Révolte, utopie réelle, expérimentation : penser les "ZAD" avec Notre-Dame-des-Landes

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Révolte, utopie réelle, expérimentation : penser les "ZAD" avec Notre-Dame-des-Landes

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manifestants opposés au projet d'aéroport à Notre-Dame-des-landes le 22 février 2014
manifestants opposés au projet d'aéroport à Notre-Dame-des-landes le 22 février 2014
© AFP - RÉMI GIFFARD / CITIZENSIDE / CROWDSPARK

Contre les "grands projets inutiles", des militants créent depuis quinze ans des "zones à défendre". Retour sur l'histoire d'un terme né avec la mobilisation contre l'aéroport de Notre-Dame-des-Landes alors que le gouvernement doit trancher le sort du site, et avec lui celui des zadistes.

C’est à Notre-Dame-des-Landes (deux mille habitants, Loire Atlantique), contre le projet de nouvel aéroport pour la région de Nantes, que le terme “Zone à défendre” est apparu en France. L’acronyme ironique est calqué sur l’intitulé officiel, “Zone d’aménagement différé” (ZAD) et incarne une forme de mobilisation qui essaimera en France contre de grands projets d’aménagement, après le tournant des années 2000.

Pour mémoire, le projet d’aéroport à Notre-Dame-des-Landes est plus ancien que le terme “ZAD” : le choix du site remonte à 1967. A l’époque, on se donne vingt ans pour créer ce nouveau site censé incarner l’aéroport du futur. L’aéroport doit ouvrir en 1985. L’échéance est encore loin lorsque l’Etat dévoile publiquement le projet aux habitants de la zone, en 1972. La réponse est immédiate : une partie des riverains crée l'ADECA ("Association de Défense des Exploitations Concernés par le projet d'Aéroport"). Le Conseil général acquiert une partie des terrains en 1974 puis jusqu’en 2000, le projet reste au point mort, et fait encore peu de vagues. 

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C’est le gouvernement Jospin qui sortira tout le monde de sa torpeur, pro comme anti : il annonce en 2000 que l’aéroport doit être achevé sous moins de dix ans. La contestation se remobilise rapidement autour de ceux qui s’auto-nomment “les populations concernées”. Lorsque la toute première maison occupée, “Le Rosier”, est investie le 5 août 2007, locaux et militants recrutés plus largement dans l’écosystème altermondialiste voisinent. 

Le terme “Zone à défendre” décrit l’installation, sur le terrain d’un projet controversé, de gens hostiles à ce projet qui entendaient ralentir sa mise en oeuvre par leur simple présence. Cette forme de mobilisation implique l’occupation permanente du site, et c’est pour beaucoup ce qui distingue un militant “zadiste”, d’un autre opposant.

La ZAD est un outil de protestation en même temps qu’un outil d’entrave : qui dit occupation dit médiatisation, et qui dit occupation dit aussi barrage aux éventuelles pelleteuses. En cela, un zadiste participe à la lutte par sa présence physique. 

Creuset altermondialiste

Cette nouvelle forme de lutte apparue à Notre-Dame-des-Landes a fait des petits. Depuis quinze ans, plusieurs ZAD ont vu le jour en France. Parfois, la ZAD n’éclot pas à l’orée du conflit. En Loire-Atlantique, par exemple, la ZAD de Notre-Dame-des-Landes a vu le jour plus de six ans après le début du conflit, comme le rappelle le géographe Philippe Subra : l’occupation se fera en plusieurs vagues successives, avec les premiers occupants qui arrivent à l’été 2007. Pour le géographe, c’est le G8, qui a lieu en France, en 2011, qui accentue le mouvement avec “l’appel à convergence des luttes anticapitalistes”.

