d’un traumatisme ? Car la littérature elle aussi – qu’elle soit de récit ou de fiction – s’est magistralement ajoutée à la floraison des travaux historiques, philosophiques, cinématographiques (rappelons-nous l’extraordinaire succès des Bienveillantes de Jonathan Littell en 2006). Et c’est sans doute, significativement, lorsqu’elle s’efforce non pas de dire le traumatisme mais de passer outre au silence qu’elle produit ses plus bouleversantes réussites : tel Amir Gutfreund racontant, dans Les Gens indispensables ne meurent jamais27, comment les descendants des survivants émigrés en Israël tentent d’arracher des bribes de vérité sur ce qu’on essaie de leur cacher afin de protéger leur enfance ; tel aussi Daniel Mendelsohn contant dans Les Disparus28 l’épopée de sa quête, depuis les États-Unis, pour reconstituer les 26  J. Semprun, L’Écriture ou la vie, Paris, Gallimard, 1994, p. 210. 27  2000, Paris, Gallimard, 2007. 28  2006, Paris, Flammarion, 2007. 17


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conditions dans lesquelles furent assassinés ses ancêtres dans un village d’Europe de l’Est. Les arts plastiques enfin participent au mouvement. Si l’art moderne n’a guère trouvé qu’en un seul survivant, Zoran Music, un peintre capable d’évoquer visuellement l’expérience des camps, en revanche l’art contemporain a su inventer, avec les installations, des dispositifs puissants permettant de faire vivre émotionnellement la mémoire de la Shoah. Ainsi Christian Boltanski entassait au sous-sol du musée d’art moderne de la Ville de Paris des piles de vêtements usagés, évoquant irrésistiblement ce qu’on appelait à Auschwitz le « Canada » (Réserve, 1990) ; et à Berlin, il apposait sur les murs mitoyens d’un immeuble du quartier juif détruit pendant la guerre des plaques commémoratives portant les noms de ses habitants, leur profession et la date de leur départ (La Maison manquante, 1990). Jochen Gerz et Esther Shalev-Gerz, avec l’aide d’étudiants, firent en sorte que les pavés de la Schlossplatz de Sarrebrück – la place du Parlement – portent désormais inscrits sur leur face cachée les noms des 2146 cimetières juifs allemands disparus sous l’Allemagne nazie (Le Monument invisible, 1990). Avec The Writing on the Wall (1991), l’artiste américain Shimon Attie projetait sur les immeubles du Schneuenviertel, l’ancien quartier juif de Berlin, des photographies de scènes de rue avant-guerre, sur les murs mêmes où elles avaient été prises ; et avec Les Trains (1993), c’était sur les wagons et les rails de la gare de Dresde qu’il montrait les visages de victimes, avec des photographies retrouvées après des recherches aux archives. Gerz est né en 1940, Boltanski en 1944, Attie en 1957. Non, la guerre n’est pas finie.

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La

morale

Le judéocide est un défi à la représentation : comme le note Nicole Lapierre, « à la destruction physique d’un monde s’est ajouté l’anéantissement de sa représentation même ; de la vie avant, l’évocation est aussi abolie », de sorte que ne reste que « la présence de l’absence, l’éloquence du silence »29. Or les raisons de ce défi ne sont pas esthétiques mais éthiques. Portier de nuit de Liliana Cavani en 1974, La Vie est belle de Roberto Benigni en 1998, ou encore, en art contemporain, le Lego Concentration Camp du Polonais Zbigniew Libera, exposé en 2002 au Jewish museum de New York : autant d’occasions de débats virulents sur ce qu’il est permis ou non de montrer ou de mettre en scène à propos des camps. Et au-delà de la représentation, c’est dans l’expérience même de la déportation telle qu’elle a été vécue, et telle qu’elle sera interprétée après-coup, que réside le défi éthique. Celui-ci opère sur deux plans : celui des victimes, et celui des coupables. Le premier de ces deux plans concerne la morale du survivant. Il se joue en trois temps. Tout d’abord, le système concentrationnaire induit, comme tout « système totalitaire », un certain brouillage des positions relatives de la victime et du bourreau, en obligeant la première à des compromissions nécessaires à sa survie : ce que Primo Levi nommait la « zone grise », une « longue chaîne » en laquelle, nous dit Agamben, « l’opprimé devient oppresseur, le bourreau apparaît à son tour comme une victime. Alchimie incessante et grise, où le

