L’hégémonie de la race : de Gramsci à Lacan. Entretien avec Richard Seymour

Même dans ses interprétations les plus sophistiquées, le marxisme a une fâcheuse tendance à lire le racisme de façon instrumentale. Telle idéologie est adoptée par une série d’acteurs parce qu’elle est conforme à certains intérêts, parce qu’elle consolide une forme ou une autre d’hégémonie, parce qu’elle entretient des privilèges blancs. Pour le journaliste et chercheur indépendant Richard Seymour, ces explications sont insuffisantes. Issu d’un parcours militant au sein de la gauche révolutionnaire, Seymour montre dans cet entretien combien il est fâcheux pour les marxistes de rationaliser à outrance les comportements parfois les plus irrationnels, tels que les lynchages, les formes de violence de masse racistes. Pour faire face à ce défi théorique, il convoque Poulantzas, Stuart Hall et même Lacan. Au-delà de ces préoccupations, Seymour nous propose ici une véritable leçon de rectification, d’autocritique, pour être à la hauteur de la contre-révolution préventive des classes dominantes.

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Bien souvent, quand des intellectuels sont interviewés – je pense en particulier à la récente série d’entretiens menés par George Souvlis (voir Davis 2016; Eley 2016) –, il revient à l’interrogateur d’inviter l’interrogé à mettre en relation ses recherches académiques avec des problèmes politiques et stratégiques immédiats. Avec toi c’est l’inverse. S’il y a une chose qui caractérise ton activité intellectuelle, c’est cette capacité à réagir instantanément à des événements historiques et politiques toujours changeants. Par conséquent, l’objectif de cet entretien sera de t’amener à développer les aspects plus théoriques de ton travail (en gardant bien sûr à l’esprit que tes réponses politiques immédiates sont informés par la théorie). Peut-être pourrais-tu commencer par nous dire quelques mots de ta formation théorique et politique. Comment es-tu venu au marxisme et quelles figures intellectuelles t’ont le plus influencé ?
Mes premières influences formatrices en tant que marxiste viennent toutes de la tradition socialiste internationale [International Socialist]. Il m’est difficile de ne pas dire du mal de cette tradition,vu comment a fini son principal légataire, le Socialist Workers’ Party britannique. Et j’ai toujours été très dubitatif de la sentimentalité avec laquelle certains de ses apôtres rendent compte aujourd’huide ses exploits passés. Mais c’est une tradition qui a su produire des marxistes, ce qui n’est pas négligeable.

J’ai rejoint le SWP au moment de la mise en vigueur des principes du New Labour, en 1998, et j’ai été immédiatement immergé dans ses traditions théoriques. Mike Kidron et Chris Harman pour l’économie, Alex Callinicos pour la philosophie politique, ou encore la Weltanschauung (“conception du monde”) de Tony Cliff (qui était, étrangement, à la fois sobre et nerveuse). Il existe une certaine orthodoxie trotskyste qui se réclamait d’un « Troisième camp », envisageant le mouvement ouvrier comme une source potentiellement autonome de démocratie socialiste opposée à la fois au stalinisme et au capitalisme hégémonique états-unien. En quelque sorte, l’orthodoxie SWP ne se voulait« dans aucun camp ». L’URSS était un capitalisme d’État dictatorial dont l’implosion était presque donnée d’avance, le « monde libre » se dirigeait tout droit vers la pire des crises, la social-démocratie était devenue un agent du capitalisme, les leaders syndicaux étaient intégrés au bon fonctionnement du système, et la seule alternative plausible résidait dans « la base » de la classe ouvrière – sauf que cette base n’existait plus. Il n’est pas surprenant que pour un membre de cette tendance, la chose la plus accablante qu’on pouvait dire de quelqu’un, c’était qu’il était « pessimiste », puisque l’édifie entier reposait sur le refus de reconnaître l’anéantissement complet des conditions de possibilité d’une politique révolutionnaire.

Une deuxième série d’influences me vient du « marxisme politique » d’Ellen Wood et de Robert Brenner. En lisant L’Origine du capitalisme, j’ai été frappé par le fait qu’en plus d’être convaincant en tant que tel, l’ouvrageévitait tout recours téléologique et se plaisait à souligner les éléments de contingence, d’une manière que les marxistes en général ignorent. Mon intérêt était à la fois politique et théorique. Dans le contexte de la « guerre contre le terrorisme »qui ressuscitaitla mythologie whiggiste del’empire, il était prioritaire de décortiquer et de contrecarrer les conceptions progressivistes de l’histoire. Sur le plan théorique, j’appréciais l’aspect aléatoire du marxisme politique. Il me semble que c’est Freud qui disait que croire la contingenceindigne de déterminer notre sort, c’est sombrer dans une forme de spiritualisme. Eh bien on pourrait dire qu’il y a dans certaines formes de marxisme une sorte de spiritualisme déplacé. L’enjeu du marxisme politique est de remettre en causecertaines associations connotatives sur lesquelles les variantes plus hégéliennes du marxisme insistent – par exemple, entre le développement urbain et le capitalisme, ou entre la démocratie et le capitalisme. L’idée de « démocratie bourgeoise » en particulier fait hausser les sourcils des « marxistes politiques » car ils pensent que la bourgeoisie n’en a jamais rien eu à faire de la démocratie. C’était, enfin, un symptôme hystérique que de m’identifier au marxisme politique qui commençait alors à défier (d’une manière relativement saine) l’orthodoxie du SWP.