Il serait idiot de dire qu’un zadiste est ontologiquement un militant altermondialiste puisque les ZAD peuvent brasser large et fédérer aussi bien des voisins mécontents de la destination future d’un site que des itinérants des luttes. Ce fut le cas, par exemple, à Notre-Dame-des-Landes, où l’on a vu qu’une certaine capillarité a pu s’exercer entre groupes d’opposants...  même si la sociologue Geneviève Pruvost, qui a enquêté trois ans sur place, décrit plutôt une constellation de luttes plurielles : 

Des écologistes antinucléaires, des nihilistes “antisystème”, des intellectuels autonomes anticapitalistes, des paysans de type Confédération paysanne, des féministes radicales… C’est vraiment une constellation, d’autant plus difficile à dessiner que toute figure emblématique qui résumerait le mouvement est rejetée.

Mais pour Philippe Subra, les ZAD ont quand même en commun d’avoir recruté auprès des réseaux de l’altermondialisme. Il notait ainsi dans la revue Hérodote en 2017 :

Au-delà de [leur] diversité, les différentes ZAD ont en commun un même mode opératoire – l’occupation permanente du site – et le fait de mobiliser des militants appartenant à la mouvance altermondialiste.

A Notre-Dame des Landes, c’est le tempo de l’état de droit qui a permis à la mobilisation de se structurer, et aux opposants d’investir l’espace. Car l’étape de concertation, qui démarre vraiment en 2006 avec une enquête d’utilité publique, a eu pour effet d’interrompre le chantier. 

Le temps des bulldozers mis sur pause, la ZAD s’arme symboliquement, politiquement et concrètement, sur le terrain. C’est à ce moment-là que les médias découvriront le mot “zadiste”. 

Toutes les ZAD ne sont pas identiques puisque certaines chercheront, plus que d’autres, à faire émerger en leur sein des laboratoires d’expérimentation démocratique. Le tout à échelle micro-locale et si possible désintermédiée. Depuis 2010, c’est ce que les militants zadistes cherchent le plus à mettre en avant lorsque la presse leur demande une profession de foi. Ainsi, cette militante de Notre-Dame-des-Landes, répondant à un journaliste des Inrocks en 2014 :

Ici, nous sommes en confrontation avec l’Etat, il y a globalement un ras-le-bol du système existant qui s’autoproclame démocratie et qui est en réalité au service d’une élite. [...] Nous voulons un véritable pouvoir du peuple, par le peuple et pour le peuple. Être constamment dans la discussion et tout remettre en cause dès qu’un groupe ou un individu prend trop de pouvoir. Nous menons depuis le printemps dernier une expérimentation politique qui devrait déboucher sur la création d’une ou plusieurs assemblées. Nous avons deux ans devant nous pour mettre ça au point, pour s’organiser pour les corvées par exemple. En attendant, la ZAD est un point de rencontre et de repos pour beaucoup de monde. On réinvente la vie en collectif.

Anatomie de la révolte

Sylvaine Bulle, une sociologue qui a investi un temps la ZAD de Notre-Dame-des-Landes et produit plusieurs textes à partir de "cette observation participante", regarde ainsi cette confrontation  :

Contrairement à une théorie du pouvoir relationnel (de Michel Foucault à Giorgio Agamben, Pierre Dardot et Christian Laval), l’État n’est pas perçu par les occupants comme un agencement complexe de forces éparses et invisibles. On se rapproche davantage d’une tradition critique de Marx à Lefebvre à Bourdieu, où les relations entre Etat et espace sont déterminantes : comme dans le contrôle du foncier, des procédures urbaines et juridiques en faveur de la concentration du capital. Dans la mesure où l’État “concret” concentrerait les différents pouvoirs, l’affrontement physique avec les institutions et représentants de l’État prend un sens aigu. Comme le déclare un occupant, il convient de remporter le rapport de forces au sein d’une confrontation ultime : "faire tomber l’État".