29 N. Lapierre, Le silence de la mémoire. À la recherche des Juifs de Plock, Paris, Plon, 1989, p. 16. 19


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bien, le mal, et avec eux tous les métaux de l’éthique traditionnelle atteignent leur point de fusion »30. En deuxième lieu, la question morale de la survie dans les camps s’est posée, dans les années 1970, avec la controverse qui opposa aux États-Unis Bruno Bettelheim, lui-même rescapé, et Terrence Des Pres, jeune chercheur à l’époque31. Le premier affirmait que la survie dépendait en grande partie de la capacité des déportés à demeurer fidèles à leurs valeurs morales – point de vue propre à conférer un fondement rationnel à la « culpabilité des survivants ». Pour le second au contraire, l’impératif de survivre justifiait les infractions à la morale ordinaire, au nom de cette visée supérieure à l’individu qu’est la préservation de l’espèce. À l’humanisme traditionnel s’opposait ainsi un nouvel humanisme, moins idéaliste et moins héroïque, appelant non pas à la disparition du souci éthique mais à sa ré-élaboration selon d’autres valeurs. Le troisième temps de cette reconfiguration des valeurs morales s’est joué avec la réflexion menée en 1991 par Tzvetan Todorov dans Face à l’extrême, occasion d’un « tournant axiologique » sur lequel je reviens dans l’avant-dernier texte de ce volume. En étudiant les témoignages non seulement des rescapés mais aussi de ceux qui les ont aidés et parfois sauvés, Todorov propose d’élargir la notion d’héroïsme au-delà de son acception traditionnelle – spectaculaire, dramatique, événementielle – pour y inclure un héroïsme plus modeste mais parfois plus efficient, fait non pas de grands gestes mais d’attentions concrètes, de souci quotidien, d’organisation patiente et discrète (ce qu’on appellerait aujourd’hui le 30  G. Agamben, Ce qui reste d’Auschwitz, op. cit., p. 22. 31  Cf. B. Bettelheim, Survivre, Paris, Pluriel, 1996 ; T. Des Pres, « The Bettelheim Problem », Social Research, vol. 46, n° 4, Winter 1979. 20


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care). Au-delà même des camps, il nous invite ainsi à une réévaluation des vertus, susceptible de toucher l’ensemble de nos valeurs. Enfin, la question morale se joue aussi non plus au passé mais au présent, dans la façon dont s’assument aujourd’hui les responsabilités dans l’extermination. Elle s’est notamment posée en 1996 avec la déclaration du Président de la République, Jacques Chirac, à propos de Vichy et de la responsabilité de la France : une déclaration qui fit date, mais dont la visée – louable, puisqu’il s’agissait de sortir du déni – fut quelque peu brouillée par des formulations malheureuses, comme je le regrette dans le cinquième texte reproduit ici. Car il n’était pas nécessaire, pour dénoncer l’illégitimité des gouvernants de l’époque et de leurs collaborateurs, d’étendre cette responsabilité non seulement à « la France » en tant que nation mais aussi aux « Français » actuels, supposés porteurs d’une « dette » même s’ils sont nés après la guerre, et même si leurs parents ou leurs ancêtres furent des résistants, voire des Juifs victimes de ce même régime : cette transformation de l’accusation en auto-accusation, et de l’exigence de justice en demande implicite de pardon, revenait de fait à transformer les héritiers des victimes en complices de leur massacre, les sommant ainsi soit de renier leur appartenance à la nation française pour pouvoir se considérer comme héritiers des victimes et non pas comme coupables, soit de renier leurs racines juives pour pouvoir se considérer comme français, porteurs de la faute collective, de la « dette imprescriptible envers les victimes », selon la formule employée par Chirac – formule pour le moins problématique, sinon scandaleuse, dès lors qu’elle réfère non plus aux collaborateurs de Vichy mais aux Français d’aujourd’hui, ainsi enrôlés par la voix de leur président dans une reconnaissance de dette 21