J’ai enfin été influencé par différents théoriciens marxistes qui chacun à leur manière insistaient sur la conjoncture, et notamment sur le rôle structurant de l’idéologie dans le positionnement des acteurs de classe et les résultats de leurs luttes : Althusser, Gramsci, Poulantzas, Stuart Hall et l’école de Birmingham. Cela faisait sens car je travaillais alors de plus en plus sur l’idéologie raciste, et j’étais particulièrement intéressé par la compréhension du fait que les idées de race et de nationalité étaient si puissantes en Grande-Bretagne que les désillusions nées du New Labour n’avaient pas profité à la gauche radicale ou aux anticapitalistes, mais principalement à l’extrême droite. Ce fut le BNP [British National Party] qui recueillit finalement près d’un million de votes, tandis qu’aucune force de gauche n’émergeait véritablement. Et ce fut ensuite l’UKIP [UK Independence Party] qui prit son essor, après la crise du crédit, alors que l’extrême gauche était dans l’impasse. Il devait forcément y avoir beaucoup de choses qui n’allaient pas dans notre réflexion pour que ça tourne si mal. Un des points sur lesquels il me semblait que nous faisions fausse route était notre relative inattention à l’idéologie, et la découverte de Gramsci et Hall constituait ici un correctif très utile. Un autre aspect concernait notre parfaite mécompréhension des caractéristiques néolibérales et de la nature des États modernes, ce sur quoi Althusser, et plus encore Poulantzas, avaient des choses à dire. Poulantzas, à la différence de la plupart des théoriciens marxistes, ne réifiait pas l’État, ce qui lui permit de l’envisager comme la condensation d’un rapport de force – c’est-à-dire un produit social, le résultat des luttes.Ce qui ne signifie pas qu’il puisse être orienté bon gré mal gré dans n’importe quelle direction, car le cadre formel de l’État capitaliste tranche toujours en faveur de la reproduction du capital. Mais pour prendre quelques exemples, les luttes pour la démocratie, la santé, la protection sociale, l’instruction publique, les droits syndicaux, la fonction publique, etc., sont toutes des luttes menées par la gauche, à la fois à l’intérieur et contre l’État capitaliste.

Dans ta thèse de doctorat, « L’anticommunisme et la défense de la suprématie blanche dans le Sud des États-Unis pendant la guerre froide » [Cold War Anticommunism and the Defence of White Supremacy in the Southern United States (2016)], tu montres que l’anticommunisme était un « projet hégémonique » dont la conception exclusive de l’américanité « a conforté le rôle du Sud des lois Jim Crow dans la nation américaine ». Peux-tu développer les grandes lignes de cet argument ? De quelle manière les différentes échelles – internationale, nationale et régionale – de la conjoncture de la guerre froide convergent et surdéterminent le projet hégémonique anticommuniste dans le Sud des Etats-Unis entre 1945 et 1965 ?

Cette « convergence des échelles » doit nous rappeler que le terme d’anticommunisme ne correspond pas à un processus ou à une pratique unique. À chaque niveau – international, national et régional – l’anticommunisme recouvre une signification assez différente. Mais ce qui est commun à ces trois niveaux, c’est que l’anticommunisme émerge comme une manière de gérer une période transitoire, une période durant laquelle l’autorité traditionnelle, les relations politiques et les formes de production sont en crise.

Sur la scène internationale, au sens large, la forme coloniale de la suprématie mondiale blanche est en train de s’effondrer et l’anticommunisme encadre des interventions sous leadership états-unien visant à mettre en déroute ceux qui s’opposent à cette suprématie, tout en la conservant et en la réformant. Au niveau national, il participe d’un processus qui conclut la période de réformes libérales commencée dans les années 1930, formalisant ses réalisations tout en démantelant les coalitions populaires menées par le CPUSA [Parti communiste des États-Unis d’Amérique], parmi lesquelles des formes naissantes d’organisation pour les droits civiques où les communistes jouaient un rôle important, non réductible aux « ordres de Moscou ». L’influence des politiciens du Sud, généralement issus de la classe des planteurs et des capitalistes du textile, au seinde la HUAC [House Un-American Activities Committee, « Commission parlementaire sur les activités antiaméricaines »] et du SISS [Senate Internal Security Subcommittee, « Sous-comité sénatorial de la sécurité intérieure1 »] est primordiale. Elle l’est d’autant plus après la chute de McCarthy, et le déclin du haut-anticommunisme d’avant 1956.

La période de dégel après 1956, ainsi que la décision de la Cour suprême de démanteler graduellement la ségrégation dans l’éducation via l’arrêt « Brown contre le Bureau de l’éducation2 » (qui s’inscrit dans une série d’annulations par la Cour suprême de dispositions légales anticommunistes), ont rendu le rôle du Sud dans l’anticommunisme encore plus important. En premier lieu, les appareils d’investigation fédéraux vont changer de focale, cessant d’harceler le parti communiste pour enquêter sur des militants des droits civiques, dont une nouvelle génération expérimentait alors un répertoire de tactiques et d’actions inédit. La décomposition du vieux système géoéconomique sudiste fondé sur des relations de pouvoir rurales, l’urbanisation et l’industrialisation du Sud amènent des millions de Noirs vers de nouvelles formes de subjectivité collective, entrainent la création de nouvelles églises noires plus radicales, et font grossir les rangs d’une classe moyenne noire dotée de ressources et d’un certain degré d’accès à l’État qui lui permettent de soutenir des formes de militantisme aux succès modérés, et des mesures légales progressistes – ce qui était déjà bien trop pour les ségrégationnistes.

Et donc l’anticommunisme est devenu la base d’une brusque contre-insurrection dans le Sud. Le sénateur James Eastland, un riche planteur du Mississippi lié au Conseil des citoyens blancs3 et à d’autres types d’association ségrégationniste, utilisa sa position au sein du SISS pour terroriser régulièrement des militants noirs des droits civiques, espérant leur arracher des aveux de sympathie et d’agitation communistes. Mais ce qui est plus important, c’est que les États du Sud prirent à ce moment un tournant juridique radical, constituant souvent leurs propres versions locales de la HUAC, sous la forme des « Commissions pour la souveraineté de l’État ». Elles étaient encore plus secrètes, plus terrifiantes et plus compromises avec des organisations de la société civile tels que les Conseils de citoyens. Elles menèrent des purges au sein du NAACP [National Association for the Advancement of Colored People] et, en étroite association avec les procureurs généraux, poursuivaient et harcelaient les enseignants de gauche et les syndicalistes. Ceci fonctionna grossièrement jusqu’en 1960, jusqu’à ce que les autorités fédérales démontrent dans les faits que les États locaux n’avaient pas la capacité de leur tenir tête.

