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Recension Philosophie

Difficile résistance


par Christophe Miqueu , le 6 novembre 2008


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Oppression et résistance sont-elles les deux termes d’une opposition séculaire entre absence et reconquête de la liberté politique ? Nous dépassons rarement cette antinomie qui satisfait la pensée. C’est pourtant la complexité qu’elle recouvre que se propose d’examiner Stéphane Rials.

Recensé : Stéphane Rials, Oppressions et résistances, Paris, PUF, collection Quadrige « Essais-Débats », 2008, 363 p.

La littérature sur le droit de résistance et la lutte contre l’oppression est en plein renouveau dans le champ de la philosophie politique depuis une dizaine d’années. Le contexte économique, social et politique n’est peut-être pas pour rien dans ce phénomène, tant il est vrai que la résistance finit par s’imposer comme un devoir dès lors que le sentiment d’oppression envahit des pans entiers de la vie de la cité. Ce regain d’intérêt se manifeste aussi bien dans une perspective historique (par exemple avec l’étude collective réalisée sous la direction de J.-Cl. Zancarini sur Le droit de résistance, XIIe-XXe siècles, Ens Editions, 1999 ou encore dans la somme de M. Turchetti, Tyrannie et tyrannicide de l’Antiquité à nos jours, PUF, 2001) que dans une perspective normative avec par exemple les nombreux développements autour de la définition républicaine de la liberté comme non-domination qui ont fait suite à l’ouvrage majeur de Ph. Pettit, Républicanisme. Une théorie de la liberté et du gouvernement (Gallimard, 2004).

couverture du livre

L’originalité de l’approche de Stéphane Rials est dans le parti pris de ne se placer dans le cadre d’aucun de ces questionnements qui pourraient apparaître aujourd’hui prioritaires, afin de se concentrer sur ce qui résiste aux évidences. Non seulement il établit immédiatement et explicitement un lien entre les deux notions, volontairement laissées au pluriel, mais il se situe également assez nettement en deçà de toute problématique trop contemporaine pour examiner par moments le sujet un peu en dehors du temps, dans ce qu’il recèle d’encore pérenne, et à d’autres moments à l’aune de situations historiques concrètes et de la pesanteur de contextes contingents sur les existences.

Même s’il avoue travailler « sans beaucoup d’égards aux frontières des disciplines » (p. 7), c’est bien en philosophe que l’auteur aborde d’emblée la problématique qui parcourt cet ouvrage, celle des fins. Néanmoins, c’est une interrogation à choix multiples qui unifie l’ouvrage, bien plus qu’une thèse centrale qui serait explicitement affirmée. La succession d’études republiées dans ce volume entend « contribuer à la médiation des termes de ce qui peut sembler une seule grande question qu’expriment laconiquement les deux termes du titre, en nuançant cette unité d’abord supposée d’un pluriel de prudence » (p. 7).

Le cas Hobbes

La figure qui court tout au long de la première partie, plus philosophique, de l’ouvrage (les trois premiers chapitres) est celle de Hobbes, qui « a, sinon tout dit, du moins tout esquissé d’un « droit » de résistance » (p. 54). Hobbes est en effet saisi comme celui qui sur ces sujets « a raison …sauf quand il a tort » (p. 40). L’ambiguïté constitutive de la philosophie politique hobbesienne tient à ce paradoxe d’avoir su placer la conservation de soi au cœur de son dispositif, tout en faisant mine de croire que se conserver devait avoir une signification univoque pour tout un chacun : survivre, quel qu’en soit le prix, y compris donc celui du consentement à l’oppression la plus tenace. Or survivre implique parfois de risquer sa vie, et se conserver peut parfois signifier résister à l’oppression. Si Hobbes entend cela, il ne le rend pas aisément explicite, sous peine justement de mettre en péril son système.

On retrouve cette ambiguïté fondamentale dans l’interprétation que donnait de Hobbes Michel Villey – dont on sait l’importance dans le travail et la réflexion de l’auteur. Lorsqu’il s’attarde sur le droit de résistance chez Hobbes, il propose un développement à l’image du philosophe anglais qui est, juge Stéphane Rials, « à la fois remarquablement faux et profondément juste » (p. 94). Faisant de Hobbes l’adversaire des monarchomaques [1] en même temps que le défenseur d’un droit inaliénable de l’homme, Michel Villey souscrivait à une vision humaniste, insuffisamment pertinente, de Hobbes et manquait la conception pré-individualiste, contrairement à Hobbes, de la philosophie monarchomaque. Il parvenait néanmoins à toucher le cœur du propos hobbesien, l’affirmation du droit de nature comme « droit inhérent », c’est-à-dire comme entièrement partie prenante de l’essence humaine. Éclairant le sens de la souveraineté absolue chez Hobbes, l’analyse de Stéphane Rials qui lit Michel Villey qui lit Thomas Hobbes permet de confirmer qu’il n’est d’absolutisme que du droit de nature chez le philosophe anglais, autrement dit que c’est dans l’affirmation des droits subjectifs que la politique satisfait sa fin.