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en laquelle une partie d’entre eux ne peut, par définition, se reconnaître. Au-delà même de la maladresse (ou de l’inconscient double-bind opéré par ce double glissement du passé au présent et de « Vichy » à « la France »), cette reconnaissance d’une faute collective s’adossait non à une éthique de la justice, qui aurait visé la dénonciation et la sanction des coupables, mais à une éthique du pardon, qui passe par l’auto-accusation et la contrition. Or c’est là une constante de l’attitude morale assumée après-guerre par ceux qui préfèrent s’abriter derrière une faute collective pour mieux se soustraire à la justice individuelle. Agamben, là encore, fustige impitoyablement cette « tendance générale à reconnaître une faute collective et abstraite chaque fois qu’on ne parvient pas à trancher un dilemme éthique », rappelant à ce propos une observation faite par Hannah Arendt : « après la guerre les Allemands de tous âges assumaient une faute collective liée au nazisme et disaient se sentir coupables pour ce que leurs parents et leur peuple avaient fait, d’autant plus volontiers qu’ils rechignaient à reconnaître les responsabilités individuelles et à punir les vrais délits »32. À un Allemand qui lui avait écrit que « la faute pèse lourdement sur [son] pauvre peuple trahi et fourvoyé », Primo Levi rétorquait : « On doit répondre personnellement de ses fautes et de ses erreurs, sinon toute trace de civilisation disparaît de la face de la terre »33. De même l’Église catholique, qui s’est montrée, souligne Agamben, « disposée à reconnaître une faute collective à l’égard des juifs », n’a cependant « jamais voulu admettre les omissions pourtant précises, graves et avérées du pape Pie XII concer32  G. Agamben, Ce qui reste d’Auschwitz, op. cit., p. 103. 33  Ibid. 22


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nant les persécutions et l’extermination des juifs »34. Bref : « On reconnaît, contrit, une responsabilité morale chaque fois que l’on souhaite se soustraire à la justice. La confusion entre catégories éthiques et juridiques (avec la logique du repentir qu’elle implique) est ici absolue »35 ; or « reconnaître une faute et une responsabilité – chose qu’il faut parfois faire – signifie quitter la sphère de l’éthique pour pénétrer dans celle du droit. Qui a dû franchir ce pas difficile ne peut prétendre ressortir par la porte qu’il vient de fermer derrière soi »36. Certes, le droit a déjà fait son œuvre à propos de la Shoah ; et il en a même été directement affecté, car au bouleversement moral s’est ajouté un bouleversement juridique, par l’invention de nouvelles qualifications, telle que le « crime contre l’humanité » et son imprescriptiblité, et de nouvelles lois, telle que la loi Gayssot contre le négationnisme. Les lois d’épuration après-guerre, le procès de Nuremberg, le procès Eichmann, le procès Papon, et aujourd’hui encore les indemnisations des spoliations, les restitutions d’œuvres d’art par les musées : oui, la justice est passée par là. Mais on en connaît les énormes lacunes, on sait l’impunité de tant de dignitaires nazis et de notables vichyssois pendant tant d’années, et le combat trop longtemps solitaire de Beate et Serge Klarsfeld pour faire punir les coupables et rendre un semblant de sépulture aux victimes par la mise au jour de leurs noms. Malgré les nombreux procès – aussi nécessaires qu’ils aient été – menés depuis soixante-cinq ans contre les responsables, « le droit n’a pas réglé le problème », comme l’a 34  Ibid. 35  Ibid, p. 25. 36  Ibid. 23