Sur ce, le facteur international est entré en scène, de façon inédite : les succès de la décolonisation ont perturbé le tête-à-tête glacial, bien que déjà en voie de réchauffement, de la guerre froide, et inauguré un nouvel imaginaire politique. Cela a aussi mis une pression nouvelle sur le pouvoir fédéral, lié au grand capital monopoliste fordiste, pour qu’il traite d’une manière ou d’une autre et endigue la crise dans le Sud. Les acteurs des droits civiques ont su exploiter le schisme naissant entre les fractions sudistes de la classe dominante et le bloc national au pouvoir, autant que les tensions émergeantes entre les formes d’hégémonie intérieure et les formes d’hégémonie internationale. À partir de ce bref aperçu, on voit comment la « structure des opportunités politiques » dont les acteurs des droits civiques on pu finalement tirer avantage était produite et structurée par des crises transitoires survenant à différents niveaux de la production, de la représentation et de la politique.

Tu écris que le « maitre concept » de ta thèse est celui gramscien d’« hégémonie ». Pourquoi l’hégémonie se prête-elle plus spécifiquement à une analyse de la relation complexe entre l’anticommunisme et la suprématie blanche dans le Sud des États-Unis pendant la guerre froide ? Qu’est-ce qui distingue cette approche des autres ? Inversement, en quoi tes conclusions altèrent ou nuancent notre compréhension du concept d’hégémonie lui-même ?

Si l’hégémonie a jamais été proche de correspondre à un état des choses concret, et non pas à un processus, un ensemble de pratiques orientées vers cet état des choses en tant que but, c’est dans les États-Unis d’après-guerre. Non seulement la classe dominante y gouvernait, mais elle faisait figure de guide. Elle exprimait une mission historique, une cause morale – combattre le communisme, défendre « le monde libre » – qui agrégeait un consentement populaire large, à la seule exclusion d’une minorité combative mais dispersée et facilement contrôlable.

Les classes dominantes du Sud ont bien sûr bénéficié de cette situation, même si elles restaient subordonnées au bloc national au pouvoir. Mais de quelle manière ? Une façon d’aborder le problème consiste à se demander pourquoi elles ont au fond opté pour la chasse aux rouges. La suprématie blanche n’était-elle pas suffisante ? La plupart des historiens semblent partager l’idée que l’anticommunisme était un élément nécessaire pour liguer les habitants du Sud autour du programme de Résistance massive4, et pour drainer l’ensemble des organisations politiques et culturelles des États du Sud vers la droite. Si on laisse de côté la question de savoir si la Résistance massive fut en fin de compte une bonne idée – je pense qu’elle a été moins efficace que la stratégie de « ségrégation pragmatique » qui va prédominer après 1960 –, il est extrêmement intéressant de noter que sa publicité disait des choses comme « le mélange des races, c’est le communisme » plutôt que d’appeler à « défendre la suprématie et l’intégrité de la race blanche ».

L’idée d’hégémonie nous permet de saisir la dimension stratégique de cela, et elle permet aussi d’entrevoir que de tels slogans peuvent être psychologiquement efficaces s’ils suscitent soutien et adhésion. Elle nous permet de comprendre comment ces idéologies se matérialisent dans des rituels de terreur et de violence (que ce soit dans les interrogatoires ritualisés des appareils d’État, les attaques médiatiques calomnieuses, le terrorisme des Conseils de citoyens, les meurtres du Ku Klux Klan ou d’autres choses). Par le passé la catégorie d’hégémonie a été trompeusement réduite à la problématique du « consentement ». En fait, comme l’a montré Peter Thomas, l’hégémonie consiste en des combinaisons spécifiques de forces physique et symbolique, en des incorporations spécifiques – violentes ou non – des idéologies morales et politiques de gouvernement.

Ce qui frappe quand on regarde la terreur anticommuniste, c’est la manière dont son ancrage populaire lui a permis de se disséminer dans les institutions de la société civile, de s’infiltrer sur les lieux de travail, dans les syndicats, le tissu culturel, etc. Elle n’aurait jamais été aussi efficace si des gens n’avaient pas dénoncé, trahi et ostracisé les militants de gauche. Si vous prenez la terreur suprémaciste blanche dans le Sud, quelque chose de semblable s’applique. Il suffisait d’une infraction minime aux codes, complexes et écrasants, de la civilité raciale pour déclencher des explosions démentes de violence populaire, des lynchages, généralement soutenus pour le pouvoir étatique. Dans les deux cas, le consentement passait par la violence et vice-versa, donc ce n’était pas qu’une affaire de bloc au pouvoir défendant ses intérêts en organisant le pouvoir d’état : c’était la « société » en tant que telle qui se défendait elle-même contre ce qu’elle percevait comme une menace existentielle. C’est bien plus proche de ce qu’est l’hégémonie capitaliste dans son fonctionnement actuel que d’une pure intériorisation persuasive et consensuelle.

Bien sûr, il y a quelque chose que la catégorie d’hégémonie ne permet pas, c’est d’aller au-delà en situant la dimension subjective de cela. Pour appréhender la signification subjective de l’anticommunisme suprémaciste blanc, je me tourne vers Lacan, et la lecture symptomale.

La conjoncture théorique contemporaine est marquée par une série de tentatives visant à redécouvrir, reconceptualiser ou (ré)inventer une compréhension marxiste de la race : des travaux de Karen E. Fields et Barbara J. Fields sur la « fabrique de la race » aux États-Unis à ceux de HouriaBouteldja et SadriKhiari sur les races sociales en France, en passant par la reconceptualisation proposée par SatnamVirdee de l’histoire de la classe ouvrière « anglaise » du point de vue du « paria racialisé ». Comment situerais-tu ton propre travail à l’intérieur de ce champ, et qu’est-ce qui distingue le racisme contemporain de ses prédécesseurs historiques ?

