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Les théories du complot à la lumière de leur rhétorique

Grafitis conspirationistes. Exile on Ontario St / VisualHunt , CC BY-SA

Nous vivons une époque extrêmement complexe et troublée. Cette complexité est source d’inquiétudes et d’interrogations, notamment quant à l’avenir de la démocratie et de la paix et, pour utiliser un gros mot, quant au « sens de l’Histoire » (la grande, mais aussi la petite, celle qui traverse le quotidien de tout un chacun). Conflits armés, attaques terroristes, tensions religieuses, crise économique, défi climatique… chaque jour, tout nous rappelle combien nos vies sont fragiles ; combien notre existence collective est incertaine ; combien nous sommes vulnérables. À l’heure de l’information en continu, il est impossible d’y échapper.

En même temps, ce rappel permanent de notre impuissance fait violence à notre condition de Modernes. Cela met en péril notre désir acharné de transparence, d’ordre et de performance. Nous aimerions avoir vraiment prise sur les événements du monde et n’être pas fragiles. Nous aspirons à la sécurité, qu’elle soit physique, sociale, professionnelle, familiale ou encore émotionnelle. Mais, sans arrêt, le monde et l’Histoire nous renvoient une autre image de nous-mêmes : celle d’individus dont la compréhension des choses est forcément limitée, partielle, douteuse et chaotique. Cette position, disons-le, n’est confortable pour personne. Face à un monde en crise, les théories du complot offrent alors une échappatoire facile et rassurante.

Sens perdu et voie du complot

Dans le monde sécularisé et « désenchanté » qui est le nôtre, l’immédiateté du sens a disparu. Confrontés à des événements dramatiques, nous sommes, le plus souvent, désorientés, sans repères et livrés à la peur. Nous refusons de croire au « hasard sauvage » et considérons celui-ci comme un mauvais autre source de vulnérabilité.

Partant, les théories du complot viennent réenchanter et réordonner le monde en y insufflant de la causalité. C’est ce qui les rend si attractives. Avec elles, tout est clair, transparent, évident, lumineux : les événements dramatiques ont du sens ; le monde, malgré tout, est juste ; les méchants seront punis ; l’existence du complot ne fait aucun doute ; la vérité (pure, éternelle, rayonnante) triomphera.

En somme, les théories en question livrent une vision du monde et de l’Histoire où tout est en ordre ; où le hasard n’est plus. Vision confortable et rassurante qui sécurise le rapport au sens en évacuant la possibilité du doute. À très peu de frais, ces théories aident ceux qui s’en réclament à restaurer leur puissance explicative perdue.

Mais relayer une théorie – sur les réseaux sociaux ou ailleurs – est-ce forcément y adhérer, y croire ? Le sentiment de reconquête et de possession du sens n’est-il pas, tout compte fait, plus important que le sens lui-même ? La réponse à ces deux questions doit, à mes yeux, être positive. Dès lors, combattre le complotisme implique moins de s’attaquer à des croyances potentielles que d’essayer de transmettre des outils visant la pratique authentique de la critique, du débat et du désaccord – outils qui, justement, concernent l’apprivoisement de la vulnérabilité.

Ceci suppose également d’identifier les voies de la rhétorique complotiste. Cinq techniques (ou stratégies) méritent, à cet égard, d’être pointées.

Revenir à la critique et au doute

En premier lieu, il y a la proclamation d’adhésion aux deux grands principes de la raison moderne : la critique et le doute. En d’autres termes, les dénonciations portées par lesdites théories ne se fondent pas sur une inspiration mystique ni sur la vision singulière d’un mage (ce qui serait d’emblée vu comme obscurantiste), mais sur une enquête et un examen critiques.

L’homme moderne, depuis Descartes, se définit avant tout par son incrédulité première, son doute et par une volonté qu’il a d’en savoir plus : je doute donc je suis. Le doute justifie alors la quête, c’est-à-dire la poursuite de l’entreprise critique. Avec les théories du complot, le but de la quête est de montrer la fausseté des thèses dites « officielles » (une fausseté réputée évidente), et de manifester la vitalité de son esprit critique.

Or, qui ne souhaite pas être regardé comme un modèle de critique et de doute ; comme un individu vraiment rationnel face auquel les mensonges des « puissants » et des médias, les manœuvres des « autorités », ne tiennent pas longtemps ?

La preuve éthique : construire la confiance

Ensuite, les théories du complot s’appuient sur l’attestation (largement factice, du reste) d’une totale objectivité du discours née de l’indépendance et de la liberté des sources. Celui qui porte la théorie en question, ou l’« expert » convoqué pour la valider, est forcément autonome et affranchi de toute institution publique. Il n’est, répète-t-il, inféodé à personne, ne représente que lui-même et finance ses recherches sur ses propres deniers.