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noté encore Agamben, parce que « le problème est tellement énorme qu’il met en cause le droit lui-même »37. Jacques Chirac, qui a rompu avec le refus du général De Gaulle et de François Mitterrand d’assimiler les exactions du régime de Vichy à la nation française, aurait-il osé aller jusqu’au bout du travail de justice en proposant d’ériger un « mur de la honte », où seraient inscrits dans le marbre les noms de chaque responsable politique ou administratif de la déportation des Juifs de France, avec leurs dates de naissance et de mort, et la mention « assassin » ou « complice d’assassinat » ? L’on peut supposer que non, car si sa déclaration de culpabilité collective en a soulagé plus d’un, il est fort probable qu’une mise à l’index individualisée des coupables effectifs aurait rencontré, et rencontrerait encore aujourd’hui, des oppositions farouches. Et au fait : si l’on essayait ? Si l’on proposait aux Allemands d’ériger un tel « mur de la honte » accusant nommément, pour les siècles des siècles, les dirigeants et les complices du régime nazi ? Et si l’on en faisait autant chez nous avec les dirigeants et les complices de Vichy ? Voilà qui nous délivrerait enfin de cet « invisible remords » qui, disait Jankélévitch, « pèse sur notre modernité »38, ou de cette « éternité de la honte » dont parle Agamben face à « un événement qui éternellement revient, mais qui par là même demeure absolument, éternellement inassumable » – « une honte sans culpabilité et même, pour ainsi dire, sans temps »39.

37  Ibid, p. 20. Agamben ajoute « qu’il le mène à la ruine », ce qui me paraît pour le moins excessif. 38  V. Jankélévitch, L’Imprescriptible, op. cit., p. 19. 39  G. Agamben, Ce qui reste d’Auschwitz, op. cit., p. 111. 24


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La

passion

Défi à la représentation, défi à la morale et au droit, l’extermination des Juifs par l’Allemagne nazie est aussi, sur un plan plus étroitement professionnel, un défi à la déontologie du chercheur. Pour peu en effet qu’on considère, comme nous sommes nombreux à le faire, qu’un savant n’est pas payé par la collectivité pour produire de l’opinion ou pour défendre une idéologie, mais pour dire ce qu’est le monde et pour expliquer et comprendre la façon dont les gens le vivent (ce qui ne doit pas par ailleurs l’empêcher, parallèlement à son activité scientifique, d’intervenir dans le débat public en tant que citoyen éclairé), alors cet impératif de « neutralité axiologique » – la suspension du jugement de valeur dans l’exercice des fonctions d’enseignement et de recherche telle que la prônait Max Weber – se voit forcément interrogé, dès lors que l’on travaille sur la Shoah, par la nature de l’objet. Car la reconstitution de ce qui s’est passé ne peut s’y dissocier d’un effet de dénonciation ou de rétablissement de la justice pour peu que celle-ci ne soit pas entièrement faite, ou qu’elle soit, peut-être, impossible à faire. Aussi détaché, aussi objectif, aussi impeccable soit-il, le travail de l’historien, du sociologue, du psychologue, de l’anthropologue qui se penche sur Auschwitz prend de fait valeur performative, devient un acte et non plus un discours, se conjuguant au présent et non plus seulement au passé. Ici, dire l’extermination c’est toujours, un peu, faire – faire quelque chose, avec nos bien faibles moyens, faire ne serait-ce que barrage au silence, au non-dit, au déni. Et faire en sorte que le meurtre de masse, même matériellement réussi, demeure à jamais symboliquement raté.

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Et ce n’est pas en énonçant son opinion, si dérisoire sur un tel sujet, que le chercheur agit lorsqu’il produit du savoir sur les camps, sur l’Allemagne nazie, sur Vichy ; ce n’est pas en cédant à la « manie du jugement » – ce « satanique ennemi de la véritable histoire » que stigmatisait Marc Bloch40 –, par exemple en affirmant que tout cela était « cruel », comme prétendait Leo Strauss, croyant naïvement faire ainsi objection à la position weberienne41. Mais c’est, tout simplement, en faisant son travail de description, d’analyse, de reconstitution. Au risque du vertige, tant il est vrai que « ce crime sans nom est un crime vraiment infini dont l’horreur s’approfondit à mesure qu’on l’analyse »42. Et au risque d’une instrumentation immédiate de ce travail dans des causes mémorielles, éthiques ou même judiciaires, à la mesure du lien entre la chaîne entre les motivations du chercheur, la recherche proprement dite et ses conséquences sur les acteurs, tant se nouent indissociablement le descriptif, le normatif et le prescriptif. Il y a là un défi à l’impératif de neutralité, qui ne le met pas en cause certes, mais en dessine les limites. Exemplaire à cet égard est l’œuvre accomplie par Beate et Serge Klarsfeld : fouiller les archives, compiler des noms et des dates, dresser des listes – quoi de moins héroïque en apparence, quoi de plus ennuyeux, quoi de plus froid ? Mais c’est dans cette froideur, dans cette distanciation glacée du rat de bibliothèque que prend source le feu qui réveille, non pas les morts, hélas, mais leur souvenir en nous, et les fait vivre malgré tout (car « le passé, comme les morts, a besoin de nous ; il n’existe que dans la mesure où nous le 40  Cité par A. Wieviorka, L’Ère du témoin, op. cit., p. 125. 41  Cf. L. Strauss, Droit naturel et histoire, 1953, Paris, Flammarion-Champs, 1986, p. 55. 42  V. Jankélévitch, L’Imprescriptible, op. cit., p. 28. 26