Cet entre-deux permanent est celui auquel nous convie Stéphane Rials tout au long de son livre. Le personnage d’Antigone, auquel est consacré le premier chapitre, en est l’illustration : elle « nous montre ce qui seul est en mesure, parfois, de nourrir la figure apparente d’un « devoir » de résistance mais n’est, là encore, que le mouvement irrépressible de soi, non en tant qu’homme commun, hanté d’abord par sa conservation, mais en tant qu’homme, à un moment donné du moins, exceptionnel – homme soucieux sans doute de conservation en tant qu’homme mais moins que d’affirmation de sa nature singulière » (p. 54). Cependant, lorsqu’il revient, dans le troisième chapitre, sur la polémique qui fit suite à la traduction en 2002 de l’ouvrage de Carl Schmitt, Le Léviathan dans la doctrine de l’État de Thomas Hobbes, c’est avec le souci de la clore dans la plus grande clarté. Avec sagesse, il reprend les termes de la dispute et valide les preuves historiques présentées par Y.-Ch. Zarka pour diagnostiquer ce livre comme celui d’un nazi. L’usage du mythe repris par Hobbes, dans ce contexte, n’est qu’un prétexte au discours totalitaire. L’antisémitisme est évident. Il souligne aussi les lourdes difficultés que les ouvrages de Schmitt imposent aux lecteurs. À la suite de J.-F. Kervégan et O. Béaud, il examine la métaphysique du sujet sous-tendant l’analyse politique de Schmitt et soulève alors toute l’ambiguïté du « secret de l’étrange humanisme théorique schmittien […] si surprenant, dans un climat si clairement raciste, par le classicisme de certaines de ses formulations » (p. 145), sans pouvoir toutefois en révéler le contenu. Il décrypte également le rôle de la figure de Hobbes dans le discours schmittien et montre qu’elle est avant tout « d’incarner philosophiquement […] un moment de l’esprit compris comme État » (p. 153), moment lui-même ambigu où s’originent un mythe et les conditions de sa remise en question. L’État classique que parvient à comprendre Hobbes avant même sa complète affirmation est tout à la fois celui de l’affirmation mécanique de la paix intérieure et de la dés-animation du politique restreint à son impériale neutralité et à sa seule technicité.

La banalité du mal

Les deux derniers chapitres, plus historiques, consacrés à la période de Vichy, nous font entrer dans une deuxième partie de la réflexion de Stéphane Rials, où la figure tutélaire de Hobbes n’est plus aussi clairement présente, mais où est définitivement confirmée la complexité des rapports entre résistance et oppression, et le malaise intellectuel que cela peut créer. Au cœur de la réflexion : Vichy et la Résistance, une antithèse, un affrontement, mais une période identique. « On ne change pas tous les hommes, on ne jette pas tous les dossiers, surtout on n’échappe pas aux questions significatives de l’époque, même lorsque d’un coup la politique paraît envahir le champ administratif. […] Sur bien des points, par-delà un antagonisme fondamental, Vichy et la Résistance, préparés par le mouvement des idées des années 1930, auraient accouché de modes de pensées et de solutions qui marqueront toute une époque » (p. 200). Bien sûr, il ne s’agit pas de passer à l’excès inverse qui, pour considérer le contexte, évacuerait les oppositions structurelles. Il s’agit simplement de ne pas évacuer le réel dans toute sa complexité, et donc de réintégrer l’opposition dans son contexte tout en s’efforçant au même moment de comprendre le contexte grâce à l’opposition.