Ces deux premières stratégies se rapportent à ce qu’on appelle en rhétorique la preuve éthique (ou ethos), c’est-à-dire à l’image que l’on donne de soi dans et par son discours. Dans l’un et l’autre cas, la mise en scène de qualités hautement valorisées dans les sociétés dites modernes (l’esprit critique, l’indépendance et l’objectivité) vise à conquérir la confiance du public.

La si gratifiante « chasse à la vérité »

La troisième stratégie concerne l’émotion gratifiante qu’il peut y avoir à s’imaginer faire partie du petit groupe des lucides. Lesquels se voient comme de nouveaux « élus ». En somme, les théories du complot se plaisent à jouer sur la dichotomie (extrêmement persuasive, du reste) entre, d’un côté, les ignorants dociles, abrutis par les discours, thèses, vérités « officielles », et, de l’autre, les « chasseurs de vérité » pour qui le complot est une réalité de tous les instants.

Il s’agit là d’une ressource particulièrement puissante. De fait, les théories du complot s’attachent à projeter sur leur public l’image du soldat luttant contre les forces obscures, comme celle du résistant œuvrant pour le bonheur de tous et le salut du monde. Là, nous sommes clairement dans l’ordre de la preuve pathétique (ou pathos).

Logique complotiste : crever les yeux

Les deux derniers points portent directement sur la structure argumentative des discours, à savoir sur la preuve logique (ou logos).

Soulignons d’abord la grande flexibilité des théories du complot, c’est-à-dire leur incroyable capacité à se reformuler et à se remodeler pour échapper à l’emprise des faits et de la critique – celle provenant du dehors. Il s’agit là d’un processus très clair d’immunisation. Ceci veut dire qu’on peut douter de tout sauf de l’existence du complot lui-même. Complot dont l’évidence devrait, en bonne logique, crever les yeux de tous les honnêtes gens.

Je terminerai par le renversement de la charge de la preuve. À cet égard, les discours conspirationnistes ont une large tendance à interpeller leurs détracteurs (et plus encore les comploteurs désignés) pour qu’ils prouvent qu’il n’y a pas de complot. On imagine la grande difficulté qu’il peut y avoir à apporter une telle preuve dans la mesure où tout est supposé secret et caché. Dans ce jeu-là, les conspirationnistes sortent forcément gagnants.

À Hildesheim (Allemagne). Pixabay

Indispensable rhétorique

Voici pourquoi il convient de donner aux jeunes gens (comme aux moins jeunes) les moyens de faire preuve d’esprit critique, d’argumenter en conscience et d’énoncer clairement leurs idées. En ce sens, des cours de rhétorique sont indispensables.

Lorsqu’on ne dispose ni de mots ni de techniques pour faire partager son avis ou pour exprimer son désaccord, lorsqu’on se sent totalement désarmé, lorsqu’on est frustré de ne pas pouvoir ou savoir prendre la parole devant les autres, on bascule beaucoup plus facilement dans l’invective, d’une part, dans la violence physique, d’autre part. Le risque c’est aussi la perte d’estime de soi, la démotivation, la dépression. Les théories du monde, même s’il faut le déplorer, s’offrent ici comme une bouée de sauvetage.

Les jeunes sont doublement mis en péril. D’une part, ils souffrent d’un manque de transmission des compétences argumentatives et oratoires en général, d’autre part, notre société, qui valorise à outrance l’accord et le compromis, leur renvoie une vision extrêmement dépréciée du désaccord et de la critique. Il s’agit là d’une incroyable source de vulnérabilité sur laquelle nous devons rapidement agir.

Résister à la dichotomie facile

Toutefois, pour que le travail éducatif puisse porter ses fruits, il faut résister à la dichotomie stérile entre les méchants qui croient aux complots, et les gentils qui, forcément, n’y croient pas. Gardons-nous de regarder les premiers comme des incultes ou comme des masses manipulées. Gardons-nous, par ailleurs, d’ériger les seconds en citoyens modèles.

Pourquoi ? Parce que nous sommes tous potentiellement complotistes, même si nous avons du mal à l’avouer. Personne n’est immunisé face au raisonnement par le complot. L’action de chercher puis de donner du sens n’est pas irrationnelle en soi, au contraire. Bien sûr, un problème majeur apparaît lorsque cette démarche narrative s’effectue à tout prix, de façon dogmatique, et, qui plus est, sans conscience d’elle-même. Ceci dit, coller des étiquettes porteuses de stigmates ne saurait constituer, en cette matière, une réponse au problème

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