Plus loin, la chercheuse tente de définir une méthodologie pour embrasser les contours de l’expérimentation démocratique qu’elle a rencontrée dans le bocage. En voici un résumé (parcellaire) :

Une occupation est loin d’être une abstraction vide, une idéalité ou une action sauvage. Elle s’appuie au contraire sur un rapport matériel et charnel au bocage et à ses implantations, qui permet de donner forme à une praxis. Mais la radicalité militante offre différents visages et différentes stratégies : elle peut amener les occupants à jouer les agriculteurs parfaits, à employer des techniques de dissimulation [...] ou au contraire à exacerber le registre de la guérilla. De même, le projet politique de l’autonomie ou de l’utopie peut s’exprimer graduellement dans le régime du proche et de l’habiter, à travers l’individualisation (au sens libertaire) ou avec des relations plus diversifiées (avec les voisinages) avec lesquelles les acteurs définissent le devenir de l’occupation [...]. 

Cette expérimentation politique et sociale suppose de nouvelles qualifications : la reconnaissance de la mutualité, comme forme politique plus ou moins appuyée selon les moments, de temporalités, ou encore la dimension pragmatique de l’engagement. Ces deux aspects font que la politique d’occupation ne se confond pas avec la disruptivité de certains mouvements sociaux (comme Nuit Debout, Occupy). Se “donner à la lutte” comme le disent les occupants suppose de dépasser l’opposition entre violence et non-violence, intimité et engagement, et un certain nombre de clivages entretenus par la sociologie entre raisonnement explicatif et événements quotidiens. Ainsi, le maintien à terme ou non de cette Commune en devenir pose de nombreuses énigmes à la pensée politique et sociologique. Une occupation comme celle ZAD est une mise en abîme permanente de l’expérimentation et de l’émancipation, du social et du politique. Elle permet de ne pas oublier que les acteurs ordinaires, “quand ils se révoltent, ont toujours une longueur d’avance non seulement sur les sociologues mais aussi sur les politiques”.

"Quand ils se révoltent, ont toujours une longueur d’avance non seulement sur les sociologues mais aussi sur les politiques” : la sociologue Sylvaine Bulle emprunte cette toute dernière phrase à Luc Boltanski qui a notamment travaillé sur la révolte contre la démocratie et publiait, en 2012, dans la revue Contretemps Pourquoi ne se révolte t-on pas ? Pourquoi se révolte t-on ?

Cette année-là, en 2012, le sociologue, enseignant à l’EHESS, livrait la leçon inaugurale des 27e Rencontres de Pétrarque intitulée “Critique et démocratie : la cause de la critique”, qui rappelait le lien entre la critique de la démocratie et une forme de prime à la propriété enchassée à la base de la pensée libérale. Vous pouvez réécouter cette leçon inaugurale de 40 minutes, diffusée sur France Culture le 28 juillet 2012 :

2012 est aussi l’année où le gouvernement Valls tentera un passage en force pour expulser la ZAD de ses occupants. C’est “l’opération César”, entreprise à l’automne, qui échouera mais mobilisera plus massivement, au-delà des départements de l’Ouest, avec la première “ semaine des résistances” et un Camp Action Climat qui médiatise la cause. 

Intellos tout terrain et utopie réelle

Parmi les mots d’ordre rassembleurs, le terme “utopie” figure en bonne place. Le mot est présent dans les slogans, sur les lèvres des habitants de la ZAD, et aussi chez les intellectuels qui s’engagent autour de la cause de Notre-Dame-des-Landes. Le point de jonction est la bibliothèque du site, baptisée Taslu, qui appellera à l’automne 2016 à constituer “une barricade de livres et de mots” lorsque la menace d’évacuation se fait plus précise. L’universitaire Ludivine Bantigny, historienne, choisit alors les mots “utopie concrète” pour décrire :

On nous dit "irréalistes". On nous lance "naïfs". On nous jette "gauchistes". Tant pis pour eux et leur monde éteint. Nous endossons le beau mot d’utopie.