Je suis né, politiquement, dans une époque imprégnée de nostalgie de l’empire – les fantasmes d’omnipotence globale constituant une réponse culturelle majeure aux attaques du 11 septembre. À cela s’ajoutait le renouveau des idées spengleriennes ou pearsoniennes5 sur « l’Occident », sa supériorité morale et civilisationnelle et sa crise existentielle – et, bien sûr, son Autre Islamique. Souscrire à tout cela relevait d’une métaphysique raciale qui, parce qu’elle ne faisait pas référence à la race comme entité biologique, pouvait nier son propre racisme.

La nouveauté ici, c’était donc le rejet énergique de la catégorie de race. Le racisme contemporain est une stupidité qui n’ose pas dire son nom. « L’Islam, ce n’est pas la race » disaient les arbitres du racisme. C’était vrai, bien sûr, mais cela faisait peu de différence pour ceux qui étaient victimes de surveillance, de harcèlement, d’emprisonnement, de traque et d’« extradition extraordinaire6 » comme s’ils constituaient une race. Et si l’Islam n’était apparemment pas une race, il fallait donc se demander ce qu’est une race en réalité. Les thèses de L’Orientalisme de Said ont été précieuses car elles nous ont permis de comprendre que l’« Islam » dont il était question, cet « Islam » qui était devenu l’objet d’un savoir – un Islam, monolithique, avec sa propre cohérence interne, etc. – n’avait rien à voir avec les pratiques réelles des musulmans.

Mais de toute évidence, l’angle du colonialisme et de l’empire n’était pas du tout adéquat pour comprendre la race ; il s’agissait d’appréhender les dynamiques « domestiques », les aspects quotidiens de la société capitaliste qui sont organisés par la race, et qui se prêtent à une symbolisation raciste. C’était particulièrement important pour saisir l’orientation des politiques menées en Grande-Bretagne, notamment après la crise du crédit. La « question islamique » se trouva reconfigurée comme un moment d’une histoire plus large, celle des préjudices subies par les britanniques blancs. Les trajectoires de classe, les formes de déclin régional, les crises dans les rapports de genre et les structures de la famille, l’évolution des modes de socialisation, tout cela se réfractait à travers la race. Comme tu l’imagines, j’avais tendance à plutôt m’intéresser aux travaux qui se saisissent des connexions entre la race et d’autres niveaux de la réalité sociale dans un registre gramscien – pas seulement Stuart Hall et l’école de Birmingham, mais également la théorie de la « formation raciale » de Omi et Winant, malgré ses limites politiques.

Le concept d’hégémonie, comme ton propre travail sociologique et les récentes analyses philologiques de Peter Thomas (2009) le montrent clairement, implique une conception élargie de l’État – ce que Gramsci appelle l’« État intégral ». Parmi les héritiers critiques les plus éminents de cette théorie, on peut citer Louis Althusser et NicosPoulantzas. Du premier tu as écrit que : « d’une certaine manière le “matérialisme aléatoire” qui est selon moi caractéristique de son travail, et plus particulièrement les concepts de “surdétermination” et de “contradiction”, ont eu un rôle formateur dans ma manière d’interpréter les situations (Seymour 2016:26) ; de la même façon, tu as dis de Poulantzas que tu « considères [son] travail sur l’État jamais égalé au sein la tradition marxiste (25). Peux-tu nous en dire un peu plus sur l’importance de ces deux théoriciens pour ton travail ?

Bon, je pense que les lecteurs de Sur la reproduction [du capitalisme] en conviendront, Althusser est, s’agissant de l’État, moins althussérien que Poulantzas. Ce texte est en réalité étonnement proche de Pachoukanis dans sa conception de la loi, en ceci qu’Althusser situe en définitive le fondement de la forme juridique dans la forme marchandise (même si je pense qu’il était plus intéressé par le théoricien kantien du droit Hans Kelsen). L’approche de Poulantzas dans L’État, le pouvoir, le socialisme me semble quant à elle offrir une véritable explication de la surdétermination et de l’autonomie relative du droit.

Cela, pris en considération avec le fait qu’Althusser continue d’utiliser un idiome associé à « l’hypothèse répressive » – ce qui n’apparaît pas comme une « simple coquetterie » –, me fait dire qu’en la matière, il se trouvait dans la position que lui-même assigne à Marx, essayant de développer ses découvertes « scientifiques » dans un langage « idéologique » emprunté au camp adverse. Je me demande aussi dans quelle mesure ses écrits sur l’État et le droit sont symptomatiques d’un déplacement, en l’occurrence la tentative d’analyser la nature de classe du l’URSS.

Bref ce que Poulantzas a fait, selon moi, a été de prendre un cadre d’analyse althussérien tout en menant un dialogue de plus en plus fécond avec Gramsci (mais aussi avec Foucault, l’école de la « logique du capital », etc.), et d’appliquer tout ça à la résolution de problèmes stratégiques concrets.

Entre parenthèses, vous remarquerez la profonde ambivalence de Poulantzas à propos de l’État. D’un côté il veut démystifier l’État, l’envisager comme un produit de l’activité humaine à l’instar de tout autre phénomène social, et il enjoint à la gauche de cesser de le fétichiser (ou, ce qui constitue l’autre face de la même pièce, d’adopter une attitude noli me tangere, d’incorruptibilité à son égard – comme si nous n’étions pas déjà tous dans l’État). De l’autre, l’idée même d’État est pour lui une véritable « forteresse kafkaïenne » à la fois captivante et terrifiante, qui matérialise la logique de La Colonie pénitentiaire de Kafka, la Grundnorm du « totalitarisme », etc.

Je ne crois pas qu’il s’agisse là seulement de poésie à visée heuristique. Poulantzas décrit bien les « mécanismes de peur », les rituels et la théâtralité du pouvoir d’État, sans lesquels il est difficile de comprendre pleinement une grande partie de ce que fait l’État capitaliste – je pense bien sûr à la HUAC et au SISS. Cela témoigne du fait qu’il y a une dimension de l’action étatique, de la loi, etc. – leur érotisme –, qu’il n’est pas vraiment capable d’expliquer en termes théoriques, et dont il cherche opportunément un point de départ dans la littérature.

