[article] Hamsun, Nobele et nazi [texte imprimé] / Emmanuel Hecht, Auteur . - 2010 . - pp. 82-84. Langues : Français ( fre) in Le Vif / L'Express > 09 [05/03/2010] . - pp. 82-84
Catégories : |
321.6"1933/1945" Nazisme 821.113.5 Littérature norvégienne Hamsun, Knut (1859-1952)
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Résumé : |
La monumentale biographie d'un journaliste norvégien donne les clés de Knut Hamsun, génie littéraire et traître à sa patrie, romantique et réactionnaire, individualiste et admirateur du IIIe Reich.
de notre envoyé spécial
Le village norvégien de Tranøy est blanc et silencieux. La mer caresse les rochers enneigés sous un soleil pâle. La Hamsun Galleriet, galerie de peintures pour touristes, est close : le frimas (- 16 °C) est l'ennemi du chaland. La nuit, pourtant, elle est éclairée, comme toutes les maisons du village. Jadis, tout le monde se retrouvait dans ce bâtiment qui abritait un magasin, une agence postale, le guichet du vapeur, une boulangerie, un stock de charbonà Le maître des lieux, Nicolai Walso, avait fait fortune dans le hareng. C'était l'un des hommes les plus puissants du Nordland, région rude au-delà du cercle polaire. Knut Hamsun (1859-1952), prix Nobel de littérature, fut son commis. Le jeune homme de 15 ans avait de l'admiration pour ce self-made-man autoritaire et bienveillant : l'antithèse de son oncle, à qui ses parents, taraudés par la pauvreté, l'avaient confié. Pour son plus grand malheur. Knud Pedersen - il prendra plus tard un nom de plume inspiré du village voisin, Hamsund - n'avait d'yeux que pour Laura. La fille du patron était son premier amour. Dans Pan (1894), son livre le plus connu après Faim (1890), elle a les traits d'Edvarda, une jeune femme mince aux jambes interminables, un tablier noué en bas du ventre pour allonger un peu plus encore sa taille.
Edvarda Hus, la maison d'hôtes de Tranøy, a perpétué le souvenir de l'héroïne en lui empruntant son nom. La salle de lecture, mi-boudoir, mi-bibliothèque, donne sur le bâtiment où Knut connut ses premiers émois. « Le thème du livre, c'est le Nordland, les Lapons, les mystères, la superstition, le soleil de minuit, un personnage à la Rousseau qui entame une relation avec une jeune fille de cette région », explique le journaliste norvégien Ingar Sletten Kolloen, auteur d'une biographie roborative, traduite en français aux éditions Gaïa. Le personnage principal de Pan, le lieutenant Thomas Glahn, est l'achèvement du personnage hamsunien : instable chronique, vagabond en suspens, étranger à sa propre vie, fantasque, prêt à céder à ses pulsions, préférant les idées à leur accomplissementà Et ne trouvant un bref apaisement que dans la fusion avec la nature, au contact des forêts, des lacs... Ce romantisme paysan, ce lyrisme bucolique, est la marque de fabrique de l'écrivain. A l'instar de cet échange entre le lieutenant Glahn et Eva, la femme du forgeron :
« - Il y a trois choses que j'aime (à ). J'aime un rêve d'amour que j'ai eu jadis, je t'aime et j'aime ce bout de terre.
- Et qu'est-ce que tu aimes le plus ? » lui demande-t-elle.
- Le rêve. »
Le rêve fut un fabuleux matériau pour Knut Hamsun. Il le mena aussi à sa perte, en l'abusant sur Hitler, que dans ses songes il imaginait en architecte d'un monde nouveau où la Norvège, débarrassée des tutelles danoise et suédoise, pourrait savourer une souveraineté recouvrée, dans le respect des valeurs de la terre. LasÃ
La plaie réveillée
Nobel de littérature (1920) et nazi : depuis la fin de la guerre, la singularité de Knut Hamsun est un casse-tête pour les autorités. Comment honorer à la fois le génie, « père de la littérature moderne », selon Isaac Bashevis Singer, sans ignorer le traître à la patrie, soutien indéfectible de Vidkun Quisling, chef du gouvernement fantoche à la solde du IIIe Reich ? La célébration du cent cinquantième anniversaire de la naissance de l'écrivain, l'été dernier, a réveillé la plaie. Les Norvégiens optèrent pour le service minimal : une exposition à Oslo et un timbre à son effigie, tout en ménageant l'avenir avec l'annonce d'un projet de musée à Hamarøy, bourg voisin de Tranøy, où l'écrivain vécut une partie de son enfance.
