Les populistes, des démagogues?

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La démagogie vient du grec démos, «le peuple», et ago, «conduire». Elle renvoie, dans la sphère politique, à une action visant à gagner la sympathie d’un électorat en usant d’un discours qui sort du champ rationnel, qui cherche à flatter et à exalter les «passions» des «masses populaires». Les élites manipuleraient donc les citoyens en faisant appel à leurs frustrations. Ce terme est principalement utilisé pour dénoncer un discours considéré comme irréaliste et opportuniste, qui ne vise qu’à gagner et à conserver un soutien populaire. Un soutien par conséquent relégué au rang des pulsions, nous y reviendrons.

Le populisme est quant à lui un terme polémique, qui peut renvoyer à des réalités historiques, et à des mouvements dont les définitions sont très hétérogènes et souvent floues. Il cherche à qualifier une volonté qui procèderait du peuple, et non des élites. Ce terme apparaît dans la seconde moitié du 19e siècle en Russie, avec les narodniki, et aux États-Unis, avec le People’s Party. Dans la langue française, le mot «populisme» s’invite dans le vocabulaire politique à la fin des années 1980. Auparavant, il qualifiait un mouvement littéraire des années 1920 et 1930, composé d’écrivains qui ambitionnaient d’écrire aussi fidèlement que possible sur le peuple. Dans le cas nord-américain, le populisme décrivait à l’inverse une situation dans laquelle une large population ne se sentant plus représentée par les institutions politiques en place, use de canaux de mobilisation alternatifs. C’est la définition que nous adopterons ici.

Le populisme soutient donc un idéal démocratique, que par ailleurs tout démagogue se doit de revendiquer pour s’attirer les faveurs électorales du peuple. Cet idéal représenterait un contre-pouvoir face aux inégalités défendues par les élites. Dans ce sens, bien loin de toute manipulation démagogique, le populisme pourrait donc être le garant de l’intérêt général, de la liberté, de la justice ou de l’égalité, valeurs démocratiques s’il en est. Le lien «évident» qui est souvent fait entre populisme et démagogie, termes supposés interchangeables, doit à notre sens être contesté. La mise en équivalence des deux termes et la délégitimation du populisme qu’elle entraîne ne sont pas innocentes sur le plan politique.

Que vaut – et à quoi sert – l’équivalence entre démagogie et populisme?

Les usages de l’un et de l’autre termes ne sont pas tout à fait égaux, bien qu’ils se réfèrent à la même idée du peuple (par leur étymologie). La démagogie renvoie principalement à la volonté d’un acteur politique de tromper celles et ceux qui l’écoutent. Le populisme se rapporte plus fréquemment aux caractéristiques que l’on attribue au peuple, qui serait «gouverné par ses passions».

Un démagogue est un leader qui s’appuie sur un ensemble de discours ou de sujets qui passionnent une partie significative du corps politique. Si les mouvements populistes sont relativement autonomes dans la production de discours, d’analyses et de revendications, le démagogue, lui, tout en flattant ses auditeurs, s’en sert de manière à les amener à défendre ses intérêts à lui, en se mettant «de leur côté» à l’aide de procédés rhétoriques flatteurs.

Judge August 11 1900 Bryan Against American Imperialism
Caricature représentant WJ Bryan anti-impérialiste, V. Gillam, US « Judge » magazine, 11 août 1900.

Un mouvement populiste peut très bien être récupéré par des personnalités ou des partis démagogiques. Ce fut notamment le cas aux États-Unis, lorsque Theodore Roosevelt reprit certaines des propositions du People’s Party et du mouvement populiste américain. On constate déjà une rhétorique anti-establishment dans les arguments de William Jennings Bryan, le seul candidat à l’élection présidentielle qui a été activement soutenu par le mouvement populiste (voir Serge Halimi, «La parenthèse populiste»). Theodore Roosevelt ne fera que recycler les principales thématiques de la campagne de Bryan: distribution équitable du revenu national entre travailleurs, émancipation par rapport aux «maîtres de Washington» et résistance à Wall Street.

Nous entendons donc ici par «démagogie» un outil électoraliste qui permet de simplifier les enjeux politiques, de convertir le mécontentement populaire en votes. Pour cela, il existe différentes techniques: dénoncer un ennemi commun; proposer des solutions simples alors que des réponses politiques plus complexes sont nécessaires; fédérer autour d’un imaginaire commun qui peut être une nation, une race, une classe; ou encore rassembler derrière un leader messianique qui propose d’amener ordre et sécurité par des mesures liberticides.

Comme le peuple n’occupe jamais réellement le lieu du pouvoir, il faut nécessairement des représentants pour récupérer les revendications populistes. Nous définissons donc le populisme comme un mouvement populaire relativement autonome, et non comme un parti inscrit dans le jeu politique conventionnel.

Ce qui nous importe ici, c’est que dans l’espace médiatico-politique dominant, populisme et démagogie sont utilisés comme des quasi synonymes, et servent à caractériser des personnages et des organisations de façon péjorative. Ils servent en outre à construire l’image d’un peuple gouverné par des passions, qui ne peut agir politiquement et se mobiliser qu’au travers de discours démagogiques. Ces dénonciations rituelles, qui construisent un peuple mineur, servent en retour à justifier la monopolisation de l’exercice du pouvoir politique par une élite supposée seule capable d’une action rationnelle, et dès lors détentrice légitime et exclusive du savoir politique.