Avec le succès grandissant d’une nouvelle droite autoritaire et étatiste, lequel repose sur le spectacle du sadisme et du châtiment (spectacle élaborée par le néolibéralisme – Trump était un vedette de téléréalité avant d’être élu président), je suis de plus en plus enclin à penser que nous avons aussi besoin d’expliquer la mystique de l’idée d’État en termes psychanalytiques.

Quels sont selon toi les principaux éléments d’une théorie marxiste des mouvements sociaux ? Qu’est-ce qui distingue ta propre analyse de la littérature des « études des mouvements sociaux en général ? Peux-tu illustrer ta réponse en te référant à ton travail sur le mouvement suprémaciste blanc « Massive Resistance » dans le sud des États-Unis pendant la guerre froide, et – dans une tout autre conjoncture – aux récents appels à transformer le Labour de Corbyn en « mouvement social » ?

Dans ma thèse j’essaye d’identifier quelques points de départ pour une théorie marxiste des mouvements sociaux, en grande partie parce qu’il n’existe pas de théorie des mouvements sociaux. Presque toute cette « théorie » est descriptive et repose sur une réification – précisément en ce qu’elle traite le mouvement social comme un fait accompli qu’il s’agit d’expliquer. J’ai été influencé par la relecture qu’a faite Peter Bratsis de la théorie poulantzassienne de l’État à travers une exégèse du travail de Gaston Bachelard sur le feu7, laquelle m’a frappé par son interprétation très intelligente non seulement de l’État, mais de la réification en tant que telle. Il m’a semblé qu’il y avait là un obstacle épistémologique central à la compréhension des mouvements comme à celle des États.

Un des problèmes avec la théorie des mouvements sociaux est qu’elle passe son temps à essayer d’identifier une série de caractéristiques uniformes des mouvements sociaux qui puissent former la base d’une théorie. Le résultat en est plutôt nébuleux : ils doivent durer (bien que personne ne sache combien de temps), impliquer une activité non institutionnelle (bien que ce soit particulièrement vague), viser la transformation ou la préservation de quelque-chose (ce qui en gros définit toute activité politique), etc. Quand est-ce qu’une campagne devient un mouvement social ? Quelle différence y a-t-il – s’il y en a une – entre un mouvement et un groupe d’intérêt ? Ce n’est pas clair. Quelle sorte de théorie peut découler de ça ?

Marchant dans les pas de Bratsis, je me suis dis : et si nous partions du fait qu’un mouvement n’est pas une substance homogène ni un sujet en soi, mais un résultat ou un processus ? Plutôt que de chercher à identifier des caractéristiques pour voir si elles peuvent être fonctionnellement rattachées à d’autres, il est plus sensé de partir des données. Je pense qu’une méthode marxiste partirait des rapports sociaux comme unité d’analyse fondamentale. Je commencerais par la façon dont les rapports sociaux sont organisés au sein d’un mode de production particulier autour de l’exploitation et de l’oppression, et sont par conséquent surdéterminés par l’antagonisme et la lutte. Ce qui revient à examiner comment ces rapports doivent être reproduits dans le temps sur une base élargie et ouverte, en partie à travers des luttes.

En se fondant sur une telle perspective relationnelle et processuelle, il est possible d’identifier les conditions dans lesquelles un mouvement social peut émerger. Supposons que la reproduction d’un rapport social donné ait été remis en question et que les classes ou groupes sociaux antagonistes soient entrés en conflit ouvert (bien que surdéterminé), activant le potentiel dont ils sont relationnellement dotés en attirant vers eux d’autres classes ou groupes sociaux. Puisque la reproduction est un problème politique, on peut présumer que ce mouvement fera référence au pouvoir d’État (l’idée d’un mouvement totalement « non institutionnel » est un mythe libéral auquel les libéraux eux-mêmes ne croient pas) ; et puisque un mouvement est nécessairement organisé dans un contexte spatial, il aura une géographie, un type de configuration propre (les Droits civiques était un mouvement de grandes villes, la Résistance massive un mouvement du Delta rural). Ce ne sont là que des coordonnées, des principes d’investigation pour aider à l’analyse concrète de situations concrètes.

Une conséquence de cette façon de voir les choses est qu’il faut s’interroger sur ceux qui disent vouloir « construire » un mouvement social, ou en « créer » un, ou encore transformer un parti en mouvement. Ceci sonne bien car les mouvements semblent, à la différence des partis, affranchis (même s’ils ne le sont pas) des maux et des pièges du pouvoir étatique. Mais on ne peut pas décréter l’existence d’un mouvement, pas plus qu’on ne peut planifier une chute tendancielle du taux de profit. Il est plus logique de parler de ce que l’on peut faire – que l’on soit dans un parti ou que l’on participe à une campagne, ou quoi que ce soit d’autre –, c’est-à-dire organiser la classe – ou « les 99 % » si on préfère l’interpellation populiste.

Une des marques de fabrique du travail de Stuart Hall, comme de beaucoup de ses collègues et contemporains du « Centre for Contemporary Cultural Studies », était cette capacité à combiner de solides analyses empiriques à une théorie extrêmement sophistiquée et nuancée. Sans doute cette démarche a-t-elle atteint son apothéose dans l’analyse qu’a faite Hall du thatchérisme et du populisme autoritaire. Dans une de tes études récentes des politiques d’« austérité », tu écris que « [si] on veut commencer à comprendre ce qui s’est passé, il faut revenir en arrière et lire Stuart Hall. Il faut lire Policing the crisis et l’article “The Great Moving Right Show”. Quoiqu’on pense des options politiques concrètes qui furent les siennes, Hall a su saisir l’ampleur du projet transformateur porté par les néolibéraux, le fait qu’il était une tentative globale de construire une nouvelle hégémonie qui opérerait tant au niveau de la culture, de l’idéologie et des techniques de gouvernementalité, qu’au niveau des luttes de classes dans l’industrie et des privatisations » (Seymour, 2013). Peut-tu dire un mot de l’importance qu’ont eue les travaux de Hall – ou de l’école de Birmingham plus généralement – sur les tiens ? Quelles sont les spécificités de cette approche théorique, quelles sont ses forces et ses limites ?