« Pronazi, Knut Hamsun ? C'est incontestable. Et, pourtant, cela ne nous a pas empêchés de l'aimer. » Ingar Sletten Kolloen, qui s'est entouré d'une équipe d'universitaires pour bâtir cette biographie monumentale (1 300 pages en version originale, seulement la moitié en français), résume l'ambivalence des Norvégiens sur un auteur ambigu. « A partir des années 1930, le conquérant l'emporte sur le rêveur, tout le problème est là », suggère-t-il, renforcé dans son propos par le dépouillement des archives privées de l'écrivain, découvertes par hasard dans deux grosses boîtes. De fait, l'écrivain ne mégote pas son soutien au Reich, à Goebbels, à Hitler, qu'il rencontre en 1943. Mais l'entretien - un des meilleurs chapitres du livre - tourne mal. A près de 84 ans, Hamsun, plus sourd et têtu que jamais, ne cesse d'interrompre Hitler, au grand dam de l'interprète, et il exige la tête du représentant du Reich en Norvège plus la fin de la répression. Le Führer, bien davantage préoccupé par le front russe, le congédie. Pas rancunier, Knut Hamsun se fendra d'un message à la mort de Hitler, vantant le « guerrier au service de l'humanité » et le « réformateur d'une exceptionnelle nature ».
Ni Brasillach ni Céline
Aussi aveugle en politique qu'il est affûté dans l'examen des âmes, jamais, pourtant, il ne dénoncera ses compatriotes ni ne sombrera dans les délires antisémites. Hamsun n'est ni Brasillach ni Céline. Il sauve des juifs de la déportation et de jeunes résistants du peloton d'exécution. Lors de son procès, il se garde de faire mention de ces gestes, animé par l'orgueil, à moins que ce ne soit par « les mêmes principes suicidaires que les héros de ses romans », selon l'écrivain et intellectuel Manès Sperber.
Pronazi, Hamsun l'est d'abord par la haine des Anglais, nourrie dès l'enfance par les récits familiaux sur le blocus britannique des ports norvégiens pendant les guerres napoléoniennes et la constance de Londres à barrer les tentatives d'indépendance de la Norvège. Une alliance avec l'Allemagne, dont il souhaite la victoire dès la Première Guerre mondiale, sonnera l'heure de la revanche. Anti-anglais, Knut Hamsun est tout autant antidémocrate. Depuis ses séjours en Amérique, il est convaincu que le monde moderne, cocktail explosif de technique, d'individualisme et d'indifférence, mène l'homme à sa perte. L'issue, pour ce réactionnaire patenté, passe par un pouvoir fort et le retour à la vie agraire. Sans doute le Nobel règle-t-il ses comptes avec les élites qui l'ont longtemps snobé. Fils de paysans pauvres, expulsé du foyer familial, élève intermittent - moins de trois cents jours de scolarité dans toute son enfance - abonné aux petits boulots, émigrant famélique en Amérique, Hamsun eut une vie de chien : celle qu'il raconte dans Faim, le livre qui, paradoxalement, le rend célèbre à 31 ans. Dieu sait s' il dut ferrailler pour se faire publier par des éditeurs méprisant cet autodidacte intransigeant qui vitupérait Ibsen, icône de la littérature norvégienne. Ingar Sletten Kolloen raconte avec moult détails les épisodes d'une existence presque centenaire entre disette et prospérité, addiction et abstinence, exaltation et dépression, passions impossibles et débâcles conjugales, toujours sous-tendue par le rêve de mener de front une expérience de fermier et une carrière d'écrivain.
Le jour de l'été 1947 où il fut condamné pour collaboration à une forte amende, équivalent à une faillite, Knut Hamsun mit un point final à son quarante-deuxième livre, Sur les sentiers où l'herbe repousse : « Aujourd'hui, la Cour suprême a rendu sa sentence et moi, j'ai cessé d'écrire. » Aujourd'hui, l'heure est venue de (re)lire cet écrivain à fleur de nerfs, qui eut très tôt le pressentiment que quelque chose ne tournait pas rond. « Dieu avait fourré le doigt dans mon réseau nerveux et, modérément, très superficiellement, il avait mis un peu de désordre dans les fils. »
Knut Hamsun, rêveur et conquérant, d'Ingar Sletten Kolloen, traduit du norvégien par Eric Eydoux, éd. Gaïa, 750 p.
Victoria, de Knut Hamsun, traduit du norvégien par Ingunn Galtier et Alain-Pierre Guilhon, éd. Gaïa, 128 p.
EMMANUEL HECHT. reportage photo : patrick gripe/signatures pour le vif/l'express
Le phare de Tranøy, sur Senja, l'île où vécut Knut Hamsun. glaçant L'écrivain en 1935, déjà fasciné par le national-socialisme. projet Le musée Hamsun sera inauguré en juin prochain à Hamarøy.