Par conséquent, si avec la fin de la troisième République semblait s’éteindre une administration radicale de l’éducation nationale, le clivage de 1936 à 1944 n’est pas si évident qu’il n’y paraît au premier abord. L’influence de Jean Zay s’imprima fortement sur ses successeurs. Vichy conserva la majorité des « grands administrateurs subordonnés » (p. 222) de l’« Ancien Régime », et si plus de 2500 fonctionnaires de cette administration subirent les mesures d’exclusion, la continuité du système éducatif se constate néanmoins. Les habitudes et le sens de la conservation d’une mécanique à l’évolution politique lente, la prudence du nouvel État et son incertitude quant au sens réel qu’il accordait à sa révolution nationale favorisèrent sans doute cette adaptation. De manière générale, l’auteur explique cette complexe monstruosité du régime oppressif qui permet de saisir pourquoi « Vichy ne fut pas un bloc ». L’hétérogénéité des régimes d’oppression contribue peut-être à leur acceptation par des gens ordinaires qui y transportent les clivages habituels de la vie des régimes pluralistes et trouvent ainsi des motifs d’œuvrer – singulièrement lorsque la continuité des questions et des arguments par rapport à la période précédente atténue le sentiment d’une rupture destructrice de l’unité de leur propre vie – pour ce qu’ils réputent un moindre mal » (p. 260).

Le dernier chapitre offre la démonstration la plus réussie en précisant cette question de l’aveuglement. On y découvre, entre autres, l’itinéraire d’Henri R., héros décoré de la guerre de 1914, notable de province traditionnellement conservateur, président départemental de l’Union nationale des combattants. Lorsque 1939 arriva, la colère, en lui, se mêla au désespoir pour condamner ceux qui s’apprêtaient à envoyer une nouvelle génération dans la boue et face aux balles. L’arrivée du maréchal Pétain le soulagea évidemment et il soutint la révolution nationale. Il y contribua directement en participant à la transformation de son mouvement en organisation bien plus active au service de l’État français, la Légion française des combattants, « instrument politique principal du régime […] puissamment hiérarchisé et ramifié » (p. 296). Au lendemain de la Libération, il fut arrêté par les FTP, échappa à l’exécution et fut condamné à l’indignité nationale. Henri R. ne comprenait pas, il pensait avoir toujours défendu sa patrie. Et probablement mourut-il, en 1966, sans avoir dépassé cette incompréhension. La proximité que l’on découvre entre l’auteur et le personnage en question permet de mettre des mots – moment rare dans l’habituelle froide objectivité des essais – sur la banalité du mal, la faiblesse ordinaire, l’aveuglement auquel elle peut conduire, la difficulté d’y résister et la « culpabilité en quelque sorte objective, cosmique » (p. 304) qui en résulte. Tel est ce mal métaphysique, qui « nimbe la lumière zénithale et partielle de nos vies d’un brouillard qui gagne quand on croit lui échapper » (p. 320) et dont ce dernier texte se présente avec force comme une saisie intellectuelle remarquable.

Il est à noter, pour finir, que l’auteur offre à la méditation de son lecteur un propos qui n’est pas toujours simple, mais qui se présente comme toujours sincère. La subjectivité de l’auteur n’est donc pas camouflée. Cet aveu de franchise, qui donne toute sa liberté de ton à ce travail, et qui s’accompagne en conscience d’une certaine partialité, est une force manifeste de l’ouvrage. Il faut également ajouter que le soin apporté à cette deuxième strate de lecture que constituent les notes de bas de page, très souvent riches et précises, est tout à fait remarquable. C’est donc un livre qui ne craint pas d’être aporétique et difficile, surtout dans sa première partie, intime et douloureux, surtout dans sa deuxième partie, et qui assume son double questionnement philosophique et historique. Une note suggère à juste titre (p. 74) que cet ouvrage rencontrera très probablement surtout des lecteurs juristes en raison de la discipline d’appartenance originelle de l’auteur. Souhaitons que philosophes, historiens, mais aussi politistes ou sociologues, etc., le liront également, car comme il se définit très bien lui-même dans une de ces incises qui sculptent l’ouvrage de l’intérieur, l’auteur est avant tout « un frontalier, ou peut-être un simple passeur qui trouve ses joies dans le passage » (p. 175).

par Christophe Miqueu, le 6 novembre 2008

Pour citer cet article :

Christophe Miqueu, « Difficile résistance », La Vie des idées , 6 novembre 2008. ISSN : 2105-3030. URL : https://laviedesidees.fr/Difficile-resistance

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Notes

[1Les monarchomaques sont des théoriciens politiques de la deuxième moitié du seizième siècle, pour la plupart protestants (François Hotman, Théodore de Bèze, …), qui contestèrent l’absolutisation en cours de la monarchie et développèrent, dans le contexte des guerres de religion, l’idée selon laquelle il est légitime qu’un peuple se révolte contre un roi qui persécute ceux parmi ses sujets qui ne suivent pas la même religion que lui.

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