Il est impossible de rendre complètement justice à l’école de Birmingham car elle a révolutionné l’analyse de la race et de la culture en Grande-Bretagne, pratiquement inventé la discipline des cultural studies (et ainsi rendu visible tout un ensemble de choses qui ne l’étaient pas) et fait remonté ces questions dans l’agenda des marxistes obtus de tous bords. Encore aujourd’hui si vous enseignez les études raciales, il est difficile de vous éloigner de l’orbite de ces penseurs tant ils sont essentiels. Quiconque ne parle pas de race sacrifie sa probité en matière de classe.

Je suis quand même frappé par le fait que Policing the crisis, et les textes de cette époque, constituaient tous des examens particulièrement urgents de situations concrètes, de la conjoncture. Ils étaient, peut-être pour cette raison, assez riches théoriquement. Les thèmes gramsciens y dominaient mais l’École renouvelait sans cesse son arsenal théorique par la fréquentation du féminisme, de Foucault, de Derrida, de la ScreenTheory, et de tout ce qui pouvait être réquisitionné pour l’analyse. Et cela a donné la représentation la plus extraordinairement aigüe du pouvoir d’État, de la crise et de cette droite insurgée qui était sur le point de prendre les choses en main. Ils ont décrit avec une grande clairvoyance un mode de domination émergeant qui, au moment ou j’ai commencé à lire leurs travaux, entrait lui même en crise.

À titre personnel, je m’étais également alarmé des dogmes inopérants de l’extrême gauche en réponse à la crise capitaliste, constatant l’échec de nos prédictions, enregistrant la stérilité de nos stratégies soutenues par des hypothèses économicistes, et je fus enchanté de tomber sur « The Great Moving Right Show » et son attaque frontale, impitoyable, de ce qui était alors le catéchisme d’extrême gauche. C’était un bond en avant de plusieurs années-lumière.

Il est bien sûr facile et convenu de rejeter tout ça sur la base du fait que ça a fini comme ça a fini – s’agissant de Hall et des ses alliés du magazine MarxismToday, ils sont passés du Kinnockism au Blairisme naissant, pour finalement sombrer dans la désillusion une fois Blair au pouvoir. Mon sentiment sur le cas de Hall est que, peut-être du fait de sa lecture particulière de Gramsci, et nonobstant les avancées théoriques qu’il a su lui apporter, il a participé a cette tendance à réduire les pratiques hégémoniques à leur aspect consensuel, discursif, en étant bien moins attentif à l’autre aspect, celui de la force pure et simple. Je pense que sa sous-estimation de l’importance de la grève des mineurs de 1984-85, comme sa surestimation de la « gauche soft8 » de Neil Kinnock ne sont pas sans lien avec ça. Il a surestimé la force de persuasion du thatchérisme, et il a pour cette raison accordé trop d’importance au fait de chercher à compatir et à négocier avec les éléments progressistes présents dans ses racines culturelles. Cela a eu pour résultat une sorte de défaite auto-infligée, en ce sens que cela signifiait céder du terrain idéologique qui n’avait pas à l’être, tout en prêtant une attention insuffisante à la guerre de mouvement qui se déroulait dans des industries clés.

Mais après des années de droitisation de la social-démocratie, d’éviscération des cultures et des organisations de gauche, le long déclin des syndicats, la médiation de plus en plus étendue des relations sociales par le marché ou les mécanismes du marché, et la transformation de la culture populaire par l’ethos compétitif, la situation était bien différente. Confrontés à l’ère de l’austérité, nous avions besoin d’un langage pour aborder des situations politiques où le conflit n’était plus structuré principalement autour des industries et des lieux de travail, et où il existait en effet un réservoir de consentement large et déroutant pour des lois parmi les plus néfastes et les plus perverses. Au premier chef, l’articulation grandissante du néolibéralisme avec le racisme nationaliste durant les dernières années a finalement engendré un authentique, quoique embryonnaire, renouveau fasciste – dont on retrouve des éléments dans la campagne de Trump, au sein de la base du Faragisme9,et badigeonnés un peu partout en Europe. Nous avons besoin de savoir comment ce terrain idéologique et politique s’est formé. Nous devons nous engager dans l’analyse de la conjoncture, et de sa relation à la structure. Et c’est là que l’école de Birmingham est précieuse.

J’ai le sentiment que la plupart de tes écrits sont informés par une double impulsion : rendre multiple, contradictoire et complexe ce qui se présente à la pensée comme homogène et simpliste (que ce soit la race, l’État, le genre, ou des conjonctures entières), et envisager cette contradiction et cette complexité depuis la perspective des multiples – et tout aussi contradictoires – subjectivations qu’elles autorisent ou imposent. Tes textes récents en particulier semblent tendre vers un dialogue plus soutenu avec la psychanalyse et le travail de Jacques Lacan. Quelle est l’importance théorique de la psychanalyse pour le marxisme, et comment a-t-elle éclairé ton travail ?

J’ai fait allusion dans mes réponses précédentes à certains des problèmes qui m’ont amené à la psychanalyse. Mais j’ajouterais qu’une part de moi cherchait à résister au style d’analyse de type « noyau rationnel », pour se pencher sur le « noyau irrationnel ». Il y a en toute théorie, marxisme inclus, une tendance rationnalisante : la volonté de « donner sens » aux choses. Une des vertus de la psychanalyse dans ce qu’elle a de meilleur, c’est qu’elle s’accommode aisément de l’absurde pendant un certain temps – elle ne passe pas tout de suite à la production de sens. Et quand vous avez des gens qui tabassent des Mexicains, des Polonais, ou qui se comportent politiquement d’une manière qui semble profondément nuisible, y compris pour eux-mêmes, il est tentant d’essayer de rationnaliser et d’aller rapidement vers des solutions. De dire : « ah, il font ça cause de l’insécurité économique » ou « ils font ça parce que les médias les désinforment sur les causes réelles de leur situation ». Cela vaut parfois la peine de se pencher sur l’absurde avant d’aller vers la résolution des problèmes.