L’expression “utopie réelle” est aussi celle que choisissait Hugo Melchior, doctorant en histoire à Rennes II, dans sa tribune au Monde, datée du 20 décembre 2017. Préparant le terrain d’une volte-face, le gouvernement Philippe venait d’annoncer que, même si le projet d’aéroport venait à être abandonné, les zadistes devraient quitter le lieux. Et le chercheur de rappeler cette “autre réalité” qui avait vu le jour sur place :

Il est quelque chose d’acquis : les centaines d’opposants ne quitteront jamais spontanément les lieux qu’ils occupent, même si l’abandon du projet devait être entériné. En effet, ils ont un "monde" à défendre, une "utopie réelle" à sauvegarder, pour reprendre le titre de l’ouvrage du sociologue Erik Olin Wright. Depuis l’automne 2012 et l’échec mémorable de l’opération "César", les obstinés de la ZAD ont eu le temps de "construire une autre réalité" délivrée de la démesure d’une société capitaliste autophage, et cela au travers de l’existence de ces 70 lieux de vie habités et ces 260 hectares de terres cultivées arrachées à la multinationale Vinci, mais aussi de ce moulin, cette épicerie-boulangerie-fromagerie, cette bibliothèque.

Erik Olin Wright et la pensée des utopies réelles étaient au cœur de l’émission “La Suite dans les idées” du 14 octobre 2017 sur France Culture. Ce professeur à l’université du Wisconsin, etait invité aux côtés d’Eric Vuillard, qui emportera quelques semaines plus tard le Goncourt 2017 :

Réallouer les terres comme au Larzac

Si Hugo Melchior pose la question du sort des militants zadistes, c’est parce que la ZAD se construit aussi avec des référentiels historiques, dont la mobilisation au Larzac n’est pas le moindre. Cette filiation ne se décline pas seulement dans le registre imaginaire ou politique. Son enjeu est aussi juridique. A Notre-Dame-des-Landes, les zadistes parmi les plus anciens sont installés depuis plus de quinze ans sur le site. Au Larzac, c’est une société civile montée par les militants qui avait présidé à la réallocation des terres après le succès du mouvement d'opposition à l'extension du camp militaire. 

A l'époque, la télévision publique disait "les cent-trois" pour évoquer les 103 exploitants que l'Etat cherchait à expulser pour étendre le domaine de l'armée :

A Notre-Dame-des-Landes, l’Acipa, qui fédère toujours les opposants au projet d’aéroport, aimerait faire de même. Pas pour devenir propriétaires, comme le soulignait son porte-parole au Monde récemment, mais pour mettre en place “une gestion collective de l’usage des terres”. Idéal visé : un bail emphytéotique de 99 ans entre l’Etat, propriétaire des 1650 hectares ciblés par la déclaration d’utilité publique, et l’association, qui se chargerait à son tour de contracter des baux avec, au choix, des agriculteurs ou des associations désireuses de s’implanter sur place. 

Entre l’été 2013 et l’été 2015, la moitié des ZAD recensées dans l’Hexagone avaient été évacuées par les pouvoirs publics. C’est durant cette séquence que Rémi Fraisse a été tué dans la nuit du 25 au 26 octobre 2014 à Sivens, une ZAD mobilisée contre le projet de barrage de Sivens dans le bassin de la Garonne.

Un an plus tard, l’émission “Les Pieds sur terre” diffusera un documentaire en deux volets, dont le premier donne la parole à ses proches, comme à ceux de Vital Michalon, tombé en 1977 sous les grenades des forces de l’ordre lors de la confrontation autour du projet de centrale nucléaire Superphenix. Le second volet reviendra sur le site de la ZAD du Testet, où s’était ancrée la mobilisation contre le barrage de Sivens. 

Début janvier 2018, plus de trois ans après les faits, la justice a rendu un non-lieu en faveur du gendarme qui avait dégainé la grenade responsable de la mort du militant écologiste de 21 ans. Ses parents ont fait appel.

Le Magazine de la rédaction
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