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Permalink : |
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[article]
Titre : |
Hamsun, Nobele et nazi |
Type de document : |
texte imprimé |
Auteurs : |
Emmanuel Hecht, Auteur |
Année de publication : |
2010 |
Article en page(s) : |
pp. 82-84 |
Langues : |
Français (fre) |
Catégories : |
321.6"1933/1945" Nazisme 821.113.5 Littérature norvégienne Hamsun, Knut (1859-1952)
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Résumé : |
La monumentale biographie d'un journaliste norvégien donne les clés de Knut Hamsun, génie littéraire et traître à sa patrie, romantique et réactionnaire, individualiste et admirateur du IIIe Reich.
de notre envoyé spécial
Le village norvégien de Tranøy est blanc et silencieux. La mer caresse les rochers enneigés sous un soleil pâle. La Hamsun Galleriet, galerie de peintures pour touristes, est close : le frimas (- 16 °C) est l'ennemi du chaland. La nuit, pourtant, elle est éclairée, comme toutes les maisons du village. Jadis, tout le monde se retrouvait dans ce bâtiment qui abritait un magasin, une agence postale, le guichet du vapeur, une boulangerie, un stock de charbonà Le maître des lieux, Nicolai Walso, avait fait fortune dans le hareng. C'était l'un des hommes les plus puissants du Nordland, région rude au-delà du cercle polaire. Knut Hamsun (1859-1952), prix Nobel de littérature, fut son commis. Le jeune homme de 15 ans avait de l'admiration pour ce self-made-man autoritaire et bienveillant : l'antithèse de son oncle, à qui ses parents, taraudés par la pauvreté, l'avaient confié. Pour son plus grand malheur. Knud Pedersen - il prendra plus tard un nom de plume inspiré du village voisin, Hamsund - n'avait d'yeux que pour Laura. La fille du patron était son premier amour. Dans Pan (1894), son livre le plus connu après Faim (1890), elle a les traits d'Edvarda, une jeune femme mince aux jambes interminables, un tablier noué en bas du ventre pour allonger un peu plus encore sa taille.
Edvarda Hus, la maison d'hôtes de Tranøy, a perpétué le souvenir de l'héroïne en lui empruntant son nom. La salle de lecture, mi-boudoir, mi-bibliothèque, donne sur le bâtiment où Knut connut ses premiers émois. « Le thème du livre, c'est le Nordland, les Lapons, les mystères, la superstition, le soleil de minuit, un personnage à la Rousseau qui entame une relation avec une jeune fille de cette région », explique le journaliste norvégien Ingar Sletten Kolloen, auteur d'une biographie roborative, traduite en français aux éditions Gaïa. Le personnage principal de Pan, le lieutenant Thomas Glahn, est l'achèvement du personnage hamsunien : instable chronique, vagabond en suspens, étranger à sa propre vie, fantasque, prêt à céder à ses pulsions, préférant les idées à leur accomplissementà Et ne trouvant un bref apaisement que dans la fusion avec la nature, au contact des forêts, des lacs... Ce romantisme paysan, ce lyrisme bucolique, est la marque de fabrique de l'écrivain. A l'instar de cet échange entre le lieutenant Glahn et Eva, la femme du forgeron :
« - Il y a trois choses que j'aime (à ). J'aime un rêve d'amour que j'ai eu jadis, je t'aime et j'aime ce bout de terre.
- Et qu'est-ce que tu aimes le plus ? » lui demande-t-elle.
- Le rêve. »
Le rêve fut un fabuleux matériau pour Knut Hamsun. Il le mena aussi à sa perte, en l'abusant sur Hitler, que dans ses songes il imaginait en architecte d'un monde nouveau où la Norvège, débarrassée des tutelles danoise et suédoise, pourrait savourer une souveraineté recouvrée, dans le respect des valeurs de la terre. LasÃ
La plaie réveillée
Nobel de littérature (1920) et nazi : depuis la fin de la guerre, la singularité de Knut Hamsun est un casse-tête pour les autorités. Comment honorer à la fois le génie, « père de la littérature moderne », selon Isaac Bashevis Singer, sans ignorer le traître à la patrie, soutien indéfectible de Vidkun Quisling, chef du gouvernement fantoche à la solde du IIIe Reich ? La célébration du cent cinquantième anniversaire de la naissance de l'écrivain, l'été dernier, a réveillé la plaie. Les Norvégiens optèrent pour le service minimal : une exposition à Oslo et un timbre à son effigie, tout en ménageant l'avenir avec l'annonce d'un projet de musée à Hamarøy, bourg voisin de Tranøy, où l'écrivain vécut une partie de son enfance.