Je cherche par mon travail un moyen de comprendre pourquoi, au-delà de l’aspect instrumental, les suprémacistes blancs ont utilisé le langage de l’anticommunisme. J’ai pensé que ce serait aplatir le sujet de manière injustifiable que de négliger sa signification psychologique dans sa pleine mesure. Par exemple, si je m’était contenté de dire, « ils utilisent l’anticommunisme car c’est plus populaire que le suprémacisme blanc, trop explicite et direct, et que c’est un meilleur outil de mobilisation », j’en aurais donné un récit très pauvre et seulement partiellement vrai.

Mais le problème méthodologique qui se posait à moi était le suivant : comment étais-je supposé comprendre la subjectivité de gens auxquels je ne pouvais même pas parler car la plupart sont morts aujourd’hui ? Même si j’avais pu leur parler, qu’aurais-je été capable de dire ? Selon le concept wébérien de Verstehen [« compréhension »], nous en savons assez sur autrui pour pouvoir compatir en pensée avec lui, et saisir les significations de son comportement. Mais c’est précisément le problème avec la « compréhension », pour le dire en termes lacaniens : souvent, quand nous « comprenons » les autres, on ne fait que projeter notre propre pensée sur eux. C’est un discours qui se tient dans ce que Lacan appelait l’Imaginaire, discours qui agit comme un miroir. Autrement dit, nous ne trouvons que les significations qui font sens pour nous, qui correspondent à notre sens des réalités présent. Nous sommes ainsi enclins à ignorer et à négliger ce que nous ne pouvons pas comprendre.

La psychanalyse lacanienne résiste utilement à cette tendance. Le conseil de Lacan aux psychanalystes, ne pas chercher à comprendre trop tôt, était fondé sur l’intuition que la « compréhension » pouvait n’être qu’un contre-transfert – c’est-à-dire une résistance de l’analyste à l’analyse. Et le théoricien social n’est pas moins susceptible d’un telle résistance, pas moins susceptible de vouloir éviter les vérités difficiles, ni moins charmé par le leurre de l’intelligibilité. Mais tout ceci nous laisse avec la question de ce que nous sommes censés faire, si ce n’est essayer de comprendre. Dans le contexte analytique, l’analyste est supposé exercer une attention flottante, guetter les failles dans le sens, les endroits où le Moi n’efface plus efficacement ses traces, où il se produit une coupure dans le cours souterrain du sens – l’erreur, la mauvaise articulation, la plaisanterie, la gaffe, toutes les formations de compromis entre l’intention consciente du sujet et le refoulé. Une fois atteint ce que Lacan appelle « la parole pleine », le discours devient autre chose qu’un miroir : le registre Imaginaire cède la place au registre Symbolique. Ici l’analyste prête attention aux propriétés formelles, matérielles, du langage : ce que vous dites effectivement, non ce que vous « voulez dire ».

Eh bien cette approche a certains avantages. C’est une herméneutique du soupçon, mais cela veut dire prendre pleinement les gens au mot. C’est une approche interprétative, mais son interprétation est fondée sur les propriétés logiques des énoncés, plutôt qu’elle ne cherche à en déduire une signification à partir d’indices externes. Elle s’intéresse à la signification subjective, mais en même temps, le langage étant une propriété publique, collective, le mur de fer entre « l’individu » et la société, entre « l’intérieur » et « l’extérieur », se trouve problématisé. Il était donc possible d’extraire certains principes d’interprétation, des lignes directrices, du contexte strictement clinique dans lequel la théorie de Lacan a été développée – et c’est ce qui a donné l’analyse lacanienne du discours.

Les marxistes ont éprouvé des difficultés à expliquer et à théoriser adéquatement le sujet, car le marxisme est une théorie des rapports entre les différents niveaux et structures de la réalité sociale, non une théorie de la subjectivité. Et j’ajouterais simplement que la psychanalyse a produit sur ce terrain des avancées révolutionnaires, inégalées et potentiellement subversives, qu’il incombe par conséquent aux marxistes de prendre au sérieux.

J’aimerais pour finir t’interroger sur l’écriture en elle-même. Il existe chez certains penseurs marxistes une insistance, qui va occasionnellement (mais pas toujours) de pair avec un philistinisme résiduel, sur l’urgente nécessité politique d’un « style simple »[plain style]. L’ironie, bien sûr, est que la prose simple est idéologiquement très ambiguë – avec un héritage d’inclination protestante, empiriste, qui va de Francis Bacon et Thomas Pratt à George Orwell. On remarque en revanche dans ton travail un sens évident des joies et des jouissances de l’écriture. Comment entends-tu la relation entre style et politique ?

Oscar Wilde a fait dire à l’un de ses personnages : « Être naturel est aussi une pose et la plus irritante que je connaisse. »

J’éprouve un peu plus de sympathie pour le naturalisme dès lors qu’il est conscient de son-isme, de son artifice. Les gens qui écrivent dans un « style simple » peuvent parfois être extraordinairement efficace, s’ils sont conscients que ce n’est là qu’une forme littéraire parmi d’autres avec – pour reprendre tes termes – ses propres « joies et jouissances ».

Même le simple fait de raconter une histoire, du début à la fin, est un artifice. Les histoires ne se passent jamais de cette façon en réalité, elles n’ont pas de commencement naturel, et l’œuvre « achevée » est une forme idéologique. Expliquer les choses purement et simplement est encore un mensonge. Comme Oscar Wilde l’a dit là aussi, la vérité est rarement pure et jamais simple. La plupart du temps, c’est à peine si elle a du sens.