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commémorons »43). Nulle part mieux que dans cette entreprise mémorielle ne s’opère aussi efficacement la paradoxale alliance de l’implication et du détachement, de l’engagement, propre au politique, et de la distanciation, propre au scientifique44. Aussi attentif soit-il à l’établissement de la vérité historique, le chercheur qui se penche sur cette histoire-là (tel Norbert Elias tentant patiemment, avec Les Allemands45, de comprendre comment et pourquoi son peuple en est venu à condamner sa propre famille à la mort et à le condamner, lui, à un exil définitif ) se retrouve de facto engagé, et engagé à la fois au passé et au présent. L’un et l’autre se nouent dans l’histoire de la Shoah, de même que s’y nouent le chaud de la colère et le froid de l’étude – et peu importe alors que l’on soit juif ou pas, car ce n’est pas seulement d’un peuple qu’il est question ici, mais de l’humanité. Il faut les deux : le chaud de la mémoire et le froid de l’histoire, l’émotion et l’érudition, la passion de la justice et la passion de l’archive. Car face à l’injustice, l’indignation ne suffit pas : il faut aussi, si l’on veut qu’elle devienne utile, la patience et le savoir-faire du savant et de l’expert, la pesanteur des institutions, l’équanimité du juge, l’habileté du politique. Il faut faire confiance aux chercheurs comme on fait confiance aux témoins, même si ce n’est pas pour les mêmes motifs : les uns comme les autres lancent un défi au silence – le silence des victimes assassinées ou terrassées, le silence des bourreaux figés dans le déni ou la culpabilité – et, ce faisant, font front contre le génocide, tant il est vrai 43  Ibid, p. 79. 44  Cf. Norbert Elias, Engage­ment et distanciation. Contributions à la sociologie de la connaissance, 1983, Paris, Fayard, 1993. 45  Cf. N. Elias, The Germans, 1989, New York, Columbia University Press, 1996. 27


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qu’un génocide réussi est un génocide dont on ne parle pas, dont on n’a jamais parlé, dont on ne parle plus, dont on ne parlera plus jamais. C’est pourquoi oublier est un crime, nous rappelle Jankélévitch : « Oublier ce crime gigantesque contre l’humanité serait un nouveau crime contre le genre humain »46 ; car « les morts dépendent entièrement de notre fidélité »47, et leur souvenir doit rester « indélébile comme le tatouage que les rescapés des camps portent encore sur le bras »48. Ainsi la guerre n’est pas finie – et le statut même d’Israël aujourd’hui, tel un projet inachevé, tel un futur qui ne parvient pas à se vivre au présent, peut nous apparaître comme le symptôme de ce passé qui n’en finit pas de hanter le monde. Même si, comme l’écrit encore Nicole Lapierre, « la parole est impossible mais l’oubli intolérable », de sorte que seul se transmet « cet entre-deux douloureux, hanté »49, au moins savons-nous aujourd’hui que la sinistre prophétie qui courait dans le ghetto – « Il n’y aura aucun héritier ni aucune mémoire » – ne s’est pas accomplie : il y a des héritiers, et la mémoire est là, partagée.

46  V. Jankélévitch, L’Imprescriptible, op. cit., p. 25. 47  Ibid, p. 60. 48  Ibid, p. 62. 49 N. Lapierre, Le Silence de la mémoire, op. cit., p. 16. 28


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