Populisme et démocratie

L’équivalence entre populisme et démagogie permet d’attaquer à la fois des mouvements populaires ou qui se réclament du peuple et le résultat de procédures de démocratie directe. On l’a vu par exemple après le vote du 9 février 2014 en Suisse, ou après le référendum européen de 2005 en France, comme l’a noté Jacques Rancière dans La haine de la démocratie.

98222100084680LRancière indique avec raison que «le terme populisme ne sert pas à caractériser une force politique définie. Il ne désigne pas une idéologie ni même un style politique cohérent. Il sert simplement à dessiner l’image d’un certain peuple». En effet, poursuit-il, «la notion de populisme construit un peuple caractérisé par l’alliage redoutable d’une capacité – la puissance brute du grand nombre – et d’une incapacité – l’ignorance attribuée à ce même grand nombre» («Non, le peuple n’est pas une masse brutale et ignorante», Libération, 3 janvier 2011).

Le principal est donc, via ce rituel de dénonciation, de légitimer des procédures de dépossession du pouvoir politique, comme celle de la représentation, et de rabattre le peuple qui agit sur des scènes de foules, d’émeutes et de violences. L’action populaire serait par essence désordonnée, anarchique, portée par l’égoïsme et les affects, incapable de comprendre les mécanismes politiques. Plus grave, elle mènerait même au totalitarisme.

La dénonciation de la démagogie inhérente des mouvements ou moments populaires-démocratiques dits populistes sert à maintenir la police, pour reprendre un terme utilisé par Rancière, c’est-à-dire à affirmer la démocratie comme technique de gouvernement et non comme pouvoir du peuple, comme administration plutôt que comme politique. La démocratie représentative est ainsi le lieu de l’expertise technique et gestionnaire, contre la démocratie populaire.

Ces dispositifs soulèvent la question du lien entre savoir et pouvoir, car le pouvoir prétend toujours impliquer le savoir et vice versa. Or, comme le rappelle Cornelius Castoriadis, «la politique n’est pas une affaire d’epistèmè mais de doxa […] il y a une sorte de savoir en politique qui est affaire de jugement, de prudence et de vraisemblance» («Quelle démocratie?» in Figures du pensable). Il faut dès lors penser la démocratie comme «l’abolition de la division du travail politique entre dirigeants professionnels et une masse passive que ceux-ci dirigent», division que précisément, le populisme remet en cause.

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Cornelius Castoriadis

Pourtant, celles et ceux qui dénoncent le caractère populiste de certains moments populaires-démocratiques, le font à partir d’une défense de la démocratie, mais d’une défense limitée aux procédures démocratiques, et donc en effaçant le réel au profit du formel. Dans leur esprit, la souveraineté populaire doit forcément s’effacer devant le système représentatif. Or la démocratie ne peut se résumer à une accumulation de pures procédures. Avec Castoriadis, nous pensons la démocratie comme indissociable d’une conception substantive des fins de la collectivité politique et d’une visée d’un type d’être humain lui correspondant.

Il faut considérer la politique, écrit Castoriadis, «comme un travail concernant tous les membres de la collectivité concernée, présupposant l’égalité de tous et visant à la rendre effective – donc aussi un travail de transformation des institutions dans le sens de la démocratie», principes démocratiques qui ont souvent été portés par des mouvements dits populistes.

Le populisme n’est pas démagogique

9782020884211Populisme et démagogie sont donc souvent amalgamés dans le discours commun dans un but disqualifiant. Pourtant, ces deux termes recouvrent deux réalités qui doivent être clairement distinguées. Si toutes deux renvoient à l’idée de peuple, elles ne vont pas dans le même sens: le populisme émane de revendications du peuple, tandis que le démagogue manipule ce dernier pour exercer une emprise sur lui. Ainsi, tout bon démagogue pourra aisément se déguiser en faux populiste.

Les revendications populistes ont toujours eu du mal à s’institutionnaliser dans des organisations durables, qu’il s’agisse de partis ou non, au contraire des figures démagogiques enrégimentant à leur service individus et organisations. Suivant Ernesto Laclau, nous pensons qu’il existe de rares moments politiques qui correspondent à notre définition du populisme (voir La raison populiste). Lorsque ces moments populistes s’intègrent dans les institutions politiques, l’avancée initiale cède souvent la place à une reprise en main par des forces politiques conventionnelles soucieuses de mettre fin à ces expériences originales.

Ce post a été rédigé par Amine Ben Naceur, Grégoire Vonblon, Céline Hostettler, Arthur Auderset, Achille Karangwa, étudiants en Bachelor, dans le cadre du séminaire «Fondements de la pensée contemporaine» délivré par Antoine Chollet à l’Institut d’études politiques, historiques et internationales de l’Université de Lausanne, durant l’automne 2014.

Illustration: © CC  Dom Dada, “Christoph Blocher: Out of Office”, 13.12.2007.