Écrire est un artifice dans son essence même ; c’est un art de l’incarnation, qui donne à l’être une forme physique. « Mettre en mots » signifie donner une forme à l’existence, et il n’y a pas ici de père tout-puissant, de Grand Autre, ou qui que ce soit pour garantir la supériorité d’une forme sur une autre.
Toujours est-il que la métaphysique sous-jacente chez les zélateurs du « style simple », est celle d’une écriture qui est une « fenêtre sur la réalité », où le sujet est soigneusement extrudé – et c’est ce qu’on enseigne lamentablement à tant de gens. Dans son excellent live sur l’écriture, Getting Restless, Nancy Welsh s’insurge contre le conseil donné aux étudiants d’effacer leur propre rôle dans l’écriture du savoir – « Ce n’est pas de vous qu’il s’agit, ne parlez pas de vous. »
À gauche, cela tient d’un puritanisme mal digéré, et d’une forme d’anti-intellectualisme « ouvriériste » (anti-ouvrier par son paternalisme). Il y a presque un sentiment de honte vis-à-vis de l’excès intrinsèque à l’écriture, vis-à-vis du fait qu’elle n’est jamais réductible à la communication, qu’elle produit toujours des effets autre que la connaissance. Les mots sont des objets esthétiques, des objets érotiques, et cela engendre une sorte de phobie dans certaines composantes de la gauche. Et je suspecte une forme d’agressivité envers le lecteur parmi les gens de gauche qui écrivent dans ce « style simple », un désir d’ennuyer et d’intimider le lecteur autant que possible – j’ai souffert de mon propre effort de vulgarisation, maintenant c’est ton tour.
Cette approche nous donne le pire des deux mondes. Les gens, dès qu’ils souscrivent à l’idée qu’on peut s’extraire de ses écrits, deviennent de mauvais auteurs, des baratineurs. Ils deviennent de mauvais auteurs parce qu’écrire devient alors un moyen de répression parmi d’autres, plutôt qu’un moyen de sublimation ; transformée en procédé sans joie, l’écriture prend aussi une fonction culpabilisante, les gens ne pouvant comprendre pourquoi ils sont si médiocres à l’écrit. Ils deviennent des baratineurs dans la mesure où la version de la réalité qu’ils présentent semble sortie d’un œil divin, une sorte de Buddha non désirant.

Une politique radicale doit être, au minimum, radicalement dé-naturalisante. Elle doit mettre en avant l’art de la vie, le fait que nous produisons et façonnons le monde dans lequel nous vivons, même si c’est dans des circonstances et avec des matériaux que nous n’avons pas choisis.

Références

Davis, Mike 2016. “‘Fight with hope, fight without hope, but fight absolutely’: An interview with Mike Davis,” LSE Department of Sociology Blog. URL: http://blogs.lse.ac.uk/researchingsociology/2016/03/01/fight-with-hope-fight-without-hope-but-fight-absolutely-an-interview-with-mike-davis/ [Date last accessed: 11/10/16]

Eley, Geoff 2016. “Europe, Democracy and the Left: An interview with Geoff Eley,” Salvage. URL: http://salvage.zone/online-exclusive/europe-democracy-and-the-left-an-interview-with-geoff-eley/ [Date last accessed: 11/10/16]

Seymour, Richard 2013. “Where Next for the Left?” The North Star. URL: http://www.thenorthstar.info/?p=8949 [Date last accessed: 11/10/16]

–––– 2016. “Cold War Anticommunism and the Defence of White Supremacy in the Southern United States” (unpublished Ph.D. thesis, LSE).

Thomas, Peter D. 2009. The Gramscian Moment: Philosophy, Hegemony and Marxism (Leiden: Brill).

Entretien réalisé par Daniel Hartley et traduit de l’anglais par Jean Morisot.

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  1. La HUAC et le SISS avaient l’une et l’autre pour mission de mener les investigations anticommunistes (N.d.T.). []
  2. [1] L’arrêt « Brown v. Board of Education », rendu le 17 mai 1954 par la Cour suprême des États-Unis, déclare inconstitutionnelle la ségrégation raciale dans les écoles publiques(N.d.T.). []
  3. Organisation suprémaciste blanche créée en 1954 dans le Mississippi, sorte de vitrine légale du Ku Klux Klan (N.d.T.). []
  4. La stratégie de Massive resistance fut élaborée par des députés et sénateurs de l’État de Virginie pour unir les politiciens blancs autour d’une campagne visant à empêcher via l’arsenal législatif la déségrégation dans l’éducation publique (N.d.T.). []
  5. Oswald Spengler (1880-1936) est un philosophe allemand. Son œuvre majeure, Le Déclin de l’Occident, lui valut une célébrité mondiale. Charles Henry Pearson (1830-1894) est un historien et homme politique australien né au Royaume-Uni. Son ouvrage National Life and Character: a Forecast, qui prédit le déclin des Occidentaux face aux Asiatiques et en particulier la Chine, fait grand bruit dans les milieux intellectuels anglo-saxons. Cet ouvrage a eu une influence majeure sur les partisans d’un renforcement de la politique d’Australie blanche (N.d.T.). []
  6. « Extraordinary rendition » en anglais : le terme rendition désigne l’action de transférer un prisonnier d’un pays à un autre hors du cadre judiciaire, notamment hors des procédures normales d’extradition. Lorsque le sujet est d’abord enlevé au cours d’une opération clandestine avant d’être transféré, on parle d’extraordinary rendition. []
  7. Gaston Bachelard, La psychanalyse du feu, Paris, Gallimard, 1938(N.d.T.). []
  8. La soft left était une faction centriste du Labour, à l’origine issue de l’aile gauche du parti, et dont le nom marque l’opposition à une hard left dont la rhétorique socialiste était plus explicite (N.d.T.). []
  9. Nigel Farage, membre fondateur et dirigeant de l’UKIP de 2006 à 2016 (N.d.T.). []
Richard Seymour