« Pronazi, Knut Hamsun ? C'est incontestable. Et, pourtant, cela ne nous a pas empêchés de l'aimer. » Ingar Sletten Kolloen, qui s'est entouré d'une équipe d'universitaires pour bâtir cette biographie monumentale (1 300 pages en version originale, seulement la moitié en français), résume l'ambivalence des Norvégiens sur un auteur ambigu. « A partir des années 1930, le conquérant l'emporte sur le rêveur, tout le problème est là », suggère-t-il, renforcé dans son propos par le dépouillement des archives privées de l'écrivain, découvertes par hasard dans deux grosses boîtes. De fait, l'écrivain ne mégote pas son soutien au Reich, à Goebbels, à Hitler, qu'il rencontre en 1943. Mais l'entretien - un des meilleurs chapitres du livre - tourne mal. A près de 84 ans, Hamsun, plus sourd et têtu que jamais, ne cesse d'interrompre Hitler, au grand dam de l'interprète, et il exige la tête du représentant du Reich en Norvège plus la fin de la répression. Le Führer, bien davantage préoccupé par le front russe, le congédie. Pas rancunier, Knut Hamsun se fendra d'un message à la mort de Hitler, vantant le « guerrier au service de l'humanité » et le « réformateur d'une exceptionnelle nature ».
Ni Brasillach ni Céline
Aussi aveugle en politique qu'il est affûté dans l'examen des âmes, jamais, pourtant, il ne dénoncera ses compatriotes ni ne sombrera dans les délires antisémites. Hamsun n'est ni Brasillach ni Céline. Il sauve des juifs de la déportation et de jeunes résistants du peloton d'exécution. Lors de son procès, il se garde de faire mention de ces gestes, animé par l'orgueil, à moins que ce ne soit par « les mêmes principes suicidaires que les héros de ses romans », selon l'écrivain et intellectuel Manès Sperber.
Pronazi, Hamsun l'est d'abord par la haine des Anglais, nourrie dès l'enfance par les récits familiaux sur le blocus britannique des ports norvégiens pendant les guerres napoléoniennes et la constance de Londres à barrer les tentatives d'indépendance de la Norvège. Une alliance avec l'Allemagne, dont il souhaite la victoire dès la Première Guerre mondiale, sonnera l'heure de la revanche. Anti-anglais, Knut Hamsun est tout autant antidémocrate. Depuis ses séjours en Amérique, il est convaincu que le monde moderne, cocktail explosif de technique, d'individualisme et d'indifférence, mène l'homme à sa perte. L'issue, pour ce réactionnaire patenté, passe par un pouvoir fort et le retour à la vie agraire. Sans doute le Nobel règle-t-il ses comptes avec les élites qui l'ont longtemps snobé. Fils de paysans pauvres, expulsé du foyer familial, élève intermittent - moins de trois cents jours de scolarité dans toute son enfance - abonné aux petits boulots, émigrant famélique en Amérique, Hamsun eut une vie de chien : celle qu'il raconte dans Faim, le livre qui, paradoxalement, le rend célèbre à 31 ans. Dieu sait s' il dut ferrailler pour se faire publier par des éditeurs méprisant cet autodidacte intransigeant qui vitupérait Ibsen, icône de la littérature norvégienne. Ingar Sletten Kolloen raconte avec moult détails les épisodes d'une existence presque centenaire entre disette et prospérité, addiction et abstinence, exaltation et dépression, passions impossibles et débâcles conjugales, toujours sous-tendue par le rêve de mener de front une expérience de fermier et une carrière d'écrivain.
Le jour de l'été 1947 où il fut condamné pour collaboration à une forte amende, équivalent à une faillite, Knut Hamsun mit un point final à son quarante-deuxième livre, Sur les sentiers où l'herbe repousse : « Aujourd'hui, la Cour suprême a rendu sa sentence et moi, j'ai cessé d'écrire. » Aujourd'hui, l'heure est venue de (re)lire cet écrivain à fleur de nerfs, qui eut très tôt le pressentiment que quelque chose ne tournait pas rond. « Dieu avait fourré le doigt dans mon réseau nerveux et, modérément, très superficiellement, il avait mis un peu de désordre dans les fils. »
Knut Hamsun, rêveur et conquérant, d'Ingar Sletten Kolloen, traduit du norvégien par Eric Eydoux, éd. Gaïa, 750 p.
Victoria, de Knut Hamsun, traduit du norvégien par Ingunn Galtier et Alain-Pierre Guilhon, éd. Gaïa, 128 p.
EMMANUEL HECHT. reportage photo : patrick gripe/signatures pour le vif/l'express
Le phare de Tranøy, sur Senja, l'île où vécut Knut Hamsun. glaçant L'écrivain en 1935, déjà fasciné par le national-socialisme. projet Le musée Hamsun sera inauguré en juin prochain à Hamarøy.
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